Le 21 juillet dernier s’est tenue à Berlin la cérémonie du Spiel des Jahres, le jeu de l’année allemand qui fut longtemps le seul prix ludique ayant un réel impact sur les ventes, et reste encore aujourd’hui, de très loin, le plus important et le plus discuté. Chaque année, l’attribution du « Spiel » et de ses variations, le « KennerSpiel » pour les jeux un peu complexes et le « KinderSpiel » pour ceux destinés à un public plus jeune, donne lieu dans le microcosme ludique à bien des spéculations puis, une fois que les lauréats sont connus, à quelques petites râleries de ceux qui n’apprécient pas tel ou tel jeu, tel ou tel style. Cette année, une polémique plus politique a entâché l’attribution du KennerSpiel.
Je suis généralement très circonspect quant à l’exploitation de thèmes politiques et sociaux trop prégnants et sérieux dans le jeu de société. Je m’en méfie parce que cela donne le plus souvent des jeux ennuyeux, ce qui ne semble pas être le cas de Daybreak, mais surtout parce que cela rompt avec la fonction sociale du jeu qui est de nous permettre de sortir du réel, de faire un break tout en restant en société. Je ne suis donc à priori pas trop attiré par Daybreak, de Matt Leacock et Matteo Menapace, un jeu où l’on décarbone la planète qui a obtenu le KennerSpiel. N’ y ayant pas encore joué, je ne suis cependant pas en position de développer sur ces points des opinions très argumentées.
Quoi qu’il en soit, préférer que les jeux eux-mêmes se tiennent à l’écart des grands enjeux contemporains, ou ne s’en préoccupent que de manière légère et distanciée, n’enlève rien au fait que les auteurs, les éditeurs, les illustrateurs, les imprimeurs, les joueurs, appartiennent à monde réel, hors du jeu. Les enjeux écologiques et politiques de la fabrication des jeux, par exemple, sont un enjeu de plus en plus important, auquel, comme par hasard, on repense à chaque fois qu’une crise fait augmenter le coût des transports par container depuis la Chine. La guerre en Ukraine, intervenue au moment même où des jeux et des auteurs ukrainiens commençaient à gagner en popularité, en a été un autre exemple. La polémique de cette année en est une autre illustration.
Daybreak a donc quelques ambitions politiques, mais elles sont très consensuelles et ce ne sont pas d’elles qu’il est question ici. L’un des auteurs, Matteo Menapace, a arboré durant la cérémonie un badge extrêmement visible où le motif de la pastèque, utilisé par les Palestiniens car c’est une spécialité locale dont les couleurs sont aussi celle de leur drapeau, figurait sur une carte de la Palestine comprenant le territoire d’Israël. Considérant cela comme étant non pas une marque de soutien au peuple palestinien écrasé sous les bombes, mais bien un appel à la destruction d’Israël, donc à la violence, et une prise de position que l’on pouvait considérer comme antisémite, le jury du Spiel des Jahres a exclu Matteo Manapace de tous ses futurs événements. La réponse publique de Matteo Manapace, dans laquelle il fait mine de croire que le problème était le motif de la pastèque et non la forme de son badge, n’a guère fait avancer les choses. Il s’en est suivi, sur les réseaux sociaux, de longs dialogues de sourds.
Beaucoup ont fait remarquer, avec raison, que cette polémique révélait surtout la sensibilité extrême, et pour d’excellentes raisons, du public allemand dès qu’il est question des juifs et, par extension, d’Israël. Je ne sais pas très bien si Matteo Manapace est anglais, américain ou italien : son nom est italien, mais je suis bien placé pour savoir que cela ne veut rien dire, et il s’exprime sur les réseaux sociaux en excellent anglais. Quoi qu’il en soit, il aurait, par maladresse, négligé ce contexte particulier.
C’est bien sûr vrai, mais il me semble que cette différence de sensibilité est, en Europe au moins, autant générationnelle que géographique. Je ne suis pas allemand, mais ma réaction immédiate et spontanée en voyant les images de la cérémonie a été la même que celle du jury du Spiel des Jahres. Ma génération, qui a été élevée dans le souvenir de la guerre et a entendu des histoires de voisins disparus, voit avant tout dans Israël un état refuge pour les juifs rejetés d’un peu partout, ce qu’il est. Cela est vrai même pour quelqu’un qui, comme moi, a grandi dans un milieu familial très anticolonialiste où le héros politique numéro un était le colonel Nasser. Les plus jeunes, qui ont été élevés dans le souvenir des années soixante et de la décolonisation, voient avant tout dans Israël un état colonial, ce qu’il est tout autant. Personne n’a tort car tout le monde a raison.
Je digresse un peu, mais il me semble qu’une synthèse ne peut se faire qu’en acceptant que, historiquement, Israël est les deux, à la fois refuge et état colonial. Nous avons affaire, un peu comme dans le cas de l’Afrique du Sud avant 1994, à une colonie sans métropole, d’où les colons ne peuvent pas partir, et où le problème n’est donc pas de savoir qui doit rester mais comment organiser la cohabitation, si possible dans un état unique et commun pour éviter de recommencer à se taper dessus dans quelques années. Je n’ai pas l’impression que l’on soit bien parti pour cela, ni d’un côté, ni de l’autre.
Beaucoup, notamment dans la discussion sur ce sujet sur le forum du boardgamegeek, où la plupart des intervenants sont américains, semblent penser que le jury allemand du SdJ a surinterprêté le badge de Matteao Menapace, et que la décision de l’exclure de ses futurs événements a été excessive. Si c’est le cas, peut-être aurait-il été possible de s’entendre sur un communiqué commun, je ne sais pas du tout ce qui a été discuté. Néanmoins, je suis incapable de condamner une réaction qui, spontanément, aurait sans doute aussi été la mienne.
Une autre polémique plus discrète a entâché l’attribution des prix cette année, et je pensais originellement l’aborder également dans cet article. Après en avoir parlé avec les personnes concernées, qui souhaitent toutes calmer le jeu, j’ai décidé de n’en rien faire et ne m’exprimerait plus à ce sujet. Si vous savez de quoi il s’agit, je vous invite à faire de même.
The Spiel des Jahres award ceremony was held in Berlin on July 21st. The German game of the year award was for very long the only boardgame award with a measurable impact on sales and is still, by far, the most important and the most discussed. Every year, speculations rage first about who will get the Spiel and its variations, the “KennerSpiel” for complex games and the “KinderSpiel” for children ones. Once the result is known, there are also recriminations by those who dislike this or that game, or that style of game. This year, there was also a more serious polemic about the Kenner Spiel.
I am always very wary of games with a too serious and significant social or political setting. I am wary because most of them are boring games, which doesn’t seem to be the case with Daybreak, but also because it breaks with what I view as the main social function of games, giving us an opportunity to escape reality for a while, to take a break while still being in a social context. I am therefore not much attracted to daybreak but, having not played it yet, I cannot develop this argument in more details.
Anyway, even when I prefer games which stay away from actual global issues, or treat them in a light, distanced and humorous way, I know quite well, by experience, that game designers, publishers, graphic artists, printers and gamers belong to the real non-gaming world. As an example, the ecological stakes of the manufacturing games are becoming important, and are discussed again… every time the shipping costs from China increase due to some international crisis. The war in Ukraine, just when some Ukrainian games were starting to be really popular in Europe, has been another example. This year’s polemic is another example.
Daybreak has a political discourse, but these are very consensual and not polemical in any way. One of the designers, Matteo Menapace, wore during the award ceremony a flashy badge with a watermelon pattern, which is used as a symbol by Palestinians because this local treat has the same colors as their flag, on a map of Palestine including the state of Israel. The jury interpreted this not as a simple show of solidarity with Palestinians crushed with bombs, but as a statement in favor of the destruction of Israel, and therefore a call for violence which could be considered antisemitic. The Spiel Jury therefore decided to ban Matteo Menapace from all its future events. Matteo Menapace’s public answer, in which he failed to acknowledge that the issue was not the pattern but the shape of his badge, didn’t help. There has been since many arguments on social networks, most of them what we call in French “dialogue of the deaf”.
Many have rightly argued that this polemic was due to the extreme sensitivity of German public opinion to everything involving jews and, by extension, Israel. This is obviously true, and for very good reasons. I don’t know if Matteo Menapace is English, American or Italian. He has an Italian name, but I’m well placed to know this doesn’t mean anything, and talks in perfect English on social networks. Anyway, the idea is that ignoring this context was, if not plain wrong, at least extremely clumsy.
This is certainly true, but I think the difference in sensibility is, in Europe at least, as much a question of generation than of nationality. I am not a German, but my spontaneous first reaction when seeing Matteo Menapace’s badge on the images of the SdJ ceremony was the same as the jury’s one. My generation has been raised in the memory and recollection of WWII, with stories of disappearing neighbors, and see Israel first and foremost as a safe haven for Jews rejected from everywhere – which it is. This is true even for someone like me, raised in a fiercely anticolonial family where one of the top political heroes was colonel Nasser. Younger people, raised in the memory of the sixties and the decolonization wars, see Israel, first and foremost, as a colonial state, which it is. No one is wrong because everyone is right.
Let’s digress a bit. I think the only possible synthesis is to accept that Israel is both, safe haven and colonial state. A bit like in South Africa before 1994, it is a colony without a homeland, from where colonists cannot leave. The true issue is, like it was in South Africa, not to determine who will stay but to find a way to organize cohabitation, if possible in a single state to avoid fighting again in a few years. Unfortunately, we don’t seem to be moving in this direction.
Many in the online discussion of the event, especially on the BGG where most contributors are from the US, seem to think that the SdJ jury decision to exclude Matteo Menapace from its events was excessive. May be it could have been possible to agree on some common statement, I don’t know what has been discussed. Anyway, I cannot condemn a reaction which, spontaneously, would also have been mine.
There has been another polemic about this year awards, which I originally also wanted to discuss here. After some discussion with the people involved, who all now want to cool things down, I’ve finally decided not to talk about it. If you also know what it is about, I urge you to do the same.