Des nains et des dragons
Of dragons and dwarves

Mes amis du petit monde du jeu se moquent gentiment, et depuis pas mal de temps, de ma propension à concevoir des jeux « avec des nains et des dragons », c’est à dire situés dans un monde médiéval fantastique caricatural. Ils n’ont pas tort. Parmi mes nouveautés à sortir en 2024, il y aura Le Trésor des Nains, sans doute ma création préférée, pour lequel j’ai en vain cherché un autre thème.

Je suis d’autant plus conscient du problème que je peux l’expliquer, et que j’ai parfois cherché à le contourner. J’ai eu une éducation bourgeoise et, surtout, intello. Je n’ai dû voir qu’un ou deux dessins animés Disney, je n’ai vu aucun Star Wars, les seuls super-héros que je connaisse sont ceux de la mythologie grecque, et je n’ai jamais appris à entrer dans l’imaginaire par l’image, seulement par le texte – ce qui m’a permis, en revanche, d’apprécier Le Seigneur des Anneaux et, plus tard, Game of Thrones et le Disque Monde.

Je n’en apprécie pas moins les jeux à thème fort, les jeux dont les mécanismes, les règles, sont étroitement liés au contexte, l’univers. Un bon thème de jeu est un thème dont les joueurs sont déjà familiers. Cela leur permet de se concentrer sur les règles sans rien perdre du fun, de l’intérêt ou de la profondeur du thème. L’univers médiéval fantastique, surtout dans ses versions un peu parodiques, était, avec la science-fiction, un peu tout ce qu’il me restait comme thème exotique, riche et populaire pour lequel je n’aie pas à me plonger régulièrement dans la documentation.

Il y a en effet un peu de paresse dans ma propension à mettre partout des nains, des gobelins et des dragons. Les thèmes historiques « réels », tout comme d’ailleurs les univers littéraires « à licence », de Disney à Game of Thrones, demandent un effort de documentation que j’ai d’autant moins envie de fournir que je me spécialise de plus en plus dans les petits jeux de cartes.

Ce qui n’était guère gênant il y a trente ans le devient un peu aujourd’hui. L’univers médiéval fantastique fait en effet de moins en moins partie des références communes des jeunes adultes qui sont le cœur du public du jeu de société. Sans compter que, même parmi les plus âgés, beaucoup – moi y compris – s’en sont un peu lassés. J’ai aussi un peu taquiné la science-fiction générique mais plus l’avenir semble mal barré, moins elle m’attire et me fait rêver, et moins, sans doute, elle attire et fait rêver les joueurs.

Que faire alors ?

Je ne suis guère tenté par un binge watching de tous les films Star Wars ou Marvel, et de tous les dessins animés Disney, mais je n’exclus pas de faire un effort de documentation si on me demande un jour de concevoir un jeu dans un univers particulier. Je serai à la retraite dans un mois, cela me laissera plus de temps pour ce genre de défi.

Je peux aussi, et c’est ce que j’ai commencé à faire, me replier sur des clichés plus ou moins universels, comme ceux concernant le monde animal – et rejoindre ainsi un peu Disney. Je ne serai pas le seul, puisque vous avez sans doute remarqué que les jeux avec de mignons animaux, anthropomorphes ou non, ont récemment envahi les étagères des boutiques. Les variations thématiques possibles sont nombreuses, mais elles commencent déjà à encombrer les étagères des boutiques, et je crains que le public adulte ne soit vite lassé d’une thématique un peu enfantine.

Il y a quelques années, ils auraient tous été des nains…

Au delà des animaux, c’est la nature tout entière, les fleuves, les arbres, même les champignons, qui peut fournir des thèmes de jeux efficaces – même s’il est moins excitant d’être un champignon qu’un dragon. Là aussi, je ne suis pas le premier à avoir eu l’idée, et cela pose quelques autres problèmes dont j’ai récemment discuté dans un long article. Mais bon, je commence à avoir quelques prototypes de jeux de cartes avec des poules, des canards, des fleurs, des fruits, voire des légumes. D’autres auteurs de ma génération, rencontrant les mêmes contraintes, tentent de s’en sortir de la même manière.

Certains s’étonnent que, ayant passé une thèse d’histoire, je n’aie publié aucun jeu à thème historique – ou alors uniquement des jeux ne prenant guère leur sujet au sérieux, comme La Vallée des Mammouths, Mystère à l’Abbaye ou Ménestrels. Je suis sans doute le spécialiste mondial des licornes, mais je n’ai conçu que des jeux avec des dragons. J’ai aussi enseigné l’économie et la sociologie, et n’ai publié qu’un unique jeu faisant vaguement référence aux théories économiques, Terra.

J’ai plusieurs problèmes avec les thèmes historiques.

Techniquement, il est souvent plus difficile de situer un jeu de société dans un contexte historique précis que dans un monde imaginaire. Le fantastique ou la science-fiction permettent assez facilement de tout justifier; un pion qui passe d’un côté à l’autre du plateau de jeu peut avoir emprunté un vortex magique ou spatial, ce sont des trucs qui trainent partout. Avec un thème réel, if faut rester… réaliste, ce qui peut s’avérer frustrant lorsque l’on a l’idée d’un mécanisme qui rendrait le jeu plus intéressant.

Les jeux à thème historique ont du coup souvent un aspect un peu sérieux, qui peut les faire passer pour des outils pédagogiques. Comme enseignant, j’ai pu voir les dégâts des jeux pédagogiques, sujet que j’ai déjà abordé en détail sur ce blog. Disons pour résumer que passer par l’intermédiaire de règles de jeux pour « faire découvrir et expérimenter » des mécanismes ou apporter des connaissances oblige à simplifier à l’extrême et surtout est, par rapport au bon vieux livre ou au cours, une immense perte de temps – je précise que cela est beaucoup moins le cas pour le jeu video, qui peut plus facilement faire passer ses règles au second plan. En outre, comme tous les procédés destinés à faire passer un « curriculum implicite », cela semble rendre la science plus abordable pour tous, alors qu’en réalité seuls ceux qui maîtrisent déjà les règles de la culture scolaire sont en mesure de « repérer » les connaissances valides. Je trouve aussi, en tant qu’auteur, les jeux didactiques un peu inélégants, voire dévalorisants. Comme le disait Proust, « Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ».

La guerre, les historiens et les joueurs

Les historiens académiques ont tendance à négliger un peu l’histoire militaire, et tout particulièrement les dimensions techniques des conflits (Rome et la Grèce antique font un peu exception – les guerres romaines sont cools, allez savoir pourquoi, les autres un peu vulgaires). Tactique et stratégie militaire apparaissent comme des thèmes de mauvais goût que l’on préfère laisser aux historiens amateurs – et aux joueurs de wargames. De fait, les programmes scolaires qui, il y a un siècle, faisaient la part belle aux grandes guerres les traitent aujourd’hui rapidement, comme des transitions entre des périodes de paix étudiées plus en détail. Et ne parlons pas des économistes pour lesquels la guerre, étant irrationnelle, ne peut pas exister.
Il se trouve justement que les conflits militaires sont, à l’inverse, les événements historiques qui se prêtent le mieux à une exploitation ludique, ce que savent bien les généraux qui utilisent les Kriegspiel, devenus wargames, depuis le XIXe siècle. Le plateau de jeu est une carte géographique, les pions sont des armées, la métaphore est pertinente et efficace, même pour décrire, comme c’est de plus en plus souvent le cas, les conflits insurrectionnels. Certains wargames sont presque des simulations et peuvent permettre de comprendre les choix stratégiques et tactiques des parties au conflit.

À côté des jeux de guerre se sont développés d’abord des jeux sur le thème de l’expansion coloniale, pour lesquelles la carte de géographie est là encore un support efficace. Je n’y reviendrai pas, y ayant déjà consacré un très long article. D’autres jeux publiés depuis une vingtaine d’années relèvent plus de l’histoire politique et économique, mais beaucoup sont presque des eurogames, avec un thème un peu forcé. Si, d’un côté, je me réjouis que les auteurs de jeux s’intéressent à des aspects multiples de l’histoire, je ne peux que constater que ces jeux sont généralement moins convaincants. Faute d’une métaphore aussi satisfaisante que celle des jeux de guerre ou de conquête, il est rare qu’ils donnent de leur sujet une représentation à la fois simple, juste et efficace. S’il y a une carte, ils ont tendance à surjouer le rôle historique de la géographie. S’il y a simplement des cartes, ils deviennent vite abstraits.

Je me résoudrai sans doute quand même aussi à situer un peu plus souvent l’action de mes jeux dans des univers historiques réels, mais en prenant quelques précautions pour interdire une lecture trop sérieuse – et ce même et surtout si le jeu a été conçu avec un certain sérieux documentaire.

Après, ne dramatisons pas – il reste les dinosaures, les vampires, les zombies, les pirates, les dystopies et quelques autres univers qui ne me viennent pas à l’esprit maintenant. Les nains et les dragons qui ont longtemps été mon univers par défaut le resteront néanmoins sans doute encore un peu, ne serait-ce que parce que les trouve sympathiques.

Le retour des dragons ?

J’avais presque terminé de rédiger cet article lorsque j’ai vu passer l’annonce de…. Wyrmspan, un jeu avec des dragons de Connie Vogelmann développé sur la base de Wingspan, un jeu avec des oiseaux de Elizabeth Hargrave et l’un des grands succès du jeu de société de ces dernières années. Assiste-t-on déjà au retour des dragons, bien décidés à reprendre leur territoire et flamber les naïfs petits oiseaux qui ont, un temps, contesté leur suprématie ? S’agit-il juste d’une variante mineure de Wingspan soigneusement calibrée pour la vieille génération de joueurs, les vieux rôlistes par les petits oiseaux que par les gros reptiles ? J’avoue ne pas bien savoir…



My friends in the small gaming world are, for quite a long time, mocking me for always designing games about “dragons and dwarves”. This means, of course, games in a light humorous generic medieval fantasy setting. They are not wrong, and one of my new games coming in 2024, probably my favorite design so far, is Treasure of the Dwarves, a game for which I have vainly tried to find a more original setting.

Being able to explain it makes me even more conscious of the issue. I’ve had a bourgeois and, most of all, intellectual education. I’ve seen maybe one or two Disney cartoons, I’ve not seen any Star Wars movie, the only superheroes I learned anything about are those from the Greek mythology. I’ve never learned to get into a fantasy world through images, only through text – which still allowed me to get easily into the Lord of the Rings and, later Game of Thrones and the Discworld.

I nevertheless enjoy games with a strong theme, games whose mechanisms are strongly embedded into their context, their setting. A good game setting is a setting players are already familiar with. This allows them to focus on the mechanisms without losing the setting’s fun, depth or interest. Heroic fantasy, and especially slightly parodic medieval fantasy, was, with good old science fiction, the only rich, exotic and popular setting I could work with without spending hours browsing through literature and other documentation.

Laziness might indeed be one of the reasons why I tend to put dwarves, dragons and sometimes goblins everywhere. Serious historical settings, like “licensable” literary settings, from Disney to game of Thrones, require a great documentation effort, something I’m even more wary of now that I am specializing in light and fast card games.

What wasn’t really an issue thirty years ago is becoming one now. Medieval heroic fantasy is becoming much less a common cultural reference of young adults who are buying and playing boardgames. Even the older ones, like me, are becoming a bit bored with it. I’ve also made use of generic science fiction, but the less optimistic we are about the future of humanity, the less it attracts me and the less it makes players dream.

So what ?

I’m not really interested in binge watching all the Star Wars and Marcel movies, and all the Disney cartoons, but I can make an effort at learning about a specific universe if I’m asked to design a game in it. I’ll soon retire from my day job and will have more time for that kind of challenge.

I can also fall back on other more universal clichés, especially about the animal world – and Disney is more or less part of it. I won’t be the only one, and you’ve probably noticed that boardgames with cute animals, often anthropomorphic ones, have recently become fashionable. They allow for many thematic variations, but most of them are already cluttering boardgame shop shelves and I’m afraid gamers will soon get bored of it or dismiss it as childish.

A few years ago, theu would all have been dwarves.

Animals, but also the whole natural world, rivers, trees, even mushrooms can make for very effective game settings, though being a mushroom feels less exciting than being a dragon. Here also, I’m not the first one to get the idea, and it makes for other problems I’ve discussed at length in a former blogpost.
Anyway, I’m starting to have game prototypes with hens and ducks, with flowers, with fruits and even vegetables. Many game designers of my generation are trying to use the same trick.

Some gamers are surprised that, having a PhD in history, I’ve never published a historically themed game – except for very few ones which don’t take their subject seriously, like Valley of the Mammoths, Mystery of the Abbey or Minstrels. I’m probably the world specialist in unicorns, but have only published games about dragons. I also taught economics and sociology, but published only one game vaguely related to economics theory, Terra.

Why I am careful with historical game settings.

Technically, it is far more difficult to design a historical boardgame than a fantasy one. Fantasy, and this includes science-fiction, makes very easy to justify any gaming effect. A token moving from one end of the board to the other can have used some magical or space vortex, everyone knows these things happen. In a realistic setting, game rules must be realistic, which can be frustrating for the designer wanting to implement a mechanism which would make the game more interesting.

This is why game in a historical setting often look and feel serious, which might suggest they can be used as teaching tools. As a teacher, I’ve witnessed the damage done by the pedagogical use of boardgames, a question I’ve already discussed on this blog. To put it shortly, using game rules to “make learners discover and experiment” usually requires an extreme simplification of knowledge and, when compared with text or lectures, always leads to a terrible waste of time – this is far less the case with video games, which can more easily have rules dealt with in the background by a computer. Also, like all pedagogical methods relying on an “implicit curriculum”, it looks like it makes knowledge more affordable for all when, in reality, only those who already master the rules of school culture are able to spot the valid knowledge items. Also, as a game designer, I find the idea of a didactical game inelegant, even a bit belittling. As Marcel Proust wrote, “a work with theories is like a gift whose price-tag has not been removed”.

War, history and games

Academic historians tend to neglect, or even despise, the technical aspects of military conflicts (except in the ancient Rome and Greece; for some reason, Roman wars are cool when most other wars are mundane). Military tactics and strategy are considered bad taste topics, which can be let to amateur historians and, yes, wargamers. School curricula which, one century ago, devoted entire chapters to wars now see them as transitions between periods of peace which are studied much more extensively. As for economists, they seem to consider that war, being irrational, simply cannot happen.
Conversely, military conflicts are the historical events which are the most easily and effectively represented, almost simulated, in a game. Generals, who use Kriegspiel, later renamed wargames, since the XIXth century know this quite well. The game board becomes the geographical map, the players’ pawns and tokens are armies. The metaphor is very efficient and relevant, even to describe, like it is more and more often the case, insurrectional conflicts. Some wargames are almost simulations, and can help to understand the tactical and strategic choices of the opponents.

After the war games came games about colonial conquests, for which a geographical map is also an efficient and convincing board. I won’t discuss them here, I’ve already written a very long article on this topic. There has also been recently more games about political or economic history, but many of them are near-eurogames whose settings feel pasted on. On the one side, I’m happy that game designers are now interested in various aspects of history, but I have to admit that, with a few exceptions, games which are not about war or conquest are less convincing, and rarely give a consistent, accurate and efficient picture of their subject. If the game is played on a map, it tends to overplay the importance of geography. If it’s made only of cards, the gameplay usually feels abstract.

I will probably also resign myself to design games with a real historical setting, but I will take a few steps to prevent a too serious reading of their content – even and above all if the design is based on a serious documentation.

Let’s not dramatize – there are still dinosaurs, vampires, zombies, pirates, dystopias and many other possible settings which don’t come to my mind just now. Anyway, dragons and dwarves have long been my default setting, and will probably keep being it, though to a lesser extent, if only because I like them.

Are Dragons back ?

I had almost finished writing this blogpost when I saw the first announcement of… Wyrmspan, a dragons game by Connie Vogelmann based on Elizabeth Hargrave’s Wingspan, a birds game and one of these last years major hits. Are dragons already back, determined to get their realm back and to burn the naive birdies who thought they could replace them ? Or is it just a minor variation on Wingspan cleverly targeted at my generation, at old bearded gamers not really excited by cute singing birds ? I don’t know, time will tell….

One thought on “Des nains et des dragons
Of dragons and dwarves

  1. Bonjour Bruno et meilleurs vœux !

    Je me permets de vous suggérer de vous renseigner sur mon coup de cœur 2023 : Along History, un jeu historique justement

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