Des nains et des dragons
Of dragons and dwarves

Mes amis du petit monde du jeu se moquent gentiment, et depuis pas mal de temps, de ma propension à concevoir des jeux « avec des nains et des dragons », c’est à dire situés dans un monde médiéval fantastique caricatural. Ils n’ont pas tort. Parmi mes nouveautés à sortir en 2024, il y aura Le Trésor des Nains, sans doute ma création préférée, pour lequel j’ai en vain cherché un autre thème.

Je suis d’autant plus conscient du problème que je peux l’expliquer, et que j’ai parfois cherché à le contourner. J’ai eu une éducation bourgeoise et, surtout, intello. Je n’ai dû voir qu’un ou deux dessins animés Disney, je n’ai vu aucun Star Wars, les seuls super-héros que je connaisse sont ceux de la mythologie grecque, et je n’ai jamais appris à entrer dans l’imaginaire par l’image, seulement par le texte – ce qui m’a permis, en revanche, d’apprécier Le Seigneur des Anneaux et, plus tard, Game of Thrones et le Disque Monde.

Je n’en apprécie pas moins les jeux à thème fort, les jeux dont les mécanismes, les règles, sont étroitement liés au contexte, l’univers. Un bon thème de jeu est un thème dont les joueurs sont déjà familiers. Cela leur permet de se concentrer sur les règles sans rien perdre du fun, de l’intérêt ou de la profondeur du thème. L’univers médiéval fantastique, surtout dans ses versions un peu parodiques, était, avec la science-fiction, un peu tout ce qu’il me restait comme thème exotique, riche et populaire pour lequel je n’aie pas à me plonger régulièrement dans la documentation.

Il y a en effet un peu de paresse dans ma propension à mettre partout des nains, des gobelins et des dragons. Les thèmes historiques « réels », tout comme d’ailleurs les univers littéraires « à licence », de Disney à Game of Thrones, demandent un effort de documentation que j’ai d’autant moins envie de fournir que je me spécialise de plus en plus dans les petits jeux de cartes.

Ce qui n’était guère gênant il y a trente ans le devient un peu aujourd’hui. L’univers médiéval fantastique fait en effet de moins en moins partie des références communes des jeunes adultes qui sont le cœur du public du jeu de société. Sans compter que, même parmi les plus âgés, beaucoup – moi y compris – s’en sont un peu lassés. J’ai aussi un peu taquiné la science-fiction générique mais plus l’avenir semble mal barré, moins elle m’attire et me fait rêver, et moins, sans doute, elle attire et fait rêver les joueurs.

Que faire alors ?

Je ne suis guère tenté par un binge watching de tous les films Star Wars ou Marvel, et de tous les dessins animés Disney, mais je n’exclus pas de faire un effort de documentation si on me demande un jour de concevoir un jeu dans un univers particulier. Je serai à la retraite dans un mois, cela me laissera plus de temps pour ce genre de défi.

Je peux aussi, et c’est ce que j’ai commencé à faire, me replier sur des clichés plus ou moins universels, comme ceux concernant le monde animal – et rejoindre ainsi un peu Disney. Je ne serai pas le seul, puisque vous avez sans doute remarqué que les jeux avec de mignons animaux, anthropomorphes ou non, ont récemment envahi les étagères des boutiques. Les variations thématiques possibles sont nombreuses, mais elles commencent déjà à encombrer les étagères des boutiques, et je crains que le public adulte ne soit vite lassé d’une thématique un peu enfantine.

Il y a quelques années, ils auraient tous été des nains…

Au delà des animaux, c’est la nature tout entière, les fleuves, les arbres, même les champignons, qui peut fournir des thèmes de jeux efficaces – même s’il est moins excitant d’être un champignon qu’un dragon. Là aussi, je ne suis pas le premier à avoir eu l’idée, et cela pose quelques autres problèmes dont j’ai récemment discuté dans un long article. Mais bon, je commence à avoir quelques prototypes de jeux de cartes avec des poules, des canards, des fleurs, des fruits, voire des légumes. D’autres auteurs de ma génération, rencontrant les mêmes contraintes, tentent de s’en sortir de la même manière.

Certains s’étonnent que, ayant passé une thèse d’histoire, je n’aie publié aucun jeu à thème historique – ou alors uniquement des jeux ne prenant guère leur sujet au sérieux, comme La Vallée des Mammouths, Mystère à l’Abbaye ou Ménestrels. Je suis sans doute le spécialiste mondial des licornes, mais je n’ai conçu que des jeux avec des dragons. J’ai aussi enseigné l’économie et la sociologie, et n’ai publié qu’un unique jeu faisant vaguement référence aux théories économiques, Terra.

J’ai plusieurs problèmes avec les thèmes historiques.

Techniquement, il est souvent plus difficile de situer un jeu de société dans un contexte historique précis que dans un monde imaginaire. Le fantastique ou la science-fiction permettent assez facilement de tout justifier; un pion qui passe d’un côté à l’autre du plateau de jeu peut avoir emprunté un vortex magique ou spatial, ce sont des trucs qui trainent partout. Avec un thème réel, if faut rester… réaliste, ce qui peut s’avérer frustrant lorsque l’on a l’idée d’un mécanisme qui rendrait le jeu plus intéressant.

Les jeux à thème historique ont du coup souvent un aspect un peu sérieux, qui peut les faire passer pour des outils pédagogiques. Comme enseignant, j’ai pu voir les dégâts des jeux pédagogiques, sujet que j’ai déjà abordé en détail sur ce blog. Disons pour résumer que passer par l’intermédiaire de règles de jeux pour « faire découvrir et expérimenter » des mécanismes ou apporter des connaissances oblige à simplifier à l’extrême et surtout est, par rapport au bon vieux livre ou au cours, une immense perte de temps – je précise que cela est beaucoup moins le cas pour le jeu video, qui peut plus facilement faire passer ses règles au second plan. En outre, comme tous les procédés destinés à faire passer un « curriculum implicite », cela semble rendre la science plus abordable pour tous, alors qu’en réalité seuls ceux qui maîtrisent déjà les règles de la culture scolaire sont en mesure de « repérer » les connaissances valides. Je trouve aussi, en tant qu’auteur, les jeux didactiques un peu inélégants, voire dévalorisants. Comme le disait Proust, « Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ».

La guerre, les historiens et les joueurs

Les historiens académiques ont tendance à négliger un peu l’histoire militaire, et tout particulièrement les dimensions techniques des conflits (Rome et la Grèce antique font un peu exception – les guerres romaines sont cools, allez savoir pourquoi, les autres un peu vulgaires). Tactique et stratégie militaire apparaissent comme des thèmes de mauvais goût que l’on préfère laisser aux historiens amateurs – et aux joueurs de wargames. De fait, les programmes scolaires qui, il y a un siècle, faisaient la part belle aux grandes guerres les traitent aujourd’hui rapidement, comme des transitions entre des périodes de paix étudiées plus en détail. Et ne parlons pas des économistes pour lesquels la guerre, étant irrationnelle, ne peut pas exister.
Il se trouve justement que les conflits militaires sont, à l’inverse, les événements historiques qui se prêtent le mieux à une exploitation ludique, ce que savent bien les généraux qui utilisent les Kriegspiel, devenus wargames, depuis le XIXe siècle. Le plateau de jeu est une carte géographique, les pions sont des armées, la métaphore est pertinente et efficace, même pour décrire, comme c’est de plus en plus souvent le cas, les conflits insurrectionnels. Certains wargames sont presque des simulations et peuvent permettre de comprendre les choix stratégiques et tactiques des parties au conflit.

À côté des jeux de guerre se sont développés d’abord des jeux sur le thème de l’expansion coloniale, pour lesquelles la carte de géographie est là encore un support efficace. Je n’y reviendrai pas, y ayant déjà consacré un très long article. D’autres jeux publiés depuis une vingtaine d’années relèvent plus de l’histoire politique et économique, mais beaucoup sont presque des eurogames, avec un thème un peu forcé. Si, d’un côté, je me réjouis que les auteurs de jeux s’intéressent à des aspects multiples de l’histoire, je ne peux que constater que ces jeux sont généralement moins convaincants. Faute d’une métaphore aussi satisfaisante que celle des jeux de guerre ou de conquête, il est rare qu’ils donnent de leur sujet une représentation à la fois simple, juste et efficace. S’il y a une carte, ils ont tendance à surjouer le rôle historique de la géographie. S’il y a simplement des cartes, ils deviennent vite abstraits.

Je me résoudrai sans doute quand même aussi à situer un peu plus souvent l’action de mes jeux dans des univers historiques réels, mais en prenant quelques précautions pour interdire une lecture trop sérieuse – et ce même et surtout si le jeu a été conçu avec un certain sérieux documentaire.

Après, ne dramatisons pas – il reste les dinosaures, les vampires, les zombies, les pirates, les dystopies et quelques autres univers qui ne me viennent pas à l’esprit maintenant. Les nains et les dragons qui ont longtemps été mon univers par défaut le resteront néanmoins sans doute encore un peu, ne serait-ce que parce que les trouve sympathiques.

Le retour des dragons ?

J’avais presque terminé de rédiger cet article lorsque j’ai vu passer l’annonce de…. Wyrmspan, un jeu avec des dragons de Connie Vogelmann développé sur la base de Wingspan, un jeu avec des oiseaux de Elizabeth Hargrave et l’un des grands succès du jeu de société de ces dernières années. Assiste-t-on déjà au retour des dragons, bien décidés à reprendre leur territoire et flamber les naïfs petits oiseaux qui ont, un temps, contesté leur suprématie ? S’agit-il juste d’une variante mineure de Wingspan soigneusement calibrée pour la vieille génération de joueurs, les vieux rôlistes par les petits oiseaux que par les gros reptiles ? J’avoue ne pas bien savoir…



My friends in the small gaming world are, for quite a long time, mocking me for always designing games about “dragons and dwarves”. This means, of course, games in a light humorous generic medieval fantasy setting. They are not wrong, and one of my new games coming in 2024, probably my favorite design so far, is Treasure of the Dwarves, a game for which I have vainly tried to find a more original setting.

Being able to explain it makes me even more conscious of the issue. I’ve had a bourgeois and, most of all, intellectual education. I’ve seen maybe one or two Disney cartoons, I’ve not seen any Star Wars movie, the only superheroes I learned anything about are those from the Greek mythology. I’ve never learned to get into a fantasy world through images, only through text – which still allowed me to get easily into the Lord of the Rings and, later Game of Thrones and the Discworld.

I nevertheless enjoy games with a strong theme, games whose mechanisms are strongly embedded into their context, their setting. A good game setting is a setting players are already familiar with. This allows them to focus on the mechanisms without losing the setting’s fun, depth or interest. Heroic fantasy, and especially slightly parodic medieval fantasy, was, with good old science fiction, the only rich, exotic and popular setting I could work with without spending hours browsing through literature and other documentation.

Laziness might indeed be one of the reasons why I tend to put dwarves, dragons and sometimes goblins everywhere. Serious historical settings, like “licensable” literary settings, from Disney to game of Thrones, require a great documentation effort, something I’m even more wary of now that I am specializing in light and fast card games.

What wasn’t really an issue thirty years ago is becoming one now. Medieval heroic fantasy is becoming much less a common cultural reference of young adults who are buying and playing boardgames. Even the older ones, like me, are becoming a bit bored with it. I’ve also made use of generic science fiction, but the less optimistic we are about the future of humanity, the less it attracts me and the less it makes players dream.

So what ?

I’m not really interested in binge watching all the Star Wars and Marcel movies, and all the Disney cartoons, but I can make an effort at learning about a specific universe if I’m asked to design a game in it. I’ll soon retire from my day job and will have more time for that kind of challenge.

I can also fall back on other more universal clichés, especially about the animal world – and Disney is more or less part of it. I won’t be the only one, and you’ve probably noticed that boardgames with cute animals, often anthropomorphic ones, have recently become fashionable. They allow for many thematic variations, but most of them are already cluttering boardgame shop shelves and I’m afraid gamers will soon get bored of it or dismiss it as childish.

A few years ago, theu would all have been dwarves.

Animals, but also the whole natural world, rivers, trees, even mushrooms can make for very effective game settings, though being a mushroom feels less exciting than being a dragon. Here also, I’m not the first one to get the idea, and it makes for other problems I’ve discussed at length in a former blogpost.
Anyway, I’m starting to have game prototypes with hens and ducks, with flowers, with fruits and even vegetables. Many game designers of my generation are trying to use the same trick.

Some gamers are surprised that, having a PhD in history, I’ve never published a historically themed game – except for very few ones which don’t take their subject seriously, like Valley of the Mammoths, Mystery of the Abbey or Minstrels. I’m probably the world specialist in unicorns, but have only published games about dragons. I also taught economics and sociology, but published only one game vaguely related to economics theory, Terra.

Why I am careful with historical game settings.

Technically, it is far more difficult to design a historical boardgame than a fantasy one. Fantasy, and this includes science-fiction, makes very easy to justify any gaming effect. A token moving from one end of the board to the other can have used some magical or space vortex, everyone knows these things happen. In a realistic setting, game rules must be realistic, which can be frustrating for the designer wanting to implement a mechanism which would make the game more interesting.

This is why game in a historical setting often look and feel serious, which might suggest they can be used as teaching tools. As a teacher, I’ve witnessed the damage done by the pedagogical use of boardgames, a question I’ve already discussed on this blog. To put it shortly, using game rules to “make learners discover and experiment” usually requires an extreme simplification of knowledge and, when compared with text or lectures, always leads to a terrible waste of time – this is far less the case with video games, which can more easily have rules dealt with in the background by a computer. Also, like all pedagogical methods relying on an “implicit curriculum”, it looks like it makes knowledge more affordable for all when, in reality, only those who already master the rules of school culture are able to spot the valid knowledge items. Also, as a game designer, I find the idea of a didactical game inelegant, even a bit belittling. As Marcel Proust wrote, “a work with theories is like a gift whose price-tag has not been removed”.

War, history and games

Academic historians tend to neglect, or even despise, the technical aspects of military conflicts (except in the ancient Rome and Greece; for some reason, Roman wars are cool when most other wars are mundane). Military tactics and strategy are considered bad taste topics, which can be let to amateur historians and, yes, wargamers. School curricula which, one century ago, devoted entire chapters to wars now see them as transitions between periods of peace which are studied much more extensively. As for economists, they seem to consider that war, being irrational, simply cannot happen.
Conversely, military conflicts are the historical events which are the most easily and effectively represented, almost simulated, in a game. Generals, who use Kriegspiel, later renamed wargames, since the XIXth century know this quite well. The game board becomes the geographical map, the players’ pawns and tokens are armies. The metaphor is very efficient and relevant, even to describe, like it is more and more often the case, insurrectional conflicts. Some wargames are almost simulations, and can help to understand the tactical and strategic choices of the opponents.

After the war games came games about colonial conquests, for which a geographical map is also an efficient and convincing board. I won’t discuss them here, I’ve already written a very long article on this topic. There has also been recently more games about political or economic history, but many of them are near-eurogames whose settings feel pasted on. On the one side, I’m happy that game designers are now interested in various aspects of history, but I have to admit that, with a few exceptions, games which are not about war or conquest are less convincing, and rarely give a consistent, accurate and efficient picture of their subject. If the game is played on a map, it tends to overplay the importance of geography. If it’s made only of cards, the gameplay usually feels abstract.

I will probably also resign myself to design games with a real historical setting, but I will take a few steps to prevent a too serious reading of their content – even and above all if the design is based on a serious documentation.

Let’s not dramatize – there are still dinosaurs, vampires, zombies, pirates, dystopias and many other possible settings which don’t come to my mind just now. Anyway, dragons and dwarves have long been my default setting, and will probably keep being it, though to a lesser extent, if only because I like them.

Are Dragons back ?

I had almost finished writing this blogpost when I saw the first announcement of… Wyrmspan, a dragons game by Connie Vogelmann based on Elizabeth Hargrave’s Wingspan, a birds game and one of these last years major hits. Are dragons already back, determined to get their realm back and to burn the naive birdies who thought they could replace them ? Or is it just a minor variation on Wingspan cleverly targeted at my generation, at old bearded gamers not really excited by cute singing birds ? I don’t know, time will tell….

Légendes de l’Ouest et du Pamir
Legends of the west and the Pamir

La version « Legacy » des Aventuriers du rail, Légendes de l’Ouest, à laquelle je n’ai pas encore joué, a été généralement très bien reçue dans le petit monde du jeu de société. L’équipe qui l’a développé, Alan Moon, Matt Leacock et Rob Daviau, réunit quelques uns des meilleurs auteurs contemporains. Tout ce que j’ai lu me fait envie, et je vais sans doute me le procurer, même si je doute fort de pouvoir jamais réunir une équipe prête à faire les douze parties de la campagne. Sur les réseaux sociaux, ce jeu a fait l’objet de quelques critiques, féroces mais marginales, sur la manière dont il présenterait développement du réseau ferré aux Etats-Unis. Ces critiques me semblent mal fondées, et je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion de m’exprimer à la fois en tant que prof, historien, marxiste et auteur de jeux, et de m’étonner une fois encore de la propension de beaucoup, à gauche, à se tromper d’ennemi.

Comme il était difficile de répondre de manière argumentée en 280 caractères, j’ai décidé de développer un peu pour écrire ce post de blog. L’une des trois discussions a rapidement dérivé sur un sujet voisin, mon hostilité aux jeux éducatifs et ma méfiance envers les jeux « à message », même et surtout lorsque je suis d’accord avec le message. J’aborderai donc aussi un peu ce point en deuxième partie.

Certes, la nouvelle version des Aventuriers du rail, un jeu déjà classique, illustre de toute évidence, plus encore que l’original, une version fantasmée de la conquête de l’ouest, des rails sur la prairie. Le jeu, qui s’appelle « Légendes de l’ouest » et non « Histoire de l’ouest » ne s’en cache nullement. Même quelqu’un qui, comme moi, ne connait à peu près rien à l’histoire américaine, ne peut, au simple vu de la boite, avoir le moindre doute. Si cela ne suffisait pas, une note des auteurs dans les règles indique bien qu’ils sont parfaitement conscients de s’être inspirés des clichés (tropes) sur la conquête de l’ouest, lesquels ignorent largement son coût humain aussi bien pour les tribus indiennes que pour les travailleurs. Paradoxalement, cette note a peut-être aggravé le problème – en tant que prof, je sais que c’est souvent une erreur de prendre les élèves pour des idiots en leur disant des choses qu’ils ont déjà comprises.

Malgré cela, certains ont reproché à ce jeu de ne pas être fidèle à la réalité historique, voire d’être un peu raciste, puisqu’il ne met pas en scène les tribus indiennes sur les terres desquelles les voies ferrées ont été construites, et très pro-capitaliste, puisqu’il ne dit rien de l’exploitation des esclaves puis des cheminots pour construire ces mêmes voies. Le jeu n’est bien sûr ni l’un, ni l’autre, puisqu’il ne prétend nullement être historique et assume clairement, ce qui n’est pas le cas de bien d’autres jeux aux vaguement historiques, être fondé sur des clichés.

Cet univers romantique et un peu enfantin est sans doute l’une des raisons qui me donnent envie de jouer aux Aventuriers du Rail – Légendes de l’ouest. Je jouerai peut-être aussi avec plaisir à un jeu sérieux et militant prétendant « démystifier » la conquête de l’ouest en détruisant des clichés que personne ne prend plus vraiment au sérieux, mais je n’en suis pas certain car ce serait un autre jeu visant un autre public.

La vision romantique et fantasmée de l’histoire américaine qui apparaît dans Les Aventuriers du Rail mérite certainement d’être utilisée avec prudence, ce qui est le cas dans ce jeu, et éventuellement d’être étudiée et analysée. Je m’y étais un peu essayé il y a une dizaine d’années dans mon essai sur Décoloniser Catan, puis dans un article sur les jeux de trains. En français, des études critiques sur l’imaginaire médiéval dans les jeux ont été publiées ces dernières années, notamment par Anne Besson, centrées sur les jeux de rôles et les jeux video ; la conquête de l’ouest, même si le thème est moins prégnant dans le jeu de société, mériterait le même traitement. Des universitaires américains travaillent sans doute sur le sujet ; je n’ai pas vraiment cherché, mais si on m’envoie un article sérieux, je le lirai avec plaisir.

Les critiques ne reprochent en fait pas vraiment à ce jeu de ne pas être historique, ils le condamnent surtout pour ne même pas essayer de l’être, pour ne pas prendre son thème au sérieux. Si j’ai pu apprécier quelques jeux au thème historique très sérieux, comme récemment Pax Pamir, je n’ai jamais confondu une partie de jeu et un cours d’histoire. J‘ai dans un coin de ma tête une vague idée de jeu de cartes sur les débuts de l’ouverture du Japon vers l’Ouest dans les années 1850, mais si ce projet aboutit, le ton en sera sans doute plus léger et ironique. Bon, j’espère que Cole Wehrle ne va pas m’écrire qu’il a déjà commencé à bosser sur ce sujet, qui lui irait assez bien.
En regardant sur les étagères où se trouvent mes jeux publiés, je n’en vois que trois au thème vaguement historique, Mystère à l’Abbaye, La Vallée des Mammouths et Silk Road. Aucun des trois, c’est le moins que l’on puisse dire, n’a le moindre contenu historique un peu sérieux.

L’idée que les jeux de société devraient toujours prendre leur thème au sérieux me gène énormément. Elle implique en effet que, contrairement aux auteurs et aux critiques, les joueurs ordinaires seraient des idiots incapables de regard critique, de faire la différence entre l’histoire et la légende, entre le premier et le second degré. Elle sous-entend surtout que les jeux tireraient leur valeur de leur caractère éducatif. J’ai déjà sur ce site expliqué pourquoi je n’utilise pas les jeux dans mes cours, et pourquoi je considère l’idée même de jeu éducatif comme un oxymore dévalorisant aussi bien pour les enseignants que pour les auteurs de jeu.

On peut apprendre très efficacement l’histoire en lisant des livres d’histoire. On le peut encore, même si cela prend beaucoup plus de temps, en lisant des romans, en regardant des films, en pratiquant certains jeux video ou jeux de rôles, si l’on prend garde à ce que l’intrigue ne prenne pas le pas sur le contexte. Les jeux de société, entièrement centrés sur leurs règles, peuvent difficilement avoir la même profondeur psychologique, la même subtilité dialectique, ou même simplement apporter la même quantité d’informations. C’est pour la même raison qu’il est rarissime qu’ils parviennent à faire passer un message politique sans sombrer dans la caricature.

J’ai déjà bien du mal, dans mes cours, transmettre tout le contenu sur lequel je souhaite faire réfléchir mes élèves, je n’y parviendrais jamais si je devais utiliser comme médiateur un outil aussi complexe et rigide qu’une règle de jeu. Je n’ai pas de temps à perdre avec des règles, et j’ai besoin de la souplesse, des possibilités d’improvisation, de discussion et d’adaptation que seul le cours oral peut apporter. Pax Pamir, sans doute le plus réfléchi et le mieux documenté des jeux de société sérieusement historiques auxquels j‘ai joué, et celui auquel j’ai leplus pris de plaisir, demande deux heures de jeu pour un contenu qui tiendrait sur un article d’une vingtaine de pages ou un podcast d’une demi heure . C’est un excellent jeu, surtout quand on connaît déjà un peu son thème, mais c’est un outil pédagogique bien peu performant. On peut d’ailleurs finir la partie sans savoir qui a gagné (les anglais ont perdu, les russes n’ont pas vraiment gagné).

Il y a une dizaine d’années, je terminais mon essai sur le tropisme colonial dans les jeux de société en expliquant que le problème était moins le recours aux clichés historiques et/ou exotiques que le fait que ce recours soit parfois inconscient et trop rarement assumé et/ou ironique. Au vu des évolutions récentes du petit monde du jeu, je pense que j’aurais dû insister plus encore sur ce dernier point. Dans Les Aventuriers du Rails – Légendes de l’Ouest, les clichés sont parfaitement conscients et revendiqués. Comme le remarque une astucieuse critique, le jeu ne donne pas une vision biaisée de l’histoire, il s’en débarrasse et la jette par la fenêtre. Beaucoup d’auteurs, moi le premier, procèdent fréquemment ainsi, et ceux qui le font consciemment et le revendiquent sont ceux auxquels il est le moins légitime de le reprocher.

Dans l’une des trois discussions sur Twitter et Bluesky qui sont à l’origine de cet article, Cole Wehrle, auteur notamment du très sérieux Pax Pamir et du plus ironique Root, a très bien résumé le problème : «  je pense que nous condamnons trop facilement des jeux, alors qu’il y a de bonnes raisons pour lesquelles ils ignorent un point particulier. Il n’en reste pas moins important d’analyser les jeux (et les livres) et de s’interroger sur les effets de leurs mises en scène. »



The legacy version of Ticket to Ride, which I’ve not played yet, seems to be very well received in the small gaming world, which is not surprising given the great team of designers, Alan Moon, Matt Leacock and Rob Daviau. Everything I’ve read about it makes me want to play it, and I will certainly get a copy soon, even when I doubt being able to get a stable team of players ready to play the twelve parts of the campaign. On social networks, however, there has been some marginal but fierce criticisms of the way it is describing the rail network development in the US. I think these criticisms are ill-founded.

I could not let pass an occasion to speak at the same time as a historian (with a PhD), a teacher (of social sciences), a Marxist (though not always the most orthodox one) and a game designer (with nearly a hundred games under my belt), and to highlight the growing propension of many western leftists to pick the wrong enemy. Since it was hard to really explain my point in 280 characters, better write a blog post. One of the three simultaneous discussions on the subject rapidly digressed on a slightly different topic, my hostility to educative games and my reluctance to games trying to deliver a message – even and may be even more when I agree with the said message.

The action in Ticket to Ride – Legends of the West obviously takes place in a romantic fantasied version of the American frontier story, rails on the prairie. The game doesn’t try to hide this – it’s named “Legends of the West”, not “History of the West”. Even someone like me, who knows nearly nothing of American history, should notice it at first glance. If there were still doubts, a larged boxed paragraph in the rules even specifies that the game is inspired by tropes of the old west, which ignore the human cost for both Indian tribes and rail workers. Paradoxically, this note might have aggravated the issue – as a teacher, I know it’s usually a bad move to take students for idiots with telling them what they obviously already know. On the other hand, well, you never know exactly who will play your game.

Despite these carefully laid caveats, the game has been criticized for not being historically faithful, or even for being vaguely racist, since it doesn’t feature the native tribes whose territories these tracks were laid on, and definitely pro-capitalist, since it ignored the exploitation of slaves and other rail workers in building the network. It is neither one nor the other, since it doesn’t pretend to be historical, and the designers clearly assume having built it on clichés and tropes. And, yes, this romanticized and even a bit childish background is one of the reasons why I’m eager to play this new Ticket to Ride. I might enjoy as well a more serious and political game aiming at debunking the American railway myths, but I’m not sure of it and, anyway, it would be a completely different game aimed at a different market niche.

The fantasy version of the American railway history which appears in Ticket to Ride – Legends of the West certainly requires to be used with care, but it clearly is here, and even to be studied and analyzed. I vaguely touched on this a dozen years ago in my essay about Postcolonial Catan, before the idea was fashionable, and in a blogpost about train games. I’ve read a few interesting academic studies of the image of the Middle Ages in games, though in French and mostly about video and role-playing games, among others by Anne Besson. Even when it is a less pervasive setting, the old west certainly deserves the same type of research. I bet there are already American scholars working on it, and if someone sends me an article, I will gladly read it. 

In the end, what some critics reproach to the new Ticket to Ride is not that it is not historically faithful, it is that it doesn’t even try, that it doesn’t consider its setting to be something serious.
I have enjoyed a few serious historical games, the last one being
Pax Pamir, but I have never considered them to be a lecture in history. I have a very vague idea for a card game about the opening of Japan to the West in the 1850s, but if I ever finish it, it will probably have a more tongue in cheek feel. Well, let’s hope I won’t get a mail from Cole Wehrle saying he’s already working on this topic, which would fit him quite well.
When I look up at the shelves with my published games, I see only three with vaguely historical settings,
Mystery of the Abbey, Silk Road and Valley of the Mammoths. None has the slighest amount of serious historical content or discourse, even when I could have done it for the first one.

As an historian who, for forty years, has mostly designed game based on ridiculous fantasy settings, I find the idea that games should always take their setting seriously very disturbing. It implies that, unlike game designers and reviewers, average gamers are unfazed idiots, unable of any critical view, unable to make the difference between fantasy and history. It is also linked to the idea that the value of games is in their educational use. I have already explained on this blog why I consider the idea of « educational games » to be an absurdity which belittles both game designers and teachers.

One can learn history very effectively with reading history books. One can learn some bits of it with reading novels, watching movies or playing some video or role playing games, providing one is careful not to let the intrigue take over the context. Boardgames, being terribly rules-centric, cannot have the same psychological depth, the same dialectical subtlety, or even only bring the same amount of information. For this same reason, boardgames are not really adapted to the transmission of political messages, and those which try do it usually end up being simplistic.

I already struggle to bring to my students all the content I want them to think over, I cannot imagine having to do this through a media as rigid as game rules. I’ve no time to lose on rules, and I need the free-form flexibility, the possibility to react, discuss and improvise which only exists in oral and relatively freeform lectures. Even Pax Pamir, the best example I’ve played of a well thought out and documented historical boardgame, and one I'(ve had great pleasure un playing, takes two or three hours to bring the content one could learn reading a 20 pages article or listening to a 30 minutes podcast. It’s great to play as a game, especially if you already have some knowledge of the subject. it’s inefficient as a teaching tool.

A dozen years ago, i ended my long blogpost, or short essay, on the colonial tropes in boardgames with explaining why the real issue was not the use of historical / exotic clichés but the fact that this use was too often unconscious and too rarely assumed and/or ironic. In the light of what a part of the boardgaming scene has become since, I think I should have emphasized the last point even more. Anyway, in Ticket to Ride – Legends of the West, the clichés are conscious and assumed. It doesn’t give a wrong or biased version of history, it gets rid of history and throws it out of the window (see this clever review). That’s what most game designers do, and I don’t think it can be reproached to those who do it honestly and clearly.

Cole Wehrle, designer of the very serious Pax Pamir and the more tongue in cheek Root, summarized this very well in one of the three simultaneous Twitter and Bluesky discussions which made me write this blogpost « I think we often are too quick to call out erasure when, in fact, there are other good reasons why a game is not covering a particular element. Of course, I still think it’s important to scrutinize games (and books) and to consider the consequences of their framing. »

Archive de la ludothèque idéale
An archive of the ideal game library

Iain Cheyne a récupéré, grace à la machine à voyager dans le temps d’Internet, The Wayback Machine, l’ensemble des critiques de jeux que j’avais publiées sur mon site dans les années 2000, sous le nom un peu prétentieux de ludothèque idéale.

Les raisons pour lesquelles j’avais cessé de mettre à jour, puis entièrement effacé, cet ensemble de 700 et quelques petites critiques de jeux de société sont multiples.
Il y a bien sûr une explication technique, le site et la base de données étaient obsolètes et devenaient difficiles à mettre à jour, mais ce n’est pas l’essentiel.
La ludothèque idéale avait du sens à une époque où il était encore possible à une personne isolée comme moi de plus ou moins tout savoir sur les jeux de société publiés, et donc d’en présenter une vision encyclopédique. J’ai donc cessé lorsque les sorties sont devenues trop nombreuses. La seule démarche encyclopédique possible aujourd’hui, quand il sort plus de mille jeux par an, est celle de sites communautaires comme le Boardgagegeek.
Enfin, concevoir des jeux est peu à peu devenu mon métier. Même en me restreignant comme je le faisais délibérément à ne publier que des critiques positives, être à la fois auteur et critique me mettait de plus en plus souvent en porte à faux.

Beaucoup ont regretté la disparition de ces critiques de jeux. Récupérées par Iain Cheyne et publiées aujourd’hui sur le boardgamegeek, elles ont surtout un intérêt historique. Elles nous renvoient à une époque où les jeux étaient moins nombreux et, pour la plupart, plus méchants et moins sophistiqués – ce qui peut être un bien ou un mal.
En scrollant rapidement dans la très longue page reprenant toutes ces critiques, je constate avec surprise que j’ai entièrement oublié une grande partie de ces jeux que j’avais pourtant suffisamment aimé pour en faire des critiques élogieuses. Je suis aussi assez étonné de voir que mon anglais, dont je pensais qu’il avait surtout progressé ces dernières années, n’était déjà pas si mauvais.

Bref, si cela vous amuse, c’est là :



Using the internet time travel machine, The Wayback Machine, Iain Cheyne managed to get back all the boardgame reviews I published on my website in the 2000s under a rather pretentious title, the ideal game library.

The ideal game library was a database of more than 700 short boardgame reviews, in French and broken English. had removed it from my website for several reasons.
First, there was a technical issue. the website and the game database were becoming obsolete. Maintaining and updating them was time consuming. This was not, however, the main reason.
The ideal game library made sense in a time when it was still possible for one single and dedicated person to know more or less everything about the games that were published, and to present them in a more or less encyclopedic way. I had to stop when the number of new publications became too high. With a thousand new games published every year now, the only way to keep maintaining a kind of encyclopedia or catalog of games, or even only of good games, is through a communautary website, like the Boardgamegeek.
Last, designing games has progressively become my main professional activity. Even when restricting myself to discuss games I was really enjoying, this was putting more and more often in awkward situations.

Many gamers have expressed their regret about the disappearance of these game reviews. Iain Cheyne got them back and has now published all of them on the Boardgamegeek. their main interest now is historical. They send today’s gamers back to a time when there were fewer boardgames, and when most of them were nastier and less sophisticated – which can be both good and bad.
I’ve scrolled rapidly through the long new ideal game library listing. I’m surprised to realize that I don’t remember anything of more or less half of these games I had liked enough to praise them in my reviews. I also notice that my written English was not as bad I thought it was, which also means it didn’t imrpove that much these last years.

Anyway, if you want to have a look, it’s there :

Les jeux et l’argent
Money and games

Je prendrai au mois de février 2024 ma retraite de l’éducation nationale. Cela me donnera sans doute l’opportunité de travailler un peu plus ou un peu différemment dans le petit monde du jeu, et je suis d’ailleurs ouvert sur ce point à toutes les propositions. En attendant, je me retrouve pour ma dernière année au lycée à préparer un programme d’économie que je n’avais plus enseigné depuis longtemps, celui de première. Si je le trouve globalement moins intéressant que celui de terminale, il y a quelques chapitres que j’ai plaisir à traiter, dont celui sur la monnaie. Si l’histoire et la théorie monétaire m’intéressent, c’est peut-être parce que la très réelle monnaie a quelque chose à voir avec les univers virtuels du jeu.

La monnaie un peu comme un jeu

On me demande souvent lors des interviews quelle est ma définition du jeu. Je m’en tire généralement par une pirouette, expliquant n’avoir pas plus besoin d’une définition du jeu pour concevoir des jeux de société que je n’ai besoin d’une définition de l’éducation pour donner des cours. De fait, je suis un peu face au jeu comme Saint Augustin face au temps – je sais parfaitement de quoi il s’agit tant que l’on ne me demande pas de l’expliquer. Lorsque j’essaie vaguement d’y répondre, c’est donc moins par nécessité que… par jeu.

Je ne vais pas revenir sur les définitions les plus souvent citées, celles de Johan Huizinga et Roger Caillois, deux auteurs qui se sont aussi un peu intéressés aux licornes, ou plus récemment par le philosophe Colas Duflo. Faute d’une définition satisfaisante qui saisisse l’essence ou la fonction du jeu, je me contente généralement de la combinaison des deux caractéristiques les plus souvent citées, un système de règles arbitraires et une stricte séparation du monde réel, ce que certains appellent le « cercle magique ». À ces deux critères, il faudrait peut-être ajouter un troisième, à moins qu’il ne soit la synthèse des deux précédents, simplicité et compréhensibilité – par opposition au réel, complexe, incompréhensible et vraisemblablement absurde, le jeu est simple, compréhensible et clairement absurde.

Si la question de la définition du jeu présente quelque intérêt pratique, c’est surtout pour discuter des cas limites. Il existe des systèmes de règles simples et plus ou moins arbitraires dont la séparation avec le réel est relative ou discutable, comme les loteries et jeux d’argent, les jeux éducatifs et autres serious games, le sport de compétition, les duels, la roulette russe, les rituels et croyances religieux et une bonne partie de ce que les mathématiciens discutent dans leur théorie des jeux. Il y a donc parfois « du jeu » entre le jeu et le réel. D’autres univers séparés du réel ne pouvant que très partiellement être décrits par un ensemble de règles, comme les jeux de rôle ou les jeux videos ouverts, relèvent un peu du jeu mais peut-être aussi un peu de la littérature – qu’il faudrait alors aussi définir.

La « gamification » consiste à introduire des mécanismes, des règles, des conventions empruntés au monde ludique dans des cadres réels afin de les simplifier, parfois pour les rendre plus aisés à comprendre et à naviguer, plus souvent pour faire oublier leur nature et leurs « enjeux » réels. Très à la mode dans les années 2000, le procédé n’est cependant pas nouveau. Le système de notes utilisé depuis bien longtemps dans le cadre scolaire, l’un des cas de gamification les plus systématiques, montre bien qu’elle ne débouche pas toujours sur quelque chose de très amusant. La monnaie joue un peu le même rôle.

Les économistes définissent la monnaie par ses trois fonctions, intermédiaire des échanges, mesure de la valeur et réserve de valeur. Dans un système capitaliste comme le nôtre, il faudrait en ajouter une quatrième que les joueurs connaissent bien : la monnaie est un système de score – ce que les sociologues américains appellent un signe de statut social. Ces quatre fonctions font de la monnaie le moteur et le carburant de ce que l’on pourrait appeler la « gamification capitaliste ». La monnaie, comme le disait Jean-Baptiste Say, est un voile qui recouvre la complexité des utilités, des valeurs et des rapports sociaux. Encourageant les échanges et mettant les individus en concurrence, l’unité de compte unique et universelle fait de la société un simulacre de jeu. Elle amène à vivre selon un système de règles, celles de l’échange marchand, et pour un but arbitraire, être plus riche que son voisin. Elle a certainement contribué à pacifier les relations sociales et à améliorer nos conditions de vie mais, devenue sinon le seul système de score, du moins le principal moyen de mesurer un succès qui ne peut plus être qu’individuel, ´est un peu elle nous fait aujourd’hui entrer dans une spirale autodestructrice dont il n’est pas du tout certain que nous parvenions à échapper.

La monnaie et les jeux

Il reste que si la monnaie présente quelques caractéristiques du jeu, elle n’en est pas un. Elle est une convention, une pure règle, mais elle s’échange contre des biens et services très réels, et est au cœur de la vie sociale. Ne faisant pas vraiment travailler l’imagination, on s’attendrait à ce qu’elle soit peu présente dans des univers ludiques dont la seule fonction est de nous fournir une échappatoire consciente et passagère au réel. Elle est pourtant partout dans les jeux de société et dans les jeux videos, le plus souvent sans même chercher à se cacher. La raison est simple et purement technique : elle y remplit plus ou moins les mêmes fonctions que dans le monde réel, permettant de mesurer la valeur des éléments de jeux, cartes ou pions, et de faire des échanges avec le jeu – en anglais comme en français, on dit souvent avec la banque – et parfois avec les autres joueurs. Même lorsque le but du jeu n’est pas de s’enrichir, les échanges restent souvent au cœur de ses mécanismes.
Alors même que relativement peu d’entre nous ont jamais participé à une vente aux enchères, que ce soit comme vendeur oui acheteur, les enchères sont un système très présent dans les jeux de société. Elles permettent en effet de créer une forte concurrence entre les joueurs, et de les impliquer tous simultanément – et là encore, s’il y a des enchères, il faut de la monnaie. Bon, je ne vais pas faire la liste de tous les jeux d’enchères que j’ai conçu, c’est sans doute l’un des genres que j’apprécie le plus et auquel j’ai le plus contribué.

Jeux d’argent

Toutes les définitions du jeu insistant sur la stricte séparation avec le monde réel, l’idée de « jeux d’argent » comme le poker ou le blackjack, a quelque chose de paradoxal. S’il m’est arrivé, lors de discussions de fin de soirée à Essen ou Indianapolis, d’entendre arguer que les jeux d’argent ne devaient pas être considérés comme des jeux, ceux qui défendaient ce point de vue de principe ne les avaient le plus souvent jamais pratiqués. Tous ceux qui ont joué au poker, et j’y ai beaucoup joué, savent bien que c’est un jeu, que les sensations qu’il procure sont pour l’essentiel de même nature que celles générées par d’autres jeux de société – même si, et cela renforce encore le paradoxe, le jeu ne fonctionne plus s’il est joué avec des allumettes. Les joueurs d’échecs de haut niveau sont aussi souvent d’excellents joueurs de poker, et rien n’empêche de jouer aux échecs pour de l’argent. Quant au backgammon, il est difficile de défendre l’idée qu’il ne serait plus un jeu dès lors que l’on y ajoute un videau, mécanisme éminemment ludique.

Si les jeux d’argent sont bien des jeux, et même des jeux particulièrement efficaces, c’est parce qu’ils restent, malgré leur enjeu, bien séparés du temps et du monde ordinaire. Ils ont un début et une fin, un espace de jeu délimité, et surtout des règles de distribution de la monnaie qui n’ont rien à voir avec celles du monde réel. L’argent gagné (ou perdu) au jeu n’est pas un revenu du travail ou du capital, c’est un revenu du jeu. Cet enjeu réel ne fait que renforcer l’étrangeté, l’ivresse voire l’ironie ressenties par les joueurs. C’est sans doute pour renforcer cette séparation, ce « cercle magique » que la réalité monétaire pourrait mettre à mal, que les jeux d’argent sont toujours très abstraits.
Même si l’on n’y gagne pas que de la monnaie, on peut assimiler aux jeux d’argent les lotos et autres loteries. Là encore, ils ne fonctionnent comme jeux de hasard que parce qu’ils sont inscrits dans un temps et, le plus souvent, un lieu limité – et parce que la réalité, elle, n’est pas entièrement gouvernée par le hasard.

Les joueurs professionnels d’échecs, ou de football car beaucoup de sports sont aussi des jeux, pratiquent bien le même jeu que les amateurs, même si c’est pour des enjeux différents. De même, étant auteur de jeu de société, les parties que je fais, de mes jeux et d’autres, font partie de mon activité professionnelle, et je déclare d’ailleurs tous les jeux que j’achète comme frais professionnels – mais pas les bières et le whisky.

Que dire des jeux de cartes à collectionner, de Magic the Gathering, de Pokemon, bientôt peut-être de Lorcana ? La monnaie n’est pas dans la partie elle-même, mais elle est tout autour, celui qui dépense le plus d’argent ayant plus de chances de gagner…. Je ne sais pas si les plus gros acheteurs sont des joueurs ambitieux ou des collectionneurs compulsifs, il y a sans doute les deux.

Je ne parlerai pas ici des jeux videos, avec ou sans s, sujet que beaucoup connaissent mieux que moi. Un raisonnement similaire pourrait sans doute s’appliquer à ceux, assez nombreux, dans lesquels il est possible d’acheter cartes, objets ou compétences avec de monnaie réelle, voire pour lesquels existe un taux de change, officiel ou non, entre la monnaie du jeu et celle de l’extérieur. Qu’il y ait un peu de contrebande le long de la frontière avec le réel ne la fait pas disparaître.

Des textes comme La loterie, de Shirley Jackson, la loterie de Babylone, de Jorge Luis Borges, ou la loterie solaire, premier roman écrit par Philip K. Dick, jouent d’ailleurs de l’absurdité qu’il y a à voir le jeu devenir le monde.

La monnaie peut-elle être elle-même le support du jeu ? On pense bien sûr à pile ou face, d’un intérêt ludique très limité, et qui n’est pas vraiment un jeu d’argent. Les jeux d’adresse de type carrom ou crokinole joués avec des pièces de monnaie n’en sont pas non plus.
Je vous conseille plutôt ce que les américains appellent poker menteur, qui n’a rien à voir avec le jeu qui porte ce nom en Europe et se rapproche plutôt du Perudo. Je l’ai découvert dans un roman de l’un de mes auteurs préférés, Robert Russo, The Risk Pool.

Deux joueurs prennent chacun un billet de banque de même valeur, et parient à tour de rôle sur le nombre total d’occurence d’un chiffre donné sur les numéros de série de leurs deux billets. Si un joueur annonce « quatre 6 », par exemple, son adversaire peut surenchérir en annonçant soit le même nombre d’occurrences d’un chiffre supérieur, « quatre 7 », quatre 8 », etc, soit un plus grand nombre d’occurrences de n’importe quel chiffre , « cinq 3 », « cinq 6 », six 8 », etc. Un joueur peut aussi refuser la proposition de son adversaire, et on révèle alors les numéros de série. Le vainqueur du pari conserve les deux billets. En tournoi, comme j’en avais organisé un il y a une dizaine d’années, le vainqueur d’un duel peut choisir pour la manche suivante soit son billet de départ, soit l’un de ceux qu’il a déjà remportés.

Inflation

La théorie mathématique des jeux, qui ne traite pas de tous les jeux et traite de beaucoup de situations qui, quelle que soit la définition qu’on en donne, n’ont rien à voir avec le jeu, porte très mal son nom. Elle peut cependant aider à comprendre certains jeux, en particulier parmi ceux qui font usage de monnaie. Elle distingue les jeux à somme nulle et les jeux à somme positive.

Un jeu fermé joué avec de la monnaie réelle, comme le poker, ne peut être qu’un jeu à somme nulle. Tout ce qui est gagné par un joueur est simultanément perdu par un autre. La fausse et enivrante impression d’inflation dans une nuit de poker n’est due qu’à l’excitation, aux recaves successives, parfois à l’alcool. Les processus à somme positive existent dans la réalité, en économie notamment, mais ce ne sont pas des jeux.

Les jeux faisant appel à des monnaies fictives peuvent en revanche, comme le plus célèbre d’entre eux, le Monopoly, être à somme positive. Les mécanismes même du jeu, chacun recevant de l’argent de « la banque », c’est à dire du jeu, lorsqu’il repasse par la case départ, lorsqu’il vole une banque, lorsqu’il découvre un trésor, font que les sommes augmentent au fur et à mesure de la partie, et que tous les joueurs peuvent s’enrichir. Du coup, dans les échanges ou dans les enchères, les prix augmentent à un rythme qui pousserait au suicide un ministre des finances ou un directeur de banque centrale. Dans les jeux de paris, ce sont les enjeux qui augmentent. Cas extrême, dans un jeu comme QE – pour quantitative easing -, ce sont les joueurs qui créent la monnaie, sans aucune limite. Le jeu ne fonctionne que grâce à une astuce peu réaliste, le meilleur enchérisseur étant mis de côté, c’est toujours le second qui l’emporte.

Pour l’auteur de jeu, l’inflation n’est pas un monstre à éviter, elle est un mécanisme intéressant. Pour maintenir l’intérêt des joueurs tout au long de la partie, il faut à la fois que toutes les phases du jeu soient importantes et que ceux qui sont mal partis aient toujours, ou au moins pensent avoir, une chance de se refaire. Une manière d’y parvenir sans changer les règles au cours de la partie est alors d’augmenter régulièrement les enjeux en introduisant des sommes de plus en plus importantes à chaque tour, comme Léo Colovini et moi l’avons très délibérément fait dans Vabanque.

Mes réserves pour les prototypes

Le but du jeu

Au Monopoly, mais aussi dans tous les jeux de société s’en inspirant plus ou moins créés durant les trente glorieuses, l’argent n’est pas seulement le nerf de la guerre ou le carburant du commerce, il est le but du jeu. Le plus riche est vainqueur. C’est encore parfois le cas, et il y a toujours lors de l’explication des règles un petit malin pour dire « comme dans la vraie vie » – parce que, justement, c’est un peu plus compliqué dans la vraie vie. En français, on parle de « gagner sa vie » sans pour autant jamais prendre la vie pour un jeu.

Parmi les jeux auxquels j’ai contribué, dans Draco and Co, Silk Road, Key Largo, Vabanque, Santa’s Little Elves et sans doute quelques autres qui ne me reviennent pas à l’esprit maintenant, celui qui a le plus d’argent à la fin de la partie est vainqueur.

Le but du jeu est d’être le plus riche. Cela marche pour les hommes, mais aussi pour les dragons.

Parfois, il peut y avoir des embrouilles. Dans Draco and Co, les ex-æquo sont éliminés, ce qui n’a aucun sens thématique mais permet quelques interactions amusantes dans un jeu où les scores sont assez réduits et « granuleux ». Dans Cléopatre et la société des architectes, de Bruno Cathala et Ludovic Maublanc, le plus riche gagne, certes, mais après que le plus corrompu a été jeté aux crocodiles. Dans The Rich and the Poor, de Carlo Rossi, c’est celui qui a le moins donné aux bonnes œuvres qui est éliminé. L’objectif des auteurs n’est bien sûr pas de donner une vision plus morale du capitalisme, ni même de s’en moquer, juste d’introduire un mécanisme amenant les joueurs à prendre des risques et les empêchant de savoir avec certitude qui est en tête.

A l’inverse, dans High Society, de reiner Knizia, les joueurs doivent dépenser leur argent pour acquérir la plus belle collection d’objets d’art, mais sans en faire trop car, en fin de partie, le plus pauvre est éliminé avant de déterminer le vainqueur.

Dans d’autre cas, plus fréquents, la monnaie est toujours là mais n’est plus guère utilisée que pour effectuer des échanges avec la « banque » ou avec ses rivaux. Elle n’est plus le but du jeu, mais elle en reste le moteur, ou au moins le carburant. Parfois, l‘argent qu’il reste aux joueurs en fin de partie ne vaut plus rien, et apparaît donc comme une occasion gâchée. Souvent, il peut être converti en points de victoire, mais à un taux assez faible pour ne plus être qu’un élément parmi tous ceux qui, combinés, permettent de l’emporter. C’est le cas, par exemple, dans un jeu de gestion que j’ai pas mal joué ces derniers temps et que j’apprécie beaucoup, Iki.

Dans l’une de mes créations préférées, le Trésor des Nains, qui sortira l’année prochaine, le système de score a été réglé de telle manière que l’argent, sous forme de pièces d’or, d’argent et de cuivre, représente à peu près un tiers du score des joueurs, les deux autres tiers provenant de deux autres éléments du jeu. Je pourrais citer des dizaines d’autres exemples, car dans une salade de points, il y a toujours un peu de monnaie. J’aime beaucoup le système de Raja of the Ganges, d’Inka et Markus Brand, où les deux pions de score de chaque joueur, représentant fortune et prestige, tournent en sens inverse, le but étant d’être le premier à les faire se croiser – on peut gagner en étant plus cool que riche, ou plus riche que cool, mais les deux sont importants.

Toutes sortes de monnaie

Qu’ils soient des petits cœurs ou de petites étoiles, lorsque points de prestige, d’influence de victoire peuvent être dépensés pour effectuer telle ou telle action, pour acheter telle ou telle carte, ils sont une monnaie qui ne dit pas son nom. Parfois, il y a une bonne explication thématique, comme dans les jeux dans l’univers de Dune, qui font tous de l’épice une monnaie. Parfois, c’est jusque parce que le mot monnaie semble devenu un peu grossier, un peu honteux. Dans Kemet, de Jacques Bariot et Guillaume Montiage, les pièces d’or sont devenues des points de prière; on peut y trouver une certaine logique, les dieux sont naïfs et corruptibles et l’on achète leurs faveurs en priant. Dans Smallworld, de Philippe Keyaerts, les points de victoire, des jetons qui ressemblent vraiment beaucoup à des pièces d’or, peuvent être dépensés dans des enchères pour, notamment, acheter sa place dans l’ordre du tour. On ramasse ainsi des gemmes dans Diamant, des diamant de valeur 5 et des rubis de valeur 1, mais c’est tout à fait comme si l’on ramassait des pièces. L’édition américaine s’appelle d’ailleurs Incan Gold et non Incan Gems.

D’autres éléments du jeu peuvent être utilisés comme monnaie. Dans Night Parade of a Hundred Yokais, de Luis Brueh, ce sont les spermatozoïdes esprits qui peuvent acheter les faveurs des esprits. Dans Patchwork, d’Uwe Rosenberg, les boutons, qui ont un peu l’aspect de pièces, sont à la fois monnaie et points de victoire. Dans Race for the Galaxy, de Tom Lehman, toutes les cartes du jeu peuvent être utilisées comme monnaie. Dans les jeux avec des arbres et des animaux mignons, des thèmes consensuels et donc très prisés ces derniers temps par les éditeurs, on peut payer en noisettes, en myrtilles…..

À l’inverse, mais c’est plus rare, il arrive que la monnaie n’en soit pas vraiment une. Les roupies de Jaipur, les dollars d’Union Pacific, ne peuvent rien acheter, ne sont jamais dépensés, et sont donc juste des points de victoire.

Pièces et billets

Cette monnaie qui, dans les jeux de mon enfance se présentait systématiquement sous forme de billets de couleurs différentes, sur le modèle du Monopoly, est aujourd’hui plutôt constituée de pièces en carton, ou même de simples jetons de bois ou de plastique jaune (or), gris (argent) et marron (bronze ou cuivre, cela dépend et n’a guère d’importance). Lorsqu’un éditeur veut « deluxifier » – cela se dit en anglais – un jeu, la première idée qui lui vient à l’esprit est généralement de faire des pièces métalliques, de presque vraies pièces.

La première explication qui vient à l’esprit est bien sûr que les jeux des années soixante et soixante-dix, périodes d’optimisme et de croissance économique, avaient principalement des thèmes contemporains. Ceux d’aujourd’hui, quand présent et futur proche ne font plus guère rêver, se situent plutôt dans des univers historiques ou fantastiques, souvent médiévaux. Comme on n’imagine guère un dragon assis sur une pile de billets de banque hautement inflammables, les billets de Ponzi Scheme, de Jesse Li, sont devenus des pièces d’or et d’argent dans sa nouvelle version, Dragon Interest. La devise utilisée n’a souvent même pas de nom, il y a juste des pièces de 10, 5 et 1 – c’est même le cas, à mon grand regret, dans Oliver Twist, de Bruno cathala et Sébastien Pauchon, alors que cela aurait quen même été plus drôle avec des guinées, livres, shillings, pennies et farthings.

La monnaie dans quelques jeux pris, un peu au hasard, sur mes étagères.

Ce n’est pourtant pas si simple, et de nombreux jeux au thème sinon contemporain du moins assez récent, surtout parmi ceux que l’on appelle les « eurogames », utilisent des pièces en carton. On trouve dans les boites de Suburbia, de Ted Alspach, de Machi Koro, de Masao Suganuma, des pièces d’or, d’argent et de cuivre qui ne semblent guère à leur place dans les banlieues d’aujourd’hui. L’éditeur de Happy City, de Toshiki Sato, leur a substitué de vilains jetons de casino, qui font un peu plus d’époque mais ne sont pas plus réalistes pour autant.
Pour la science-fiction, tout est possible, et dans Terraforming Mars, de Jacob Fryxelius, jeu à l’esthétique pourtant très réaliste, la monnaie est représentée par des cubes… d’or, d’argent et de bronze !

Je me souviens que, pour la première édition de Key Largo, en 2005, nous avions discuté du choix entre billets et pièces. L’action du jeu se situant dans l’époque contemporaine, j’étais partisan des billets. Les trésors rapportés par les plongeurs étaient plus anciens, les pièces n’étaient pas absurdes pour autant. Les éditions française, puis américaine, ont eu recours à des billets, remplacés par des pièces en carton dans la version polonaise.

Les billets imprimés, comme ceux du Monopoly, sur du papier fin, ressemblent en effet plus à de la vraie monnaie d’aujourd’hui. Ils donnent aux jeux au thème contemporain un côté réaliste, surtout lorsque la mécanique est un peu inflationniste. Si elle se déprécie vraiment trop vite, comme dans QE, la monnaie ne peut plus être qu’une écriture comptable. Lorsque les joueurs doivent discrètement remplir et se passer des enveloppes, comme dans Intrige, de Stefan Dorra, les billets de banque s’imposent également.

L’utilisation de pièces pour représenter de grosses sommes, ce qui n’est plus le cas dans les sociétés actuelles, aide à sortir le jeu du réel. C’est encore plus vrai lorsque ces pièces ont un look un peu exotique – c’est facile, il suffit de faire un trou carré au milieu. On les retrouve donc dans des jeux à thème historique ou fantastique, mais aussi dans des jeux où l’argent n’est pas le cœur du système, comme Scythe, de Jamey Stegmaier, dont les pièces sont particulièrement réussies. Les étranges pièces triangulaires de la nouvelle édition de Mascarade contribuent à l’ambiance exotique et multiculturelle, bien différente de l’univers médiéval un peu sombre de la première édition. Mais, bon, le plus dépaysant, ce sont sans doute les jolies perles d’Abyss, de Bruno Cathala et Charles Chevalier.

Il y a bien sûr aussi des raisons plus triviales au choix des éditeurs. Les billets coûtent un peu plus cher à imprimer que les pièces et ont, à tort me semble-t-il car je n’ai jamais eu ce problème, la réputation de mal vieillir, de devenir poisseux. Ayant généralement, comme les dollars, tous la même taille, ils permettent plus facilement aux joueurs de cacher leur richesse; c’est un problème dans quelques jeux, mais c’est dans la plupart un avantage. Lorsque les auteurs souhaitent que la fortune de chacun soit clairement visible de tous, ils peuvent, comme dans Raja of the Ganges, la représenter par un pion sur une piste.

Quand la monnaie disparaît

On imagine toujours une économie médiévale, fantastique ou non, irriguée de pièces d’or et d’argent, écus, couronnes, florins, ducats et doublons. L’un des coups de génie de Klaus Teuber dans Les Colons de Catan est sans doute de s’être débarrassé de la monnaie. Faute d’équivalent universel, les joueurs en sont ramenés au troc, du bois contre du blé, du blé contre des moutons, des moutons contre des briques, et la difficulté à trouver le bon partenaire pour les échanges est l’un des éléments qui font le charme et l’intérêt du jeu. Bon, c’est quand même plus réaliste dans l’Âge de Pierre, il n’y avait sans doute pas de monnaie à la préhistoire.

Ad Astra, récemment réédité aux Etats-Unis sous le nom de Artemis Odyssey, est inspiré de Catan. Serge Laget et moi avons pris soin de conserver cet aspect. Il n’y a pas de monnaie, de crédits galactiques ou de dollars de l’espace, juste de l’énergie, de l’eau, de la nourriture et des minerais. Il est vrai que l’action est censée se dérouler dans un futur un peu angoissant, alors que la terre est en train de mourir, et les économies en crise ou en guerre retournent parfois au troc.
Petite remarque en passant, j’ai remarqué que, même dans les jeux où il n’y a pas de monnaie et dont le thème n’a rien à voir avec la finance, les joueurs ont tendance à appeler « banque » les stocks de cartes et pions non utilisés.

La mauvaise monnaie chasse la bonne

Pour l’auteur de jeu, la monnaie est de moins en moins un passage obligé, de plus en plus un outil que l’on peut bricoler, adapter, et le plus souvent limiter, pour mettre les joueurs devant des choix difficiles. Les monnaies des jeux sont donc de plus en plus souvent de mauvaises monnaies, qui s’échangent mal, se conservent mal, mesurent mal la valeur, se font concurrence.

L’inflation, dont j’ai déjà parlé, est souvent délibérément introduite par les mécanismes du jeu, pour augmenter les enjeux et permettre aux joueurs distancés de se refaire. C’est facile, il suffit de faire augmenter le stock de monnaie de tour en tour, de plus en plus rapidement. Je suis assez content de la manière dont cela est géré dans Vabanque.

Un autre moyen d’euthanasier les rentiers est simplement de les empêcher de conserver et faire fructifier leur argent. Certains jeux – aucun exemple ne me vient à l’esprit, mais je suis certain d’avoir déjà vu cela – limitent les sommes qui peuvent être conservées d’un tour sur l’autre. Dans d’autres, comme Citadelles, les plus riches deviennent presque automatiquement la proie des voleurs. Dans l’Or des Dragons, Michael Schacht et moi avons utilisé la légende de l’or des fées, qui disparait au lever du jour et doit donc être dépensé rapidement.

Pour contraindre les joueurs à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, pour les obliger à faire des choix, un jeu peut faire appel à plusieurs formes de monnaie qui ne sont pas convertibles entre elles. C’est le cas bien sûr dans Alhambra, de Dirk Henn, avec ses dinars, dirhams, ducats et florins (pourquoi pas doublons? dommage), ou Peanut Club, de Henri Kermarec, où les monnaies sont les chameaux, les cacahuètes et les millions de dollars. La limite entre monnaie et « ressource », un terme vague très utilisé dans les règles de jeu, peut alors être floue. Les cinq couleurs de mana de Magic the Gathering sont-elles de la monnaie ? Si oui, que dire des cinq ressources de Catan ?

Décréter que la banque ne fait pas et ne rend pas la monnaie est un astuce fort peu réaliste, mais techniquement très intéressante car elle peut obliger certains joueurs, souvent les plus riches, à faire des sacrifices. Il en va ainsi dans Kuhhandel, de Rüdiger Koltze, dans High Society de Reiner Knizia, dans Space Base, de John D. Clair, et dans bien d’autres jeux. Cela accélère également le déroulement du jeu en évitant des manipulations.

Je suis assez content de la monnaie du Trésor des Nains, qui devrait paraître en 2024. On y trouve les classiques pièces d’or, d’argent et de cuivre, mais il peut arriver que certaines pièces n’aient pas la même valeur pour tous les joueurs. Les enchères peuvent être payées en monnaie, mais aussi avec des gemmes qui fonctionnent comme une sorte de monnaie parallèle obéissant à des règles différentes, notamment pour le calcul du score. Le système monétaire un peu tarabiscoté, principe que j’avais déjà exploité dans Aux Pierres du Dragon, oblige les joueurs à des choix incessants et difficiles, puisqu’il ne suffit pas de savoir combien l’on est prêt à payer, il faut aussi savoir comment.

Les règles du jeu peuvent parfois illustrer des mécanismes financiers plus subtils, en donnant aux joueurs la possibilité d’épargner ou, plus souvent, d’emprunter. On peut hypothéquer ses propriétés au Monopoly, mais cela signale généralement que la faillite approche. Dans des jeux de gestion économique complexes, comme les nombreux jeux de trains américains de la série 18XX, ou Tokyo Metro de Jordan Draper, les joueurs en difficulté ou ayant des projets ambitieux peuvent emprunter à la banque, capital et intérêt étant dûs à la fin de la partie. On retrouve même cette idée dans des jeux plus simples, comme l’excellent Manila, de Franz-Benno Delonge, ou Homesteaders de Alex Rockwell. Dans Big Shot, un vieux jeu d’Alex Randolph qui mériterait une réédition, les taux d’intérêt augmentent même tout au long de la partie, ce qui peut pousser à s’endetter vite et parfois trop. Dans At the gates of LoYang, d’Uwe Rosenberg, les emprunts font directement perdre des points de victoire. À l’inverse, dans Iki, un joueur qui s’arrête à la banque peut échanger une grosse somme d’argent contre une somme plus grosse encore, ce qui n’est pas une mauvaise simulation du prêt à intérêt.

La monnaie comme thème

Dans certains jeux, peu nombreux il est vrai, la monnaie n’est pas seulement un élément, un mécanisme du jeu, elle en est le cœur et le thème. Il n’est alors question que de devises, de prêts, de taux de change ou d’intérêt, d’actions et d’obligations, de spéculation, voire d’achat à terme et d’effet de levier. J’ai parlé ici ou là dans cet article de QE, pour Quantiative Easing, un jeu sur la politique monétaire – si, si, et le jeu est surprenant. Ponzi Scheme et Dragon Interest sont des jeux de spéculation dans lesquels il faut savoir jusqu’où aller trop loin. Beaucoup de jeu assez anciens comme Acquire, de Sid Sackson, portent sur le marché des actions. La bourse faisant de moins en moins rêver, ces jeux se font aujourd’hui plus rares ou plus ironiques, comme Panique à Wall Street de Britton Roney. Chinatown, de Karsten Hartwig, et Lords or Vegas, de James Ernest et Mike Selinker, sont des jeux de spéculation immobilière bien plus modernes et intéressants que le Monopoly.

L’argent et la bourse peuvent aussi être le thème de petits jeux dont les cartes représentent soit des billets, soit des actions, sans être réellement intégrés aux mécanismes. Les exemples qui me viennent tout de suite à l’esprit sont deux de mes jeux de début ou de fin de soirée préférés, le Pit et le Big Deal. Le Pit, l’un des plus anciens jeux de société modernes puisqu’il fut publié en 1903, recrée l’ambiance de la bourse au temps où l’on hurlait autour de la corbeille. The Big Deal, ou Cover your Assets, de Brent et Jeffrey Beck, traite avec un certain humour des « signes extérieurs de richesse ». J’ai commis un jeu de carte sur le thème des investissements dans des startups technologiques, Venture Angels, qui n’a malheureusement été distribué qu’en Corée; mes amis japonais d’Oink games en ont un autre que j’aime beaucoup, Startups. On pourrait leur ajouter le bien nommé Money, de Reiner Knizia, plus abstrait, et quelques autres de moindre intérêt. Même lorsque les cartes représentent des billets de banque, elles n’y sont cependant pas vraiment utilisées pour faire des achats.

Lorsque j’ai commencé à réfléchir à cet article, je pensais pouvoir opposer assez clairement une « antiquité du jeu”, une époque où la monnaie était partout dans des jeux dont le but était de s’enrichir, l’exemple type étant le monopoly, et une période moderne, commençant dans les années quatre-vingt dix avec les Colons de Catan, qui aurait vu la monnaie presque disparaître. Comme vous l’avez vu, je me trompais. La monnaie est devenue plus discrète, mais elle reste très présente notamment dans tous les jeux de gestion ou de développement, des choses qui effectivement ne se font pas sans argent.

Et, oui, je sais, il faudrait faire une comparaison avec les jeux videos, qui font de la monnaie des usages un peu différents et très intéressants. Je ne connais pas assez bien le sujet pour m’y engager.



I plan to retire from my day job teaching economy in high school in February 2024. This might be an opportunity to try working more and differently in the small world of games. Since I don’t know what exactly I want to do then, I’m open to all kind of proposals… In the meantime, for my last year in front of students, I have to tackle with a curriculum I didn’t teach for quite long, and which I don’t like much, except for a few chapters, among which the one about money. The reason why I have long been interested in the history and theory of money might be that, in some way, the very real money has something in common with the virtual worlds of games.

What money has in common with games

I’m often asked about my definition of games. I usually dodge the question and explains that I don’t need a definition of gaming to design games, no more than I need a definition of education to teach. I feel with gaming a bit like Saint Augustine with time – I know very well what it is as long as I’m not asked to explain it. And when I try, like I will do here, to explain it, it’s not by necessity but by play.

I won’t discuss here the many definitions of games which have been proposed by historians and philosophers, like, in French, Johan Huizinga, Roger Caillois or more recently Colas Duflo. There is certainly also an English language intellectual tradition of discussing the nature of games, I didn’t look into it. Having not found a satisfying definition of the essence or function of games, I usually do with an empirical one, made of two characteristics, an arbitrary set of rules and a complete separation from the real world, the latter being sometimes called the “magic circle” of gaming. Unless we consider it to be the synthesis of the two first ones, a third characteristic might be need, simplicity and understandability. Reality is complex, incomprehensible and probably absurd, games are simple, understandable and certainly absurd.
The main interest in defining what exactly a game is is to discuss the few borderline cases. There are simple and more or less arbitrary sets of rules whose separation from reality is partial and/or debatable, such as lotteries and gambling games, educative and other “serious” games, competitive sports, duels, Russian roulette, religious beliefs and rituals, and a good deal of what mathematicians discuss in their so-called “game theory”. There is some play between game and reality. There are also virtual worlds, clearly separated from reality, who can only partially be described by a set of rules, such as role playing games and some video games – are they games or literature ? It also depends on how we define literature…

“Gamification” is the process of using in real life rules and processes borrowed from game, sometimes in order to make the reality easier and simpler to navigate, more often to hide its true nature and stakes. It was all the craze in the years 2000, but it’s nothing really new. The whole system of marks and grades used in school is one of the most systematic cases of gamification, and not really fun. Money works in a very similar way.

Economists define money by its three main functions, medium of exchange, unit of account, storage of value. In our capitalistic system, it also has a forth function that players may see more clearly than other people because they are used to it – it’s a scoring system, what sociologists call a “sign of social status”. Through these four functions, money is both the engine and the fuel – a gas – of what we should call “capitalistic gamification”. Money is, quoting the words of XIXth century economist Jean-Baptiste Say, a veil covering the complexity of relative prices, utilities and social relations. Fostering trades and pitting people in competition with each other, money transforms social reality into a sham game. It makes people live according to a set of rules, that of market exchange, and for an arbitrary goal, being richer than one’s neighbor. It certainly helped pacify human relations and improve living standards. Unfortunately, having become the only way to measure success, and having made success an individual matter, it is now one of the mechanisms throwing earth and humanity into a self-destructive spiral, with no way out in view.

Money and games

Anyway, if money has some characteristics of a game, it is not one. It is a pure convention, a ruleset, a scoring system, but it is traded for very real stuff and is at the heart of very real social relations. Most of all, it doesn’t really foster imagination. It is therefore a bit surprising to find it everywhere in games whose only goal is to give us a short-lived and conscious break from reality. The explanation is not ideological but technical : Money has in boardgames and video games more or less the same functions as in real life. It is used to reckon the value of cards, tokens and other stuff. It is used to trade with other players and with the game – which, in this case, is significantly often nicknamed “the bank”, both in English and in French – I’m curious ti know if it’s the same in other languages. Even when getting rich is not the goal of the game, these trade systems are often an essential part of the gameplay.
Most of the gamers have never taken part in an auction, neither as a seller or a buyer. There are, however, many auction games. the reason is simple – auctions are an easy and dynamic way to generate tensions between the players, and to have all players engaged simultaneously. And where there are auctions, money is needed. I won’t give the whole list of the auction games I’ve designed or co-designed, it’s one of my favorite genres and probably the one I’ve most contributed to.

Playing games with money

All the definitions of gaming I’ve seen have one element in common, the idea of a strict break from reality. This make the idea of gambling games, games played with actual money like poker or blackjack, paradoxical. I’ve sometimes heard, in late half-drunk discussions in Essen or Indianapolis, people arguing that they should not be labelled games, that gaming and gambling were two different things. Those who say this have usually never played any gambling game. Those who play poker, and I used to play it a lot, know quite well that is a game, that the feeling it generates is very similar to that generated by other boardgames – even when, and this brings back the paradox, poker played for nuts or matches doesn’t work. Good chess players are often good poker players as well. And what about backgammon ? It’s not possible to argue that it stops being a game when you add a doubling dice, which is a very gamey mechanism.

Gambling games are games. They are even very efficient games because, even when the stakes are real, they are clearly apart from normal time and life. They have a beginning and an end and, more importantly, the way they distribute money among players has nothing in common with that of the real world. The money won or lost at games is not a labor or capital income, it’s a gaming income. The strong reality of the stakes only reinforces the game tension, and doubles it with a kind of drunken and tragic irony. If gambling games have no theme, are purely abstract, it is to remind everyone of the “magic circle”, of the separation from the real.
Even when winners don’t always get money, the same could be said of bingos and lotteries – they only work as games of luck because they happen at a specific time, often in a specific place, and because reality is not entirely governed by chance.

A game is still a game even when it is also a job. Professional chess players, or football players because many sports are also games, play the same game as amateurs, with the same rules, even when the stakes are higher. Similarly, since I am a boardgame designer, playing games is part of my job. I write down all the games I buy as business expanses, though not the beer and whisky I dring when playing. I nevertheless still play the same games as all other players around the table.

What can I say if collectable card games – Magic the Gathering, Pokemon, may be soon Lorcana ? Money is not is not in the game itself, but is all around. The player who spends the most real money in cards is most likely to win. I don’t know, though, if the biggest buyers are players or pure collectors – probably both.

I won’t talk here about video games, which many gamers know much better than I do. The same reasoning could probably apply to the many video games in which real money can be spent to buy cards, items or abilities, and even to all those for which there is an exchange rate, official or not, between real and game currency. There is some smuggling at the boarder between game and reality, but it’s not enough to make this boarder disappear.

Texts like Shirley Jackson’s The Lottery, Jorge Luis Borges The lottery in Babylon, or Philip K. Dick’s first novel, Solar Lottery, show the absurdity of letting the game becoming the world.

Currency itself can even be the only game component. Of course, there’s Head or Tails, but it is rather weak game and not really a gambling one. Crokinole like games played with coins don’t qualify either.
What’s more interesting is
Liar’s Poker – not the dice game played in Europe, but the banknote game similar to Perudo. I learned about in a novel by one of my favorite American writers, Robert Russo, The Risk pool.

Here are the rules, if you don’t know them:
The two players each bring a banknote of the same value. Players in turn announce a minimal number of occurrences of a given digit on the two serial numbers. The opponent must then either challenge the claim or make a higher one. challenge the bet. If, for example, a player bets “four 6es”, their opponent can call the same number of a higher digit, say “four 7s” or “four 9s”, or a higher number of any digit, “five 4s”, “five 6s”… This goes on until a player challenges their opponent, and serial numbers are revealed. Of course, the winner of the bet keeps both banknotes. In a tournament, I remember organizing one a dozen years ago, the winner of a duel can either keep their banknote or change for one they have won in earlier duels.

Inflation

What mathematicians strangely call game theory doesn’t deal with all games, and doesn’t deal only with games. It can nevertheless help to understand some games, especially those who use money. One of the interesting distinction it makes is between zero-sum games and positive-sum games, or win-win situations.
Closed games played with real money, like poker, are necessarily zero-sum games. Every cent a player wins has been lost by another, and vide versa. The illusory feeling of inflation is only due to rebuys, and sometimes intoxication. There are real money win-win, and lose-lose, situations in real life, but these are not games.

On the other hand, games using a virtual currency, the best known being Monopoly, are often positive-sum. The very game mechanisms – for example getting money when you pass through the starting space, when you rob a bank, when you fin a hidden treasure – regularly increase the amount of money in the game, and everyone can get richer. As a result, the prices paid in trades between players, or in auctions, tend to increase at a rate that would push to suicide any finance minister or central bank CEO. In betting games, stakes increase. The extreme case is probably QE – for Quantitative Easing – in which players can create money as they wish, with no limit. The game only works thanks to an unrealistic twist, the highest bidder is always ignored, and the second highest wins the auction.

For game designers, inflation is not a scary monster, and can even be a useful feature. It is hard to maintain, or even increase, the tension in a long game. It requires on the one hand that all phases of the game are critical, and on the other hand that a losing player can always come back – or at least think they can. A simple way to do thus without tweaking the rules is to regularly up the stakes with bringing more money from the “bank” into the game, like Leo Colovini and I did in Vabanque.

Prototyping stuff

Money, it’s a gas

In Monopoly, but also in all of the games it inspired during the post-war boom, money is not only the “sinews of war”, as in a French proverb, or the fuel of trade, it is also the goal of the game. Richest player wins. It is still the case, and when the rules are explained, there’s always some clever guy adding “like in real life” – because, luckily, it’s still a bit more complex in real life. In French, earning a living is « winning one’s life ».

Among the games I’ve contributed to, in Draco and Co, Silk Road, Key Largo, Vabanque, Santa’s Little Elves and probably a few others that don’t come to my mind now, whoever has the most money at the end of the game is the winner.

Dragons are very human-like – they also just want to get the most money.

Sometimes, it can get a little confusing. In Draco and Co, tied high-scores are eliminated, which makes no sense thematically, but does allow for a few nasty tricks in a game where the scores are fairly small and grainy. In Cleopatra and the Society of Architects, by Bruno Cathala and Ludovic Maublanc, the richest player wins, but only after the most corrupt has been thrown to the crocodiles. In Carlo Rossi’s The Rich and the Poor, the one who has given the least to charity is eliminated. The authors of these games are not aiming at giving a moral vision of capitalism. They might want to poke fun at it, but most of all they introduce a mechanism that encourages players to take risks and prevents them from knowing for sure who’s winning.

Conversely, in High Society, by Reiner Knizia, players must spend their money to acquire the best art collection, but without overdoing it, since at the end of the game, the poorest player is eliminated before checking who wins.

More often, money is still there but is mostly used to trade with “the bank” or with other players. It is no longer the goal of the game but it is its fuel. In some games, money left at the end of the game has no value, and feels like a wasted opportunity. Often, it can be converted into victory points, at a more or less interesting rate, remaining one of the many elements which must be combined to win the game. A good example is the management game Iki, which I have played a lot these last months.

In one of my favorite own designs, Treasure of the Dwarves, which will be out next year, Money, made of gold, silver and copper coins, has been tuned to count for roughly one third of players’ scores, the two other third being made with other parts of the game. I could easily find many other examples since money is an ingredient of most point salads.

In Inka & Markus Brand’s Raja of the Ganges, each player has two scoring tokens for money and prestige, which rotate in opposite directions. The goal os to have both tokens cross paths, which can be achieved with being more cool than rich or more rich than cool.

All kinds of money

Be they hearts, stars or anything, when Prestige, Influence or Victory points can be spent to play one more action, to buy a card, a resource or a meeple, they are a currency, money by another name. There are sometimes sound thematic reasons for this, and all the Dune themed boardgames use spice as money. Sometimes, it’s just that the word money has become unsexy and even a bit shameful. In Jacques Bariot and Guillaume Montiage’s Kemet, they are victory points, which makes sense if you see Gods as gullible and corruptible beings whose favors can be bought with praying. In Philippe Keyaerts’ Smallworld, victory points look very much like gold coins and are spent in a tun order auction. In Diamant, for example, players pick up gems – diamonds worth 5 and rubies worth 1 – but it’s just like picking up coins. The American edition is even called Incan Gold, not Incan Gems.

Some other game resource can be used as money. In Luis Brueh’s Night Parade of a Hundred Yokais, spermatozoids spirits can buy the Yokai’s favors. In Uwe Rosenberg’s Patchwork, buttons are both money and victory points. In Tom Lehman’s Race for the Galaxy, any card can be spent as money. These two or three last years, publishers have favored consensual settings with big trees and cute animals, where the money can be berries or nuts – btw, in French, hazelnut is a cute slang word for money.

Conversely, sometimes what is called money in fact isn’t. Rupees in Jaipur, Dollars in Union Pacific cannot buy anything and are just victory points.

Coins and banknotes

In the few games I played as kid, money was usually made of paper banknotes in different colors and denominations, like in Monopoly. Nowadays, it is more often made of cardboard printed coins, or sometimes of simple wooden or plastic coins in two or three colors – yellow is gold, grey silver, brown is copper or bronze, it depends and doesn’t matter. When a publisher want to “deluxify” a game, the first and easiest step is usually to ad nice metal coins, almost true ones.

The first explanation that comes to mind is that games of the sixties and seventies, times of optimism and economic growth, had mostly contemporary settings. Now that present and near future are no more something to dream about, most games have historical or fantasy settings. One cannot imagine a dragon seated over a pile of highly inflammable paper notes and, in the recent remake of Jesse Li’s Ponzi Scheme as Dragon Interest, banknotes have been replaced with metal coins. The currency is not always named, there are often just coins of value 10, 5 and 1. It’s even the case in Sebastien Pauchon & Bruno Cathala’s Oliver Twist, which would have been more fun and thematic, though not necessarily as easy to play, with pounds, guineas, shillings, farthings and pennies.

Money in a random selection of games from my shelves.

It’s not that simple though, and many games in a contemporary or relatively recent setting, especially among the so called “eurogames” use cardboard coins. Ted Alspach’s Suburbia, or Masao Suganuma’s Machi Koro, have gold, silver and copper coins which feel a bit incongruous in today’s suburbs. In Toshiki’s Sato Happy City, they are replaced with ugly casino-like tokens which feel more contemporary but not quite appropriate either
Everything is possible in Science Fiction. Jacob Fryxelius’
Terraforming Mars has a very realistic graphic style, but money is represented by gold, silver and bronze cubes !

I remember that, for the first edition of Key Largo, in 2005, we discussed the choice between paper currency and cardboard coins with the publisher. I favored banknotes, because the game’s action takes place somewhere between the forties and the nineties, but coins would not have been incongruous either, since the treasures brought back by the divers were supposed to be much older. The French and US versions use banknotes, but they have been replaced with cardboard coins in the Polish edition.

Printed banknotes on thin paper, like in Monopoly, look a bit like today’s money, and give games a realistic feel. Inflation, especially, feels more realistic with banknotes than with coins. but, when inflation start spiralling out of control, like in QE, money can only be kept track of through writing. Banknotes are also the way to go when players must discreetly pass banknotes to each- other, like in Stefan Dora’s Intrige.

Conversely, the use of coins to represent large sums of money can make the game feel less realistic. This is even more true when these coins look exotic – that’s easy, just make a square hole in the center. That’s why we find them not only in fantasy or historical games, but also in games where money is not the heart of the system, like Jamey Stegmaier’s Scythe, whose coins are really cute. The triangular coins in the new edition of Mascarade make it feel more exotic than the older one, with its European medieval setting. Shiny pearls money also make for a nice change of scene in Bruno Cathala & Charles Chevalier’s Abyss.

Of course, there are also more trivial reasons for the publishers’ choices. Banknotes are slightly more expensive to print than cardboard coins. Some players don’t like them because they’re supposed to become sticky with use, and issue I’ve never encountered with my own games. Having usually all the same size, banknotes make easier for players to hide their fortune; it’s a necessity with some games, a problem with other ones. Anyway, when the designer and publisher really want everyone’s fortune to be visible to all, the only way is to have a money track with one pawn for every player.

When money disappears

We imagine medieval and fantasy settings with gold and silver money, be they crowns, doubloons guldens or florins. One of Klaus Teuber’s genius strokes in Settlers of Catan was to get rid of all this. With no universal mean of exchange, players have to barter, make arrangements to trade wood for wheat, wheat for sheep, sheep for bricks, etc. The difficulty in finding trading partners is one of the highlights of the game – even when this sounds more realistic in a prehistory themed game like Stone Age.


Ad Astra, recently revamped and republished in the US as Artemis Odyssey, is inspired by Catan. Serge Laget and I deliberately kept this feature. There are no space dollars or galactic credits, only energy, water, food and various ores. It can make sense – the action takes place in an stressful future, when the earth is dying, and economies under stress or at war often go back to barter.
Anyway, even in games with no actual money and a setting which has noting to do with finance, I’ve noticed that players tend to call “bank” the stock of cards, tokens and other resources.

Bad money drives good one out

For game designers, money has become a tool which can be adapted, twisted, often limited, to generate challenging players choices. This is why so many recent games have what economists would call bad or incomplete moneys – money which are difficult to trade, difficult to stock, difficult to use to measure value.

I’ve already talked of inflation, which is often deliberately introduced in the game, so that stakes get higher when the game goes on and losing players get some chances to come back. This is very easy to implement, just bring more money in the game every round. I really like the way we did it in Vabanque.

Another way to euthanize the rentiers is to prevent them from keeping their cash. Some games – I’ve no example in mind at the moment, but i know there are a few – have a limit on the amount of money or money-like resource that can be kept from round to round. In many games, like in Citadels, the more cash you keep, the likelier it becomes that you will be robbed. In Fist of Dragonstones, Michael Schacht and I introduced fairy gold which, like in the fools gold legend, disappears at the end of the day and must therefore be spent at once.

To prevent players from putting all their golden eggs in one basket, to force them to make choices, a game can have several kinds of non-convertible currencies. The best known example is Alhambra with its dinars, dirhams, ducats and guldens – why not doubloons ? -, another one is Henri Kermarec’s Peanut Club, where currencies are camels, peanuts and millions of dollars. In such cases, the difference between money and “resource”, a vague wording overused in game rules, becomes blurried. Can we consider that the five colors of mana in Magic the Gathering are money ? If they are, what about the five resources in Catan ?

An unrealistic but very interesting twist is to decide that the bank doesn’t make change and doesn’t give change back. It forces players, and especially the richest ones, to optimize the way they spend their cash. This is a relatively common rule, which can be found for example in Rüdiger Koltze’s Kuhhandel, in Reiner Knizia’s High Society or in John D. Clair’s Space Base. It also makes the game play faster.

I am quite proud of the way I dealt money in my upcoming game Treasure of the Dwarves, which should arrive in 2024. It has the usual gold, silver and copper coins, but their relative values can differ between players. Bid for auctions are made with money, but also with gems which are a kind of parallel currency with different scoring rules. The convoluted monetary system, an idea that was already in Fist of Dragonstones, forces the players to make difficult choices. It’s not only about how much to pay, it’s also about how to pay.

The game rules can even go into more complex money mechanisms, allowing players to loan or, more often, borrow money. Monopoly player’s can mortgage their properties, though it’s rarely a good move. In complex economic management games such as the train games of the 18XX series, or in Jordan Draper’s Tokyo Metro, players short on cash or with ambitious investment projects can borrow from the bank and pay back capital and interest at the end of the game. It is sometimes even the case in simpler games, like Franz-Benno Delonge’s masterwork Manila, or Alex Rockwell’s Homesteaders. In Alex Randolph’s Big Shot, an old game which would deserve a new edition, interest rates raise from turn to turn, encouraging players to borrow early, and sometimes too much. In Uwe Rosenberg’s At the Gates of Loyang, players lose points for every loan. Conversely, in Yamata Kooda’s Iki, a rich player can stop at the bank to trade lots of money for even more money, not a bad simulation of short term interest.

Money as a theme

There are a few games in which money is not just one element, one mechanism, but is the heart and the theme of the action. These games are all about currencies, loans, interest or exchange rates, stocks, speculation or even forward purchase and leveraging. I have already talked a bit about QE, a game about central banks monetary policy – it doesn’t sound very sexy, but the game is actually fun. So are Ponzi Scheme and Dragon Interest, two speculation games in which players must know when to stop borrowing. Many games from the seventies and eighties, like Sid Sackson’s Acquire, deal with the stock exchange market. Since stocks don’t make us dream any more, they have become rarer, or ironic like Britton Roney’s Panic on wall Street. If you want a modern and interesting take on the real estate market Karsten Hartwig’s Chinatown and James Ernest & Mike Selinker’s Lords of Vegas revisit the monopoly story in much more challenging ways.

Currency and stock exchange are also the settings of many small cardgames whose cards represent either banknotes or company shares, but whose mechanism have little to do with actual money or speculation. The two example which come to mind are two of my favorites game night opening or closing games, The Pit and The Big Deal. The Pit, one of the earliest modern board games since it was published in 1903, recreates Wall Street’s feel in the time when traders were really shouting around the pit. The Big Deal, aka Cover your Assets, by Brent & Jeffrey Beck, is a humorous take on wealth as a status symbol. I have designed a game about investing in startups, Venture Angels, and y friends at Oink games another one, Startups. Reiner Knizia did several, the best know being simply called Money. Even when these games’ cards figure banknotes, they are not used to buy other stuff and are therefore not really money.

When I started writing this article, I imagined two ages of money in boardgames. The antiquity, when money was omnipresent, the archetypal game being Monopoly, and the moderne era, starting in the 1990s with Settlers of Catan, when money started to disappear. I was wrong. Money has become more discreet, often subsumed in more complex economic systems, but it’s still there, mostly but no only in management or development games – these are things one cannot do without money.

And, yes, I know, a comparison with video games could be very interesting. The use of money in these games is even more fascinating, but i don’t know the subject well enough to write about it.

Ethnos, Archeos Society et l’interaction dans les jeux
Ethnos, Archeos Society and interaction in game design

Paolo Mori, auteur du génial Unusual Suspects, mais aussi de jeux plus ambitieux comme Libertalia ou Dogs of War, est l’un de mes créateurs de jeux préférés. J’avais de mes quelques parties d’Ethnos, originellement publié par CMON en 2017, un excellent souvenir, même si le jeu ne semblait pas tout à fait fini. Les choix graphiques étaient discutables, un peu plats. La carte divisée en six régions ne servait pas à grand-chose. Bref, un jeu au potentiel énorme, mais qui semblait avoir été développé et édité à la va-vite.

Je me suis donc réjoui lorsque j’ai appris que l’équipe des Space-Cowboys, qui avait déjà édité un autre excellent jeu de Paolo, Libertalia, préparait une nouvelle version d’Ethnos. Archeos Society vient de sortir, il est magnifique. J’en ai vite fait deux parties qui sont tombées un peu à plat. Ne me souvenant plus bien des règles d’Ethnos, je suis allé rouvrir ma vieille boite pour voir ce qui avait changé. J’ai tout de suite compris le problème, qui me semble illustrer une erreur que font aujourd’hui la plupart des éditeurs : vouloir expurger les jeux de tout ce qui est un peu agressif parce que la guerre, la violence, tout ça, c’est mal (et ça ne se vend pas).

La guerre, la violence, c’est en effet très mal dans la vraie vie, mais cela ne pose pas de problème dans les films ou les romans. Il ne devrait pas en aller autrement dans les jeux, d’autant que c’est un excellent moyen de générer de l’interaction entre les joueurs. La baston n’était déjà pas très sanglante dans Ethnos, qui était plus un jeu de majorité que d’affrontement, et je pense qu’il aurait fallu en rajouter un peu en permettant à certains peuples de franchir les frontières pour attaquer les voisins. Le choix inverse a été fait dans Archeos Society, où les rivalités pour le contrôle des six régions ont été remplacées par l’avancement de pions sur des pistes. Ce ne sont même pas des courses, il n’y a pas de prix pour le premier où de possibilité de faire un croche-pied à celui qui vous dépasse. Le fun, l’intérêt, l’interaction ont été supprimés et remplacés par des systèmes de score tarabiscotés, différents sur chaque piste, poussant chaque joueur à faire ses calculs en ignorant complètement ses adversaires.

Bref, même si les neuf-dixièmes des règles sont identiques, Ethnos et Archeos Society sont des jeux très différents. Ethnos était un jeu léger, que l’on jouait avec et contre ses adversaires. Archeos Society est, pour l’essentiel, un exercice d’optimisation mathématique que l’on fait chacun pour soi. Ethnos était un jeu simple, amusant, méchant, tout public. Archeos Society est un jeu sérieux, froid, techniquement intéressant mais qui reste sans doute trop simple pour les amateurs de gros jeux stratégiques.

Beaucoup d’éditeurs sont convaincus qu’un jeu de société ne peut aujourd’hui être un succès que s’il est gentil – gentil rose ou gentil vert -, si l’on peut jouer pour soi sans jouer contre les autres. J’ai récemment discuté avec l’un d’entre eux, qui envisageait de rééditer Isla Dorada, jeu méchant s’il en est, mais en en retirant les possibilités de blocage qui en font tout le charme. Curieusement, ceux qui tiennent ce discours citent toujours les deux mêmes mauvais exemples, Les Aventuriers du Rail et les Colons de Catan. Ce sont certes d’excellents jeux grand public mais, si l’on ne s’y fait pas vraiment la guerre, la course et le blocage y sont très présents.

Alors, certes, j’aime bien les jeux un peu agressifs, un peu méchants, ou pour parler politiquement correct « interactifs ». C’est un goût personnel, mais je pense qu’il reste très partagé, et sans doute plus dans le grand public que dans le petit milieu des professionnels et des initiés du jeu de société. J’en suis suffisamment convaincu pour continuer à faire des jeux « interactifs ».


Quelques jours seulement après avoir écrit cet article, je suis tombé sur un tweet de mon ami Eric Lang dans lequel il mettait en avant une autre manifestation de la même erreur d’analyse.

Il constatait que beaucoup de la complexité inutile des jeux de société récents était due à la volonté de minimiser les « feel bad moments », expression que je ne sais pas trop comment traduire, disons les moments où un joueur peut avoir l’impression de s’en prendre plein la gueule. Je n’avais pas employé cette expression, mais c’est précisément pour cette raison que les régions d’Ethnos sont devenues les pistes de score d’Archéos Society.
Eric pointe sur un autre procédé des éditeurs, qui demandent au concepteur du jeu d’introduire des « compensations » pour le joueur qui perd un combat ou une majorité, que ce soit à la suite d’un manque de chance ou d’un bon coup adverse, afin que la perte ne soit pas trop fortement ressentie.

C’est généralement une erreur pour deux raisons. D’abord, comme le remarque Eric, parce que ces « compensations », par exemple des bonus à utiliser plus tard pour modifier un jet de dé, complexifient les règles. Mais aussi et surtout parce ces « feel bad » moments, font partie du plaisir du jeu, ne serait ce que pour mieux mettre en avant les « feel good » moments. Un jeu où on ne rate jamais vraiment son coup, c’est aussi un jeu ou l’on ne réussit jamais vraiment, c’est un jeu plat.

Eric cite comme exemple King of Tokyo, de Richard Garfield, mais mes plus grands succès, Diamant, Mascarade ou Citadelles sont aussi des jeux qui peuvent parfois sembler injustes. Non seulement cela ne pose pas de problèmes aux joueurs, mais je suis convaincu que c’est une des raisons de leur succès.

Si je prends l’exemple de Citadelles, les alternatives à l’Assassin, Sorcière et Magistrat, sont effectivement une réponse à une demande de l’éditeur, qui voulait que le joueur tué, parfois un peu par erreur, ne perde pas complètement son tour. Je ne joue jamais avec ces personnages plus complexes, et je ne crois pas que beaucoup de joueurs y aient recours. L’assassin est injuste, mais il est aussi tellement plus simple et plus drôle.

Je ne suis pas toujours opposé aux compensations. Quand cela rentre dans le thème, ne complique pas trop les règles, ne ralentit pas le jeu et peut relancer la partie, pourquoi pas. Dans un de mes prototypes, le singe qui réveille le tigre reçoit un brin de moustache qu’il pourra utiliser plus tard pour refuser une carte et en piocher une autre. Cela passe parce que c’est simple. Trop souvent, et je m’y suis parfois laissé entraîner, les compensations s’accumulent au point qu’il devient presque indifférent de perdre ou de réussir un jet de dé, de piocher une bonne carte ou une mauvaise, et le jeu perd alors tout son sel.

J’ajouterai que les éditeurs qui cherchent à minimiser ces « moments négatifs » se méprennent assez largement sur la nature du plaisir ludique. Bien sûr, quand on joue, on cherche à gagner, c’est le principe même du jeu. Mais ce qui apporte le plaisir du jeu, ce n’est pas le résultat, la victoire, c’est la tension qui y mène – ou pas. On ne se souvient avec plaisir des parties que l’on a gagné que quand on a failli les perdre, et on se souvient avec le même plaisir de celles que l’on a perdu mais que l’on aurait pu gagner. Pourquoi tant de gens jouent-ils au poker, qui n’est guère fait que de “feel bad” moments ?

Ces éditeurs – pas tous, heureusement – me semblent oublier que les jeux sont achetés par des gens qui aiment jouer, qui cherchent à gagner mais acceptent de perdre. Les gens qui n’aiment pas perdre ne jouent pas.


Quelques mois plus tard encore, je me suis rappelé la grande théorie de mon ami Bruno Cathala, selon laquelle le plaisir du jeu vient en grande partie de la frustration du joueur à qui il manque toujours une carte, un point d’action, un jet de dé, une case pour pouvoir faire ce qu’il veut. Cette frustration est très voisine de celle que j’ai décrit plus haut, que ressent le joueur qui prépare longuement son coup… pour se faire soudain bloquer par une route ou un ouvrier posé par le joueur à sa droite. Elle est bien sûr tout aussi présente dans les jeux coopératifs, où c’est le système qui vient nous embêter.

Cet article a généré, depuis que je l’ai publié, pas mal de discussions parfois un peu arrosées avec d’autres auteurs de jeux. Si tous ne mettent pas toujours en avant la même émotion négative, je ne crois pas qu’il y en ait un seul qui m’ait dit faire, ou chercher à faire, des jeux « positifs ». C’est un fantasme d’éditeur, et un mauvais argument commercial qui repose sur une méconnaissance des joueurs et des mécanismes du plaisir ludique.



My favorite game by the talented designer Paolo Moris is certainly Unusual Suspects, but he mostly designed more ambitious stuff, games like Libertalia or Dogs of War. I played a few games of Ethnos, when it was published in 2017 by CMON, and thoroughly enjoyed them, even when the game felt a bit unfinished. The art was good but the graphics bland. The map was divided in six regions which didn’t mean much in game terms. It felt like a fabulous game which had been developed and published a bit too fast.  

I rejoiced when I heard that the Space Cowboys team, which was already responsible for publishing another of Paolo’s great designs, Libertalia, was working on a retheme of Ethnos. Archeos Society is just out, and it looks gorgeous. I played it twice and it fell flat twice. Since I didn’t remember Ethnos very well, I just opened my old box and browsed through the rules to check the changes. I instantly saw the problem. The game has been thoroughly expurgated from everything a bit aggressive, from every possibility to attack other players, because war and violence 1)are bad and 2) don’t sell. Such bowdlerization has recently become commonplace with game publishers.

War and violence are certainly bad in real life, but they are not a problem in novels and movies. They should not be either in games, especially since they make for an efficient way to generate interaction between the players. The fight was not very bloody in Ethnos, which was technically more an area majority game than a war game, and I think it could have been improved with the possibility, for some people, to cross borders and attack neighbors. Anyway, the opposite has been done in Archeos Society, where the rivalry for the control of the six regions has been replaced with simply moving players pieces on various scoring tracks. These are not even race tracks, since there’s no bonus for the first one past the post, and no possibility to trip opponents up. The fun and interactive part of the game has been replaced by complex scoring systems, different on every track, so that each player makes their own calculations, mostly ignoring opponents.

As a result, even when nine tenths of the rules are the same, Ethnos and Archeos Society feel completely different. Ethnos was a true game, played with and against opponents. Archeos Society feels like a math optimization problem. Ethnos was simple, fun, nasty, a game for every casual gamer. Archeos Society feels serious, cold, technically challenging but still probably too simple for hardcore gamers.

Most publishers nowadays seem to believe that a game can only be a major hit if it is cute – meaning either pink cute or green cute – if one can play for oneself without playing against the other. I even recently got an email from a publisher who wanted to republish Isla Dorada, a deliberately nasty game, with removing  the blocking possibilities which make most of its charm. Ironically, those who adhere to this narrative always give the same two examples, Ticket to Ride and Settlers of Catan. Both are outstanding games, and not about war, but blocking, and sometimes aggressive blocking, is one of their essential features.

I like aggressive, even mean, games – or, to use the euphemized term, interactive games. It’s a personal taste, but I think it is a very common one, and probably more among casual gamers than among hardcore ones and publishers. And I intend to keep on designing “interactive” games.


A few days only after I posted this blogpost, I read a tweet by my friend Eric Lang, in which he highlighted another manifestation of most publishers’ aversion fore negative effects in games.

He noticed that some of the unnecessary complexity of modern board games came from trying to minimize “feel bad moments” in games. I didn’t use this wording, but it is for this exact reason that the regions in Ethnos have been replaced by scoring tracks in Archeos Society.
The other reaction pointed by Eric is publishers asking the designer to add “compensations” for the player who loses a fight or a majority, be it because of bad luck or of an opponent’s clever move, so that the loss doesn’t feel too bad.

It is usually an error for two reasons. First because, and that was Eric’s main point, these compensations are added rules and make the game more complex. Another reason is that these “feel bad” moments are part of a game’s fun, if only because they help emphasizing the good moments. A game with no real bad moments is also a game with no real good moments – it feels flat.

Eric gives one example of game with simple rules bad moments, Richard Garfield’s King of Tokyo. My three best-selling games, Diamant, Mascarade and Citadels, are also merciless and even sometimes unfair. It doesn’t seem to be a problem for players, I even think it’s one of the reasons for their success.

In the recent editions of Citadels, there are two #1 cards designed to replace the Assassin, the Witch and the Magistrate. These two characters come from a demand by the publisher, who wanted to make the #1 character’s effect less violent for the affected player. I never play with these more complex characters, and I don’t think many players do. The assassin is so much simpler and more fun.

I’m not totally against compensations. If it fits with the story, if it doesn’t slow or complexify the game, if it adds to the tension, why not. In a prototype I’m working on at the moment, the monkey who wakes up the tiger can keep a whisker and use it later to discard a card and redraw. It’s OK because there’s a fun story in it, and it’s simple. In too many games, compensations are such that it doesn’t really matter any more if your die roll is a hit or miss, if the card you draw is good or bad – and the game becomes tenseless.

The publishers who want to minimize these “bad moments” misunderstand the essence of the gaming pleasure. Of course, players try to win, that’s the whole point of the game. The fun, however, is not in the result, in winning, it is in the tension, in trying to win. The games we best remember are those we won but nearly lost, and those we lost but could have won. Why do so many people play poker, a game which is mostly “feel bad moments”.

Many publishers – not all, luckily – seem to forget that the people who buy and play games are people who like playing. This means they try to win, but they dont mind losing. People who hate losing don’t play games.


A few months later, I remembered that Bruno Cathala had once explained to me his theory that gaming pleasure is largely based on frustration, on the players always missing one card, one action point, one spot on the die, on space on the track to do what they want. This frustration is not very different from that described above, of the player patiently preparing a move to see it blocked by a road or a worker placed the player on their right, just before their turn comes. It is not different in cooperative games, where blocking is done by the system.

This article has generated, since I published it six months ago, many half-drunk discussions with fellow game designers. While we don’t all claim to aim at the exact same negative emotion, I don’t think a single designer ever told me they design, or would like to design, entirely « positive » games. This idea is both a publisher’s fantasy, and a bad sales pitch due to a misunderstanding of gamers and the nature of gaming fun.

Quelques interviews

À quelques joueurs d’intervalle, deux interviews que j’ai récemment donné à des podcasts dludiques francophones ont été publiées sur le web. Les deux sont assez longues, et sont plus consacrées aux généralités sur le jeu qu’à la promotion de mes sorties récentes, d’ailleurs peu nombreuses.

Il y a quelques mois de cela, lors d’un passage à Nancy, dans les locaux de Iello, Laurène m’a interviewé pour son podcast “À quoi tu triches?”. J’y parle du jeu en général, de son histoire, de mon histoire et des jeux que j’aime bien.

La seconde interview a été enregistrée le dernier jour du festival des jeux de Cannes, et j’y discute avec Polgara et le Pionfesseur. On y est moins dans l’histoire, et plus de philosophie ou de sociologie du jeu. Ceci dit, c’était la fin du salon, j’étais fatigué, et je ne trouve pas toujours mes mots.

(Sorry, French only)

Retour à la nature
Back to nature

Il y a encore vingt ans, les thèmes les plus systématiquement exploités dans les jeux de société, les univers par défaut de la plupart des auteurs, moi le premier, provenaient de la littérature ou de l’histoire. La première apportait notamment les le fantastique, la science-fiction et l’enquête policière, la seconde les guerres, le développement économique et la colonisation. Aucun de ces thèmes n’a vraiment disparu, mais ils semblent de plus en plus, surtout sur les boites de jeux publiées en Europe et aux Etats-Unis, remplacés par des mondes moins marqués par l’homme, plus vierges, plus naturels – les fleurs, les arbres, les animaux et toutes ces sortes de choses. Entamée depuis une petite dizaine d’années, cette tendance s’est clairement accélérée depuis la fin de la crise sanitaire. Sans y être aucunement hostile, j’ai avec cette évolution quelques difficultés, tant ces thèmes ne me viennent pas… naturellement.

Les fleurs, les arbres et les oiseaux

Les jeux dans lesquels on plante des arbres, on cultive un modeste jardin, on protège les rongeurs ou les oiseaux, on gère une horde de loups ou un troupeau de bisons, sont à la mode. Il y a une trentaine d’années, de tels thèmes n’étaient guère abordés que dans des jeux très simples, destinés aux enfants. Ils sont aujourd’hui fréquents et appréciés dans des jeux pour adultes relativement complexes, comme les créations d’Elizabeth Hargrave, surtout connue comme l’auteur de Wingspan, qui s’en est fait une spécialité. De jeunes éditeurs, comme le français Palladis, semblent aussi vouloir se spécialiser sur ce « créneau porteur »

Si l’on peut encore considérer Wingspan comme un jeu familial, poids moyen, Woodcraft, de Ross Arnold et Vladimir Suchy, est d’un niveau de complexité qui le destine clairement à des joueurs expérimentés, les mêmes qui passent des heures sur de grands jeux de conquête ou de gestion.
Il ya bien eu quelques précureurs, et je pense par exemple à Agricola, de Uwe Rosenberg, paru en 2007 et devenu depuis un classique, mais ils étaient des exceptions. D’ailleurs, lorsqu’est paru Agricola, certains d’abord cru, ou fait mine de croire, à un jeu de stratégie sur la conquête romaine de la Bretagne. Si Uwe Rosenberg a continué à faire des jeux sur le thème de l’agriculture, qui semble particulièrement l’intéresser, il a fallu du temps avant que d’autres auteurs ne suivent son exemple.

La couleur verte, dont on disait dans les années quatre-vingt qu’elle ne faisait jamais vendre, est aujourd’hui omniprésente sur les boites de jeu.
J’ai cherché un peu sur le web francophone et anglophone des analyses un peu critiques sur cette tendance au “naturalisme ludique”, et n’ai pas trouvé grand-chose.

L’explication la plus souvent avancée, qui ne me semble pas suffisante, est que cette mode serait à l’initiative d’éditeurs recherchant des thèmes originaux, moins controversés, plus consensuels et plus intergénérationnels. Si les arbres et les animaux étaient en effet originaux, du moins pour des jeux qui ne sont pas destinés exclusivement aux enfants, il y a une dizaine d’années, ils ne le sont plus du tout aujourd’hui. Si la guerre, la conquête coloniale ou les enquêtes policières ne sont effectivement pas des thèmes très consensuels, l’argument ne vaut pas nécessairement pour le fantastique et la science-fiction. Ces derniers n’étaient peut-être pas intergénérationnels il y a quarante ans,  mais ils le sont sans aucun doute aujourd’hui.

Les joueurs passionnés sont statistiquement plutôt des hommes, et certains éditeurs pensent peut-être que des univers naturels attireront un public féminin. Je suis personnellement assez dubitatif sur l’idée que les femmes seraient, plus que les hommes, intéressées par les plantes et les animaux – par les chats, les fleurs et les petits oiseaux peut-être, et encore, même de cela je ne suis pas certain.

Plus qu’une recherche de consensus, c’est sans doute le besoin de réconfort face à l’angoisse contemporaine qui explique ce repli de l’imaginaire ludique sur une nature plus ou moins fantasmée. Entre la pandémie de Covid, le grand retour de la guerre en Europe, les dérives irrationnelles de la politique américaine, la misère et la pollution dans les rues, le réchauffement climatique auquel on ne peut plus faire semblant de ne pas croire, les principaux marchés du jeu de société sont, comme d’autres, touchés par une anxiété devant un avenir devenu plus inquiétant qu’excitant. En littérature, en musique, dans le monde du jeu aussi, les produits qui continuent à se vendre correctement sont les classiques, ceux que l’on a connu dans notre jeunesse, ceux qui nous donnent l’illusion que le monde ne change pas tant que cela. Mes jeux les plus anciens, Citadelles ou Diamant, se maintiennent mais mes nouvelles créations passent plus ou moins inaperçues, et il en va de même pour presque tous les auteurs. La nature, un thème éminemment rassurant, universel et intemporel, est alors pour les joueurs une autre manière de tenter de se rassurer, et les éditeurs ne font que répondre à la demande. Pour les auteurs, il y a sans doute un peu des deux.

On peut voir cela de façon plus positive et politique, se réjouir comme si jouer à planter des arbres, c’était déjà planter des arbres, voire sauver la planète. On peut sourire de la naïveté de cette confusion entre le jeu et le réel, on peut aussi s’en inquiéter. D’une part parce que, en prenant le jeu trop au sérieux, on lui ôte sa vanité, son inutilité, c’est à dire l’essence même du jeu, d’autre part parce qu’il est toujours dangereux de se bercer d’illusions. Jouer à des jeux gentils, généreux et écolos ne nous rendra pas plus gentils, généreux et écolos que jouer à des jeux méchants, généralement ceux que je préfère, ne nous a rendu méchants ou que jouer à des jeux idiots, ce qui détend quand même pas mal, ne nous a rendu idiots. On ne sauve pas plus la planète en jouant à sauver la planète que l’on ne fait la guerre en jouant à faire la guerre.

Il y a une dizaine d’années, je me moquais dans l’article qui reste le plus lu sur ce blog, Postcolonial Catan, de l’imagerie coloniale qui sous-tend les Colons de Catane et d’autres jeux de développement. Les jeux où l’on accumule des ressources pour construire des trucs qui produiront des ressources permettant de fabriquer des machins sont toujours là, mais ils prennent un tour écolo, un peu volontariste. On n’y cherche de moins en moins à bâtir des abbayes ou exploiter un continent vierge, et de plus en plus à cultiver son jardin, même si ce jardin peut rester assez exotique, comme le montrent les images ci-dessus.

L’ambition, ou la prétention, peut même aller jusqu’à reconstruire, à réparer une planète abimée. Je viens de lire les règles des Tribus du vent de Joachim Thôme, et je suis à peu près certain que le thème original du jeu était bien différent, que l’on y bâtissait des villages d’elfes ou de nains ou des châteaux médiévaux, et que c’est l’éditeur qui, pour être au goût du jour, a déplacé l’action dans un monde post-apocalyptique ou l’on construit des villages écolos.

Les esprits de la forêt

Le médiéval fantastique et la science-fiction avaient quand même un grand avantage pour les auteurs, celui de permettre à peu près n’importe quoi en termes de mécanismes. Tout effet bizarre pouvant se justifier par la magie ou la technologie du futur, le concepteur du jeu peut librement se concentrer sur l’intérêt tactique, sur les interactions entre joueurs, sans se soucier du réalisme. Avec les arbres, qui ont plus de racines que nous, et les animaux, dont les prouesses technologiques sont moindres que les nôtres, rien de tel n’est possible…. sauf à introduire là aussi une bonne dose de magie.

Du coup, on a vu fleurir dans les boites de jeu les esprits des animaux, des arbres et des sources, dotés de pouvoirs magiques. Parfois, ce sont les elfes de l’heroic fantasy, amis des arbres, qui deviennent les agents de la nature, ou les nains et gnomes qui sortent de leurs cavernes et se découvrent la main verte. Parfois ces esprits sont plus exotiques, souvent japonisants – le discours naturaliste est parfaitement compatible avec l’orientalisme.
On reste dans le fantastique, mais un fantastique à la sauce verte qui permet d’avoir un thème écolo tout en évitant les risques de confusion entre le jeu et le réel – sauf à croire vraiment aux esprits de la forêt. L’un de mes jeux préférés en ce moment, Parade of a Hundred Yokais, appartient à cette catégorie – même si l’on s’y tape un peu dessus quand même pour être le premier à bâtir un joli tori.

Histoire et nature

On peut mettre en scène la nature, les arbres et les animaux, sans nécessairement renoncer à l’histoire. Si les pandas sont sans doute les animaux sauvages les plus représentés sur les boites de jeux, les dinosaures et les mammouths suivent d’assez près. Dans des jeux récents comme Paleo de Peter Rustemeyer, ou Endless Winter de Stan Kordonskiy, les joueurs contrôlent des tribus préhistoriques face à une nature sauvage certes hostile, mais qui n’a pas perdu d’avance et dont elles font encore un peu partie. Les illustrateurs ne s’y trompent pas, qui dessinent volontiers sur les boites et les cartes des hommes coiffés de cornes ou de bois, sortes de druides ou de shamans prêts à invoquer les esprits des forêts et des montagnes.

La nature végétale et surtout animale est aussi de plus en plus présente, en arrière plan, dans les jeux mettent en scène découverte et exploration. Les explorateurs portent toujours leur casque colonial, mais ils font de moins en moins face à des indigènes armés de sarbacanes, et de plus en plus aux bêtes sauvages armées de crocs et de griffes, quand ce n’est pas aux esprits sylvestres locaux armés de leurs pouvoirs magiques. Dans une réalité où la nature semble une chose du passé, il peut être paradoxalement rassurant de jouer à des jeux où elle semble encore plus forte que nous.

Le zoo de Noé

Les jeux sur les animaux ne sont pas nouveaux. Quand on veut mettre le plus grand nombre possible d’animaux dans le même jeu, on se retrouve inévitablement soit à gérer un zoo, soit à bâtir l’arche de Noé.

L’Arche de Noé est le récit biblique qui a servi de prétexte au plus grand nombre de jeux de société. C’est sans doute un peu parce que l’épisode est perçu au moins autant comme un conte pour enfants que comme un dogme religieux, un peu aussi parce que l’idée de constituer des couples, puis de ranger des figurines d’animaux ou des cartes dans un espace limité, se prête assez bien à la création ludique. Beaucoup de ces jeux, mais pas tous, sont destinés aux plus jeunes. Mécaniquement, rassembler des animaux pour les enfermer dans un zoo n’est pas bien différent, et les jeux sur ce thème sont aussi depuis longtemps assez nombreux. Zooloretto, de Michael Schacht, a bien mérité son Spiel des Jahres.

Le problème bien sûr est qu’enfermer des animaux, c’est mal, tandis que les sauver de la noyade, c’est bien. Du coup, il est assez amusant de voir aujourd’hui un jeu de gestion de zoo, clairement destiné à un public de passionnés adultes, se cacher discrètement sous le titre Ark Nova, sans doute le résultat d’un intense brainstorming chez l’éditeur. Cela suggère une sorte de nouvelle arche permettant, peut-être, de sauver tout ce beau monde du réchauffement climatique, quand il ne s’agit, comme d’habitude, que de gérer un zoo, activité dans laquelle l’argent reste le nerf de la guerre. De même, il y a toujours des jeux dans lesquels on se déplace sur une carte d’Afrique pour trouver des animaux, mais cela fait déjà une vingtaine d’années qu’on ne les y chasse plus. Aujourd’hui, on ne les capture même pas, on se contente de les observer, osant à peine les prendre en photo.

Tant que nous parlons d’Arche de Noé, je viens de voir passer l’annonce d’un nouveau jeu, The Flood, dans lequel…. chacun bâtit son arche ! L’éditeur très chrétien semble ne pas vouloir trop insister sur ce qu’il pense être un bug vaguement hérétique ; il aurait à l’inverse dû construire toute la promotion du jeu sur ce point plutôt amusant. Je regrette de ne pas y avoir pensé plus tôt, mais je peux encore faire un jeu où chaque joueur contrôle un groupe de hobbits et cherche à être le premier à plonger son anneau unique dans le gouffre de la montage du destin.

Végétarianisme et mignonnitude

Mes compétences en botanique étant assez limitées, je suis bien incapable de vous dire quelles espèces d’arbre apparaissent le plus souvent sur les boites de jeu, et je doute que l’exercice soit très révélateur. Pour les animaux sauvages, en revanche, je me débrouille à peu près, et le résultat est plus intéressant. Le lion, le roi des animaux, est bien sûr fortement représenté, mais le cerf, tout ausi noble et fier mais herbivore – j’ai failli écrire végétarien – est sans doute plus fréquent, illustrant la volonté de montrer une nature pacifique, voire aseptisée. La grande vedette des boites de jeu est d’ailleurs le panda, véritable animal bobo, mignon comme tout et mangeant du bambou.

Anthropomorphisme

Le panda est aussi assez présent dans une toute autre famille de jeux, ceux mettant en scène des animaux anthropomorphes. Les vraies vedettes sont cependant là plutôt les chats et les renards, réputés malins et individualistes, ou à l’inverse les rongeurs, plus grégaires.

Les animaux anthropomorphes, auxquels sont attribuées des caractéristiques sociales, psychologiques et même parfois physiques de l’homme sont présents depuis bien longtemps dans les contes et donc dans les jeux pour enfants. On les rencontre aussi dans des textes qui ne sont pas exclusivement destinés aux plus jeunes, comme les fables, et dans les récits mythologiques. La littérature sur ce sujet est abondante, ce n’est pas le cœur de ma réflexion ici, je n’entrerai donc pas dans les détails. Leur présence insistante dans des jeux destinés aux adultes est plus récente, et peut être analysée un peu différemment.

Lorsqu’ils sont seuls de leur espèce, avec souvent une bonne bouille de peluche, ces animaux sont là pour transporter les joueurs dans l’univers des fables et des contes, ou simplement les ramener à leur enfance, deux moyens encore de se rassurer dans un monde un peu angoissant – même s’il faut se méfier des discours selon lesquels les joueurs seraient de « grands enfants ».

Lorsque le jeu met en scène des espèces animales entières, souvent en guerre, les choses deviennent plus complexes et parfois – pas toujours – ambiguës. Les peuples de la fantasy médiévalisante, nains, elfes, orques et autres gobelins, tout comme les étranges races extra-terrestres, ont souvent été utilisés comme un moyen de neutraliser, dans des jeux de combat ou de conquête, ce que pouvait avoir de problématique la mise en scène de conflits entre peuples, ethnies ou nations, dans une démarche qui relève paradoxalement à la fois de l’essentialisation et de l’euphémisation. Une prise de conscience très partielle de cela nous vaut aujourd’hui des débats un peu ridicules sur les clichés dans Donjons et Dragons. Le racisme envers les orques et les elfes noirs n’est pas un problème sérieux ; le fait que, dans nos univers imaginaires, les groupes sociaux, nationaux ou ethniques soient systématiquement essentialisés est en revanche sinon un problème, du moins un sujet qui mériterait une étude historique un peu fouillée.

L’essentialisme est plus net encore lorsque l’on remplace les peuples par des espèces animales. Des personnages à tête de lion, d’aigle, de castor ou de chat sont en effet aussi un moyen, en apparence plus léger, d’éviter de représenter tantôt des européens, des asiatiques et des africains, tantôt des russes, des américains et des chinois. Mon Chawaii, très joliment illustré par Paul Mafayon, en est un bon exemple, même si un seul groupe est représenté et si les chats mangent vraiment du poisson.

Bruno Cathala et moi réfléchissions il y a quelques jours à une nouvelle version de Mission Planète Rouge. Nous étions d’accord pour abandonner l’univers Steampunk des deux premières éditions, qui n’était d’ailleurs pas celui de notre prototype initial. Nous avons d’abord pensé à un univers de type Guerre Froide contemporaine, mettant en scène une rivalité entre les grandes puissances d’aujourd’hui, Russie, USA, Europe, Chine. Nous n’avions cependant pas envie de traiter ce thème sérieusement, et il semblait difficile de le faire avec humour. On va sans doute plutôt s’orienter vers Jeff Bezos contre Elon Musk, mais chats et chiens auraient aussi pu faire l’affaire en apportant un peu plus de légèreté.

Les animaux anthropomorphes ne sont pas toujours un succédané mignon ou paresseux d’humains. Ils peuvent être introduits de manière positive, avec humour, intelligence et recul critique, comme dans Root, de Cole Wehrle, un jeu complexe et ambitieux dont le contexte s’inspire des réalités géopolitiques actuelles. L’usage des animaux permet là un discours politique discret, qui aurait sans doute eu plus de mal à passer dans un contexte géopolitique et réaliste. Chacun aurait eu, selon ses allégeances, tel ou tel détail à reprocher aux auteurs. Et puis, et c’est sans doute l’essentiel, c’est quand même plus amusant.

Bien sûr, on peut aussi tout avoir, la science-fiction ou la fantasy et l’anthropomorphisme, pour mettre deux couches d’objectivation, ou juste pour s’amuser, ou juste parce que l’illustrateur avait envie de dessiner un chat ou un lion. Je viens même de recevoir un jeu avec des dragons anthropomorphes et très mignons, Flamecraft, de Manny Vega.

Remakes

Pour m’amuser, j’ai cherché des jeux dont, à l’occasion d’une réédition, les personnages ou groupes humains sont devenus des animaux. J’en ai trouvé quelques-uns, assez intéressants – dont un à moi, je l’avais presque oublié, Democrazy devenu Animocrazy. Si vous en connaissez d’autres, signalez-le moi, cela m’amuse. Air, Land and Sea, un jeu de cartes aux illustrations très réalistes dans l’univers de la seconde guerre mondiale, est ainsi devenu, sans aucun changement de règles, Critters at War, un jeu tout aussi martial mais auquel couleurs et bestioles apportent une certaine légèreté. Dans Hibachi, remake de Safranito, les cuisiniers japonais sont des chats, des renards et des singes. Dans le nouveau Libertalia, les pirates sont devenus des signes, des lions, des renards, des chevaux, sans que l’on sache trop pourquoi. Plus subtilement, My Little Scythe est une version légèrement simplifiée de Scythe, où l’univers du cartoon se substitue au monde post-apocalyptique de ce gros jeu de stratégie, Des pommes remplacent les habituelles étoiles comme symbole de points de victoire. Le jeu est cependant à peine plus simple que l’original, et son look enfantin doit être pris au second degré. La transformation de Quo Vadis en Zoo Vadis, sans que la référence à la Rome antique ne soit complètement expurgée, est expliquée et justifiée par l’éditeur dans un très intéressant article sur le Boardgamegeek.

Cela arrive même à des jeux abstraits, comme Splits devenu Battle Sheep, mais il est vrai que les jeux abstraits au thème animalier ne sont pas une nouveauté. Hive a une vingtaine d’années, le jeu de la jungle quelques centaines, le Bagh Chal et le jeu du Renard et des Poules quelques milliers.

L’inverse est beaucoup plus rare, puisque je n’en ai trouvé qu’un seul exemple, le mignon petit jeu de cartes japonais Kittys, que j’apprécie beaucoup. Dans l’édition française, les chats deviennent des gangsters, et le jeu perd soudain tout son charme.

Les représentations des fables sont intéressantes. Dans les premières éditions du classique de David Parlett, Le Lièvre et la Tortue, les deux protagonistes étaient représentés de manière réaliste. dans les versions plus récentes, tout comme dans un autre jeu inspiré de la même fable, ils deviennent anthropomorphes.

Alors, que penser de tous ces jeux verts, spirituels et animaux ? Même si, personnellement, je fais encore très bien avec, sans doute un effet de génération, je comprends que nombre d’auteurs, de joueurs et d’éditeurs plus jeunes en aient assez de la fantasy, de l’histoire et de la science-fiction et cherchent autre chose, plus au goût du jour. J’aime bien les chiens et les chats, je n’ai rien contre les esprits de la forêt, mais je regrette un peu qu’ils aient plutôt moins d’humour que les nains et les dragons, et fassent bien plus rarement preuve d’autodérision.

J’ai quand même trouvé un jeu où on tuait des arbres, et c’est un très bon jeu.

Twenty years ago, the most popular settings for boardgames, the default theme of most designers, myself included, and of most publishers, were borrowed from literature and history. From the former, we were using medieval fantasy, science-fiction and whodunit, from the latter wars, economic development and colonization. These settings didn’t disappear but, on the square game boxes recently published in Europe and in the USA, they are more and more often replaced by themes inspired not by men but by nature – flowers, trees, animals and all that stuff. The trend is at least ten years old, but it has grown stronger lastly, may be due to the end of the Covid crisis. I’ve nothing against these new settings but, unfortunately, they don’t come to me very… naturally.

Flowers, trees, birds

Games about planting trees, about arranging a small garden, about protecting bears, rodents or birds, about managing a tribe of wolves or a herd of bisons, are more and more frequent. Thirty years ago, such settings were almost only used for simple games aimed at young children and families. They are now common in relatively complex adult games, such as those by Elizabeth Hargrave, the designer, among others, of the recent hit Wingspan, who specializes in animals settings. New publishers such as the French Palladis are also trying to settle in that promising niche market.

Wingspan can stuill be considered a midweight game, but Ross Arnold and Vladimir Suchy’s Woodcraft, is an extremely complex game targeted at dedicated gamers, the same who play long conquest or management games.

There has been a few precursors, like Uwe Rosenberg’s Agricola, published, in 2007, but they were exceptions. When first hearing about it then, a few gamers even thought it must be a war game about the Roman conquest of Britain. Uwe Rosenberg kept on designing games about ariculture, but he was nearly the only for a some time before it became fashionable.

I remember hearing in the eighties that green covers didn’t sell, they are today everywhere. I browsed the French and English language web looking for analysis of this naturalist trend in boardgames, and was surprised to find very little, as if it were uninteresting or obvious.

The most common explanation is that this green fashion started with publishers looking for original, less controversial, more consensual and more intergenerational settings. I’m not entirely convinced. If trees and animals as an adult game setting were original ten years ago, they are not anymore and the trend still goes on. If war, colonial conquest or whodunits can be controversial themes, it’s not necessarily the case with fantasy or science-fiction. Furthermore, while these two last settings might not have been intergenerational in the nineties, they certainly are today. A majority of boardgameplayers are men, and some publishers might think that nature-themed boardgames will lure more women into the hobby, even I am personally skeptical about the theory that women are more interested in plants and animals than men. By cats, birds and animals, may be, but even of that I am not sure.

More than the search for consensus, this retreat of gaming into a more or less fantasized natural world is probably due to a crave for reassurance in a harrowing modern world. Between the covid pandemic, the comeback of trench warfare in Europe, the irrationality of US politics, the global warming which it is more and more difficult to ignore, people have reasons to worry. The boardgame market is certainly not the only one affected. In literature, in music, in games, good old classics, which give the illusion that the world doesn’t change, keep selling while most novelties flop. My Citadels and Incan Gold also keep selling while most of my recent games went unnoticed. Nature, the most reassuring, universal and timeless setting, or so we hope, is another way to look for reassurance. Gamers feel it, publishers follow, designers do one or the other.  

Of course, there’s a more positive way to see this. One can feel proud and enthusiastic playing at planting trees, as if it were almost planting real trees, and could help saving the planet. This confusion between game and reality can look cute, naïve and harmless, but it is problematic, for two reasons. It is worrying because taking games too seriously deprives them of their vanity, their pointlessness, which is the very essence of gaming. It is also dangerous because the idea that games have effects on reality is a delusion, at a time when real action is needed. Playing cute, generous and green games won’t make us more cute, generous and green, no more than playing mean games, my favorite ones, makes us mean or playing stupid games, which can be fun, makes us stupid. We didn’t wage war when playing war games, we won’t save the earth with playing at saving it.  

Ten years ago, on what is still my most visited blogpost, Postcolonial Catan, I was mocking the colonial imagery underlying Settlers of Catan and other development games. Games in which players gather and accumulate resources to build structures that will produce more resources to build further structures, and so on, are still there but they now have a more green and more voluntarist feel. It’s no more about building churches or settling a new continent, it is about cultivating one’s garden, even when this garden can still be quite exotic as you can see from the box covers above.

It can be much more ambitious, or pretentious, when players engage in replanting and repairing a spoiled planet. I just read the rules of Joachim Thôme’s Tribes of the Wind, and I am quite confident that the original prototype setting was different. It was probably about dwarves or elven villages, or may be medieval castles, before the publisher moved the action onto a post-apocalyptic world where players build strange green settlements.

Forest spirits

Trees have even more roots than we do, animals have even less technology than we do, so nothing like this is possible in nature settings… unless we unleash again the power of magic. That’s why there are so many games with forest, animal or spring spirits. Sometimes the good old fantasy elves become these nature agents, sometimes dwarves and gnomes leave their caverns and find out they have a green thumb, most times it’s just fairies. In other cases, these spirits are more exotic, often Japanese – naturalism is entirely compatible with orientalism. We’re back into fantasy, but it’s now a green nature fantasy, with no risk of confusion between game an reality – unless, of course, you really believe in fairies. One of my favorite recent games, Parade of a Hundred Yokais, belongs to this new genre, even when there is some fighting to be the first spirit to build a nice Tori.

Medieval fantasy and science-fiction have a great advantage for game designers : we can do more or less what we want with game systems and mechanisms. Since any effect can be justified by powerful magic or strange alien technology, the game designer can freely focus on tactics and player interaction, without any care for realism.

History and nature

Of course, a clever designert can fit nature and history together. Pandas are probably the most frequent wild animals on game boxes, but dinosaur and mammoths are not far behind. In recent games like Peter Rustemeyer’s Paleo, or Stan Kordonskiy’s Endless Winter, players control tribes of men facing nature, meaning cold winter and fierce beasts. This nature is wild and hostile, but it has not lost the fight yet, and men are still somewhat part of it. Illustrators got it and often draw tribesmen wearing horns or antlers, making them look like druids or shamans ready to invoke nature spirits.

The same is true, to a lesser extent, of many games about discovery and exploration. Explorators still wear their colonial helmet, but they are less and less facing savages armed with blowpipes and more and more wild animals armed wit claws and fangs, if not forest spirits and their magic. Living in a world where nature feels like a thing of the past, it can feel paradoxically reassuring to play a game where it seems it can still overcome us.

Noah’s zoo

Games with a variety of animals are nothing new. When a designer tries to pack as many and as diverse animals as possible in a single game box, it always ends in managing a zoo or filling an ark.

Noah’s Ark is the one and only biblical episode frequently used as a boardgame setting. It is in part because it has become a children story more than a religious dogma, in part because making pairs of animals already sounds like a card game and cramming them in a limited space already sounds like a boardgame. Not all of these games are aimed at children. Mechanically, gathering animals in a zoo is not very different, and zoo themed games have also been popular for quite long. Michael Schacht’s Zooloretto deserved its Spiel des Jahres.

Of course, there’s a difference. Locking up animals in cages is bad, saving them from drowning is good. This is why a  heavy zoo management game, clearly aimed at adult gamers, has been called Ark Nova and very superficially disguised as a Noah’s Ark game, probably after an intense brainstorming at the publisher. The name suggests something like saving animals from global warming and rising waters when it is just about managing a zoo, and, of course, about money. Similarly, there are still games whose board is a map of Africa, but for about twenty years now, players are no more hunting animals. Now they are not even capturing them anymore, they just want to look at them, not always even daring to take pictures.

While we are at Noah’s Ark, I just saw an announcement for a new big box boardgame, called The Flood, in which… every player builds their own ark ! The very christian publisher tries to downplay what it probably thinks is bordering on heresy, it should have done the opposite and insisted on this funny and almost surrealistic point. I regret I didn’t think of it before – may be I’ll try to do a game in which every player controls a company of hobbits and tries to be the first one to throw their one ring into the cracks of Doom.

Vegetarianism and cuteness

My knowledge of botanics being extremely limited, I am unable to tell what varities of trees are the most often represented on game boxes, but I doubt it would reveal anything worth commenting. I’m a little better with wild animals, and the result is interesting. The lion, king of animals, is often there, but there seem to be even more stags and deers – an animal as proud as the lion but herbivorous – I nearly wrote vegetarian. The nature represented is indeed usually peaceful, almost bowdlerized. The true star of boardgame cover art is, unsurprisingly, the panda, the ultimate hipster animal, cute and eating bamboo.

Anthropomorphism

There are also a few pandas in games featuring anthropomorphic animals, but the real stars here are rather cats and foxes, the archetypal individualistic and competitive animals, or conversely gregarious rodents.

Anthropomorphic animals have social, psychological and sometimes even physical human characteristics. For centuries, they appear in bedtime stories and therefore in children games. They have also long been a staple of fables, which don’t target only kids, and star in numerous myths. The literature on this topic, which is not the core of my subject here, is abundant. The fact that these humanised animals are more and more present in adult hobby games nevertheless deserves some analysis.

When there’s only one animal of every specie, usually with a cute plushy face, these animals are here to lure the players into the world of fable and stories, or even to remind them of their childhood – even though there’s much to say against the naïve idea that gamers are just grown-up kids.

Things can get more complex, and sometimes ambiguous, when the game features whole species, often at war with each other. Fantasy races such as dwarves, elves, orcs and goblins, as well as strange aliens from outer-space, have often been used to bowdlerize, in war or conquest games, the staging of competition between nations, countries or races, leading paradoxically both to an euphemization and an essentialization of these conflicts. There has been recently some understanding of this, but it has so far led mostly to vain and surrealistic debates about racial prejudices in AD&D. The real and serious issue is not racism against orcs and dark elves, it is that, in our fantasy worlds, social, national or ethnic groups are systematically essentialized. We’re still waiting for some serious historical analysis of this bizarre trend.

Of course, the essentialization is even clearer when these groups become animal species. Humanoid characters with lion, eagle, beaver or cat features are often just a lighter way to represent Europeans, Asians and Africans (in ancient settings), or Americans, Russians and Chinese (in modern settings). Even when there’s only one ethnic group represented, and when cats really enjoy eating fish, my Miaui, gorgeously illustrated by Paul Mafayon, is a good example of this.

A few days ago, Bruno Cathala and I were discussing a possible new edition Mission Red Planet. We agree on getting rid of the Steampunk setting, which was absent from our prototype. We first thought of cold war style universe, a rivalry between world powers, Russia, USA? Europe, China, but we didn’t want to deal with this seriously, and it was difficult to make it really lightly. We’re now thinking of a big corporation setting, Jeff Bezos vs Elon Musk. Cats and dogs could also do the trick, in a much lighter way.

Anthropomorphic animals are not always a cute or lazy substitute for individual humans or for social groups. They can be used in a positive, conscious, humorous and self-distant context. The best example is Cole Wehrle’s Root, a complex and ambitious game inspired by contemporary geopolitical issues. The use of animal species allows for a lighter, even discreet, political discourse, which would have been harder to sustain in a realistic geopolitical setting. It also makes more difficult to criticize this or that point, depending on one’s political allegiances. And, most of all, it’s cute and fun.

Of course, it’s possible to get the best of both worlds, science-fiction or fantasy and anthropomorphism, to superpose two layers of objectivation, or just because it’s even more fun, or just because the artist wants to draw a big cat. I even recently bought a game with anthropomorphic dragons, Manny Vega’s Flamecraft.

Remakes

I fooled around on the Boardgamegeek looking for games in which, for a new edition, humans were replaced by anthropomorphic animals. I found a few interesting ones, including one of mine, Democrazy, changed in Animocrazy in the new Chinese version. I’m curious of others, so please email me if you know more. Air, Land and Sea, a card game with very realistic art about the 2nd world war, has become the much lighter looking Critters at War, without a single change in the rules. Hibachi is a remake of Safranito;  the cooks moved from India to Japan and have become cats, foxes and monkeys. In the new Libertalia, pirates are lions, horses, foxes, monkeys, but no one really knows why. Things are more subtle and conscious in My Little Scythe, a new version of Scythe, in a which the action moves from a post-apocalyptic Europe to a cartoony world. Apples replace starts as victory points, but the game is only slightly simpler than the original one, and it’s childish look must not be taken at face value. How Quo Vadis became Zoo Vadis, without completely removing the Roman Senate reference is explained and justified by the publisher in a very interesting diary on the boardgamegeek.

This even happens to abstract games, like Splits which became Battle Sheep, but to be fair, abstract hames with an animal setting are nothing new. Hive is more than twenty years old, The Jungle game is more than a hundred years old, Bagh Chal and Fox and Geese more than a thousand.

The opposite is exceptional, and I’ve found only one occurence. The cute cats from Kittys, a clever japanese card game, have become standard gangsters in the French, and probably in the US edition. It’s a shame since it deprives the game of most of its charm.

Games inpired by fables are also interesting. In the first editions of David Parlett’s Hare and Tortoise, the two protagonists were drawn realistically. In the most recent versions of the game, as well as in Gary Kim’s game based on the same story, they are anthopomorphised and the race looks like human sport..

So, what should we think about all these green, spiritual, natural and animal games. I’m not yet bored of the good old fantasy, history or science-fiction settings, but I understand publishers and designers looking for something more actual. I personally like both cats and dogs, I’ve nothing against forest spirits, but I regret that they tend to have less humor than dwarves and dragons, and to be largely immune from self-mockery.

It was hard to find a game about killing trees, but it’s a good one.

IAs, illustration et création de jeux de société
AIs, boardgame illustration and boardgame design

Ces dernières semaines, l’un des sujets les plus discutés dans le cadre de mes deux métiers, l’enseignement et le jeu, a été l’émergence, certes attendue mais plus précoce et plus rapide que prévue, des intelligences artificielles. S’ils peuvent encore plus ou moins repérer les devoirs rédigés par ChatGPT, les profs devinent que cela ne va pas durer et qu’il va falloir adapter d’abord nos procédés d’évaluation pour contrer les tricheurs, et assez rapidement le contenu des enseignements pour le rendre plus utile dans un monde ou les capacités de synthèse et de réflexion des machines sont en passe de dépasser les nôtres – en gros, moins de maths, de langues, de littérature et d’économie, et plus de bricolage, de mécanique, de cuisine et de couture. Côté jeu, ce sont surtout les illustrateurs qui s’inquiètent de perdre leur boulot, remplacés par Midjourney et ses potes, mais je pense que les auteurs de jeux comme moi devraient aussi commencer à se poser des questions. Ce blog étant plus destiné aux joueurs qu’à mes élèves et collègues enseignants, c’est de l’impact des IAs sur le monde du jeu, et des réactions possibles, que je vais surtout discuter ici.

L’arrivée brutale sur le web – enfin, sur Discord – de Midjourney, il y a un peu plus d’un mois, a suscité, dans l’ordre, la curiosité, la surprise, l’émerveillement puis l’inquiétude et, parfois, la révolte. Pour analyser correctement les impacts possibles d’une telle technologie, il faut certes certes être un peu sociologue et historien, ce que je suis, mais surtout spécialiste du cerveau de l’homme et de celui des ordinateurs, domaines où je suis totalement incompétent. Malgré ou à cause de cette double incompétence, il me semble pourtant que les commentaires lus ici et là proviennent soit d’artistes qui ne réalisent pas vraiment ce que font les ordinateurs, voire le disqualifient par principe, soit de geeks qui ne voient que la performance technique de ces logiciels, effectivement impressionante, en ignorant plus ou moins délibérément les dimensions sociales et humaines.

Sci Fi boardgame cover, by Midjourney

Tout le monde, donc tous les auteurs de jeu, tous les illustrateurs, tous les éditeurs, a fait joujou avec Midjourney, parfois aussi avec Stable Diffusion. Ces outils sont d’une puissance effrayante, du moins pour qui parvient à les apprivoiser car je semble être assez mauvais à ce petit jeu, qui demande peut-être un apprentissage pour lequel je ne suis guère motivé. Les éditeurs se sont pris à rêver de jeux aux illustrations vite faites et quasi-gratuites, les auteurs à de jolis prototypes et les dessinateurs ont commencé à cauchemarder. L’inquiétude est particulièrement forte chez les illustrateurs de jeux car l’un des principaux arguments imaginés par les artistes qui veulent se rassurer est que les images artificielles seraient destinées à rester sans âme, sans émotion, sans intention. Ces caractéristiques essentielles dans bien des domaines n’ont en effet jamais été exigées dans le jeu de société, où l’art ne cherche qu’à être illustratif.

Je crains malheureusement que même cet argument soit un peu vain, et que tous les artistes graphiques soient à relativement court terme menacés, pour beaucoup dans leur métier, pour tous dans la manière dont ils l’exercent. La question est en effet moins de savoir jusqu’où l’ordinateur peut imiter l’humain, que de savoir dans quelle mesure nous fonctionnons différemment des intelligences artificielles, nous sommes capables de faire des choses qui leur resteront étrangères. Comme je l’ai dit, je ne suis spécialiste ni du cerveau humain, ni du raisonnement des machines, mais je ne suis pas sûr que la différence soit si grande et que les émotions les plus subtiles restent longtemps hors de portée des logiciels de dessin – quiconque a regardé un coucher de soleil sur une plage sait qu’il n’est nul besoin de ressentir une émotion pour la transmettre. Côté texte, ChatGTP commence à faire de l’humour, même s’il manque encore de subtilité dans ce domaine.

Quoi qu’il en soit, même si les illustrateurs de jeux ne sont sans doute pas les seuls menacés, ils sont parmi les premiers sur la liste. La réaction néo-luddiste à laquelle on assiste sur les réseaux sociaux, les artistes demandant aux éditeurs de les rejoindre dans un refus d’avoir recours à des IAs « malhonnêtes » parce qu’elles travailleraient à partir d’une base de données d’œuvres existantes et pour beaucoup juridiquement protégées, me semble mal fondée, vaine, et sans doute contreproductive. Mal fondée parce que, du moins pour la plupart d’entre eux, les artistes humains ne fonctionnent pas différemment, s’inspirant de tout ce qu’ils ont vu, voire étudié, et ne font pas toujours plus original que les IAs. Vaine parce que si, à qualité équivalente, l’art artificiel est moins cher que l’art humain, il finira nécessairement par emporter la plus grande part du marché, les créateurs humains ne jouant plus qu’un rôle marginal, comme cela a été le cas dans le textile. Les artistes, j’en connais aussi, qui s’interrogent sur leur future complémentarité avec l’ordinateur, ou sur les marchés de niche qui resteront protégés, auront plus de chances de s’en sortir. Si les tisserands ont quasiment disparu, les traducteurs sont toujours là, certes moins nombreux qu’il y a quinze ans, et travaillent avec les machines car personne ne paie plus cher pour avoir une traduction authentique intégralement faite à la main. Et ne me dites pas que la traduction est une tâche purement technique, elle est bien souvent aussi littéraire que la simple écriture.

L’arrivée de Midjourney et ChatGPT m’a pris, comme tout le monde ou presque, par surprise. Bien peu semblent avoir anticipé le pourtant inévitable progrès des IA, et leur capacité à faire des tâches créatives de plus en plus complexes. À ce rythme, je ne serais pas étonné que, d’ici quelques années, voire seulement quelques mois, Midjourney nous peigne des Picasso et des Rembrandt de bonne tenue, et ChatGPT écrive des inédits de Shakespeare et de Dostoievski parfaitement crédibles. Ces IA sont pour l’instant spécialisées, mais les prochaines générations seront polyvalentes, et donc capables de s’attaquer aux domaines des touche-à-tout créatifs que sont, par exemple, les auteurs de jeu. J’espère avoir tort, mais si je devais parier sur quand les IAs seront capables de concevoir entièrement un jeu de société qui soutienne la comparaison avec ceux des auteurs professionnels comme moi, je dirais, au doigt mouillé, d’ici 1 ou 2 ans. Les machines seront aussi bientôt capables d’écrire un article comme celui-ci, plus fouillé, avec plus de références et moins de fautes de frappe.

Nous avons longtemps cru le travail artistique et intellectuel protégé d’un progrès technique qui n’aurait affecté que les tâches manuelles et répétitives. Dans le futur rêvé de mon enfance, celui des trente glorieuses, les robots construisaient les bâtiments, travaillaient en usine à la chaîne, s’occupaient parfois du nettoyage, mais il ne serait venu à l’idée de personne qu’ils peindraient bientôt des tableaux et écriraient des poèmes. C’est  l’inverse qui se produit, et comme ce que l’on ne sait pas ou mal automatiser est aussi ce qui reste le plus cher, nous pourrions aller vers un monde où les plombiers, les livreurs et les femmes de ménage seront mieux payés que les artistes et les ingénieurs – ou à tout le moins aussi bien, ce qui ne serait pas nécessairement un mal. Malheureusement, la logique du capitalisme fait que l’alignement a plus de chances de se faire vers le bas. Il va falloir s’adapter – avec mes deux mains gauches, je suis mal barré.

En contrepoint à ces inquiétudes, on croise parfois aussi sur les réseaux sociaux, en particulier dans les milieux geeks, une vision plus optimiste de l’avenir que nous préparent les machines. Les intelligences artificielles seront peut-être capables de résoudre les problèmes écologiques et sociaux générés par l’intelligence, et surtout la connerie, humaine, mais ces problèmes ont peu à voir avec l’art. Si les robots s’occupent du travail manuel, et les ordinateurs du travail intellectuel, cela nous laisserait aussi plus de temps pour le sexe, la drogue, le rock’n roll et les jeux de société. Depuis Aristote impressionné par les progrès de l’agriculture antique, cette prédiction a déjà été faite quelques dizaines de fois, ce qui la rend peu crédible. Surtout, c’est négliger que les activités intellectuelles créatives, qu’il s’agisse de musique, de peinture, d’écriture ou de création de jeux, sont rarement vécues comme des travaux pénibles. La véritable peur des artistes n’est pas de perdre leurs droits d’auteur, c’est de perdre leur plaisir d’auteur. Si recourir aux machines pour échapper à des tâches pénibles est une bonne chose que nous semblons avoir plus de mal que prévu à faire, les voir prendre en charge les activités créatives en est une autre, plus problématique. Je n’irai pas plus loin ici sur les conséquences sociales de ces évolutions, qui dépendront grandement du contexte politique, lequel ne me semble pas nécessairement des plus favorables aux travailleurs.

J’espère un peu me tromper en estimant que les intelligences artificielles vont bientôt, au moins dans les domaines artistiques, produire des résultats aussi créatifs que ceux des artistes de chair et d’os, et indifférenciables de ces derniers. Quand bien même je me tromperais, je suis néanmoins convaincu que vouloir arrêter les IAs, ou se réfugier dans un petit monde où l’on ferait comme si elles n’existaient pas, est totalement vain – sans doute l’adjectif que j’ai le plus utilisé dans cet article – et ne bénéficiera donc à personne.

Comme tous les journalistes ayant récemment écrit sur les IAs, j’ai demandé son opinion à ChatGPT, mais contrairement à la plupart, j’ai choisi d’attendre d’avoir terminé de rédiger la mienne. Sa première réponse lorsque je lui demandé « quels seront les effets des IAs sur la création et l’illustration de jeux de société? » était centrée sur le contenu des jeux, point intéressant mais que je n’ai pas vraiment abordé dans mon article. Je je lui ai donc ensuite demandé « quels seront les effets des IAs sur le travail et l’emploi des auteurs et des illustrateurs de jeux de société ? ».  Ses prévisions, que voici, sont plus mesurées que les miennes, ce qui est logique puisqu’elles sont fondées sur une sorte de moyenne des opinions exprimées jusqu’à la fin 2021 sur le sujet – mais l’ordinateur nous conseille quand même d’être formés et préparés !

Il est difficile de prédire exactement comment l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pourrait affecter le travail et l’emploi des auteurs et illustrateurs de jeux de société. Cependant, il est possible que l’IA puisse être utilisée pour automatiser certaines tâches de création de jeux de société, comme la génération de concepts de jeu ou la création d’illustrations de base. Cela pourrait entraîner une réduction de la demande de travailleurs humains pour ces tâches précises, mais il est important de noter que l’IA ne peut pas remplacer complètement l’ingéniosité et la créativité humaines.
Il est possible que l’IA puisse également être utilisée pour améliorer le travail des auteurs et illustrateurs en leur fournissant des outils et des ressources pour faciliter leur travail. Par exemple, l’IA pourrait être utilisée pour générer des idées de jeux ou pour aider à la création de illustrations de haute qualité.
Il est important de noter que, comme pour tous les domaines professionnels, l’utilisation de l’IA dans la création de jeux de société pourrait entraîner des changements dans les emplois et les carrières des auteurs et illustrateurs. Il est important de continuer à surveiller de près l’évolution de l’utilisation de l’IA dans ce domaine et de s’assurer que les travailleurs concernés sont formés et préparés à ces changements potentiels


These last weeks, one of the hottest discussion topics at my two jobs, teaching and game designing, has been the much faster than expected emergence of artificial intelligence. Teachers still can more or less spot the student assignments made with ChatGPT, but we know it won’t last. We will have first, and very fast, to adapt the way we evaluate the students performances to prevent cheating. Then we must think of a new curriculum which will be more useful in a world where machines’ synthesis and reflexion abilities outsmart ours – probably less maths, languages, literature and economics and more handiwork, mechanics, cooking and sewing. In the boardgaming business, illustrators are already afraid of losing their jobs to Midjourney and its pals, but I think boardgame designers like me should also start to consider the future differently. Since this blog is more often read by boardgamers than by my students and fellow teachers, I will mostly discuss below the possible effects of the new AIs on the boardgaming world, and our possible reactions. 

The sudden arrival of Midjourney on the web – well, on Discord – , more or less a month ago, has generated first curiosity, then surprise, wonder, concern and, sometimes, revolt. To correctly analyze the possible effects of such a technology, one should of course be a bit of a historian and sociologist, which I am, but also a specialist in neuroscience and computer science, two domains in which I am largely incompetent.  Despite, or because of, this double ineptitude, it seems to me that most of the comments I’ve read these last weeks  come from artists who don’t really understand what computers are doing, or disqualify it on principle, or from geeks who see only the impressive technical performance and ignore, more or less deliberately, its human and social implications.

Fantasy family boardgame cover, by Midjourney

Everyone, including every boardgame designer, every boardgame illustrator, every boardgame publisher, has started toying with Midjourney, sometimes with Stable Diffusion. These tools are indeed impressively powerful, at least for those who easily learn how to use them, because I seem to be very bad at prompting and didn’t get anything really convincing. Anyway, publishers started to dream of nearly free and always delivered in time illustrations, designers of nice-looking prototypes, and illustrators got nightmares.

Game illustrators are among the most concerned because the main wishful thinking argument imagined by artists trying to reassure themselves is that artificial images are and will stay soulless, unable to convey intention or emotion. All this has never been required in boardgame art, which is usually purely illustrative. 
I’m afraid that even this argument is vain, and most graphic artists are threatened in a relatively short term, if not in their very job, at least in the way they do it. The question is not how far computers can imitate men, it is whether our brains work really differently from theirs, whether we will keep being able to do things that will stay alien to them. As I have said, I’m not a specialist of human or computer brains and reasoning, but I’m not sure differences are that deep, and I’m not sure conveying subtle emotions will long stay out of graphic AI’s range. Anyone who ever looked at a sunset on the beach knows that one doesn’t need to feel an emotion to convey it. ChatGPT, the text generating AI, is starting to show some humor, even if it’s not very subtle yet.  

Anyway, even if boardgame illustrators are not the only one whose jobs are at stake, they are on the frontline. The reaction of most of my artist friends on social networks has been to ask publishers to restrain from using « dishonnest » AIs who use existing and often legally protected works in their database. This neo-luddism is ill-founded, vain and may be even counter-productive. It is ill founded because, for most of them, human artists don’t work very differently; they get their inspiration from existing art that they have seen and even sometimes studied, and never create in a cultural limbo. It is vain because, if artificial art is as good and cheaper than human one, it will inevitably get the biggest market share, as it happened despite Ludd in the textile industry. Other artists who are wondering about their future complementarity with AIs, or trying to find niche markets that will remain protected, have better odds of getting by. Weavers have almost disappeared, translators are still there, though fewer than fifteen years ago, and work with computers because no one is going to pay a higher price for an authentic hand made translation.  

The emergence of Midjourney and ChatGPT took nearly everyone by surprise. We didn’t foresee the inevitable progress of AIs and, most of all, their ability to do ever more complex creative works. At this pace, I won’t be surprise if in a few years, if not a few months, Midjourney paints rather good Picassos and Rembrandts while ChatGPT writes perfectly credible Shakespeare plays and Dostoievsky novels. Online AIs are so far specialized, but the next generation will be more versatile and able to deal with the work of creative dabblers such as, for example, game designers. I hope I’m wrong, but my bet is that in one or two years such AIs will be able to design a complete boardgame as good as those created by a professional designer like me. Soon they will also be able to write an article like this one, with more references and examples, better spelling and better grammar. 

We have long believed that artistic and intellectual jobs would never be threatened by technical progress and automatization, which could only replacing mundane manual tasks. In my youth, in the sixties, we were dreaming of a world in which robots would construct buildings, work at assembly lines, sometimes clean houses, but no one imagined they would someday draw paintings and write poetry. The reverse is happening, and since what we cannot have machines do for you is usually what’s well paid, we might be entering a world in which plumbers, delivery drivers and housemaids will be better paid than artists and engineers – or at least paid the same, not necessarily a bad thing. Unfortunately, due to the capitalist inner logic, downward changes are more likely than upward ones. Intellectuals will have to adapt; with two left hands, I’ve a feeling I’m not gonna make it.

Contrasting with these worries, one can also read here and there on social networks, especially from hardcore geeks, a more optimistic take on our future life with the machines. Artificial intelligences might be able to solve social and ecological problems created by human intelligences, and even more by human stupidity, but these have little to do with art and creation. If robots take care of manual labor and computers of intellectual tasks, this should leave us more time for sex, drugs, rock’n roll and boardgames. Since Aristotle, who was impressed by the technical progress in ancient agriculture, this prediction has been made several dozens of time, and there’s no reason to believe it will be more accurate this time. This also neglects a very important point : unlike most of the physical tasks executed by machines and robots, creative and intellectual activities are mostly pleasurable. The real issue for most artists is not author’s rights, it’s author’s fun. Having machines taking over mundane and painful tasks can be a good thing, but seems to be more difficult than we expected. Having them take over creative activities is another one, more problematic. I won’t go further about the social impact of these changes. It will strongly depend on the political context, which doesn’t seem to be very favorable to workers, even intellectual ones.

As I said above, I don’t know much about neuroscience or computer science. I might be wrong, and I hope I’m wrong, in thinking that artificial intelligence will soon do creative works as good as that of flesh and blood humans, and impossible to differentiate from it. Even if I’m wrong, however, I’m sure that trying to stop AIs, or to take refuge in a small world from which they are banned, won’t profit anyone. « Vain » is probably the adjective I’ve used the most frequently in this blogpost.

Like all the journalists who recently wrote about AIs, I have asked ChatGPT for its opinion. When asked « what will be the effects of AIs on the design and illustration of boardgames », its answer was mostly dealing with the content of games, an interesting point but not the one I have discussed here. I rewrote my question as « what will be the effects of AIs on the work and jobs of boardgame designers and illustrators? ». His predictions are less violent than mine, which didn’t surprise me since they are based on the average opinion on the issue expressed until the end of 2021. It nevertheless advises us to be « trained and prepared ».  

It is difficult to predict exactly how the use of artificial intelligence (AI) will impact the work and jobs of board game designers and illustrators. However, it is possible that AI could be used to automate certain tasks related to board game creation, such as generating game concepts or creating basic illustrations. This could lead to a reduced demand for human workers for these specific tasks, but it is important to note that AI cannot completely replace human ingenuity and creativity.
It is possible that AI could also be used to enhance the work of board game designers and illustrators by providing them with tools and resources to facilitate their work. For example, AI could be used to generate game ideas or help create high-quality illustrations.
It is important to note that, as with all professions, the use of AI in board game creation may lead to changes in the jobs and careers of designers and illustrators. It is important to continue to closely monitor the evolution of AI in this field and ensure that affected workers are trained and prepared for these potential changes.

Tric Trac, c’est fini
Tric Trac, the end

Je suis sans doute l’un des rares « acteurs du monde ludique » encore en activité à avoir connu l’internet ludique d’avant Tric Trac, celui d’Ankou, et d’avant le Boardgamegeek, celui du Gaming Dumpster. Ça nous fait pas jeunes, comme on dit.
Tric Trac est appru il y a une vingtaine d’années. C’est peu dire que je n’appréciais guère le fondateur et webmaster “historique” de Tric Trac, qui me le rendait bien. Du coup, on n’y parlait guère de moi et je n’y mettais pas les pieds, mais ce fut pendant longtemps le centre du petit monde webo-ludique francophone. Disons que le site sur fond vert et son webmaster avaient du caractère. Et puis Tric Trac s’est fait dépasser par d’autres sites, plus jeunes et peut-être aussi plus lisses et consensuels.

Depuis trois ou quatre ans, je ne sais plus bien, Tric Trac avait déménagé d’Orléans à Paris et me semblait pourtant renaître d’une manière très sympathique, moins provocatrice et plus réfléchie. Alors même que je regarde très peu de videos, leur préférant systématiquement les textes, je me reconnaissais assez dans la nouvelle formule du Tric-Trac show, des émissions un peu « magazine », où un sympathique mix de nouvelles têtes et de vieux mandarins discutaient calmement, prenant du recul sur l’actualité ludique, et portant sur le jeu un regard intelligent, voire un peu intello. Ce n’était sans doute pas la tendance, ils ont peut-être pris le monde du jeu pour ce qu’ils voulaient qu’il soit, et que j’aurais aimé qu’il soit.

Et donc, c’est fini. Je devine que l’audience n’était pas au rendez-vous d’un show un peu trop ambitieux, un peu trop réfléchi, et que Tric Trac perdait trop d’argent, ou plus exactement perdait de l’argent depuis trop longtemps, pour qu’Asmodée continue à le soutenir. Je mentirais en disant que je suis vraiment surpris, mais je pensais que cela durerait encore quelques années. J’espère juste que François, Guillaume, Julien, Pénélope, Tarsa, trouveront tous un bon boulot dans un milieu ludique francophone auquel leur culture et leur subtilité risquent de manquer.

L’annonce par l’équipe sur le site de Tric-Trac

Mon dernier passage au Tric Trac Show

I’m one of the few people in the game business who still remembers what the boardgaming internet looked like before Tric-Trac, mostly with Ankou, and before the Boardgamegeek, mostly with the Gaming Dumpster. yes, I’m and old gamer and game designer.

Tric Trac appeared more or less twenty years ago, and my relations with it have long been very tense. The long time webmaster of Tric Trac and I strongly disliked each other, so I was rarely mentionned on a site which I carefully avoided. This green background website was nevertheless, for quite long, the center of the small French gaming world. Well, at least the site and its boss had some personality. And then Tric Trac was overtaken by the competition, by younger, and may be also blander and more consensual websites.

For three or four years now, Tric Trac had moved from Orléans to Paris. I really enjoyed its new formula, less provocative and more thought out. While I rarely watch videos, and prefer written articles, I enjoyed the Tric Trac show, where a nice mix of old gaming pundits and newer figures were discussing calmly, taking a step back from the crazy gaming news, and looking at the galing world in an intelligent, sometimes even a bit intellectual, way. It probably didn’t fit that well with recent trends…. They have probably mistaken the gaming world for what they wanted it to be, and what I would also like it were.

Anyway, it’s over. I guess this too ambitious show didn’t reach a large enough audience and it was losing too much money, or rather was losing money for too long, for Asmodee to keep paying the bills. It would be a lie to say I am completely surprised, but I honestly thought it could stay a few years more. I only hope that François, Guillaume, Julien, Pénélope and Tarsa will all find a new and lasting in a French speaking gaming world which won’t be the same without their culture and subtlety.

French Touch

Je viens d’avoir une conversation avec un journaliste qui souhaitait écrire un article sur une French Touch dans la création actuelle de jeux de société. Je l’ai sans doute un peu déçu en affirmant que s’il existait aujourd’hui une spécificité française en matière de jeu de société, c’était peut-être dans l’édition, mais certainement pas dans la création.

Si quarante ans d’enseignement dans des endroits bien différents m’ont appris une chose, c’est que les « différences culturelles » n’existent pas vraiment, ou du moins sont absolument négligeables en comparaison des différences individuelles. On a toujours tendance à exagérer des spécificités culturelles qui, lorsqu’elles existent, ne sont guère que des différences assez superficielles de langage, de codes sociaux et de références littéraires, culinaires et musicales. Un peu de la même manière, mon travail d’historien m’a surtout montré que les hommes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance ne pensaient pas bien différemment de nous.

Cette tendance à exagérer les différences est particulièrement absurde dans un domaine comme le jeu de société. Les jeux de société modernes sont en effet apparus assez récemment. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’il se passe en littérature, en musique ou en peinture, les auteurs de jeux français, américains, japonais ou autres ont très exactement les mêmes références, Catan, Magic, Les Aventuriers du rail, tout ça. Parler de spécificités nationales en littérature ou en peinture a encore un certain sens, même si je pense que l’on en rajoute, mais cela n’en a plus aucun en matière de jeu de société.
Mon style n’a, me semble-t-il, pas grand chose de commun avec celui de Bruno Cathala ou de Roberto Fraga, et serait sans doute plus proche de celui d’Alan Moon, de Seiji Kanai ou de Hisashi Hayashi. Et je ne vois absolument rien de commun entre les créations de Bruno et de Roberto, qui m’ont été cités comme deux éminents représentants de cette French Touch. Le monde de la création ludique est d’ailleurs très internationalisé, tout s’y fait en anglais, et j’ai côtoyé avec plaisir des auteurs allemands, italiens, grecs, américains, canadiens, brésiliens, coréens, iraniens, japonais, scandinaves, russes, polonais et autres, sans jamais avoir l’impression de me trouver face à une culture ludique différente de la mienne – ou en tout cas pas plus souvent qu’avec des auteurs français.
En matière de création, la French Touch n’est donc qu’un argument commercial, que je trouve personnellement peu convaincant.

La spécificité, s’il y en a une, n’est pas du côté de la création, mais de celui du business et de l’édition, et l’explication relève plus du coup de bol que de la culture. Il se trouve que Asmodée est la grande success story de l’édition du jeu de société moderne, et que ce qui était une petite boite de passionnés de jeux de rôles, comme il y en avait à la même époque dans bien des pays, est devenu une grande multinationale du jeu de société, avec des centaines de filiales dans le monde entier. Par facilité, son expansion s’est faite plus rapidement en France que dans les autres pays, et surtout s’y est plus porté sur le côté créatif, éditorial, et moins sur l’aspect commercial. Toute une série d’éditeurs plus modestes se sont lancés dans la foulée d’Asmodée, rêvant de et souvent parvenant à être rachetés par le démon du jeu, ou plus récemment par Hachette qui semble vouloir l’imiter. Du coup, il est en effet devenu plus facile pour les auteurs français de rencontrer des éditeurs et de faire publier leurs créations. Cela a créé quelques vocations, mais ne fait en rien des auteurs de jeux français une catégorie culturellement à part.



Je sais que l’expression de French Touch est beaucoup utilisé dans le jeu video, mais elle y désigne une réalité qui relève à la fois de la création et de l’édition, les deux y étant beaucoup plus fortement imbriqués que dans le jeu de société. Il faudrait pour avoir l’équivalent dans le jeu de société que se crée un véritable bouillon de culture entre auteurs voisins à la fois géographiquement et intellectuellement. Ce n’est pas encore arrivé et dans le jeu comme dans bien d’autres domaines culturels, je pense que l’on gagne plutôt à tout mélanger. Je suis français, je suis un auteur de jeu, je ne suis pas un « auteur de jeu français » parce que cette catégorie ne signifie rien.


I just had a phone conversation with a journalist who is writing about a French Touch in boardgame design. He felt a bit disappointed when I answered that if there was something specifically French today in boardgames, it had more to do with publishing than with design.

Forty years of teaching in various places have taught me one thing, that “cultural differences” don’t really exist, or are extremely marginal when compared with individual differences. We always tend to exaggerate cultural specificities which are little more than differences in language, social codes and literary, culinary or musical references. Similarly, my research as a historian convinced me that people form the late Middle Ages and the Renaissance didn’t think very differently from us.

This exaggeration of differences is particularly absurd when discussing boardgames. Modern boardgames are a very recent thing. Therefore, unlike what happens with literature, music or graphic art, French, American Japanese and other boardgame designers have the exact same references – Catan, Magic the Gathering, Ticket to Ride and all that stuff. Talking of national styles in literature or painting still makes sense, even when I think we usually overdo them, but it doesn’t make any sense when discussing boardgames.
My own design style has little in common with that of Bruno Cathala or Roberto Fraga, and is probably more similar with that of Alan Moon, Seiji Kanai or Hisashi Hayashi – and I don’t see the slightest thing in common between Roberto’s and Bruno’s designs. The boardgame design little world is very international, everything happens in English, and I’ve met publishers from dozens of countries such as Italy, USA, Canada, Brasil, Korea, Iran, Japan, Russia, Poland, Greece, Baltic and Scandinavian countries, without ever having the feeling that these people had a different gaming culture than mine – or not more often than with French designers.
The
French Touch in boardgame design seems to me to be only a marketing argument, and not a very convincing one.

If there is a French specificity with boardgames, it has to do with business, not design, and more with sheer luck than with culture. Asmodee happens to be the big success story of the boardgaming business. What was originally a small role playing publishing company founded by a few friends has become a big multinational company with hundreds of subsidiaries in the whole world. Its development started in France where, for practical reasons, it focused more on creation and development and less on distribution. Smaller companies followed suit, often with the more or less secret goal of being bought by Asmodee, or more recently by Hachette who is trying to follow suit. All this has made easier for French boardgame designer to meet publishers and have their creations published. It might have generated a few vocations, but it doesn’t make French designers a culturally specific category.

The expression French Touch comes from the video game industry, where it refers both to design and publishing, which are much more interwoven than in the boardgaming world. To have the same thing with boardgames, we would need a real cluster effect between designers both intellectually and geographically similar. It has not happened yet and, with boardgames like with many other cultural domains, I think it’s more rewarding to mix everything. I’m French, I’m a game designer, but I don’t like being called a “French game designer”, a category which doesn’t mean anything.