Légendes de l’Ouest et du Pamir
Legends of the west and the Pamir

La version « Legacy » des Aventuriers du rail, Légendes de l’Ouest, à laquelle je n’ai pas encore joué, a été généralement très bien reçue dans le petit monde du jeu de société. L’équipe qui l’a développé, Alan Moon, Matt Leacock et Rob Daviau, réunit quelques uns des meilleurs auteurs contemporains. Tout ce que j’ai lu me fait envie, et je vais sans doute me le procurer, même si je doute fort de pouvoir jamais réunir une équipe prête à faire les douze parties de la campagne. Sur les réseaux sociaux, ce jeu a fait l’objet de quelques critiques, féroces mais marginales, sur la manière dont il présenterait développement du réseau ferré aux Etats-Unis. Ces critiques me semblent mal fondées, et je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion de m’exprimer à la fois en tant que prof, historien, marxiste et auteur de jeux, et de m’étonner une fois encore de la propension de beaucoup, à gauche, à se tromper d’ennemi.

Comme il était difficile de répondre de manière argumentée en 280 caractères, j’ai décidé de développer un peu pour écrire ce post de blog. L’une des trois discussions a rapidement dérivé sur un sujet voisin, mon hostilité aux jeux éducatifs et ma méfiance envers les jeux « à message », même et surtout lorsque je suis d’accord avec le message. J’aborderai donc aussi un peu ce point en deuxième partie.

Certes, la nouvelle version des Aventuriers du rail, un jeu déjà classique, illustre de toute évidence, plus encore que l’original, une version fantasmée de la conquête de l’ouest, des rails sur la prairie. Le jeu, qui s’appelle « Légendes de l’ouest » et non « Histoire de l’ouest » ne s’en cache nullement. Même quelqu’un qui, comme moi, ne connait à peu près rien à l’histoire américaine, ne peut, au simple vu de la boite, avoir le moindre doute. Si cela ne suffisait pas, une note des auteurs dans les règles indique bien qu’ils sont parfaitement conscients de s’être inspirés des clichés (tropes) sur la conquête de l’ouest, lesquels ignorent largement son coût humain aussi bien pour les tribus indiennes que pour les travailleurs. Paradoxalement, cette note a peut-être aggravé le problème – en tant que prof, je sais que c’est souvent une erreur de prendre les élèves pour des idiots en leur disant des choses qu’ils ont déjà comprises.

Malgré cela, certains ont reproché à ce jeu de ne pas être fidèle à la réalité historique, voire d’être un peu raciste, puisqu’il ne met pas en scène les tribus indiennes sur les terres desquelles les voies ferrées ont été construites, et très pro-capitaliste, puisqu’il ne dit rien de l’exploitation des esclaves puis des cheminots pour construire ces mêmes voies. Le jeu n’est bien sûr ni l’un, ni l’autre, puisqu’il ne prétend nullement être historique et assume clairement, ce qui n’est pas le cas de bien d’autres jeux aux vaguement historiques, être fondé sur des clichés.

Cet univers romantique et un peu enfantin est sans doute l’une des raisons qui me donnent envie de jouer aux Aventuriers du Rail – Légendes de l’ouest. Je jouerai peut-être aussi avec plaisir à un jeu sérieux et militant prétendant « démystifier » la conquête de l’ouest en détruisant des clichés que personne ne prend plus vraiment au sérieux, mais je n’en suis pas certain car ce serait un autre jeu visant un autre public.

La vision romantique et fantasmée de l’histoire américaine qui apparaît dans Les Aventuriers du Rail mérite certainement d’être utilisée avec prudence, ce qui est le cas dans ce jeu, et éventuellement d’être étudiée et analysée. Je m’y étais un peu essayé il y a une dizaine d’années dans mon essai sur Décoloniser Catan, puis dans un article sur les jeux de trains. En français, des études critiques sur l’imaginaire médiéval dans les jeux ont été publiées ces dernières années, notamment par Anne Besson, centrées sur les jeux de rôles et les jeux video ; la conquête de l’ouest, même si le thème est moins prégnant dans le jeu de société, mériterait le même traitement. Des universitaires américains travaillent sans doute sur le sujet ; je n’ai pas vraiment cherché, mais si on m’envoie un article sérieux, je le lirai avec plaisir.

Les critiques ne reprochent en fait pas vraiment à ce jeu de ne pas être historique, ils le condamnent surtout pour ne même pas essayer de l’être, pour ne pas prendre son thème au sérieux. Si j’ai pu apprécier quelques jeux au thème historique très sérieux, comme récemment Pax Pamir, je n’ai jamais confondu une partie de jeu et un cours d’histoire. J‘ai dans un coin de ma tête une vague idée de jeu de cartes sur les débuts de l’ouverture du Japon vers l’Ouest dans les années 1850, mais si ce projet aboutit, le ton en sera sans doute plus léger et ironique. Bon, j’espère que Cole Wehrle ne va pas m’écrire qu’il a déjà commencé à bosser sur ce sujet, qui lui irait assez bien.
En regardant sur les étagères où se trouvent mes jeux publiés, je n’en vois que trois au thème vaguement historique, Mystère à l’Abbaye, La Vallée des Mammouths et Silk Road. Aucun des trois, c’est le moins que l’on puisse dire, n’a le moindre contenu historique un peu sérieux.

L’idée que les jeux de société devraient toujours prendre leur thème au sérieux me gène énormément. Elle implique en effet que, contrairement aux auteurs et aux critiques, les joueurs ordinaires seraient des idiots incapables de regard critique, de faire la différence entre l’histoire et la légende, entre le premier et le second degré. Elle sous-entend surtout que les jeux tireraient leur valeur de leur caractère éducatif. J’ai déjà sur ce site expliqué pourquoi je n’utilise pas les jeux dans mes cours, et pourquoi je considère l’idée même de jeu éducatif comme un oxymore dévalorisant aussi bien pour les enseignants que pour les auteurs de jeu.

On peut apprendre très efficacement l’histoire en lisant des livres d’histoire. On le peut encore, même si cela prend beaucoup plus de temps, en lisant des romans, en regardant des films, en pratiquant certains jeux video ou jeux de rôles, si l’on prend garde à ce que l’intrigue ne prenne pas le pas sur le contexte. Les jeux de société, entièrement centrés sur leurs règles, peuvent difficilement avoir la même profondeur psychologique, la même subtilité dialectique, ou même simplement apporter la même quantité d’informations. C’est pour la même raison qu’il est rarissime qu’ils parviennent à faire passer un message politique sans sombrer dans la caricature.

J’ai déjà bien du mal, dans mes cours, transmettre tout le contenu sur lequel je souhaite faire réfléchir mes élèves, je n’y parviendrais jamais si je devais utiliser comme médiateur un outil aussi complexe et rigide qu’une règle de jeu. Je n’ai pas de temps à perdre avec des règles, et j’ai besoin de la souplesse, des possibilités d’improvisation, de discussion et d’adaptation que seul le cours oral peut apporter. Pax Pamir, sans doute le plus réfléchi et le mieux documenté des jeux de société sérieusement historiques auxquels j‘ai joué, et celui auquel j’ai leplus pris de plaisir, demande deux heures de jeu pour un contenu qui tiendrait sur un article d’une vingtaine de pages ou un podcast d’une demi heure . C’est un excellent jeu, surtout quand on connaît déjà un peu son thème, mais c’est un outil pédagogique bien peu performant. On peut d’ailleurs finir la partie sans savoir qui a gagné (les anglais ont perdu, les russes n’ont pas vraiment gagné).

Il y a une dizaine d’années, je terminais mon essai sur le tropisme colonial dans les jeux de société en expliquant que le problème était moins le recours aux clichés historiques et/ou exotiques que le fait que ce recours soit parfois inconscient et trop rarement assumé et/ou ironique. Au vu des évolutions récentes du petit monde du jeu, je pense que j’aurais dû insister plus encore sur ce dernier point. Dans Les Aventuriers du Rails – Légendes de l’Ouest, les clichés sont parfaitement conscients et revendiqués. Comme le remarque une astucieuse critique, le jeu ne donne pas une vision biaisée de l’histoire, il s’en débarrasse et la jette par la fenêtre. Beaucoup d’auteurs, moi le premier, procèdent fréquemment ainsi, et ceux qui le font consciemment et le revendiquent sont ceux auxquels il est le moins légitime de le reprocher.

Dans l’une des trois discussions sur Twitter et Bluesky qui sont à l’origine de cet article, Cole Wehrle, auteur notamment du très sérieux Pax Pamir et du plus ironique Root, a très bien résumé le problème : «  je pense que nous condamnons trop facilement des jeux, alors qu’il y a de bonnes raisons pour lesquelles ils ignorent un point particulier. Il n’en reste pas moins important d’analyser les jeux (et les livres) et de s’interroger sur les effets de leurs mises en scène. »



The legacy version of Ticket to Ride, which I’ve not played yet, seems to be very well received in the small gaming world, which is not surprising given the great team of designers, Alan Moon, Matt Leacock and Rob Daviau. Everything I’ve read about it makes me want to play it, and I will certainly get a copy soon, even when I doubt being able to get a stable team of players ready to play the twelve parts of the campaign. On social networks, however, there has been some marginal but fierce criticisms of the way it is describing the rail network development in the US. I think these criticisms are ill-founded.

I could not let pass an occasion to speak at the same time as a historian (with a PhD), a teacher (of social sciences), a Marxist (though not always the most orthodox one) and a game designer (with nearly a hundred games under my belt), and to highlight the growing propension of many western leftists to pick the wrong enemy. Since it was hard to really explain my point in 280 characters, better write a blog post. One of the three simultaneous discussions on the subject rapidly digressed on a slightly different topic, my hostility to educative games and my reluctance to games trying to deliver a message – even and may be even more when I agree with the said message.

The action in Ticket to Ride – Legends of the West obviously takes place in a romantic fantasied version of the American frontier story, rails on the prairie. The game doesn’t try to hide this – it’s named “Legends of the West”, not “History of the West”. Even someone like me, who knows nearly nothing of American history, should notice it at first glance. If there were still doubts, a larged boxed paragraph in the rules even specifies that the game is inspired by tropes of the old west, which ignore the human cost for both Indian tribes and rail workers. Paradoxically, this note might have aggravated the issue – as a teacher, I know it’s usually a bad move to take students for idiots with telling them what they obviously already know. On the other hand, well, you never know exactly who will play your game.

Despite these carefully laid caveats, the game has been criticized for not being historically faithful, or even for being vaguely racist, since it doesn’t feature the native tribes whose territories these tracks were laid on, and definitely pro-capitalist, since it ignored the exploitation of slaves and other rail workers in building the network. It is neither one nor the other, since it doesn’t pretend to be historical, and the designers clearly assume having built it on clichés and tropes. And, yes, this romanticized and even a bit childish background is one of the reasons why I’m eager to play this new Ticket to Ride. I might enjoy as well a more serious and political game aiming at debunking the American railway myths, but I’m not sure of it and, anyway, it would be a completely different game aimed at a different market niche.

The fantasy version of the American railway history which appears in Ticket to Ride – Legends of the West certainly requires to be used with care, but it clearly is here, and even to be studied and analyzed. I vaguely touched on this a dozen years ago in my essay about Postcolonial Catan, before the idea was fashionable, and in a blogpost about train games. I’ve read a few interesting academic studies of the image of the Middle Ages in games, though in French and mostly about video and role-playing games, among others by Anne Besson. Even when it is a less pervasive setting, the old west certainly deserves the same type of research. I bet there are already American scholars working on it, and if someone sends me an article, I will gladly read it. 

In the end, what some critics reproach to the new Ticket to Ride is not that it is not historically faithful, it is that it doesn’t even try, that it doesn’t consider its setting to be something serious.
I have enjoyed a few serious historical games, the last one being
Pax Pamir, but I have never considered them to be a lecture in history. I have a very vague idea for a card game about the opening of Japan to the West in the 1850s, but if I ever finish it, it will probably have a more tongue in cheek feel. Well, let’s hope I won’t get a mail from Cole Wehrle saying he’s already working on this topic, which would fit him quite well.
When I look up at the shelves with my published games, I see only three with vaguely historical settings,
Mystery of the Abbey, Silk Road and Valley of the Mammoths. None has the slighest amount of serious historical content or discourse, even when I could have done it for the first one.

As an historian who, for forty years, has mostly designed game based on ridiculous fantasy settings, I find the idea that games should always take their setting seriously very disturbing. It implies that, unlike game designers and reviewers, average gamers are unfazed idiots, unable of any critical view, unable to make the difference between fantasy and history. It is also linked to the idea that the value of games is in their educational use. I have already explained on this blog why I consider the idea of « educational games » to be an absurdity which belittles both game designers and teachers.

One can learn history very effectively with reading history books. One can learn some bits of it with reading novels, watching movies or playing some video or role playing games, providing one is careful not to let the intrigue take over the context. Boardgames, being terribly rules-centric, cannot have the same psychological depth, the same dialectical subtlety, or even only bring the same amount of information. For this same reason, boardgames are not really adapted to the transmission of political messages, and those which try do it usually end up being simplistic.

I already struggle to bring to my students all the content I want them to think over, I cannot imagine having to do this through a media as rigid as game rules. I’ve no time to lose on rules, and I need the free-form flexibility, the possibility to react, discuss and improvise which only exists in oral and relatively freeform lectures. Even Pax Pamir, the best example I’ve played of a well thought out and documented historical boardgame, and one I'(ve had great pleasure un playing, takes two or three hours to bring the content one could learn reading a 20 pages article or listening to a 30 minutes podcast. It’s great to play as a game, especially if you already have some knowledge of the subject. it’s inefficient as a teaching tool.

A dozen years ago, i ended my long blogpost, or short essay, on the colonial tropes in boardgames with explaining why the real issue was not the use of historical / exotic clichés but the fact that this use was too often unconscious and too rarely assumed and/or ironic. In the light of what a part of the boardgaming scene has become since, I think I should have emphasized the last point even more. Anyway, in Ticket to Ride – Legends of the West, the clichés are conscious and assumed. It doesn’t give a wrong or biased version of history, it gets rid of history and throws it out of the window (see this clever review). That’s what most game designers do, and I don’t think it can be reproached to those who do it honestly and clearly.

Cole Wehrle, designer of the very serious Pax Pamir and the more tongue in cheek Root, summarized this very well in one of the three simultaneous Twitter and Bluesky discussions which made me write this blogpost « I think we often are too quick to call out erasure when, in fact, there are other good reasons why a game is not covering a particular element. Of course, I still think it’s important to scrutinize games (and books) and to consider the consequences of their framing. »

Pas d’excuses !
No excuses !

Les commentaires, un peu moqueurs mais polis et nuancés, que j’avais posté sur les réseaux sociaux sous le programme d’un colloque sur « la médiation par le jeu » dans lequel il était question de « jeu pédagogique », du jeu comme « outil d’inclusion et de sensibilisation », de « compétences transversales » et d’ « apprentissage au sens large », ont enclenché une discussion intéressante avec certains des participants. Ils m’ont aussi valu, sur twitter et en message personnel, quelques réactions très violentes, voire insultantes. Je voudrais donc expliquer encore une fois pourquoi j’ai décidé, depuis quelques années, de ne plus laisser passer les discours fumeux et faussement modernes sur l’utilité sociale ou pédagogique du jeu.

J’ai eu une éducation mi-chrétienne mi-marxiste, dans laquelle le jeu, la musique ou les romans étaient assez mal vus parce que, bon, quand même, il faudrait penser à préparer sérieusement la révolution. Hors du monde et délibérément simple, le jeu m’est apparu à l’adolescence non comme une rupture ou une échappatoire mais comme un moyen de décompresser, de faire avec la complexité du monde. Le jeu, en effet, et c’est peut-être la meilleure définition que l’on puisse en donner, est le contraire du réel – fermé, simple, compréhensible, sérieux même.

Je suis donc passionné de jeux depuis une quarantaine d’années, professionnel du jeu depuis une vingtaine. Cela fait quarante ans que l’on ne cesse de me demander de me justifier d’avoir une passion, puis un métier, aussi peu utiles, aussi dénués de sens. Nul n’exige pourtant d’excuses des passionnés ou des professionnels de littérature, de peinture, de danse, de musique ou de cuisine.
Il est légitime de débattre dans des colloques des plus sérieux de styles littéraires, picturaux ou musicaux – ok, peut-être pas culinaires. Dès qu’il s’agit de jeux, la seule question dont pseudo-universitaires, spécialistes autoproclamés et « entrepreneurs sociaux » dont les dents rayent le parquet acceptent de discuter est « à quoi ça sert? », comme s’il fallait absolument que cela serve à quelque chose.

On m’a parfois reproché de ne guère participer à ces débats, ne serait-ce que pour apporter la contradiction. Le problème est que, tant que cela reste la seule discussion que l’on peut sérieusement avoir sur le jeu, y participer revient déjà à accepter que le joueur et plus encore l’auteur de jeu aient à se justifier. On ne demande pas aux amateurs de littérature pourquoi ils lisent. On n’exige pas des romanciers que leurs textes permettent d’apprendre l’orthographe et la grammaire, ni même l’histoire ou la sociologie ; on accepte très bien que, indépendamment du fait que ce soit le cas ou non, ils n’en aient pour la plupart rien à foutre.
Oui, un jeu peut aussi parfois, comme à peu près toutes nos activités quotidiennes, nous faire incidemment apprendre ou prendre conscience de quelque chose. Non, ce n’est jamais l’essentiel et ce n’est pas la raison pour laquelle on joue, ou pour laquelle on crée des jeux – du moins de bons jeux.
Et surtout non, désolé, moi non plus je n’en ai rien à foutre, et je ne ferai rien pour que mes jeux rentrent dans ce genre de cases. Cela fait quarante ans que je résiste aux médiateurs, pédagogues et pontifiants ludiques de tous poils. Je me suis les tapés dans les années quatre-vingt-dix en version émulation, simulation et jeux pédagogiques, je me les tape aujourd’hui en version serious games et jeux coopératifs. Leur discours, qui se prétend toujours nouveau – ils disent sans doute innovant – n’a pourtant pas changé d’un poil en quarante ans. Moi, j’ai appris à me méfier. Je ne suis d’ailleurs pas le seul, il suffit pour s’en assurer d’aller voir le nombre d’auteurs de jeux, certains très connus, qui ont “liké” mon post moqueur sur Facebook.

Si cet utilitarisme n’était qu’une erreur d’analyse, ce ne serait pas bien grave, on pourrait quand même en discuter tranquillement. Le problème est que, ses partisans se sentant pousser des ailes, il tend aujourd’hui à devenir prescriptif. Les auteurs comme moi devraient se soumettre, et justifier de l’utilité sociale de toutes leurs créations. Du coup, les jeux coopératifs, c’est bien parce que cela apprendrait la coopération, mais les Loups Garous ou Citadelles, c’est mal parce que l’on y dénonce, on y vole et on y tue. Ce truisme néglige un point essentiel, qui est que les joueurs, dans leur immense majorité, ne sont pas complètement cons. Ils font parfaitement la différence entre le jeu et la réalité, et c’est même précisément pour cela qu’ils jouent.
J’ai longuement développé ce thème dans un autre article il y a cinq ans, tous collabos ; les exemples sont un peu datés, mais mon raisonnement est toujours valable. Je suis juste un peu plus énervé aujourd’hui, un peu parce que j’ai vieilli, un peu parce que le discours utilitariste sur le jeu me semble chaque jour plus envahissant.

Au fait, je suis auteur de jeux de société mais aussi toujours prof de lycée à mi-temps, plus par plaisir que par nécessité, et parce que j’ai été bien élevé et crois encore que c’est bien d’avoir un boulot socialement utile. Quand j’enseigne, je peux m’amuser mais je ne joue pas – j’enseigne. Quand je joue, je peux être sérieux, mais je n’enseigne pas – je joue. Le mélange prôné par des gens qui ne sont le plus souvent ni enseignants, ni joueurs donne généralement de pseudos jeux ennuyeux et des pédagogies lentes, verbeuses et inefficaces.

Bref, jouer ne sert sans doute à rien, si ce n’est à ne servir à rien, et c’est très bien comme cela. Je n’ai pas plus à m’en justifier que de lire des romans ou d’écouter de la musique.


(Caveat : What I am writing below applies to the French speaking gaming world. I don’t know to what extent it is also true of the English speaking one).

I’ve recently posted on social networks, in French, a few ironic but polite and nuanced comments under the program of symposium about “mediation through games”, in which were supposed to be discussed “pedagogical games”, “games as tools for inclusion and sensibilization”, “transversal abilities” and “learning in a broader sense” (my English rendering of this pseudo-academic language probably doesn’t sound as ridiculous as the French original). As a result, I had an interesting discussion on facebook with some of the attendees, but I also got, on Twitter and via personal message, violent and even insulting reactions. I therefore want to explain why I have decided, for a few years now, to protest the fashionable, verbose and falsely modern discourse about the social and pedagogical use of games.

I’ve had a half-Christian, half-marxist upbringing, in which games, music or novels were frowned upon because, after all, we should be working more seriously on preparing revolution. As a late teenager, I discovered in games not a break-up or a way out   but a way to ease the pressure, to make do with the complexity of the real world. Games, unlike reality, are closed, simple, understandable, mostly serious.

For forty years now, I have a passion for games. For twenty years, designing them is my main job. For forty years I am permanently asked to atone, or at least to justify myself for such a socially pointless activity. No one, however, asked for excuses from passionate or even professionals in literature, painting, dance, music or cooking.
It is perfectly  legitimate to discuss in serious symposiums about literary, pictorial or musical styles and art – OK, may be not so much with cooking. But when it’s about game, the only legitimate question put forward by pseudo-academics, self-proclaimed specialists and overambitious social entrepreneurs is “what’s the social utility of games”, as if they needed one.

I’ve sometimes been criticized for not taking part in these discussions, if only to bring some contradiction. The problem is that, as long as it is the only question ever seriously asked about games, taking part in the debate already means that one accepts the idea that games need justification, or at least atonement. No one ever asks novelists to discuss if their novels can be used for teaching grammar and vocabulary, or even only history or sociology ; we all know that, no matter the answer, most of them don’t give a fuck.
Yes, of course, like most of our daily activities, games can incidentally teach us or make us realize something. No, it’s never essential, and it’s not the reason people play or design games – or at least good games.
And most of all, no, sorry, I don’t give a fuck. I’ve been resisting this discourse for forty years, and I won’t help forcing my games into its absurd categories. I’ve heard verbose speeches about emulation, simulation and pedagogical games in the nineties, I hear the same speeches today about serious or cooperative games. This humiliating discourse always claims to be new – it rather says innovative – but it didn’t change in forty years. I’ve changed – I’ve learned to be wary. I’m not only one, as you can see in checking the game designers, some of them quite well known, who have liked my original post on Facebook.

This utilitarianism would not be a real problem if it were only a harmless opinion open to discussion. The problem is that it is more and more becoming prescriptive. Game designers like me should now submit and justify of the social utility of every one of their creations – something, once more, no one ever asks of cooks, musicians or novelists. For this naïve doxa, cooperative games are good because they teach cooperation, Werewolves or Citadels are bad because they teach denunciation, theft and murder. This truism forgets just one little thing, that the vast majority of gamers are not utterly stupid, know perfectly well the difference between games and reality, and are playing games just for this reason.
I wrote much more extensively about this five years ago in another article, collaborators. The examples might be a bit old, but I still hold with my reasoning. I just feel more angry now, may be because I’m getting older, but more likely because the utilitarianist discourse about games seems to be everyday more intrusive and prescriptive.

As an aside, I’m a boardgame designer, but I also kept a part time job as a high school teacher. I don’t really need it, but I enjoy teaching and, well, I still believe it’s important to have some socially useful activity, and designing games doesn’t really qualify. When I teach, I have fun, but I’m not playing games – I’m just teaching. When I play games, I don’t learn or teach, I play games. Mixing games and pedagogy, as often suggested by people who are usually neither gamers nor teachers, usually only generates boring pseudo-games and slow, verbose and inefficient teaching.  

Anyway, there’s no point in gaming – except may be in the fact that there’s no point. So what ? I won’t apologize for it, no more than I will for reading books or listening to music.

La réforme du lycée et du bac

Ma brève analyse à chaud de la réforme du bac et du lycée – sans rentrer dans le détail des disciplines, et donc de celles que j’enseigne.

Je ne suis pas vent debout contre cette réforme, parce qu’elle s’attaque à de vrais problèmes. En même temps, comme dirait Macron, certains des remèdes proposés risquent d’être pire que le mal. Il faut être très prudent et tout dépendra de la manière concrète dont tout cela sera mis en place dans les lycées.

Je suis d’accord avec une partie du diagnostic de Blanquer. Le bac est devenu une usine à gaz, avec d’innombrables épreuves dont les plus importantes sont tellement balisées que l’on finit par noter les élèves plus sur le respect des consignes que sur leur travail, et plus sur leur travail que sur leurs capacités. Les lycées généraux sont aussi devenus des structures rigides, les filières subtilement différenciées s’étant peu à peu transformées en filières bêtement hiérarchisées.

Les solutions qui sont proposées à ces deux problèmes sont de rendre la structure plus souple et moins formelle, et le bac plus léger. En principe, je serais plutôt pour. Le problème est que plus le fonctionnement du lycée est souple, plus les choix sont nombreux, plus on est dans l’informel, plus on donne un avantage énorme à ceux qui maîtrisent (ou dont les parents maîtrisent) le système. On revient un peu à l’ancien lycée d’avant les filières, plus secret et plus inégalitaire. Je crains – sans en être tout à fait certain – que le fameux grand oral n’aille dans le même sens, valorisant uniquement ceux chez qui on parle comme à l’école.

J’ai aussi une deuxième raison de me méfier du grand oral, qui me semble aller avec la tendance actuelle au retour de l’éloquence, que je trouve très inquiétante. L’éloquence, ce n’est pas la force de conviction, c’est l’esbroufe et l’élégance, deux des composantes de base de tous les totalitarismes. Je préfère des élèves qui apprennent à réfléchir à des élèves qui apprennent à avoir l’air.

Le contrôle continu tel qu’il doit être organisé dans les établissements présente le risque de faire apparaître des “bacs de bons lycées” et des “bacs de mauvais lycées”. Là encore, cela dépendra de la manière dont tout cela est géré et encadré. J’ajoute qu’avoir des petits examens tout le temps risque d’encourager encore plus au bachotage, qui est déjà un problème.

Après, il y a le problème des équilibres disciplinaires. Je ne souhaite pas rentrer ici dans les détails de nos rivalités picrocholines, mais je crains que la disparition des filières ne renforce la concurrence entre disciplines, ce qui n’est pas nécessairement une bonne chose.

Bref, je veux bien prendre le risque, mais si les choix sont clairement expliqués à tous, si les classes ne sont pas construites comme autrefois autour d’options socialement discriminantes, etc… Cela dépendra un peu des consignes du ministère, et sans doute aussi de la politique de chaque lycée.

Le niveau monte

C’est un billet d’humeur que j’avais posté sur Facebook, il y a quelques jours, la veille des oraux du bac.  Je ne m’attendais absolument pas à ce qu’il fasse à ce point parler de lui, repris des centaines de fois, cité dans des journaux et à la radio. C’est sans doute le signe qu’il visait juste. Du coup, quelques amis qui ne sont pas sur facebook (si, si, il y en a) me demandent le texte complet de mon petit coup de gueule. Le voici :

Je viens de corriger le bac, et je suis énervé. Je suis énervé par le discours obligé, que l’on lit dans tous les journaux, sur tous les sites web : le bac est donné, soldé, le niveau baisse, les jeunes sont incultes et ne foutent rien, etc….
Certes, les quatre cinquièmes d’une génération arrivent aujourd’hui au bac contre moins de la moitié quand j’ai passé le mien, dans les années soixante-dix. Ce qui a changé, ce n’est pas le niveau du bac qui a baissé (ou pas beaucoup, et seulement dans les disciplines littéraires, et pour de bonnes raisons qui mériteraient un post entier). Ce qui a changé, c’est le niveau des élèves qui a augmenté, et là encore pour de bonnes raisons.

Ils sont plus cultivés car ils ne sont pas coincés comme nous l’étions devant une télé à deux ou trois chaines, ils n’ont pas le choix en librairie qu’entre Pif gadget et Picsou Magazine, ils ne perdent pas chaque jour deux heures dans des bus bringuebalants ou sur de vieux vélos rouillés pour aller au lycée, ils peuvent compléter leurs cours en trainant sur internet, où ils apprennent au passage un peu d’anglais.

Ils bossent plus car ils ont la trouille, car ils savent qu’il ne leur sera pas facile de trouver un boulot, car on ne peut plus acheter d’éther dans les pharmacies, car il n’y a plus de trichlo ni dans les drogueries ni dans l’eau écarlate, et car on ne laisse même plus les mineurs se saouler le samedi soir.

Si je mets de meilleures notes aujourd’hui que lorsque j’ai corrigé le bac pour la première fois, il y a une trentaine d’années, ce n’est pas parce que je suis blasé, ou parce qu’une inspection démagogique m’y force, c’est parce que les copies sont meilleures. Les élèves que j’ai devant moi aujourd’hui ont des connaissances largement équivalentes, une ouverture sur le monde et des capacités d’analyse bien supérieures, à celles de ceux que j’ai côtoyés comme élève dans les années soixante-dix – même si j’admets qu’ils ont plus de mal avec la grammaire. Et ce n’est pas vrai seulement du bon lycée bourgeois du XVIème arrondissement où j’enseigne aujourd’hui, c’était déjà vrai du petit lycée de Tarascon où j’étais encore il y a deux ans.

Tout cela, j’ai l’impression que les quadragénaires et quinquagénaires ne s’en rendent pas compte. C’était leur enfance, donc tout était mieux avant. Certains ont simplement oublié leurs faiblesses, d’autres en rajoutent dans un discours hypocrite – mais pas vraiment nouveau – qui sert avant tout à discréditer politiquement la jeunesse.

Voila, c’était mon coup de gueule avant d’aller faire passer les oraux.

(Sorry, no English translation this time, but believe me, it’s a very French discussion)

L’école et l’Europe
Europe at school

Il n’y a pas plus européen, pro-européen, pan-européen que moi, même si ce n’est pas avec le même enthousiasme qu’il y a une vingtaine d’années – peut-être parce que j’aimerais une Europe des lumières et pas une Europe des nations. Les lumières, c’est joli et sympa; les nations, c’est moche, bête et méchant.
Je devrais être rassuré en feuilletant les programmes et les manuels scolaires de lycée, très favorables à l’idée européenne, mais je suis effaré – surtout lorsque je dois les utiliser. En économie, histoire, géographie, sociologie, l’Europe est abordée sans cesse, les mêmes fausses évidences rabâchées d’année en année, avec une finesse digne de la propagande stalinienne. Ce bourrage de crane, dont les élèves ne sont pas dupes, ne peut à terme que les dégoûter d’une idée européenne qui, me semble-t-il, serait encore en mesure de supporter l’intelligence, la réflexion, la subtilité et pourquoi pas la discussion.
Ceux qui définissent les programmes scolaires, ceux qui rédigent les manuels, oublient une règle d’or de l’enseignement – il ne faut jamais prendre les élèves pour des cons. Ils le sont parfois, mais c’est loin d’être une règle générale.


No one feels more european, pro-european, even pan-european than me, even when I might be less enthusiastic than twenty years ago – may be because I’d rather have the Europe of the enlightenment than the Europe of Nations. Light is nice and cute, nations are ugly, dumb and nasty.
I should feel reassured when browsing school curricula and schoolbooks, all very pro-european, but I’m aghast. In economics, history, geography, sociology, Europe comes back almost every year, in every syllabus, as an evidence that should not be discussed, like historical materialism in stalinist schoolbooks. Students are not fooled by this cramming, whose most likely effect will be to put them off all things european. It’s shame, because I’m sure European ideas can still stand thought, subtlety and even discussion.
Those who write curricula and schoolbooks forget a golden rule of teaching – never talk to students like they’re dumb. They might be, sometimes, but it’s far from being a general rule.

Jeu et éducation
Games and education

Ce texte sera publié dans les actes du colloque “Jouer ou Apprendre ?”, qui s’est tenu au mois de mai à Chamonix. Mon intervention ayant été improvisée à partir de notes succinctes, ce texte en est une reconstruction a posteriori, qui s’éloigne sans doute parfois de ce qui a été effectivement dit – ou de ce que d’autres s’en rappellent. Je m’en excuse par avance.

Historien, professeur d’économie et de sociologie en lycée, je suis aussi auteur de nombreux jeux de société, mais j’ai toujours pris grand soin de maintenir entre ces deux activités une frontière relativement étanche, de garder deux casquettes.
Mes élèves savent que je suis joueur, et auteur de jeux. Dans mes cours d’économie, je cite souvent comme exemple le marché du jeu, et les éditeurs de jeux de société, que je connais bien. Ils sont de bonnes illustrations des problèmes de saisonnalité, des calculs de coûts de production, des réflexions sur l’externalisation.
Je suis convaincu que l’histoire du jeu, encore très marginale, pourrait être plus développée – mes premiers travaux universitaires traitaient d’ailleurs de l’évolution des règles du jeu d’échecs, et – ce qui était encore plus amusant – des théories sur l’origine de ce jeu, au Moyen-Âge et à la Renaissance.
Le jeu est aussi un thème intéressant, souvent abordé bien qu’il ne soit pas en tant que tel dans les programmes, dans l’enseignement de la philosophie. Pascal, dont je reparlerai, passe très bien dans les classes de terminale.
Les enseignants de mathématique abordent certes ce qu’ils appellent la théorie des jeux, mais c’est en fait la théorie des choix, des décisions, de beaucoup  de choses qui sont loin d’être toujours des jeux.

Le jeu a bonne presse aujourd’hui, en particulier dans l’éducation. Les «serious games» – un pléonasme déguisé en oxymore car le jeu est toujours pratiqué avec sérieux – sont de tous les doctes stages pédagogiques, même si – heureusement peut-être – bien peu d’enseignants ont vraiment les moyens de les utiliser.

Si le jeu comme thème ne me pose aucun problème, le jeu comme outil d’enseignement au lycée me semble en effet plus problématique. Mon point de vue serait sans doute différent si j’enseignais dans le primaire, où le jeu peut faire gagner du temps, ou à l’université, où des savoirs plus pointus, plus formalisés et mieux maîtrisés peuvent rendre le jeu plus utile. Le jeu pédagogique me pose problème pour trois raisons. D’abord, il remet en cause la nature même du jeu, qui doit rester un divertissement. Ensuite, il tend à renforcer la tendance au formalisme de l’enseignement actuel, en particulier en France. Enfin, il implique une telle perte de temps qu’il peut remettre en cause la fonction essentielle de l’enseignement, apprendre à penser, à comprendre, à réfléchir, à prendre du recul.

1) Le jeu comme divertissement pascalien

Le jeu comme divertissement (Pascal) comme anxiolytique de plus en plus nécessaire dans une société de plus en plus complexe (Durkheim), doit pour remplir son rôle rester vain, rester à l’écart du monde réel.
Si je suis joueur, c’est parce que je me pose des questions à côté du jeu, des questions sur le monde, le reste du temps. J’ai donc besoin d’une frontière claire entre ce qui relève du jeu et ce qui relève du monde réel – qui n’est pas seulement le travail. Je crois que nous avons tous besoin de cette limite.
Les élèves sont bien conscients de cette distinction, et se méfient avec raison des jeux pédagogiques. Quand on leur dit “on va jouer pour apprendre”, ils sentent l’arnaque. Ils savent bien qu’on leur dit qu’on va jouer, mais qu’en fait on est toujours là pour apprendre, pour travailler, que ce n’est pas du jeu. Ils ont donc une réaction de rejet face à ce qu’ils perçoivent – largement à raison – comme une tricherie.

Le jeu pédagogique dévalorise l’enseignement – on a honte d’enseigner, il faut déguiser l’enseignement en jeu – et dévalorise également le jeu – qui n’est plus qu’un vague modèle à l’honnêteté douteuse.

2) La stratégie contre la critique

Les partisans de l’utilisation systématique des jeux dans l’enseignement insistent sur le fait qu’ils forment à la réflexion stratégique et analytique. C’est une évidence, non seulement pour les jeux de stratégie, mais aussi pour la plupart des jeux de société modernes qui appartiennent à ce que l’on appelait autrefois les jeux «de hasard raisonné», c’est à dire calculable, analysable. Et c’est peut-être cela le problème.
Les jeux qu’il est possible de mettre en place pour enseigner l’économie ou la sociologie sont le plus souvent inspirés de modèles théoriques, abstraits, presque mathématiques, donc d’une vision très spécifique, et rarement neutre, des réalités sociales. On sait pourtant que ces modèles ont fait des dégâts considérables, car on a souvent essayé de plier la réalité pour la conformer au modèle, ce qui est l’exact inverse de la démarche scientifique des physiciens et mathématiciens.

La tendance actuelle dans l’enseignement est à favoriser la transmission des connaissances et la réflexion analytique, en évacuant systématiquement les dimensions humaines et sociales, et tout ce qui pourrait ressembler à un débat critique ou une question existentielle.
L’importance excessive donnée aux enseignements scientifiques, et le caractère de plus en plus technique et de moins en moins théorique des programmes de mathématique, les évolutions de l’enseignement de la littérature, réduit de plus en plus à un dépeçage grammatical et rhétorique de textes dont le fond et le contexte n’importent plus, les lamentables nouveaux programmes et nouvelles épreuves de sciences économiques et sociales, qui évacuent tout débat et présentent économie et sociologie sous un angle purement technique, en sont d’édifiantes illustrations. Or c’est précisément le même objectif que vise le jeu pédagogique – formaliser à l’extrême les contenus, réduire la réalité à des systèmes clos, et inviter à appliquer des règles et des mécanismes sans s’interroger ni sur leur pertinence ni sur leur raison d’être. Pour se reposer d’un monde complexe et angoissant, pour se divertir, c’est très bien. Pour transmettre des connaissances et des expériences sur le monde réel, cela peut être dramatique.

Un minimum d’organisation et de rigueur est sans doute nécessaire à l’efficacité de l’enseignement. J’accepte que l’on ait des salles numérotées, des classes numérotées, que l’on fasse l’appel, que la cloche sonne à heure fixe, même si j’ai parfois l’impression d’être dans une caserne ou un couvent plus que dans une école. J’accepte que l’on ait des devoirs, des examens, des notes – tout un attirail formel directement inspiré du jeu. J’accepte tout cela, avec quelques regrets, parce que je sais qu’il serait difficile de fonctionner autrement – surtout «à moyens constants» ;-). Je ne pense pas qu’il soit souhaitable d’aller plus loin.

L’école doit permettre aux élèves de prendre les connaissances, de s’en saisir et d’en faire ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent. C’est ce que permet la discussion, le débat, et surtout la recherche et la réflexion personnelles, qui restent possibles dans un cours relativement informel. Cela devient plus difficile quand les cours doivent suivre des powerpoint soigneusement préparés, qui aident certes le professeur à apporter efficacement les contenus mais le brident quand il faut s’en éloigner.
Cela devient impossible quand l’enseignement se fait par un jeu dont, par définition – parce que c’est l’essence même du jeu – on ne peut sortir. À la limite, des jeux de société très simples, ou des jeux de communication permettant d’expliquer un mécanisme peuvent être utiles, s’ils sont suivis d’une critique, d’un commentaire de ces mécanismes. Les jeux plus complexes, et notamment les «serious games» informatiques qui demandent un investissement fort et durable du joueur, et s’efforcent de dissimuler leurs mécanismes, de ne pas révéler leurs règles, non seulement n’aident pas à comprendre le monde mais contribuent à en donner une image systématique et biaisée.

Si le jeu n’est généralement pas un bon outil pédagogique, les techniques de “game design” peuvent en revanche en être un. Concevoir un jeu, construire le modèle, amène en effet à réfléchir sur les contenus. Un parallèle intéressant peut être fait avec l’enseignement de la littérature. Aux États-Unis, l’accent est mis sur le “creative writing”, qui a presque disparu de l’enseignement littéraire français, devenu pour partie académique (grands classiques), pour partie ludique (chasse aux figures de rhétorique). Le système américain, à la fois plus amusant et moins ludique, s’avère bien plus efficace, y compris pour apprendre à apprécier les classiques.

3) Perte de temps et d’efficacité

Mettre en place, concevoir un jeu demande énormément de temps et de travail. Les programmes de lycée s’alourdissent – en partie parce que l’on ne veut pas qu’il soit possible d’approfondir, en partie parce que l’on ne veut pas que les professeurs – et surtout les élèves – aient le temps de réfléchir à la pertinence des enseignements.
Le jeu aggrave cela, en ajoutant au temps nécessaire à l’apprentissage des contenus celui requis par l’apprentissage et l’utilisation des règles.

Le système scolaire français, en particulier au lycée, n’encourage pas l’autonomie des élèves. Les outils informatiques, et en particulier internet, sont fabuleux pour cela quand les élèves se les approprient, les utilisent chacun à sa façon pour de la recherche, ou simplement de la découverte. Les TPE (travaux personnels encadrés) en lycée, l’une des rares innovations pédagogiques intelligentes et réussies de ces dernières années, permettent cela, mais restent trop marginaux. L’autonomie permise par le jeu est à l’inverse ne fausse autonomie, une autonomie encadrée, une liberté régulée, une arnaque. À la limite, l’enseignement a plus besoin de jouets, et l’ordinateur en est un, que de jeux.

Conclusion

Enseignement plus ludique, oui, si cela veut dire enseignement plus désordonné, plus ouvert, plus improvisé, plus pluraliste – mais c’est le contraire du jeu, c’est la dérégulation, la responsabilisation des élèves dans le monde réel.
Enseignement plus ludique, non, si cela veut dire ajouter encore des règles arbitraires, des modèles abstraits, des systèmes de scores à un système qui souffre déjà d’un formalisme excessif.

L’adjectif ludique veut dire une chose et son contraire – qui impose des règles et relève du jeu et de l’ordre, qui affranchit des règles et relève de la fête et du désordre. Je pense que l’enseignement aujourd’hui souffre d’un excès de règles, et qu’il a grand besoin d’un peu de désordre.

Mes jeux visent à divertir, pas à enseigner. Il se trouve que l’on peut y calculer (Diamant), y collaborer (Novembre Rouge), ou même y mentir (Mascarade), mais ils ne cherchent pas à enseigner le calcul, la coopération ou le mensonge – ils ne veulent que divertir. La seule exception est sans doute Terra, le seul de mes jeux qui ait clairement une vocation pédagogique (et politique). C’était pour la bonne cause, le développement durable, tout ça, je ne pouvais pas refuser. C’est le jeu qui m’a valu le plus d’invitations à faire des conférences ou à parler du jeu, ce n’est pas celui qui s’est le mieux vendu, et je ne pense pas que ç’ait été le plus utile.


This text will be published in the acts of the symposium on “Gaming or Learning” which took place in Chamonix, last May. My speech was mostly improvised, based on short and succinct notes. This text is therefore a reconstruction written a few weeks later. I apologize if it differs here or there from what I have effectively said, or from what other people might remember.

I have a PhD in history and teach social sciences in a French high school, and I am also a prolific boardgame designer, but so far I always managed to keep these two activities apart.
My students know quite well that I am a gamer and a game designer. When teaching economics, i often use as examples the boardgame market and the boardgame publishers, which I know quite well. They are good examples to explain the business cycles and seasonality, the production costs issues, and the outsourcing debate.

I’m convinced that the history of games, and of gaming, which is so far almost non-existent in academic studies, could be much more developed. My masters dissertation dealt with the way the rules of chess and, which was more fun, the theories about its origins evolved in the Middle-Ages and the Renaissance.
Game and play are also an interesting topic for philosophy lectures – a specificity of French High schools. Game in itself is not part of the programs, but Blaise Pascal, whom we will meet again later, is one of the authors most regularly studied.
Math teachers are theoretically the only ones to tell specifically about games, but their so called game theory is badly named because it tells of all kinds of strategic decisions, and not specifically of games.  

 Games are very popular among education theorists and bureaucrats. The so-called “serious games” (a pleonasm disguised as an oxymoron, since every game has to be played seriously) are discussed at length in all kinds of boring pedagogic meetings, even when very few of the teachers attending have the technical means to use them in their class – well, may be it’s better so.

Games as an academic topic is not a problem, and should be encouraged. Games as an educational tool are more problematic. I might have a different point of view if I were teaching younger children, with whom games can help save time, or at the university, where a deeper, better mastered and more formalized knowledge can more honestly be implemented in a game.
I have three main issues with educational games. First, it questions the very essence of gaming, which must be a diversion from real life. Second, it accentuates the actual trend to excessive formalism in school curricula and technics, especially strong in France. Third, it takes so much time that it challenges what ought to be the main goal of education, teaching to think, to understand, to question and to discuss everything.

1) Game as a diversion

Games are foremost a diversion from the real world, and for this reason a powerful anxiolytic (Pascal), something which becomes more and more necessary when the society becomes more and more complex and intricate (Durkheim). Games can fulfill these basic social function only if they are pointless, disconnected from the real world.
I’m a gamer because, in the rest of my life (when I’m not playing), i ask myself questions about the real world. I need a clear boundary between what is real and what is not, what is pointless and what is not, what is game and what is reality – and reality is not only work. I think we all need this boundary.
Students are highly conscious of this difference, and are wary of educational games. When a teacher says that they will play to learn, they know perfectly well it’s a scam, and react accordingly. They know that the real objective is still to work and learn, that it’s not really a game but just a means, and they take the teachers and the school for what they are – cheaters.

Educational games discredit education – it feels like teaching is shameful and has to de disguised as a game. They also discredit games, which become just vague and dishonest mathematical systems or social engineering tools.

2) Strategic or critical analysis

The core argument of the supporters of systematically using games in education is that games effectively teach strategic and analytical thinking. This is obviously true, not only of the so-called strategy games, but also of most modern board games, who belong to a category which was called in old French – I don’t know if there’s a similar expression in English – games of “reckonable randomness”. But this might also be the problem.
Games that can be used to teach economics or sociology are usually based on abstract, almost mathematical, models and therefore on a very specific, and usually very oriented, conception of the social world. Both in economics and sociology, mathematical models have already done much harm, especially when politicians try to adapt the reality to their theoretical model, when well-thought scientific process is the exact opposite.
The actual trend in French school curricula and teaching methods is to focus both on transmitting first basic and then encyclopedic knowledge, and on strategic and then analytical analysis, while carefully removing or hiding anything that could look like an open question or a possible debate.

The growing emphasis is on hard science, mostly mathematics, and the new maths curricula have much more technics and less theory. The way we teach French literature has become a stupid game of looking for grammatical forms and figures of rhetoric, never caring what the text is really about – and don’t even think of social or historical context. The new programs in Sociology and Economics, which I’m supposed to teach, are designed to avoid anything that could lead to discussion, and describe economics and sociology as abstract, almost scientific, technics and systems. Educational games do the same, they lead to excessive formalization, they describe reality as a closed system, and they teach to apply rules and mechanisms without ever discussing their accuracy or their social function. It’s OK when it’s just a game, just a few hours of diversion from a complex and anguishing real world.  It’s terrible if it’s supposed to describe the real world and teach some knowledge of it.

Some structure and rigor is necessary in education. I can do with numbered rooms, numbered student groups, roll calls, bell ringing every hour, even when it sometimes feel more like barrack or monastery than school. I can do with tests, exams and scores, which are scoring systems directly inspired by games. I can do with all this because I know it would be hard to work otherwise – especially with no more funds. I can do with all this, but I don’t think we need more.

School is a place where students ought to learn stuff, make it their and do what they want and can with it. It’s possible with discussion, research, debate, personal thinking, all things which are easy in the relatively casual setting of traditional lectures. It becomes difficult when lectures have to follow incredibly detailed programs or carefully prepared powerpoints, which can only help the teacher transmit predefinite knowledge, but prevent him from doing anything else.
This becomes almost impossible when teaching is made through a game from which – that’s the very essence of a game – it’s impossible to get out. Very simple boardgames or communication games allowing to explain a simple mechanism can be useful if the game is followed by some comments on its mechanisms and the underlying ideology. More complex games, and especially computerized “serious games” which often require a deep and long term investment by the player and try to hide their rules for more “realism” don’t help to understand the real world, and often even give of it a systematic and often dishonest image. If you want students to think out of the box, better not shut them into a box.

If games are rarely a good educative tool, game design can be. Designing a game requires to build the mathematical model behind it, and therefore to think of what theories are embedded in the model. We can build an interesting parallel with the teaching of writing and literature. In the US, the focus is on creative writing, something which has almost disappeared from French schools, replaced by an indigestible mix or rhetorics and old French classics, of pointless grammatical games and boring academics. The US system is certainly more efficient – even for learning to read and apperciate classics..

3) Loss of time and efficiency

Designing and finalizing a game, especially one with some educational pretense, requires much time. The school curricula are becoming every year longer and heavier – in part because governments don’t want teachers, and worst of all students, to have enough free time to think by themselves and discuss one with another the stuff they are learning. Games make things even worse, because the time to learn the rules is taken from the time to learn the curricula.

The French school system, especially at high school level, rarely fosters autonomy. Computers are a great thing in school because, once the students master them – and they usually do already -, they can use them in different ways, research, exploration or more traditional written work. A student using a computer has some real autonomy, a student playing a game doesn’t, because he is far too enclosed in a very narrow frame by very precise rules. Schools need more toys – the computer is one – not more games.

Conclusion

We need a more playful school, not a more gamey one. Education would be better, more efficient, if it were more open-minded, pluralistic, chaotic, improvised – exactly the opposite of what structured games can – and probably will – provide. We need a school that makes students more conscious and responsible in the real world, not better at strategic thinking. School need less rules and less test scores, not more.

My games are designed to divert, to bring fun or intellectual challenge, but not to teach anything. Of course, one can learn some maths, especially divisions and prime numbers, playing Incan Gold, one can learn collaboration and the danger of alcohol playing Red November, one can learn to lie playing Mascarade, but that’s not the point, that’s not the goal of the game.

Terra is the only exception, the only deliberately pedagogic (and political) game I ever designed. It was for a good cause, sustainable development and all that stuff, so I could hardly decline to do it. It’s the game that granted me the most invitations to symposiums and conferences – but it didn’t sell that good, and I don’t think it was the most useful.

Jeux de coopération et de compétition, un paradoxe politique
Cooperative and competitive games, a political paradox

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J’étais, il y aune dizaine de jours, à un très sérieux colloque international sur les jeux et l’éducation. J’y ai principalement exprimé ma méfiance face à la mode du jeu éducatif, y compris le “serious games” informatique, qui bien souvent n’est plus perçu comme un jeu par les élèves, qui privilégie la réflexion analytique et stratégique déjà trop présente dans l’univers scolaire au détriment de la pensée critique, et qui, tout comme les envahissants powerpoints, finit par interdire l’improvisation et l’innovation au nom même de l’innovation. Il faudrait que je reprenne les vagues notes qui ont servi de base à mon intervention pour en faire un article rédigé et construit, mais j’avoue avoir un peu la flemme. je voudrais plutôt aborder l’une des tendances qui m’ont frappé lors des divers ateliers et débats auxquels j’ai pu prendre part – la mise en avant systématique des jeux de coopération et de collaboration.

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Quel enfant n’a pas joué au Verger, publié par Haba dans sa grosse boite jaune avec plein de jolis fruits en bois . Déjà présents depuis bien longtemps dans les jeux pour enfants, le jeu de coopération a sauté le pas il y a une petite dizaine d’années pour passer dans les jeux de société pour adultes. Reiner Knizia a ouvert la voie avec le Seigneur des Anneaux, d’autres ont suivi, avec notamment Les Chevaliers de la Table Ronde ou Pandémie. Moi même, qui ne suis pas un fan du genre, ait commis le faussement politiquement correct Terra et le très peu politiquement correct Sauvez le Kursk Novembre Rouge.

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Nous sommes véritablement dans le “politiquement correct”. Le jeu de coopération – et ce n’est pas par hasard que l’on préfère ce mot à celui de collaboration – est particulièrement bien vu dans deux milieux qui se recoupent assez largement, et dans lesquels je me reconnais d’ailleurs largement, les écologistes et autres anti-capitalistes un peu bobo, et les profs de gauche. Il y a à cela des raisons d’ordre moral et éthique, voire simplement esthétique, relevant de la non-violence, comme si un jeu de compétition était réellement violent. Il y a surtout des motifs politiques et économiques sur lesquels je voudrais m’attarder car ils me semblent découler assez largement d’une erreur d’analyse. L’idée, en gros, serait que le vilain capitalisme mondial est le monde de la compétition sauvage, représenté par les jeux traditionnels, auquel nous devrions opposer le monde de la gentille collaboration pour bâtir un avenir meilleur et un développement durable, illustré par les jeux coopératifs. Si je suis bien d’accord pour dire que l’on ne bâtira sans doute pas un monde meilleur à coups de fusils d’assaut et d’épées à deux mains, je pense que l’analyse du capitalisme contemporain comme un univers de pure compétition est largement, et parfois délibérément, trompeuse. Les grandes multinationales qui emploient le jeu lors de leurs formations internes utilisent aussi beaucoup les jeux de coopération pour encourager le “travail d’équipe” très productif, les “synergies”, l'”émulation”, la “culture d’entreprise” toujours hypocrite et toutes ces sortes de foutaises. Comme l’avait vu Marx, le capitalisme met bien les prolétaires en compétition les uns avec les autres, et l’aggravation récente de cette tendance remet peut-être dans l’actualité les analyses en termes de paupérisation du prolétariat.  Mais, comme l’avait vu Schumpeter, dont tous ceux qui ne connaissent que le thuriféraire de l’entrepreneur innovateur oublient qu’il se revendiquait socialiste, le capitalisme moderne n’est pas seulement l’univers de la concurrence, c’est aussi celui de la connivence – des arrangements, de la combinazione diraient nos amis italiens, pas toujours non-violents. Et puis, pour changer le monde, il y a aussi des moments où il faut se révolter et se battre. Faire du jeu de compétition la métaphore de la guerre et de la concurrence sauvage et du jeu de coopération celle de la paix dans le monde et du développement durable est une gentille mais monumentale erreur d’analyse.

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Certes, me répondront les gentils éducateurs, mais du moins les jeux de coopération permettent-ils d’encourager la discussion, le débat, la construction collective d’une stratégie plutôt que le chacun pour soi. Ce sont d’ailleurs des jeux où tout le monde gagne (ou perd) – contre le vilain corbeau noir ou l’œil de Sauron – et ou aucun perdant ne se sent personnellement humilié. Je leur rappellerai d’abord que, sauf cas pathologiques, le perdant d’un jeu de compétition n’a aucune raison de se sentir humilié, ni le vainqueur de se sentir fier puisque, par définition, ce n’est qu’un jeu. Dans un jeu, si l’on cherche toujours à gagner, on se moque bien au fond, ensuite, de savoir qui a gagné. Ce qui se passe dans bien des jeux de coopération est plus problématique – il n’y a ni vainqueur, ni vaincu, mais il y a souvent un leader, un guide (j’arrête les traductions avant d’atteindre le point Godwin).  Les vrais jeux de coopération, et notamment ceux destinés aux plus jeunes comme Le Verger, sont en fait souvent des jeux pour un seul joueur, avec une stratégie optimale. Parfois, des joueurs d’âge, d’intérêt et de capacités équivalents vont débattre pour s’adapter aux circonstances et découvrir cette stratégie optimale mais, bien souvent, l’un d’entre eux va prendre le leadership, expliquer ce qu’il faut faire, pourquoi il vaut mieux que le corbeau mange des prunes s’il reste plus de prunes, et l’initiation à la collaboration devient entrainement au leadership et à la soumission.

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Certes,  des jeux tentent de contourner ce problème. Pour les plus jeunes, des jeux de construction ou d’adresse – je pense par exemple à Burgritter – obligent les joueurs à effectuer des actions à plusieurs. Dans les jeux pour adultes, l’introduction d’un possible traître, comme dans les Chevaliers de la Table Ronde ou Battlestar Galactica introduit la suspicion et empêche la franche discussion collaborative. Je trouve personnellement que cela donne à ces jeux une dimension psychologique très intéressante, mais je ne suis pas certain que la délation et la chasse au mouton noir soient précisément ce que les naïfs pédagogues vantant les jeux de coopération cherchent à encourager. Ça n’empêche pas toutes les colonies de vacances de jouer aux Loups Garous de Thiercelieux, et c’est tant mieux. On peut aussi, et c’est le choix d’Antoine Bauza dans Hanabi, qui fait beaucoup parler de lui en ce moment, interdire toute communication entre les joueurs – mais là, c’est le débat collaboratif qui en prend un coup. Et je ne parle pas de Space Cadets, ou chacun fait son petit jeu dans son coin – même si ça a l’air d’être un jeu diablement amusant.

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Restent les jeux par équipe – un genre que j’aime assez pratiquer mais avec lequel je suis suffisamment mal à l’aise pour ne m’y être jamais vraiment essayé comme créateur. Dans un jeu par équipe – et c’est notamment vrai dans le sport – il y a à la fois de la collaboration, entre partenaires, et de la compétition, avec les autres. C’est sans doute pour cela que les sports d’équipe sont si fréquemment utilisés et mis en scène à l’école, mais eux aussi produisent des leaders et, surtout, créent un univers de jeu divisé en deux camps – pas du tout politiquement correct, ça!

Alors quoi ? Alors, sans doute, faut-il accepter une bonne fois pour toutes que l’on s’en moque, qu’un jeu n’est fait et ne peut être fait ni pour enseigner la compétition, ni pour apprendre la collaboration, mais simplement pour divertir les joueurs, et que l’on peut se divertir très innocemment l’un contre l’autre ou l’un avec l’autre tant que, justement, on ne pense pas être là pour apprendre quoi que ce soit.


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A dozen days ago, i hold a conference at a very serious international symposium on games and education. I mostly expressed my wariness with the recent fashion in educative games, including the strangely named “serious games” all of which are never really considered games by students and focus on analytic and strategic thinking, which are already far too present in school, and largely discard as irrelevant any form of critical thinking. Like powerpoints, games tend to limit teachers’ improvisation and therefore innovation in learning, in the very name of innovation. I should take the bunch of notes I used in my speech and write a consistent article out of them, but i’m a bit lazy about it and would rather discuss one of the emphasis I noticed there – on cooperative and collaborative gaming.

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Cooperative children games have been popular for years. Every kid in Europe has played The Orchard, a basic and mostly luck driven cooperative published by Haba with lavish wooden bits. Many American kids have played one of the – usually bad – Family Pastimes boardgames. Cooperative boardgames entered adult boardgaming with Reiner Knizia’s Lord of the Rings, and many authors followed suit with, among others, shadows over Camelot or Pandemic. Even when I’ve never been very dedicated to the genre, I designed two, the superficially and falsely politically correct Terra and the totally unpolitically correct Save the Kursk Red November.

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Cooperative games are the epitome of liberal political correctness. They are very popular in two circles to which I undoubtedly belong, ecologists and similar anti-capitalists and leftist teachers – and calling them cooperative games rather than collaborative games is, especially in Europe, not a neutral choice. There are moral and ethical, if not simply esthetic, reasons to this – cooperative game looks like a non violent sort of gaming, as if competitive games were really violent. There are mostly political and economical reasons which, i think, derive from a popular but erroneous analysis. Broadly speaking, the idea is that the evil world capitalism is based on fierce competition, and is represented in competitive games, and that we ought to oppose to it the world of friendly cooperation and sustainable development embedded in collaborative games. While I agree that chainsaws and two-handed swords might not be the  best fitted tools to build a better tomorrow, i also think that the prevalent analysis of contemporary capitalism as a world of pure competition, as in Mankiw’s catechism, is largely and may be deliberately misleading. Global corporations also make a heavy use of cooperative games – though they prefer to talk of collaborative gaming –  to promote “team spirit” and enforce “corporate culture” and other similar bullshit. As Marx has rightly observed, capitalists tend to create competition between workers, and the recent globalization might be reviving his analysis about the gradual impoverishment of the working class. Schumpeter is often quoted nowadays as the champion of small capitalist innovators, while we forget that he was also a self proclaimed socialist and champion of state monopolies, and he was also right in describing modern capitalism as the world not only of competition, but also of arrangements, cartels, connivence – combinazione, to use the italian world, not necessarily associated with non violence. Furthermore, revolt might be necessary to change things, and can’t be always non-violent. Stating that competitive gaming is a metaphor of war or savage capitalism, and cooperative games a tool for peace in the world and sustainable development is a cute idea but a major error in reasoning.

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Of course, nice and well meaning teachers might answer that, at least, collaborative games teach discussion, debate, and the collective building of a strategy rather than the usual every man for himself. Since everyone wins, or sometimes loses, against the dark raven or the evil eye of Sauron, no individual loser can feel humiliated, no individual winner can feel particularly proud of himself. Well, a common characteristic of all games is that they are just games and that winning and losing, while being fundamental when playing, doesn’t matter anymore once the game is over. What happens with many cooperative games is more problematic – there’s no winner or loser, but there’s often a leader, a guide (let’s stop with translations before we reach the Godwin point) who takes all the real decisions for all players. True cooperative games,  and especially those aimed at younger players like the ubiquitous Orchard, are in fact single player games with an optimal strategy. Players of the same age, energy and abilities might collaborate to find this strategy, but most times one will seize the leadership, explain why it’s better to have the raven eat plums when there are mostly plums left, and what was designed as a tool for learning collaboration becomes a tool for learning leadership and submission.

Of course, there are technical ways to avoid the leadership issue. Some children games, like the building game Burgritter, require gamers to really act as a team when fulfilling some tasks. In adult games, the introduction of a possible traitor, like in Shadows over Camelot or Battlestar Galactica, creates strong suspicion and prevents totally open discussion. I think it brings a very interesting psychological dimension to these games, but I’m not sure denunciation and hunt for the black sheep are exactly what leftist educators want to teach. Anyway, this doesn’t prevent most summer camps to play werewolf, and that’s for the best. One can also, like Antoine Bauza did in Hanabi, forbid any communication between players – so much for collaborative debate. And I don’t talk of Space Cadets, in which each player plays his own little solo game – even when it seems to be a pretty fun game.

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Team games are a genre of their own. I like playing them, but I’ve never really known how to design them. In a team game – including most sports – there’s both collaboration between partners and competition against the opposing team. That’s probably why sports are so regularly used at school – though I used to hate them as a student. The problem is that they also encourage leadership, and create a game world divided in two sides – not very politically correct either.

So what ? Let’s agree that we don’t really care, that a game is never designed to teach competition or collaboration but just to give the players some fun or excitement, and that it’s perfectly healthy to play one against the other or one with the other, as long as it’s just a game and noone thinks he’s learning anything.

Les nouveaux programmes de “sciences” économiques et sociales au lycée

Certains savent que je ne suis pas seulement auteur de jeux, mais que je suis aussi vaguement historien, et que j’enseigne l’économie et la sociologie au lycée. Les réformes mises en place depuis trois ans ont pour effet, et peut-être pour but, de détruire un enseignement qui me tient à cœur, et je tiens donc à exprimer publiquement mon point de vue.
Je ne pourrai malheureusement pas être mercredi prochain, à la manifestation parisienne des professeurs de sciences économiques et sociales des lycées contre les nouveaux programmes et les nouvelles épreuves du baccalauréat, cadeau empoisonné laissé par Luc Chatel avant son départ du ministère de l’éducation nationale à des enseignants soupçonnés – assez largement à tort – d’être de dangereux gauchistes. J’ai néanmoins pris le temps de rédiger la lettre suivante, que j’ai envoyée à mon inspection.

Professeur de “sciences” économiques et sociales en lycée depuis une vingtaine d’années, et passionné par l’enseignement, je suis presque dégoûté de mon métier par les nouveaux programmes de terminales ES, que j’essaie désespérément de mettre en œuvre cette année, et plus encore par les nouvelles épreuves du baccalauréat, auxquelles je dois préparer mes élèves. Ces programmes et ces épreuves me semblent l’aboutissement d’une logique dévoyée qui guide, avec plus ou moins de bonne foi, les évolutions de l’enseignement secondaire en France depuis, en gros, une trentaine d’années.

Le lycée dans les années soixante-dix, dans lequel j’ai fait mes études, était une structure de reproduction sociale dans laquelle tout était fait pour qu’un fils de bourgeois comme moi soit assuré de réussir. Les quelques prolétaires un peu malins qui arrivaient à tirer leur épingle du jeu, plus en sélectionnant les amis qu’il fallait qu’en travaillant avec acharnement, ne suffisaient pas à légitimer le système. La démocratisation de l’enseignement était donc un objectif louable, et même absolument nécessaire, mais certains des moyens vainement mis en œuvre pour tenter d’y parvenir se sont avérés particulièrement stupides. Parmi eux, l’insistance mise sur les efforts, sur le travail, au détriment de la réflexion. En gros, pour tenter d’éliminer le biais socio-culturel affectant les résultats scolaires, on a fait en sorte de ne plus juger les élèves sur leurs qualités d’analyse ou de synthèse, supposées trop liées à l’origine sociale, mais sur leurs efforts, sur la quantité de travail fournie. On a fait mine de croire que le travail était louable et souhaitable pour lui-même, indépendamment de ses résultats, idée dont les économistes devraient être les premiers à signaler la bêtise. C’est un peu comme si, dans une course, le vainqueur n’était pas le premier arrivé mais celui qui a le plus transpiré. Il en est résulté l’alourdissement des horaires scolaires et la dérive vers des programmes et des méthodes de plus en plus précis, pointus, académiques et systématiques. L’enseignement de la littérature était jusqu’ici le plus touché. On n’y demande plus aux élèves de sentir un texte, de découvrir le plaisir trop bourgeois de la lecture, mais de chercher des structures narratives et des figures de rhétorique, en évitant soigneusement tout ce qui risquerait de passer pour l’expression d’un goût, ou même simplement d’une idée personnelle. Le nouveau programme de “sciences” économiques et sociales de terminale, immense et incohérente liste de définitions qui évite avec soin tous les sujets de débat et présente comme indiscutables et stabilisés des concepts qui sont loin de l’être, va dans le même sens. Il encourage le bachotage, dans sa version la plus bête, et interdit la réflexion.

Depuis toujours sans doute, les enseignants se sont interrogés sur le degré de subjectivité de leur jugement, et de leur notation. Cette subjectivité était suspectée, en partie à raison, de favoriser elle aussi les fils de bourgeois à l’écriture élégante, et peut être accessoirement les jolies filles et les jolis garçons, et de discriminer tous les autres. Là encore, le remède a sans doute été pire que le mal. Pour rassurer des enseignants angoissés à l’idée de “mal” juger, ou simplement de juger, les élèves, pour rassurer des élèves angoissés de ne pas savoir exactement comment ils étaient jugés, on a voulu objectiver les notations des enseignants, et standardiser les contenus de leurs cours. Il en est résulté d’abord les ridicules listes de compétences à acquérir qui encombrent les livrets scolaires, et que fort heureusement personne ne prend très au sérieux. Il en est résulté aussi, avec des dégâts plus conséquents, une véritable déconstruction des épreuves du baccalauréat, avec l’apparition de “grilles de corrections”, parfois au demi-point près, de listes d’exigences, de mots clefs ou de concepts attendus dans une réponse. Cela amène, là encore, à juger les élèves non pas sur leurs capacités d’analyse ou de réflexion globale mais sur leur détermination à apprendre et réciter servilement un cours, et à appliquer systématiquement une technique, une méthode. Maîtrise des connaissances, réflexion, recul, imagination sont systématiquement découragés par des critères de notation qui ne prennent plus guère en compte que le « respect des consignes ». La nouvelle épreuve composée de sciences économiques et sociales  au bac, déjà surnommée la “salade composée” par les enseignants, dernière étape sans doute avant l’adoption du QCM, vise expressément cet objectif.

Les disciplines scolaires sont le résultat d’une histoire complexe et très française. Là où la plupart des pays regroupent ce que nous traitons en histoire, géographie, économie, sociologie, histoire de l’art, philosophie et parfois littérature dans un vaste domaine de « sciences sociales », de « sciences humaines » ou d’humanités, nous avons fait le choix dogmatique d’un découpage rigide, non seulement entre les enseignements, mais aussi à l’intérieur même de ceux-ci. En attendant le regroupement souhaitable, au moins au niveau secondaire, de toutes les sciences sociales dans un même corpus, nous pourrions déjà éviter d’introduire dès le lycée une distinction entre économie et sociologie – et la même remarque vaut sans doute pour l’histoire et la géographie. Ce découpage entre d’innombrables disciplines amène souvent à traiter et retraiter les mêmes sujets, avec des différences qui relèvent plus du vocabulaire que de la démarche scientifique – le développement durable est traité en géographie et en économie, l’innovation technique en économie et en histoire, les inégalités en sociologie et en géographie, et bien souvent en littérature, avec Balzac ou Zola. Ce découpage, et le vocabulaire inutilement et souvent ridiculement technique qui l’accompagne et permet à chaque discipline de se distinguer, contribue aussi à renforcer cette impression, dangereuse parce que fausse, de scientificité et d’objectivité des “humanités”.

Même si nous savons que la sélection se fait désormais largement après le lycée, que la distinction entre filières a en partie pris la relève de la distinction entre ceux qui allaient au lycée et ceux qui n’y allaient pas, que la mobilité ou la reproduction sociale se jouent de moins en moins dans le cursus éducatif, il est difficile aux enseignants de ma génération de nier que la démocratisation de l’école ait en partie réussi. Ce relatif succès, que nous devons au collège unique, à la carte scolaire, aux bourses, et un peu aussi au dévouement des enseignants, il nous suffit pour l’observer de comparer les classes que nous avons côtoyées comme élèves à celles que nous avons devant nous comme professeurs. Pour que ce succès soit vraiment satisfaisant, il faudrait pourtant que nous ayons le sentiment de pouvoir à la fois sélectionner les meilleurs de nos élèves, d’où qu’ils viennent, et apporter à tous autant de culture, de compétence et d’ouverture sur le monde que possible. De plus en plus, l’école semble ne vouloir ou ne savoir sélectionner que les plus dociles et les plus besogneux, et apporter à tous le désespoir de n’avoir d’autre choix que de rentrer dans le moule – ou de disparaître. Les nouveaux programmes et les nouvelles épreuves de “sciences” économiques et sociales sont une éloquente illustration de cette dérive.

(Sorry, I didn’t translate this in English. I neither have the time nor the skill to do it and, anyway, it’s about very French matters).