Ma réponse au « manifeste métaludique »

(Since this blogpost is an answer to a text which was published only in French, I decided not to translate it in English)

Je n’ai jamais fait mystère de mes opinions politiques, même lorsqu’elles changeaient un peu, et je me suis souvent livré sur mon blog à des analyses politiques de certains aspects du jeu de société, et notamment des thèmes les plus souvent abordés, du colonialisme à la nature. Un seul de mes jeux, Terra, a un thème directement lié aux enjeux politiques actuels, mais je ne me suis jamais privé de glisser dans d’autres quelques clins d’œil. Pour autant, je n’ai jamais considéré qu’utiliser le jeu comme média politique puisse être un objectif, j’y ai même toujours plutôt vu un piège.

C’est le piège politique dans lequel la gauche adore depuis trente ans se fourvoyer, quand elle veut réformer les mots et les images, qui importent peu et ne sont que le reflet des réalités sociales, et ne s’occupe guère desdites réalités où sont les seuls vrais problèmes.
C’est aussi un piège car le jeu de société, qui n’est qu’un ensemble de règles cohérent mais dénué de sens, n’a pas la richesse dialectique de la littérature ou même simplement du jeu de rôle ou du jeu video, et peut donc difficilement susciter une vraie réflexion. Ça peut marcher dans des cas très particuliers – j’ai cité mon Terra, je pense aussi aux Poilus de Juan Rodriguez et Fabien Riffaud – mais la plupart du temps, les jeux qui se veulent didactiques ne sont que ridicules tant ils caricaturent leur propre discours.
C’est surtout un piège car le jeu est, par essence, divertissement. Le jeu est l’un des rares moyens dont nous disposons pour sortir collectivement du réel. Vouloir en faire un outil de discours sur le réel, ce n’est donc pas l’enrichir, c’est l’appauvrir.

Le discours utilitariste dans le jeu n’est pas nouveau.
Je me suis battu contre pendant quarante ans dans l’éducation, et en ai déjà parlé assez longuement sur ce blog.
Plus récemment, j’ai aussi eu quelques accrochages avec des éditeurs. Beaucoup voient en effet dans l’utilité sociale ou pédagogique de leurs jeux un argument de vente, d’autres pensent en toute bonne foi pouvoir avoir un impact social positif. Il suffit de regarder les projets de recherche de Game in Lab, une officine entièrement financée par Asmodée. Tous ou presque portent sur l’impact du jeu sur l’apprentissage, la cognition et toutes ces sortes de choses. Quasiment aucun ne porte sur la seule et unique raison pour laquelle on joue, le plaisir de jouer.

J’ai toujours considéré que le discours utilitariste était celui de gens, comme les inspecteurs de l’éducation nationale ou les commerciaux des gros éditeurs, qui ne connaissaient ou n’appréciaient pas vraiment le jeu. J’ai donc été surpris, attristé et même un peu effrayé à la lecture du « manifeste métaludique”, un court texte en trois points publié récemment par un collectif d’auteurs parmi lesquels se trouvent des gens talentueux, des gens que j’apprécie, des gens avec qui j’ai travaillé…. et dont les créations ne me semblent globalement pas plus politiques que les miennes !

Je voudrais reprendre ici les trois points de ce manifeste, et expliquer mon profond désaccord avec deux d’entre eux.

Ce point pose déjà le problème de la définition du jeu. Pour le Larousse, un jeu est une « activité d’ordre physique ou mental, non imposée, ne visant à aucune fin utilitaire, et à laquelle on s’adonne pour se divertir, en tirer un plaisir ». Le Robert, plus succinct, définit le jeu comme « une activité physique ou mentale dont le but essentiel est le plaisir qu’elle procure ». Si c’est un but essentiel, c’est qu’il peut en effet y en avoir d’autres, mais ces derniers sont seconds, le divertissement reste, comme le savent tous les joueurs, ce qui définit le jeu.



La seconde phrase de ce paragraphe est encore plus curieuse car elle ne me semble pas décrire la réalité du milieu du jeu de société aujourd’hui. S’il est vrai que certains éditeurs mettent en avant le divertissement, ce en quoi je pense qu’ils ont raison, beaucoup d’autres, comme je l’ai expliqué plus haut, insistent au contraire sur l’aspect éducatif ou socialisateur des jeux. C’est, par exemple, l’argument principal utilisé pour entretenir depuis une dizaine d’années la mode des jeux coopératifs. Je n’ai rien contre les jeux coopératifs, mais j’aimerais qu’on les présente comme des jeux intéressants à jouer et non comme une sensibilisation aux besoins de la société du futur, etc..

J’ajoute que, quand on voit la richesse et la diversité de la scène ludique actuelle, il est difficile d’affirmer que le public ne dispose que de “peu d’alternatives”.

Là, pas de problèmes, je suis d’accord, chacun fait bien ce qu’il veut. Attention quand même à ne pas trop se prendre la tête. Le discours sur le jeu comme « objet culturel », avec lequel je suis plutôt d’accord, ne doit quand même pas nous amener à confondre jeu et littérature !

Là, je suis de nouveau en désaccord avec le manifeste. Les jeux, notamment par leurs thématiques, sont bien sûr le reflet du monde dans lequel ils sont conçus, et il y a de fascinantes analyses politiques à faire, sur la guerre et le colonialisme, sur la nature, sur l’essentialisme de la fantasy, sur le rôle de la monnaie…

Il me semble en revanche naïf et prétentieux de penser que le jeu a un tel impact sur les valeurs et les comportements des joueurs, et que l’on va aider à sauver le monde en faisant des jeux coopératifs, où l’on protège les baleines et bâtit des éoliennes. On ne sauve pas plus la planète en jouant à un jeu de coopération sur l’agriculture biologique qu’en jouent à un wargame parce que, justement, « ce n’est qu’un jeu ». Ce n’est qu’un jeu et les joueurs, qui, même les plus jeunes, ne sont pas idiots, le savent et en jouent.

Je n’accepte donc pas que l’on reproche à ceux qui font des jeux où on s’envoie des bombes atomiques, où on dénonce son voisin comme loup-garou, où on assassine les évêques, d’ « ignorer leurs responsabilités ». Mes responsabilités, mes engagements politiques, ils sont réels, et ils sont ailleurs – dans la vraie vie, qui comprend les discussions sur le jeu.

Finalement, le problème de ce manifeste est autant son ton que son fond. Les auteurs de jeux sont bien les derniers dont j’attendais une défense de l’utilitarisme, mais je peux faire avec. Si les signataires veulent se limiter à faire des jeux gentils et coopératifs, ce qu’ils n’ont pas toujours fait, je ne pense pas que cela fasse d’eux des héros révolutionnaires mais, bon, grand bien leur fasse. Quand ils présentent cela comme une prise de conscience qui les distinguerait des autres auteurs naïfs et/ou présumés de droite, quand ils expliquent doctement ce que chacun devrait faire, je trouve quand même cela un peu ridicule.

14 thoughts on “Ma réponse au « manifeste métaludique »

  1. De mon côté, j’essaie d’aider les directeurs et animateurs que je forme à trouver des alternatives aux Loups Garous, parcequ’aux FRANCA nous croyons en l’éducation populaire. Ce jeu a été extraordinaire à son époque, mais aujourd’hui nous en avons qui sont au moins aussi bien et qui portent des valeurs moins toxiques.

    Et, n’en déplaise au Larousse et Robert, je pense que dans un jeu, la notion de liberté prédomine et précède celle de divertissement. 😉

    • Quelles sont les valeurs toxiques de loup garou ? Je suis abasourdi de cette prise de position ! Alors quoi, on arrête de raconter le petit chaperon rouge, on censure la série Grimm, en prison les acteurs de Twilight ?

      • Vu comment tu as l’air de vouloir censurer et mettre des gens en prison, je ne suis pas très motivé pour te répondre.

        Mais bon, de mon côté, un jeu dans lequel celui qui parle trop ou pas assez est exclu du jeu, je ne trouve pas que ça corresponde à mes valeurs.

        Après, je t’interdis pas d’y jouer hein ! Mais moi je préfère jouer/faire découvrir Time bomb par exemple.

        Après, tu peux dire que tu t’en fou que des enfants soient exclus gratos de leur jeu/groupe. Mais s’en foutre, c’est aussi un positionnement politique. 🙂

      • Je re-formule pour Robin. Je suis bien évidemment contre la censure et la prison pour les acteurs de twilight 😉 Ce que je ne comprends par contre pas, c’est que tu considères loup garou comme véhiculant des “valeurs toxiques”. C’est un jeu, dans un univers médiéval fantastique, en ligne avec des séries comme grimm ou des films comme twilight, que je ne trouve pas toxiques non plus. En ce qui concerne Time Bomb, je ne suis pas sur que l’exemple est bien choisi pour ce qui est de mentir, trahir, parler le plus fort, le tout dans le ocntexte terroriste de moriarty qui veut faire exploser les gros batiments de Londres ???
        Ni plus, ni moins. Je suis de l’avis de Bruno, on doit arrêter de vouloir faire porter des valeurs autre que l’amusement, le ludique, à des jeux de société

  2. Merci Bruno pour cette analyse du manifeste, qui est assez proche des réactions de l’ALF. Pour ma part, je pense que se divertir est un besoin au moins aussi important que se nourrir. Dans les difficultés quotidiennes c’est une échappée salutaire, empêchant de sombrer dans le plus grand des désespoirs. Jouer est aussi vital que respirer. C’est une bouffée d’oxygène que les auteurs nous apportent tant qu’ils cherchent bien à divertir et à amuser et non à éduquer ou conscientiser. Si le jeu peut avoir des effets induits éducatifs, politiques, etc…, sa finalité, comme tu l’as bien dit, est de fournir un temps de plaisir. Et ces temps sont rares dans ce monde de fous. Et c’est là que je vois un point très politique : le droit à se faire plaisir, à “l’inutile” , au non rentable, à l’artificiel, bref le droit de ne pas se prendre au sérieux. Un droit que devrait méditer tous nos dirigeants politiques et économiques. Merci Bruno pour ta passion à te et nous faire plaisir.
    Michel Thomas, ancien président de l’ALF Ile de France, et bénévole dirigeant et animateur d’une ludothèque itinérante en milieu rural.

  3. C’est intéressant de prendre Les poilus comme exemple d’un jeu avec un message politique qui fonctionne. Je trouve au contraire que le jeu ressasse un ensemble pauvre d’idées et d’images communes.

    Ces dernières ne sont pas nécessairement fausses. Toutefois, elles sont paresseuses. Le jeu utilise ainsi des représentations largement relayées par les médias -télévision et cinéma par exemple, Hollywood en tête- depuis des dizaines d’années. La guerre c’est mal mais ça se regarde. Les poilus sont sales mais pas trop. L’amitié et la camaraderie permettent de triompher des horreurs. Au bout du tunnel, il y a l’espoir.

    Le jeu ne s’intéresse par exemple jamais à l’absurdité des massacres, à la futilité des morts et à la question, politique forcément, de la responsabilité.

    À ce titre, je trouve que Les poilus est bel et bien un jeu comme les autres. Son utilité c’est d’être inutile. Néanmoins, ses ambitions et les idées qu’il monopolise le rendent finalement assez ridicule. Mais ce n’est pas très important.

  4. Ce qui m’effraie – réellement – dans ces débats, c’est qu’ils dégénèrent presque toujours en affrontements idéologiques, où l’invective remplace l’argumentation. Mais le plus étonnant, c’est qu’il n’y a même pas forcément à argumenter bien longtemps ! Je me demande même s’il est utile de le faire 🙂

    Par qu’il faut vraiment être stupide pour croire un instant que trahir l’autre à Loup-Garous, c’est confondre stratégie ludique et principe de vie. AH AH ! Oui, piégé, je fais dans l’invective ! BOuuuh ! -5PV !

    C’est très bien qu’il y ait désormais des jeux comme Wingspan, Cascadia, Terra (probablement, je n’y ai jamais joué : je case de la pub pour le proprio du blog)… simplement parce qu’ils sont beaux, que ça change mais, SURTOUT, parce qu’ils sont bons ! Mais je ne vais pas faire un think tank autour de Brass Birmingham pour aborder le problème de la pollution au XIXe. Et si nous y jouons, c’est parce qu’il est beau, qu’il change et, SURTOUT, parce qu’il est bon !

    Après, je suis bien d’accord pour équilibrer et jouer parfois à des coop, à des jeux mignons… puis faire une partie de Munshkin où tout le monde se déteste 😀
    _ ouh là là, je me rends compte que je n’ai qu’un seul jeu de Bruno Faidutti, Citadelles_

  5. Trop de caricatures dans ce texte. Tout est ramené à l’utilitarisme, qui n’est nulle part mentionné par le Manifeste. Jusqu’aux jeux des auteurs et autrices, “gentils et coopératifs”. Je m’étonne que le terme “woke” n’y soit pas carrément employé. Pourquoi n’avoir pas évoqué Daybreak ou CO² ? Des jeux qui n’étant pas tout public, sont de fait plus didactiques. De même la littérature, qui n’est didactique que lorsqu’elle cible un public averti… Sans quoi, elle reste, elle aussi, du divertissement. Que des jeux rigolos et accessibles témoignent d’un engagement plus profond de leurs auteurs et autrice (le dernier Protocole d’Antoine Tissot), il me semble que l’affaire est entendue et avance bien. Le problème social est posé (ou alors je m’exprime mal), et des gens s’y attaquent de front. Mieux vaut apporter sa pierre, en continuant d’affirmer un style qui nous est propre par exemple, oui…

    • En même temps, pas besoin de mentionner le terme “utilitariste” pour tenir des propos utilitaristes.
      Par analogie, si un texte est raciste, je ne peux pas me cacher derrière un “oui mais l’auteur ne mentionne jamais le terme de raciste” pour défendre le texte.

  6. Vous faites une analyse me semble-t-il très orientée de ce texte, auquel vous reprochez des choses qui ne sont pas dites. Ou du moins je l’espère, car j’ai signé ce texte tandis que je partage votre agacement utilitariste.
    Le pivot du texte, c’est sa déclaration centrale, qui est le point que vous semblez partager : “le jeu de société est un objet culturel”. Les points 1 et 3 en découlent, et si l’on veut bien mettre à distance les tournures de phrases très “gauche radicale” pour se concentrer sur le fond, je ne vois rien de problématique.
    Si l’on revendique l’appartenance du jeu de société – au sens large – à l’espace culturel, on est par exemple conduit à rejeter la définition “Robert” du jeu. Du reste un article de dictionnaire écrit pour la définition du jeu (et pas “jeu de société”) n’est pas un argument faisant suffisamment autorité à ce niveau d’analyse. Le jeu vidéo par exemple est reconnu comme objet culturel par les autorités françaises et bénéficie du pass culture et de la tva réduite, et pourtant ce sont des jeux aussi ! Pourquoi pas le jeu de société ? Dire que le jeu n’est pas défini par le divertissement, semble vous poser problème, mais si je dis “le cinéma n’est pas défini par le divertissement”, selon vous c’est ok ou non ? Qu’est-ce qui change dans les faits ? Regardons les entrées au box-office, les motivations de l’essentiel des spectateurs : clairement on est dans le divertissement. Pour autant, définir le cinéma comme un divertissement et une industrie me semblerait très réducteur, et même problématique : le manifeste ne me semble par dire autre chose à propos du jeu de société.
    Je vous l’accorde, la forme gauchiste peut être clivante, voire agaçante, y compris pour des gens comme moi qui appartiennent à ce camp politique… mais c’est la forme, et elle en vaut une autre.
    La dernière partie, qui concentre votre courroux, est pourtant une conséquence logique de la reconnaissance du JS comme objet culturel. S’il ne s’agit pas de divertissement sans conséquence, si le JS est en mesure de produire des émotions, de susciter des pensées, des réflexions, le corolaire est la responsabilité des auteurs face à ce qui est véhiculé. Ça ne veut pas dire que le JS doit être éducatif ou qu’il va changer le monde.
    Si je reviens sur mon parallèle avec le cinéma : la saga Star Wars n’a rien d’éducatif, ce n’est pas de la propagande non plus : pour autant, un paquet de valeurs sont mises en avant (liberté-résistance-république-amour vs dictature-empire-haine-mauvaises-pensées par ex.), et ce n’est pas pour rien si l’industrie hollywoodienne est considérée comme une pierre angulaire du soft-power US. De même dans le jeu de société : si dans l’univers de votre jeu les femmes sont esclaves des hommes, vous ne pouvez pas simplement vous cacher derrière une mécanique de jeu pour justifier ça ! Peut-être cela pourra-t-il se défendre comme une satire, une dystopie, ou comme une œuvre masculiniste assumée, mais certainement pas par “ce n’est que du divertissement, détendez-vous!” (variante du “on ne peut plus rien dire!”). C’est en ça que le JS est politique : ça ne veut pas dire qu’il faille interdire les jeux méchants ou immoraux, tout est question de contexte. Voilà, bienvenue au JS dans le monde culturel de 2025 et les questions qui se posent/s’imposent à toutes les productions culturelles. On ne change certes pas le monde avec des JS très moyens où l’on plante des éoliennes pour de faux, mais on participe à l’ambiance générale, tout simplement.
    1 autrice pour 10 auteurs édités, ça doit interpeler. Que faire en tant qu’auteur de jeu ? On ne décide pas des jeux qui sortent, certes, ni des protos créés et envoyés. Mais dans mon jeu sur le thème des barbares, je vais proposer des personnages PJ/PNJ féminins importants. Ça ne va pas nous amener à 2 autrices/10 par magie, mais ça contribue un tout petit peu à un changement d’ambiance. Et la question du genre n’est pas la seule qui se pose concernant la petite communauté ludique… Bref, l’auteur et son éditeur sont bien libres de faire les efforts qu’ils veulent concernant les valeurs véhiculées, l’inclusivité ou l’accessibilité, ou libres de ne pas les faire : dans tous les cas, le choix est politique.
    Ce qu’il ne faut pas, et que ne demande pas le manifeste, c’est que cette notion de responsabilité culturelle se transforme en guerre culturelle, voire en inquisition.

    • Bah, le manifeste est quand même écrit avec les pieds.
      Sinon, il n’y aurait certainement pas eu autant d’incompréhensions….

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