Droits de douane et jeux de société
Tariffs and boardgames

Il est rare que des choix de politique économique soient autant commentés dans le petit monde du jeu de société que, ces dernières semaines, les incessants allers et retours sur la politique douanière américaine et, en particulier, les droits de douane extrêmement élevés – on en est à 145% – sur les importations en provenance de Chine. Cette décision, qui remet en cause la tendance des soixante dernières années à la mondialisation et au désarmement tarifaire, a bien sûr des implications beaucoup plus graves, largement discutées dans les médias, mais je voudrais ici me concentrer sur ce qu’il se passe dans le secteur particulièrement affecté du jeu de société.

J’ai sur la globalisation de la production et des échanges, particulièrement prononcée dans le domaine du jeu, une position assez nuancée, que j’avais développée dans un article il y a quelques années. Pour résumer, la globalisation, c’est bien parce que cela mélange les hommes et les idées, et enrichit culturellement tout le monde. C’est bien parce que l’on a moins tendance à imaginer différents les gens avec qui l’on discute quotidiennement et fait des affaires, et que l’on a du coup moins envie de leur faire la guerre. C’est bien parce que cela a permis et permet encore le développement de nombre de pays du Sud et de l’est, leur donnant une chance d’échapper à la pauvreté. La globalisation, c’est mal parce que le transport des marchandises et des hommes pollue énormément et contribue au réchauffement climatique. C’est mal parce que cela a contribué à la désindustrialisation dans les pays du Nord, sans offrir toujours d’autres perspectives à ceux, souvent âgés et peu qualifiés, dont les emplois ont disparu. J’espère donc que, dans les années qui viennent, nous trouverons un moyen de relocaliser les productions tout en continuant à échanger les hommes et les idées. Le retour à l’isolationnisme et au mercantilisme qui semble au cœur de la nouvelle stratégie économique américaine n’a rien à voir avec cette perspective.

Les dernières annonces de Donald Trump mettent en difficulté toute l’industrie du jeu de société, surtout mais pas seulement aux Etats-Unis.
Nos jeux sont aujourd’hui produits dans leur très grande majorité en Chine, et dans une moindre mesure en Europe, notamment en Pologne. Il n’existe pas aux Etats-Unis de capacités de production suffisantes pour prendre le relais des importations chinoises. Il y a bien quelques usines, comme celles de l’allemand Ludofact qui produit surtout des jeux de cartes et celle, qui semble ouvrir juste à propos, du chinois Hero Time, mais elles sont très loin de pouvoir remplacer les Longpack, Whatz et autres Panda. On peut bien sûr arguer que l’objectif des droits de douane est de pousser les investisseurs à installer des capacités de production aux Etats-Unis, mais la mise en place d’une unité de production demande environ cinq ans, et si quelques machines peuvent être importées d’Allemagne, d’autres ne peuvent être trouvées… qu’en Chine. Et puis cinq ans, c’est de toute façon bien assez long pour que pas mal d’éditeurs mettent la clef sous la porte. De toute façon personne ne va investir quand nul ne croit que la politique protectionniste actuelle puisse durer longtemps – quatre ans au plus, sans doute moins tant elle semble vouée à l’échec.

Si l’Europe, l’Inde, le Vietnam restent moins touchés par les droits de douane, ce qui n’est pas certain, il est plus réaliste d’imaginer que certains éditeurs y fassent produire leurs jeux destinés au marché américain. Les capacités de production par chez nous, essentiellement en Pologne, étant limitées, on peut même envisager le schéma un peu ironique d’une production en Chine pour le marché européen, et en Europe pour le marché américain.

Quoi qu’il en soit, la politique économique américaine semblant marquée par l’imprévisibilité, nul ne se risque pour l’instant à faire des projets à long terme. Eric Martin a, sur le site du Boardgamegeek, publié plusieurs articles reprenant et synthétisant les opinions exprimées par de nombreux éditeurs, dominées par la stupéfaction et l’attentisme( 1,2,3,4,5). Le site Cardboard Edison a lui aussi interrogé nombre d’éditeurs. Je ne vais pas tout répéter ici, et vous invite à aller les lire. Certains, comme Stonemaier games et Steve Jackson games, deux éditeurs on ne peut plus différents, ont même publié de longs communiques argumentés à ce sujet.

À court terme, les éditeurs vont sensiblement augmenter leurs prix et rogner un peu sur leurs marges. Leurs ventes et leurs capacités financières vont en souffrir. Prudents, ils vont diminuer le nombre de nouveautés, et se concentrer sur les classiques et, surtout, les jeux de cartes, seul type de produit qu’il est envisageable de produire assez rapidement aux Etats-Unis. Mais, bon, le marché du petit jeu de cartes n’est pas extensible à l’infini.

Je vois à l’instant sur Facebook la première annonce en ce sens, celle de Pandasaurus, qui va abandonner les gammes qu’il n’est pas possible de fabriquer hors de Chine, faire produire tous ses autres jeux en Europe, et augmenter ses prix de 20 ou 30%. D’autres suivront certainement.

Quelques éditeurs ont déjà reçu des containers partis de Chine avant l’imposition des droits de douane, et les plus petits éprouvent déjà de grandes difficultés à payer les sommes demandées pour le dédouanement. D’autres ont demandé à ce que leurs jeux déjà produits soient stockés en Chine quelques mois, dans l’espoir que la guerre douanière se calme. Certains petits éditeurs, les plus affectés, envisagent s’orienter vers le print and play, ou la vente directe. Pour une boîte déjà en difficulté, Final Frontier Games, les droits de douane ont signifié la fin de l’aventure. Greater than Games, l’éditeur de Spirit Island, ferme également boutique, et je ne doute pas qu’il y en aura d’autres. Du côté des gros, je ne crois pas qu’il y ait eu de réaction officielle d’Asmodée, dont tout le modèle économique est basé sur l’internationalisation du marché, mais les quelques employés du diable avec qui j’ai discuté, ou qui se sont exprimé personnellement sur les réseaux sociaux, ne font pas preuve d’enthousiasme.

Une interview de Price Johnson, de Cephalofair, éditeur de Gloomhaven.

Parmi les éditeurs les plus touchés figurent aussi tous ceux qui publient de gros jeux de figurines, souvent vendus par crowdfunding, et s’étaient engagés à envoyer aux souscripteurs des jeux parfois déjà produits, pour un prix qui ne tenait pas compte de droits de douane que personne n’imaginait. Beaucoup de ces éditeurs, à commencer par ceux qui, à la limite de la cavalerie, utilisaient les fonds de chaque campagne pour finaliser la précédente, vont sans doute fermer boutique. Kickstarter et Gamefound ne sont peut-être pas morts pour autant, des éditeurs plus classiques envisageant d’y avoir recours pour reconstituer leurs marges sur des jeux plus modestes, en contournant distributeurs et boutiques qui deviendraient alors les premières victimes.

Les éditeurs américains ne sont bien sûr pas les seuls concernés. Déjà, un éditeur asiatique qui habituellement vendait ses jeux aux Etats-Unis a annoncé que ce ne serait pas le cas pour ses nouveautés de cette année, d’autres suivront certainement. Des éditeurs européens pour qui les ventes outre-Atlantique représentent jusqu’à un tiers de leur chiffre d’affaires doivent envisager de baisser considérablement leurs tirages, et donc d’augmenter aussi les prix sur les marchés d’Europe et d’Asie. Mes amis polonais de Portal games viennent ainsi d’annoncer avoir réduit de plus de moitié le nombre d’exemplaires de leur nouveau jeu, Bohemians, destinés au marché américain.

Et, bien sûr, quid des auteurs de jeux comme moi ?

Il faut bien sûr s’attendre à une baisse des ventes, et donc de nos revenus, qui en sont un pourcentage. Les éditeurs, notamment américains, rognant sur leurs marges, ils vont logiquement vouloir rogner sur les droits d’auteur, et les discussions vont devenir plus ardues.

L’inquiétude et l’attentisme généralisés font surtout qu’il va devenir bien plus difficile, au moins à court terme, de faire publier de nouveaux jeux. Ayant été assez créatif ces derniers temps, j’étais ces dernières semaines en discussion avancées avec trois éditeurs, dont deux seulement sont américains, pour des petits jeux que j’espérais voir paraître l’an prochain. Tous trois m’ont annoncé qu’ils mettaient tout en stand-by, et que nous reprendrions éventuellement les discussions dans quelques mois, si la situation tarifaire et économique est clarifiée. Encore s’agit-il dans ces trois cas de petits jeux au matériel modeste, le genre sans doute le moins affecté par ce brusque retournement du marché. J’imagine que les choses sont plus difficiles encore pour ceux qui créent des jeux plus ambitieux, avec plus de matériel, et donc plus difficile à produire ailleurs qu’en Chine.

Si j’ai un conseil à donner aujourd’hui aux auteurs de jeux de société, c’est d’une part de trouver un autre boulot moins risqué, et d’autre part d’essayer d’imaginer des jeux faciles et peu chers à produire, donc essentiellement des jeux de cartes. Ma chance dans la situation actuelle est que c’était déjà, depuis quelques années, ce vers quoi je m’orientais. Mais, bon, les auteurs de jeux sont comme les cuisiniers ou les romanciers; chacun ne peut imaginer que les jeux auxquels il a envie de jouer, les plats qu’il aimerait manger, les romans qu’il souhaiterait découvrir.

Bref, on n’est pas sortis de l’auberge – en anglais, on dit « on n’est pas sortis du bois », ce dont on peut déduire que, au Moyen Âge, les bois étaient plus dangereux en Angleterre, et les tavernes en France.



Economic policy decisions are rarely commented as largely in the small boardgaming world as, these last weeks, the US governement’s inconsistent back and forth decisions on tariffs, and, most of all, the extremely high tariffs – they are now at 145% – on imports from China. This goes against the global trend of these sixty last years towards globalization and tariff disarmament, and has global implication largely discussed in the medias. I will just try here to explain how it affects the boardgame industry, which is, to say the least, strongly concerned.

I have a nuanced take on the globalization of production and trade in the boardgaming world, which I expressed in another blogpost a few years ago. Let’s summarize. Globalization is good because it mixes people and ideas, and culturally enriches everyone. It’s good because discussing and making business with other people help realize that they are only very superficially different, and makes much less likely that we will go to war. It’s good because it fostered the development of many southern and eastern  countries and gave them an opportunity to escape poverty. Globalization is bad because freight and people is a major factor in pollution and global warming. It’s bad because it caused deindustrialization of some northern countries, without offering any alternatives to the people, usually old and unqualified, whose jobs disappeared. I still hope for a way to relocalize some manufacturing while keeping on trading people and ideas. The new isolationist and mercantilist American trade policy certainly doesn’t go this way.

Donald Trump’s last tariffs are extremely bad for the boardgame industry, and not only in the US.
Our boardgames are massively produced in China, and to a lesser extent in Europe, mostly in Poland. There are no manufacturing capacities in the US which could realistically replace the Chinese imports. There are a few facilities, like the one belonging to the German printer Ludofact, or the one the Chinese manufacturer Hero Time just opened, but they are very far from being able to replace Longpack, Panda, Whatz & alii. Of course, one could argue that the goal of these tariffs is to convince investors to build new production facilities in the US, but this would take more or less five years, long enough for many publishers to close shop. Furthermore, while some printing machines are likely to be bought in Germany, others are only available from… China. Anyway, no one will commit himself in a long term investment when we have no idea how long the protectionist policy is going to last – four years at most, probably fewer given how fast it seems likely to fail.  

If Europe, India or Vietnam are less affected by tariffs – which is not even certain -, it sounds more likely that some publishers will have their US bound games produced there. Since the European capacities, mostly in Poland, are limited, one can even imagine producing in China for the European market, and in Europe for the US market !

Anyway, given how unpredictable US economic policy has become, no one is making any long-term projects. Eric Martin has published, on the boardgaming website, several articles in which he lists and comments the reactions from many publishers, ranging from anger and stupefaction to wait-and-see ( (1,2,3,4,5). The Cardboard Edison website also asked several publishers about their perspectives. A few publishers, like the very different Stonemaier and Steve Jackson Games, have even published long and well-argued communiqués.

In the short term, most publishers will considerably increase their prices and slightly reduce their margins. Their sales will decrease and their cash flow shrink. They will therefore publish fewer new games and focus on old classics and, mostly, cards games, the only type of games which can realistically be produced in the US. But, well, the market for small card games is not that big…

I just read on Facebook the first such annoucement. Pandasaurus will discontinue the games which can only be made in China, move the production of all other games to Europe, and raise prices by 20 or 30%.  Others will certainly follow.

A few publishers have already received containers which left China before the tariff was announced, and the smaller ones are barely able to pay the tariffs. Others have asked for their already printed games to be stocked in China for a while, hoping the tariffs war will calm down in the while. Several small publishers are considering moving towards print and play or direct sales. Finbal Frontier games, a small US publisher, was already in a difficult situation, but the new tariffs were the last nail in the coffin. Greater than Games, the publisher of Spirit Island, is also closing shop, and I am confident others will follow. As for big publishers, I don’t think there has been an official reaction from Asmodee, whose whole business model is based on market globalization, but the few devil’s men I talked with, and the few ones who expressed personal opinions on social networks, seem to be very downbeat.

An interview by Price Johnson, of Cephalofair, publisher of Gloomhaven.

Among the most affected are those who publish big miniature games, usually sold via crowdfunding, and who should send to backers games, which sometimes have already been produced, at a price which was reckoned when n one anticipated such high tariffs. Many of these publishers, especially those which used every new campaign funds to finance the next ones, a practice bordering on cavalry, are likely to close shop. Kickstarter and Gamefound might not be dead, though, since publishers of more modest games are now considering using them to regain some margin, now doubly affected

US publishers are not the only ones affected. At least one Asian publisher who used to sell its games in the US has already announced that it won’t do so for this year’s new stuff; other ones will certainly follow suit. European publishers who sometimes make one third of their sales in the US will now go for lower print runs, and therefore probably also rise their prices in Europe and Asia. My polish friends at Portal games just announced that they had reduced by more than half the number of copies of their new game, Bohemians, printed for the US market.

And what about game designers like me ?

Of course, since sales of games will decrease, our income, mostly in royalties, will as well. Since US publishers are reducing their margins, they will logically try to reduce our rates as well, and discussing contracts will become harder.

Market anxiety and wait-and-see will both make much more difficult, at least in the short term, to get new games published. Having been rather creative last year, I was these last weeks in discussion with three different publishers, two of which are based in the US, for games I expected to be published next year. All three have announced that they were putting everything in stand-by, and that we might start discussing again in a few months, if the tariffs and market situation becomes more predictable. This even when these three games are pure card games, the type of games which is least affected by the current market turn.  I imagine that things are more difficult for those who design more ambitious games, with more components, of the kind it is difficult to produce out of China.

My advice to game designers is to first find another less risky job, and then to try to imagine simple and easy to produce games, which means mostlt small card games. Luckily, that’s already what I was focusing on these last two years. I know, though, that game designers are like chefs or novelists – one can only design the games they want to play, cook the meals they want to eat, write the novels they would like to read.

Anyway, we’re not out of the woods yet – In French, we say “we’re not out of the tavern yet”, which says a lot about the hazardous nature of old English woods and French taverns.

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