Au début des années quatre-vingt, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la création ludique, les auteurs de jeux de société connus, ou du moins reconnus, se comptaient sur les doigts d’une main. David Parlett, auteur du Lièvre et La Tortue, était anglais. Les autres, Sid Sackson, Peter Olotka et l’équipe de Future Pastimes, étaient américains. Nous savions vaguement que quelque chose était en train d’émerger en Allemagne, mais aucun nom n’était encore connu.
Le polyglotte et cosmopolite Alex Randolph était le personnage le plus étonnant. On savait qu’après une enfance en Suisse dans de très chers pensionnats, ce riche américain, fils d’ambassadeur, avait étudié la philosophie, avait été agent secret, avait avait rapporté d’Inde l’idée de Stupide Vautour, avait passé de longues années au Japon où il était devenu un joueur de Shogi de haut niveau, avant de s’installer à Venise où, avec ses amis Leo Colovini et Dario de Toffoli, il avait conçu Intrigues à Venise (a.k.a Incognito). C’était un personnage de roman, philosophe et voyageur, que je regrette beaucoup de n’avoir jamais eu l’occasion de rencontrer.
Les jeux d’Alex Randolph sont souvent très abstraits, presque mathématiques. Twixt ou Ricochet Robots, souvent considérés comme ses chefs d’œuvre, sont sans doute un peu trop froids pour moi, je ne les ai jamais trop appréciés. J’ai en revanche beaucoup joué à Intrigues à Venise, un jeu de déduction dans lequel on doit d’abord découvrir son partenaire avant de s’entendre avec lui pour discrètement remplir une mission commune. Superbement édité, ce jeu revisite avec humour et intelligence le Cluedo, et m’a sans doute donné envie de créer aussi mon jeu d’enquête, Mystère à l’Abbaye. Mais il y a bien d’autres créations d’Alex Randolph auxquelles j’ai beaucoup joué et joue encore à l’occasion. Stupide Vautour est inspiré d’un jeu de cartes traditionnel indien sur lequel je serais curieux d’en savoir plus, Ghosts (Fantômes) est un jeu de bluff et de tactique d’une déroutante simplicité. Sacré Chameau est l’un des jeux de course les plus originaux qui soient. Big Shot est un jeu d’enchères subtil et original récemment réédité par mes amis coréens de Mandoo Games.
Les jeux d’Alex Randolph dans ma collection. Je croyais avoir aussi les Vampires mangeurs de tomates, une grosse boite, et Die Rüsselbande, mais j’ai dû les donner ou les laisser à Avignon..
Games by Alex Randolph in my collection. I thought I also owned the tomato-vampire game, I don’t remember its name, and Die Rüsselbande, but I probably gave them or left them in my old home.
C’est un peu par hasard que j’ai joué, à la fin des années quatre-vingt, à un jeu beaucoup moins connu, Veleno. La mécanique en est simplissime, chacun à son tour déplaçant un pion commun pour prendre une pièce sur une case voisine. Ceux qui connaissent mes jeux savent que, si je me méfie des jeux de coopération, j’ai en revanche toujours été intéressé par l’idée d’un pion unique manipulé par tous les joueurs, système que j’ai exploité dans Silk Road ou Isla Dorada. Le système de score de Veleno à trois ou quatre joueurs, qui donne son nom à l’édition allemande du jeu (Gute Nachbarn = le bon voisin) était tout aussi fascinant – chacun additionne son score de base à celui de son voisin de gauche, et le total le plus élevé l’emporte. Le bon voisin, c’est votre voisin de gauche, le mauvais, votre voisin de droite.
Gute Nachbarn, édition allemande de Veleno
Gute Nachbarn, German edition of Veleno
Pendant des années, ce jeu a trotté dans ma tête. L’idée me fascinait, la réalisation me laissait un peu sur ma faim. Le plateau de jeu un peu petit, et les valeurs un peu déséquilibrées des différentes pièces, menaient en effet trop souvent à des parties un peu automatiques, où les coups étaient évidents et le vainqueur connu après deux ou trois tours. Une trentaine d’années plus tard, je me suis finalement penché sur Veleno pour en faire une version qui me satisfasse, avec un plateau un peu plus grand et, surtout, beaucoup plus de variété dans les valeurs et les effets des jetons et d’interaction entre les joueurs. J’ai vite baptisé mon jeu Tonari – voisin en japonais – parce que cela sonnait bien, et parce que cela renvoyait à la fois au mécanisme central et au nom allemand du jeu, Gute Nachbarn, et au passé japonais d’Alex Randolph (et au fait que j’essayais alors d’apprendre un peu de japonais).
L’un des premiers prototypes
One of the first prototypes of Tonari.
Comme un roman, comme un morceau de musique, un jeu de société ne sort jamais de nulle part, n’est jamais totalement original, et c’est très bien ainsi. Toutes mes créations ont été plus ou moins influencées par d’autres jeux que j’avais apprécié ou non, dont j’ai voulu m’inspirer ici ou me différencier là. Il reste que certains jeux sont plus originaux que d’autres, et que Tonari ne l’est guère. La question qui se pose est donc de savoir où situer la limite entre la variante ou le développement et la création nouvelle. La limite entre les deux est floue, souvent arbitraire, et l’auteur de jeux me semble le mieux placé pour en juger – j’ai déjà abordé cela plus en détail ici. En même temps que je développais ce qui allait devenir Tonari, je travaillais sur un petit jeu de cartes sur le thème d’une vieille dame donnant des miettes de pain aux pigeons, qui s’inspirait d’un autre jeu d’Alex Randolph, Raj / Stupide Vautour, et qui est finalement devenu Chawai. C’est à l’arrivée, en y jouant avec mes amis, que j’ai jugé que les Pigeons étaient un jeu suffisamment original pour que je puisse considérer en être le seul auteur, tandis que Tonari n’était qu’une variation sur Veleno / Gute Nachbarn, dont il conservait tous les éléments, se contentant d’ajouter de nouvelles pièces. J’ai donc pris contact, par l’intermédiaire de son agent Smart Cookie Games, avec Michael Katz, le neveu et héritier d’Alex Randolph, qui a bien volontiers accepté de me laisser chercher un éditeur pour Tonari, les futurs droits d’auteur étant partagés moitié-moitié.
Les éditeurs ne se bousculent guère pour publier des jeux de stratégie abstraits. J’ai essuyé pas mal de refus avant que les américains de IDW ne décident de le publier. Après avoir vaguement considéré le thème du chaudron de sorcière, un peu trop exploité ces derniers temps, avec notamment l’excellent Les Charlatans de Beaucastel de Wolfgang Warsch, ils ont finalement opté pour la pèche. Le pion est devenu un chalutier de l’île de Kuchinoshima, après la tempête, et les jetons de couleur du prototype des poissons de diverses espèces. Cela leur a permis de situer l’action au Japon, et donc de conserver le nom que j’avais donné à mon prototype. J’imagine qu’ils espèrent un effet de gamme avec l’excellent Seikatsu de Matt Loomis et Isaac Shalev, lui aussi un jeu abstrait au thème oriental un peu superficiel et se jouant aussi bien à trois ou quatre qu’à deux. Le thème de la pèche, bien que trouvé après coup, est étonnamment cohérent et magnifiquement servi par les dessins de Kwanchai Moriya, un illustrateur au style très original avec lequel je n’avais encore jamais travaillé. L’illustration de couverture, en particulier, est magnifique.
Tonari
Un jeu d’Alex Randolph & Bruno Faidutti
Illustré par Kwanchai Moriya
2 à 4 joueurs – 30 minutes
Publié par IDW, 2019
Boardgamegeek
Tonari with children of the Kuchinoshima school
I became really interested in boardgame design in the early eighties. In these times, we had a handful of games and didn’t know much, if anything, about their designers. There were very only a handful of names. David Parlett, the designer of Hare and Tortoise, was British. The other ones, Sid Sackson, Peter Olotka and the Future Pastimes team, were Americans. We vaguely knew something was beginning in Germany, but no names were famous yet. The polyglott and Cosmopolitan Alex Randolph was the most fascinating character. We knew that a after a golden childhood in very expensive swiss boarding schools, this scion of a rich American family, whose parents were ambassadors, had studied philosophy, had worked as a secret agent, had brought a cute card game, Raj, from India, had lived in Japan and become a first rate Shogi player, and then had settled in Venice where, with friends Leo Colovini and Dario de Toffoli, he had designed Inkognito, a secret agent game during the carnival of Venice. Alex Randolph was a character just out of a European novel, and I deeply regret having never met him.
Most of Alex Randolph’s designs are abstract, if not mathy. Twixt and Ricochet Robots are often said to be his masterworks, but I’ve never been much fond of them, too cold for me. I have played much more games of Inkognito, Intrigues à Venise in French, a deduction game in which one must first find out one’s partner before discreetly communicating with him about our common mission. Gorgeously edited, it revisits Clue with humor and subtleness. This game showed me that there was something more to do with Clue, and probably motivated me to design Mystery of the Abbey. There are many other Alex Randolph designs I played a lot and still occasionally play. Raj / Hol’s der Geier is inspired by a traditional indian game about which I’d like to know more. Ghosts is a deceptively simple tactical and bluffing game. Camel Go is one of the most original racing games. Big Shot, which just got republished by my Korean friends at Mandoo Games, is a gem of an auction game
Alex Randolph in Venice, with a copy of Veleno
In the late eighties, I incidentally played a lesser know Randolph design, Veleno, an abstract with very simple mechanisms. Each player on turn moves a common pawn on a board, capturing a token on a neighboring space. Those who follow my creations know that, while I am wary of cooperation games, I have always been interested in games with a single pawn moved by allplayers, and idea I have already used in Silk Road or Isla Dorada. The other fascinating aspect of Veleno is its pervert three and four players scoring system, in which each player adds their left neighbor’s score. This clever rule gave its name to the German edition of the game, Gute Nachbarn – the nice neighbor. In Veleno, you have a good neighbor on your left, a bad one on your right, and you’re the good neighbor of your bad neighbor.
For years, I had this game in my thoughts. The simple and elegant system was fascinating, the actual game play a bit lacking. The small playing board and the unbalanced values of the colored tokens often made for scripted games, in which movements were obvious and the winner determined in two or three turns. Then two years ago, on a whim, i dig up my old copy of Veleno and started to think of this game as I would like it, with a bigger board, more variety in the tokens and the scoring, and more interaction between players. I soon named my game Tonari, meaning neighbor in Japanese, because it sounded nice for an abstract, because Alex Randolph had had a japanese life, because it reminded of the German name, Gute Nachbarn, and the central idea of the game, and because at that time I was trying, with little success, to learn some Japanese.
A near final prototype of Tonari
Like a novel or a piece of music, a boardgame never comes out of nowhere, is never entirely new and original, and it’s for the best. All my designs have been more or less influenced by other games, games I had liked or disliked, and an attempt to generate similar or dissimilar experiences. The truth is nevertheless that some games are more original than other ones, and Tonari belongs to the least innovative ones. It is not always easy, even for a seasoned game designer like me, to trace the line between minor development of an existing system and really new game. The line is often blurred (an idea I discussed at more length here). While I was working on what will become Tonari, i was also designing a light card game inspired by another Alex Randolph’s design, Raj. This game, featuring an old lady giving breadcrumbs to pigeons, was finally published as Miaui. It is after both games were nearly finalized, when playing them with friends, that I decided the pigeon game was original enough to be considered a new creation, while Tonari was only a variation on Veleno / Gute Nachbarn, because while it added new pieces, it kept all the original elements in the game. Through his agent Smart Cookie Games, I contacted Michael Katz, Alex Randolph’s nephew and heir, who kindly accepted that I could look for a publisher for Tonari, and that if I found one, royalties will be shared half and half.
Publishers are a bit wary nowadays of publishing abstract games. I proposed Tonari unsuccessfully to several of them, and it’s finally IDW which, probably encouraged by the success of Matt Loomis & Isaac Shalev’s Seikatsu, decided to publish it. They didn’t want to go full abstract, but finding the right setting wasn’t easy. There were too many recent games about witch cauldrons, including Wolfgang Warsch’s outstanding The Quacks of Quedlinburg. They finally settled on fishing, with the common pawn being a trawler, and the tokens of different colors different varieties of fish. Placing the action in Japan, in the Southern Kuchinoshima island, after a great tempest, even allows us to keep the name I had chosen for my prototype, Tonari. Even though it was an afterthought, the fishing theme works surprisingly well, and is well rendered by the art of Kwanchai Moriya, an artist with a very specific style with whom I had not worked before. I amparticularly fond of the cover art.
Tonari
A game by Alex Randolph & Bruno Faidutti
Art by Kwanchai Moriya
2 to 4 players – 30 minutes
Published by IDW, 2019
Boardgamegeek