Le rasoir d’Ockham
Ockham’s Razor

Très régulièrement, je reçois des emails de personnes, jeunes et moins jeunes, désireux de se lancer dans la création de jeu et qui me demandent des conseils, m’interrogent sur « la bonne méthode ». Il m’est aussi difficile d’y répondre qu’aux élèves qui me demandent comment ils doivent réviser leurs examens – chacun est différent, chacun doit trouver les méthodes qui lui correspondent, et je ne pourrais sans doute pas plus travailler mes jeux comme Reiner Knizia, ou Martin Wallace, ou même Bruno Cathala avec qui je collabore très volontiers, qu’ils ne pourraient travailler à ma manière.

Un récent voyage en Suisse, pour une rencontre d’auteurs de jeux à laquelle participaient de très nombreux auteurs débutants m’a cependant inspiré une réflexion de portée relativement générale. Beaucoup des prototypes auxquels j’ai joué, ou que j’ai simplement observé, m’ont semble complexes, un peu tarabiscotés. Un exemple parmi d’autres, des personnages avec une demi-douzaine de caractéristiques là ou un deux, voire une seule, aurait sans doute suffi.

Je ne dis pas que le jeu idéal soit nécessairement le go ou le morpion, avec une règle en tout et pour tout, mais qu’il ne doit y avoir dans un jeu aucun élément, aucune règle qui ne soit absolument nécessaire au fonctionnement du jeu, c’est à dire à son intérêt tactique ou stratégique, à sa tension chronologique, à sa cohérence thématique. De même, tout objectif que se fixe l’auteur, en matière d’intérêt tactique, de déroulement du jeu et de richesse thématique doit être atteint avec le plus petit nombre possible d’éléments. Ce principe de parcimonie me semble l’un des rares qui s’applique à tous les types de jeux, le jeu de stratégie à l’allemande, bien sûr, mais aussi le gros jeu un peu baroque à l’américaine, dans lequel chaque élément s’insère à la fois dans le thème du jeu, dans sa progression et dans sa stratégie globale, et s’avère nécessaire à l’ensemble.

Lorsque, dans les années quatre-vingt, j’ai commencé à m’intéresser à la création ludique, mes premiers projets étaient inutilement complexes, et je passais plusieurs mois ensuite à les simplifier, à en enlever le superflu. Aujourd’hui, j’ai plutôt tendance à partir d’un système très simple et à ajouter ensuite uniquement les éléments nécessaires pour en faire un véritable jeu. Des méthodes différentes, donc, mais un objectif commun, utiliser tout ce qui est nécessaire, mais rien que ce qui est nécessaire.


I regularly receive emails from people, young or old, who want to start deigning games and ask me for some hints or, even, for the right way, the right methodology. I can’t answer them any more than I can answer students asking me how they have to prepare their exams. Everyone is different, and everyone must find his way, the methodology that fits him and probably won’t work for someone else. I could never design games the way Reiner Knizia, Martin Wallace or, even when we can very well work together, Bruno Cathala, nor could they work like me.

I recently attended a very nice small game design convention in Switzerland. There were many young would be game designers there, often presenting their first projects. One thing was striking with most of the prototypes I played, or just looked at. Even with simple strategy games, they always looked and felt a bit too complex, even convoluted. Two or three games, for example, had character cards with four or five characteristics where two, or even one, would probably be enough.

This doesn’t mean the best game is necessarily a single-rule game such as Go or Five in a row. It means that every rule, every element in a game must have its use. Every part of the game must add something in terms of tactical or strategic challenge, of story arc and of thematic consistency. Similarly, every design requisite in terms of strategic challenge, story arc or thematic consistency must be achieved with the least possible elements.

This principle of parcimony is probably the one and only golden rule of game design. It is obviously valid with German style boardgame design, but it is also true of the best big and baroque “ameritrash” games, in which each one of the many elements is necessary for the whole to work as a global system, and adds something to the theme, to the game flow and to the challenge.

When I started designing games, in the early eighties, my first prototypes were complex and convoluted, and I had to work for months simplifying them, removing all the superfluous elements. Now, I usually start with a very simple and basic system and adds elements one by one, until I have a true game. Different methods, but a common goal, make use of everything necessary, but , and it’s more difficult, of nothing more.

Fun

Un jeu doit-il être “fun”, amusant ?

Pas nécessairement. Nul ne s’amuse en jouant aux échecs ni même, pour citer deux jeux récemment entrés dans la ludothèque idéale, en jouant à Troyes ou Nurenberc. L’intérêt de ces jeux est ailleurs, dans la tension et la compétition entre les joueurs, dans les efforts qu’ils font pour gagner et qui demandent un certain sérieux. Citadelles, celui de mes jeux qui se vend le mieux, peut être joué pour s’amuser, mais il peut aussi être pratiqué très sérieusement, comme le poker, dans une ambiance plus tendue, façon poker, que réellement « fun ».

À l’inverse, des jeux d’ambiance comme Time’s Up, Jungle Speed ou Twister ne sont de bons jeux que parce qu’ils sont drôles, même si la compétition est loin d’en être absente. Il faut rester concentré pour parvenir à gagner et pour que le jeu fonctionne, mais à l’inverse des jeux cités plus haut, le plaisir ne vient pas de la concentration elle même, mais plutôt de la rigolade qu’elle génère.

Et puis, il y a les jeux qui parviennent à jouer sur les deux tableaux. À ce jour, la note moyenne d’Isla Dorada sur le Boardgamegeek est de 6,83. C’est un score très honorable, mais pas vraiment exceptionnel. Ce qui me réjouit, plus que cette note, ce sont les commentaires. Sur la première page de commentaires, un mot revient régulièrement – fun. Isla Dorada n’est pourtant pas un « party game », c’est un jeu à l’allemande, classique, de la famille de Catan, Elfenland ou Les Aventuriers du Rail. Qu’il soit « fun » est donc juste un plus – mais c’est un plus dont je suis particulièrement fier.


Does a game have to be fun ?

Not necessarily. No one plays Chess for fun. Outstanding boardgames such as Troyes or Norenberc, which recently entered my ideal game library, are not intended to be fun. They are good games because they are tense and challenging, because players must concentrate to win, and this requires a certain dose of seriousness. My best selling game, Citadels, can be played casually and for fun, but it can also be played very seriously, like poker, for tension and not for fun.

On the other hand, party games such as Time’s Up, Jungle Speed or Twister are good games only because they are fun, even when there is much skill and competition in them. Players have to be highly concentrated on the game to make it work, but the gaming pleasure doesn’t come from the concentration itself, but from the crazy fun it creates.

And some games manage to win on both sides. As of this morning, Isla Dorada’s average rating on the Boardgamegeek is 6.83. It’s certainly not bad, but it’s not outstanding. What makes me really happy is not this ranking, but the comments on the game. If you browse through the first comments page, you will see one word over and over – fun. Isla Dorada is not a party game, but a classical eurogame of the Catan, Elfenland or Ticket to Ride family. It’s just fun on top of this.

Bonus et malus sont dans un donjon
Adding and substracting

Il y a deux ans de cela, ma curiosité avait été éveillée par les premières rumeurs au sujet de Dominion. Comme auteur de jeu, je suis toujours friand de nouveaux principes, de nouveaux mécanismes, et ceux de Dominion semblaient promettre des parties renouvelées et intéressantes. Le système de construction de deck, comme dans un jeu de cartes à collectionner mais tout au long de la partie, promettait d’être tactiquement passionnant. Le fait que les cartes disponibles ne soient pas les mêmes d’une partie sur l’autre semblait devoir éviter que le jeu ne devienne trop technique et promettre un grand renouvellement.
Le succès commercial de Dominion semble indiquer que le jeu a « trouvé son public », essentiellement parmi d’anciens joueurs de jeux de cartes à collectionner. Pour ma part, j’ai été très déçu. Le thème est inexistant, les effets des cartes se ressemblent. Une partie de Dominion consiste essentiellement à mélanger sans cesse ses cartes et à faire des additions et des soustractions – j’ai une action plus deux qui me permettent de piocher deux cartes plus une en gagnant deux fois un or, j’ajoute trois et je retiens deux…

Pourtant, sur le papier, le système restait intéressant, et je me mis à fantasmer à l’idée d’une extension de Dominion, ou d’un autre jeu utilisant le même principe, mais avec un thème, de l’humour, du chaos, de la variété, de l’agressivité, de l’interaction.
J’ai donc, à nouveau, été assez excité en lisant les premières annonces de Thunderstone, qui reprend en le système de construction de deck et de mélange permanent de Dominion. J’ai encore été à demi déçu. Certes, contrairement à Dominion, Thunderstone a un vrai thème, cohérent et plein d’humour à défaut d’être original – un village où l’on recrute des aventuriers et achète des équipements, un donjon voisin où grouillent monstres et créatures de toutes sortes. Le thème est bien exploité, mais très vite les joueurs se retrouvent, comme dans Dominion, à additionner bonus et malus, points d’attaque et points de force. Je ne m’y suis pas beaucoup plus amusé qu’à Dominion.

Je m’interroge donc. Est-ce le système de choix des cartes et de construction de deck au fur et à mesure de la partie qui conduit inévitablement à un jeu répétitif et calculatoire ? Est-ce le petit nombre de cartes disponibles dans le royaume ou le village qui oblige à bâtir le jeu sur un petit nombre de variables simples et à limiter l’interaction ? Est-ce simplement que l’auteur de Thunderstone n’a pas su prendre suffisamment ses distances de son modèle, Dominion ?
Peut-être m’essaierai-je un jour à jeu de ce type, et aurai-je alors la réponse à mes questions, mais je n’ai pas l’idée de départ pour le moment. En attendant, je reste très curieux de ce que d’autres auteurs feront de ce système. J’aimerai bien, par exemple, voir un Dominion-like conçu par Richard Garfield… Je vais lui envoyer le lien vers cet éditorial, cela lui donnera peut-être des idées.


I first heard of Dominion two years ago, and was at once very excited. As a game author, I’m eager for new mechanisms and new systems. From what I guessed of it, Dominion seemed to be the first in a new, family of card games, challenging and interesting. In old fashioned collectable card games, one built one’s deck before hand; in Dominion, one builds one’s deck during the game, which seemed to add an interesting tactical element. Dominion used few different cards in a game, a dozen or so, but the many available cards seemed to allow for very different games and a high replayability.
Dominion was a hit with former CCG addicts, which means that many gamers find it interesting, but I was really disappointed by the gameplay. The theme is bland and inconsistent, the card effects are all very similar. A game of Dominion feels like adding and subtracting, then shuffling one’s cards, rinse and repeat. It’s all about “I have two plus one actions so I draw one card, the two and get three times 1 gold…”.

Nevertheless, the deck building system still felt clever and interesting, so I start to imagine a Dominion expansion, or a different game using the same card system, with a solid theme, more fun, more chaos, more variety, more nastiness, more interaction.

That’s why I was, once more, really excited when I heard of Thunderstone, which borrows the deck building and permanent shuffling system of Dominion. Once more, I was disappointed.
Unlike Dominion, Thunderstone gas a real theme, a consistent and fun if not really original one – a village where the players hire a party of adventurers and buy equipment, a nearby dungeon where they send them to fight terrible monsters. The theme is really well implemented, and the first rounds are fun, but soon it becomes, like Dominion, all about adding and subtracting attack points and strength points.

Does the card selection and progressive deck building system inevitably leads to such a repetitive game ? Is this due to the small number of different cards in the Kingdom or Village which forces the designer to rely on a small number of game elements and mechanisms ? Or is it just that Thunderstone’s designer was too narrowly inspired by Dominion ?
May be, some day, I’ll try to design such a game, and I’ll get answers from experience. At the moment, I don’t have any basic idea, and I’m very curious of how other designers will use this system. I would like, for example, to see a Dominion-like game designed by Richard Garfield… I’ll email him a link to this editorial, may be it will give him ideas.

Géographie
Geography

Je me suis récemment demandé pourquoi je trouvais des jeux comme Age of Empires III et Carson City si supérieurs au déjà excellent Caylus, pourquoi j’avais plus de plaisir à y jouer. Leurs thèmes sont plus exotiques, plus originaux et bien mieux rendus. Leurs mécanismes sont mieux ficelés, plus fluides, sans doute en partie parce qu’il est plus facile d’être suiveur que suivi. Pourtant, il me semblait évident qu’il y avait autre chose, que je ne suis pas tout de suite parvenu à saisir. Cet autre chose, c’est la géographie – Age of Empires III se joue en partie sur une carte du nouveau monde, Carson City sur une grille en damier qui, peu à peu, se met à ressembler à un véritable village de pionnier. Caylus a bien un plateau de jeu, mais il sert surtout à poser des compteurs divers et variés. La route, qui n’a qu’une seule dimension, reste plus vécue comme une liste que comme une carte. Et rien n’est plus triste qu’un plateau de jeu sans véritable carte, qui semble juste un ensemble de pistes et de cases dont la proximité n’a pas vraiment de sens, comme ceux de Tribun, de Kingsburg ou de Sylla. Les éditeurs le savent bien, qui ont fait dessiner de belles mais illusoires  cartes géographiques sur les plateaux des Piliers de la Terre, de l’Âge de Pierre ou de Key Largo.

La grille, qu’elle soit composée d’hexagones comme dans Catan ou La Vallée des Mammouths ou de carrés comme dans Carson City ou Entdecker, c’est un peu le premier degré de la carte. Le plaisir est plus grand encore lorsque la carte ressemble à une vraie carte, avec ses irrégularités qui, en terme de jeu, deviennent des subtilités à découvrir. C’est peut-être pour cela que j’ai été emballé par Hansa Teutonica, Smallworld, Hermagor, Elfenland, Axis and Allies, même par Metropolys malgré la laideur de sa carte. Dans ma jeunesse, je préférais d’ailleurs le Risk au Monopoly. Parfois, comme avec Les Aventuriers du Rail ou la série des « 10 days in… », il suffit même de changer la carte pour changer le jeu, et j’en arrive à regrette que d’autres petits points de règle soient modifiés tant il me serait agréable de retrouver le jeu vraiment à l’identique mais sur un autre continent. C’est ce qui se passe avec La Vallée des Mammouths, et plus avec Catan, même si leurs cartes ne sont que des grilles d’hexagones. Le plaisir d’Heroscape, quant à lui, est autant dans la création de la carte que dans le jeu lui même.

Alors, bien sûr, j’aime aussi les jeux de cartes… Et je déteste écrire, en français, les règles de jeux qui se jouent sur une carte avec des cartes.


I recently considered why I liked games like Age of Empires or Carson City, and why I had a greater time playing them than playing their ancestor, the deeper and more challenging Caylus. Their themes are more fun, more original and much stronger. Their mechanisms feel more fluent and fast paced, probably because they were designed later and tried to correct Caylus’ main issue. But there had to be something else. I finally realized that what Caylus missed and Age of Empires and Carson City didn’t was some geography. Age of Empires is, in part, played on a map of the new world. When the game goes on, Carson City’s grid looks more and more like a Wild West city. Of course, Caylus is played on a board, but most of it is just tracks and grids. There’s the road, but it’s one-dimensional and feels more like a list than like a map. A game board with no map, like in Tribune, Sylla or Kingsburg, looks bland and sad. Publishers know about this, and that’s why they paid illustrators to draw gorgeous but illusory and superfluous maps in Pillars of the Earth, Age of Stone or Key Largo.

A grid, which can be a hex grid like in Catan or Valley of the Mammoths, or a square grid like in Carson City or Entdecker, can already be a map. The most interesting maps, however, are irregular ones, with long and short tracks, large and small areas.  Such maps have hidden subtleties that you can discover when playing. That’s probably why I really like games like Hansa Teutonica, Smallworld, Hermagor, Elfenland, Axis and Allies or even Metropolys, which has a hideous map, but a real one. As a kid, I also preferred Risk to Monopoly. Sometimes, like with Ticket to Ride or the 10 Days in… series, a new map is enough to make a new game, and I often regret that there are also rules changes for the different maps, since it would be so great to play exactly the same game on totally different maps. That’s what great with Valley of the Mammoths, and even more with Catan, even when their maps are just hex grids. As for Heroscape, designing the map is almost the best part of the game.

Well, I also like card games. And, in French, we have the same word for map and card, which doesn’t help when writing rules for a game played on a map and using cards…

Science Fiction

Je lis peu de science-fiction. Les rares auteurs du genre qui m’aient vraiment accroché sont Philip K. Dick, qui relève sans doute plus de la contre-culture des années soixante, ou de la psychiatrie, que de la tradition SF, et Iain Banks, avec sa « culture » prétentieuse et déroutante. Il reste que ni les délires psychédéliques de Dick, ni les savantes constructions intellectuelles de Banks, ne se prêtent à une transposition dans un jeu de société. Le jeu de science fiction, comme le cinéma de science fiction, c’est plutôt soit la difficile et claustrophobe colonisation de Mars ou de quelque lointaine et silencieuse galaxie, soit à l’inverse le space opera grandiloquent et le fracas des guerres interstellaires. Curieusement, alors que les livres m’ennuient et que les films ne m’amusent qu’un court moment, les jeux de science fiction m’ont toujours intéressé.

Pour l’auteur de jeu, science-fiction et fantastique sont d’abord deux univers de facilité. La science future ou extra-terrestre, comme la magie, permet en effet de justifier aisément toute sorte de petits mécanismes amusants, et intéressants d’un point de vue ludique (échange de cartes, déplacements instantanés, effets bizarres) qui paraîtraient immanquablement plaqués dans un jeu à l’univers plus réaliste, plus précis. Cela ne signifie pas que ce sont des thèmes que l’on plaque sur les jeux dont les mécanismes ne conviennent à rien d’autre, mais plutôt que ce sont les univers que l’on choisit lorsque l’on veut se faire plaisir en développant des mécanismes sans être trop bridé par le thème – voyez Cosmic Encounter, jeu à la richesse inégalée, que l’on n’imagine pas avec un thème historique !

On peut pourtant aussi faire de la science fiction simplement parce que l’on en a envie. Je ne lis plus guère de SF, mais j’en ai lu pas mal adolescent, et le silence des espaces infinis me fait encore rêver. Avec Bruno Cathala, nous voulions faire un jeu sur la colonisation de Mars, cela a donné Mission Planète Rouge. Avec Serge Laget, nous voulions faire un jeu d’exploration spatiale, cela donne Ad Astra.

Depuis que je suis dans le milieu du jeu, j’ai toujours entendu répéter que « les jeux de science fiction ne se vendent pas ». Ma seule expérience à ce jour dans ce domaine, Mission Planète Rouge, a plutôt confirmé cette rumeur. J’espére qu’Ad Astra la démentira, et sera enfin le signe que les choses sont en train de changer. Les espaces de la science-fiction sont vastes, riches, peuplés, baroques – ils se prêtent bien au jeu.


I read very little science fiction. The few sci-fi writers I really like are Philip K. Dick, which belongs more to the sixties counter-culture, or to psychiatry, than to traditional science-fiction, and Iain M. Banks, whose pretentious “culture” universe is fascinating. Anyway, neither Dick’s psychedelic deliriums, nor Banks ambitious intellectual constructions are really fit to be adapted in a board or card game. Science Fiction games are more like science fiction movies or TV series. Some describe the difficult and claustrophobic colonization of Mars, or of some far away galaxy. Most others are baroque space operas, with flashy and noisy interstellar wars. Surprisingly, while I find most science-fiction novels boring and most science fiction movies fun for only half an hour, I really enjoy science fiction boardgames.

For game authors, science fiction is, like fantasy, an easy and convenient setting. Future or alien science, like magic, can explain all kinds of strange and fun little game mechanisms, like cards swapping, instant movement and the like, which would have felt unrealistic and artificial in a more realistic universe. This doesn’t mean that fantasy and science fiction are the settings used when you can’t find another consistent one for a finalized game system. It rather means that they are the settings of choice when you want to let your imagination wonder and have fun designing game systems without being constrained and limited by the theme. See Cosmic Encounter, probably the most varied and baroque game ever designed, and try to imagine an historical setting for it…

Anyway, you can also use science fiction because you find the setting exciting. I don’t read a lot f sci-fi now, but I did as a teenager, and the silence of infinite spaces still make me dream. With Bruno Cathala, we wanted to make a game about colonizing Mars, and designed Mission: Red Planet. With Serge Laget, we wanted to make a game about space exploration and empire building, and we designed Ad Astra.

Since I’m in the game business, I’ve always been told that science fiction games don’t sell. My only experiment so far has been Mission Red Planet, and it indeed didn’t sell well, which is a shame, since it’s a game I’m really proud of. I hope Ad Astra will belie this rumor and show that things are now changing. The vast and baroque spaces of science fiction are well fitted for the intricate mechanisms of games.

Un certain Blaise Pascal
Blaise Pascal

Je regrette parfois que l’on ne se préoccupe plus guère, comme c’était le cas dans les années soixante-dix, de savoir d’où chacun parle et, surtout, d’où chacun voit. Comme joueur, je regarde le jeu de l’intérieur. Comme auteur de jeu, je ne le vois pas d’en haut mais plutôt d’avant. Ce sont deux points de vue intéressants, mais qui n’interdisent pas une certaine curiosité quant aux autres regards possibles, du dehors, d’après, d’en haut, d’ailleurs.

Beaucoup de disciplines se sont intéressées aux jeux. Il y a une histoire des jeux, souvent descriptive et encyclopédique plus que réflexive et analytique mais qui n’en a que plus de charme pour l’amateur. Il y a une sociologie du jeu, une ethnologie du jeu, et sans doute bien d’autres. Les deux disciplines les plus souvent convoquées pour parler de jeu sont néanmoins les deux « reines » (à chacun de choisir son allégeance) que sont mathématique et philosophie. Ce sont d’ailleurs les seules à proposer, presque clefs en main, des « théorie des jeux ». Curieusement, le même personnage – Blaise Pascal – a marqué l’une et l’autre de ces approches du jeu. Il y a même quelque chose de fascinant dans l’intérêt persistant d’un personnage aussi sévère, aussi non joueur, pour le thème du jeu. Et je ne dirai rien du pari, sur lequel mon point de vue rejoindrait plutôt celui de Prévert…

Interrogé par l’un de ses amis sur la manière rationnelle de partager les mises lorsque, d’un commun accord, les joueurs décidaient d’interrompre avant terme une partie de cartes, Pascal jeta les bases du calcul des probabilités dans sa « théorie des parties », qui est, d’une certaine manière, à l’origine de ce que les mathématiciens appellent aujourd’hui « théorie des jeux ».

Ce que les mathématiciens appellent aujourd’hui « jeu » n’a cependant guère plus à voir avec les jeux que nous pratiquons que l’espérance mathématique n’a à voir avec les espoirs que nous pouvons connaître. En mathématique, un jeu est une situation impliquant plusieurs acteurs et dans laquelle les conséquences des choix d’un acteur interagissent avec les conséquences des choix des autres acteurs. De telles situations sont certes très fréquentes dans les jeux, mais elles le sont tout autant dans la vie réelle, même si les situations ludiques sont plus souvent modélisables. La mal nommée théorie des jeux devrait donc, en toute rigueur, s’appeler « théorie des choix stratégiques ». Comme professeur d’économie en lycée, il m’est arrivé d’avoir recours, dans ses bases les plus élémentaires, à la théorie des jeux. Comme auteur de jeu, ou comme joueur, je n’en ai pas vraiment l’usage.

Ma conception personnelle du jeu doit sans doute beaucoup aux pensées de Pascal sur le divertissement – tant pis si ce n’est guère original. Le divertissement pascalien ne se limite certes pas au jeu, mais le jeu en est sans doute l’archétype. L’un de mes jeux, qui devrait paraître l’an prochain, se veut même un clin d’œil humoristique aux Pensées – ce qui prouve que l’on peut même faire de l’humour avec Pascal.

Plus que Pascal, ce sont cependant aujourd’hui Johan Huizinga et Roger Caillois qui sont régulièrement cités à propos de jeu. Pour intéressants qu’ils soient, leurs travaux sont également, du point de vue des joueurs, inadéquats. Huizinga a certes raison quand il montre qu’il y a ce qu’il appelle « du jeu » dans les domaines les plus sérieux et variés de notre histoire culturelle, mais le jeu des joueurs n’est pas celui qui est partout – c’est celui qui est spécifiquement dans les jeux. Si Caillois ne va pas aussi loin, sa classification, souvent citée, s’avère extrêmement peu opératoire, ce qui est pourtant le seul intérêt d’une classification. Il range en outre parmi les jeux des activités qui, comme les tours de manège, qui ne sont de toute évidence pas des jeux au sens où nous l’entendons. À contre courant de ces visions englobantes qui diluent le jeu dans le monde, Colas Duflo, dans Jouer et Philosopher, tente de cerner ce qui fait la spécificité de l’activité ludique, et cette fois, son jeu semble bien le mien. C’est donc, après Pascal, la lecture que je conseille au joueur désireux de réfléchir « de l’extérieur » sur le jeu, même si l’on en retient surtout que la simple définition du jeu n’est pas une mince affaire.


I sometimes regret that few people now take in consideration, like one used to say in the seventies,“where from one speaks” and, probably more important, “where from one looks”. As a gamer, I look at games from the inside. As a game author, I look at them not from upstairs but, in a way, from before. Those are interesting points of view, but I am nevertheless curious of other possible looks, from outside, from after, from upstairs, from anywhere else.

Games have been studied in many different ways. The history of games is often more encyclopedic and descriptive than reflexive and analytic, but this makes it even more charming for the amateur. The sociology of games usually focuses on gambling games, sometimes on MMORPG. The ethnology of games is more concerned with abstracts. There are many others. The two disciplines most usually called for when “seriously” discussing games are, however, the two queen subjects (one can chose one’s allegiance) – mathematics and philosophy. They are the only ones who dare to have full blown “theories of games”. Incidentally, the same Blaise Pascal was an originator of both. There’s something fascinating in such a serious, obviously non-gamer character, being fascinated with the idea of gaming. Talk about stupid wagers…

Pascal was asked by one of his friends on how to share the bets when a gambling game had to stop before its natural end. Studying this issue, Pascal laid down the basic principles of probability theory, which later led to what is now called game theory.

The problem is that what mathematicians now call “game” is very different from what gamers, and most people, call game. For mathematical theory, a game is a situation involving two or more actors, and in which the choices made by the different actors interact one with another. Such situations are quite usual in games, but they are in no way specific to games, even when the ones in games are usually easier to formalize than the ones in real life. The mathematical “game theory” ought to be called “theory of strategic choices”. As a teacher in economics, I sometimes made use of the basics of game theory. As a gamer or game designer, I don’t really need it.

My own idea of gaming owes a lot to Blaise Pascal’s Pensées – not something very original in France, where it is one of the authors often dealt with in high school, either in the literature course or in the philosophy one. Pascal’s “distraction” covers much more than games, but games are probably the archetypal pascalian distraction. One of my games to be published next year is even a kind of big humorous pun on Pascal – which proves that one can even make fun of Pascal.

(I apologize if what follows sounds a bit foreign to English speaking readers. Unfortunately, French intellectuals have often ignored English thinkers in the last century. As a result, even when we use basically the same intellectual categories, we often don’t know and quote the same authors. I don’t think many American readers know of Roger Caillois, and I’m sure there are more interesting American or English philosophers or sociologists who dealt with games and of which I’ve never heard… Anyway, I can only think and write with what I know).

More than Pascal, the recurrent intellectual references about games are now Johan Huizinga and Roger Caillois. Their works are interesting but are also, for a gamer, mostly inadequate. Huizinga is certainly right when he sees “game” at work almost everywhere in our cultural history, but the gamers’ game is not the game that is everywhere – it’s the game that is specifically in games. Caillois doesn’t have such a large idea of games, but his classification of games nevertheless doesn’t work, and accepts activities, like merry-go-rounds, which are obviously not games in a gamer’s sense. Against these enveloping conceptions of games, Colas Duflo, in “Jouer et philosopher” tries to define what makes the specificity of a game, what set it aside from other activities, and what he calls a game seems to be what I also call a game. That’s why it is, after Pascal, the reading I recommend to anyone who wants to think on games from an exterior point of view. Of course, it’s only in French, and I’m sure there are very interesting sociology or philosophy books about gaming written in English – I just don’t know about them. I’m willing to read them if you give me some names and titles.

Points de victoire
Victory Points

Le jeu n’est pas seulement pour moi une passion. C’est aussi, un peu, mon métier, même si j’ai toujours pris soin de rester du côté créatif, évitant de m’impliquer dans les dimensions technique et commerciale de l’édition. Le climat économique actuel m’amène cependant à m’interroger sur les perspectives du marché du jeu de société.

J’ai reçu ces dernières semaines les droits d’auteur de mes jeux vendus sur la période de Noël 2008, et les ventes ne semblent pas avoir été plus mauvaises que pour Noël 2007. Je reste même relativement optimiste, plusieurs raisons me semblant favorables au jeu de société dans le contexte social et économique actuel.

Quand beaucoup semblent vouloir faire des économies, le jeu de société reste un loisir relativement bon marché. Une même boite de jeu, surtout si c’est un bon jeu, peut servir de nombreuses fois, tandis qu’une place de cinéma ne sert qu’une fois, et qu’il n’est généralement pas très excitant de relire aussitôt le même livre. Les éditeurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés qui semblent ces derniers temps privilégier les petites boites, les jeux relativement bon marché, et abandonnent, avec un certain regret, les pompes à fric qu’ont longtemps été les jeux de cartes ou de figurines à collectionner. Reste que si la situation venait encore à se dégrader, certains pourraient alors faire remarquer que les bons vieux jeux de 52 cartes, dont on peut faire bien des usages, sont d’une rentabilité encore supérieure.

En période de crise, d’inquiétude quant à l’avenir, on a souvent le réflexe réactionnaire qui consiste à s’éloigner de ce qui est nouveau, et à se replier à l’inverse sur des structures, des objets, des idées traditionnelles et rassurantes. Il y a certes là de quoi prendre peur, quand cela signifie le retour des idées rances, nations, religions, racines et identités de toutes sortes. À quelque chose pourtant malheur est bon, et cela pourrait aussi favoriser le jeu de société classique aux dépens des jeux plus modernes et technologiques. Ce n’est peut-être pas un hasard si certains des jeux les plus récemment publiés semblent cultiver un look un peu vieillot, presque ringard.

La crise actuelle me permet aussi de rebondir sur la vieille idée, que mes amis m’ont souvent entendue rabacher. Le jeu, avec ses règles simples, claires et connues de tous, serait une rassurante position de repli, ou du moins de repos, dans un univers devenu incompréhensible. Le monde n’est jamais aussi peu compréhensible qu’en temps de crise, qu’en temps d’ “entre deux mondes”, quand les vieilles règles ne fonctionnent plus et les nouvelles ne sont pas encore formulées. Le jeu nous est donc plus nécessaire que jamais.

Peut-être suis je exagérément optimiste, mais quoi qu’il arrive une chose est certaine – je ne vois aucune raison d’arrêter de jouer et d’imaginer des jeux. Depuis quelques années paraissent de plus en plus de jeux dans lesquels le but n’est pas de parvenir à telle ou telle situation précise, mais simplement de marquer de mille et une manières des « points de victoire ».

Le principe n’est pas très populaire auprès des joueurs. Lorsque je présente de nouveaux jeux à mes amis, la phrase « le vainqueur est celui qui a le meilleur score » laisse les joueurs de marbre, tandis que des propositions comme « le vainqueur est celui qui traverse le continent », « qui construit une métropole », « qui bâtit un palais», « qui tue le dragon », « qui épouse la princesse » les plonge tout de suite dans le jeu. Même « le vainqueur est le plus riche », qui formellement revient à faire de l’or des points de victoire, est plus satisfaisant. La richesse semble quelque chose de naturel, souvent cohérent avec le thème, là où le score reste un concept artificiel qui semble n’avoir été inventé que pour retenir ensemble les éléments du jeu. Nous avons tous l’habitude de compter nos sous, mais il n’y a guère que le tueur qui fait une encoche à la crosse de son revolver après chaque contrat, ou le séducteur compulsif qui note soigneusement chaque conquête dans son petit carnet, qui vivent leur vie en comptant des points de victoire.

Conscients de ce que l’abstraction un peu gênante de ce concept peut nuire à l’immersion ludique, auteurs et éditeurs s’efforcent donc souvent d’euphémiser les points de victoire en doublons ou en dollars, et lorsque cela n’est pas possible en points de prestige ou de renommée, moins satisfaisants encore. Faute de mieux, ils recourent parfois à des procédés un peu malhonnêtes, comme dans Small World ou les points de victoire ne sont rien d’autre mais ressemblent étrangement à des pièces d’or, ou dans Die Goldene Stadt, avec ses deux monnaies inconvertibles dont l’une a bien une fonction monétaire tandis que l’autre ne mesure que le score. Certains jeux de course trichent aussi un peu, la position dans la course devenant l’équivalence discrète d’un score en points.

Lorsque, comme c’est le cas dans de nombreux jeux à l’allemande, tous les éléments ou presque sont susceptibles de rapporter des points de victoire, le jeu peut devenir illisible ou confus, les joueurs n’étant plus en mesure d’estimer les conséquences de leurs choix. La multiplicité des moyens de marquer des points peut aussi pourtant faire la richesse, quand les enjeux sont clairs et les rapports des différents éléments soigneusement équilibrés. C’est ce qui fait tout l’intérêt de jeux « alambiqués », mais pas trop, comme Kingsburg ou Diamonds Club. L’abstraction du concept n’empêche d’ailleurs pas que même des jeux au thème fidèlement rendu, comme Confucius ou Invasions, fassent appel à un complexe système de points de victoire.

Ad Astra, que j’ai conçu avec Serge Laget et qui devrait sortir dans les prochaines semaines, est un de ces jeux où quarante-douze éléments permettant d’engranger des points de victoire – les bases, les systèmes contrôlés, les vaisseaux, la terraformation, les artefacts aliens. Nous y avons cependant introduit la possibilité pour les joueurs de manipuler eux-mêmes le système de score en déclenchant à l’aide de cartes des décomptes selon tel ou tel critère. Je n’aime guère l’idée des « points de victoire », qui ne sont que des points d’on ne sait pas trop quoi, et j’essaie d’éviter d’y avoir recours dans mes créations. Je dois cependant admettre que c’est un mécanisme intéressant qui permet souvent de donner à un jeu une certaine sophistication stratégique, et il serait idiot pour un créateur de se l’interdire totalement.

Quand à la question des points de victoire cachés ou publics, j’y reviendrai peut-être dans un autre éditorial. Pour Ad Astra, nous avons choisi les scores visibles, mais cela ne m’empêche pas de préférer Smallworld à Vinci…


These last years, more and more games are published where the goal is not to achieve some victory conditions, but simply to score, in various ways, as many “victory points” as possible.  

Victory points are not popular among gamers. When I explain game rules to my gamer friends, a sentence like “highest score wins” has no real effect on them, while “the winner is the first to cross the continent, or “to build a city”, “to build a palace”, “to kill the dragon”, “to marry the princess” brings them instantly into the game. Even “richest player wins” is more satisfying, since money feels like a natural concept, consistent with most game themes, while score feels abstract and artificial, as if its only aim was to hold together the game elements. We all use to count money, but few people count victory points in their daily life, like the maniac killer who notches his gun’s grip after each death, or the compulsive womanizer who writes down every new conquest in his notebook.

Knowing that this abstraction is a problem for many players and can hinder their immersion in the game, authors and publishers often try to euphemize it with changing the victory points into doubloons or dollars, and when it’s not possible in prestige or fame points, which are even less satisfying (ever got money in real life? Ever got prestige points?). Some can even use dishonest tricks, like in Smallworld, where victory points are just victory points but look surprisingly like gold coins, or in Die Goldene Stadt, where there are two different and unconvertible currencies, one which works as money and the other as victory points. Some racetracks are also just scoring tracks loosely disguised.

In some German style games, almost all game elements can score victory points. This can make the gameplay overwhelmingly confusing and the strategies obscure, when players cannot estimate the impact of their decisions on their long-term score. On the other hand, several scoring elements clearly stated and cleverly balanced can also make a game strategically deep and challenging. That what happens with games like Kingsburg or Diamonds Club – slightly convoluted scoring, just enough to make the game challenging, but not too much, so that the game doesn’t feel incomprehensible. Even highly thematic boardgames, such as Confucius or Fire and Axe, rely on a victory points scoring system.

Ad Astra, designed with Serge Laget, will hit the shelves in the next weeks. It is obviously one of these German games with forty-twelve ways of scoring victory points – bases, star systems, spaceships, same resources, different resources, terraform, alien artifacts… What we did to make this challenging is to allow players to manipulate the score system, giving them the possibility to trigger scoring phases on this or that item during the game.

In principle, I don’t like “Victory points”. They are nothing else than “we don’t know what points” or “all and anything point”, and I usually try to avoid using them in my games. On the other hand, I must admit they can help make a game strategically sophisticated and challenging, and it would be stupid for a game designer to give them up definitively.

As for open or hidden scoring, that’s a different question. I may discuss it one of these days in another editorial. We chosed open scoring in Ad Astra, but I nevertheless prefer Smallworld over Vinci…

 

La Crise
Gaming in the Slump

Le jeu n’est pas seulement pour moi une passion. C’est aussi, un peu, mon métier, même si j’ai toujours pris soin de rester du côté créatif, évitant de m’impliquer dans les dimensions technique et commerciale de l’édition. Le climat économique actuel m’amène cependant à m’interroger sur les perspectives du marché du jeu de société.

J’ai reçu ces dernières semaines les droits d’auteur de mes jeux vendus sur la période de Noël 2008, et les ventes ne semblent pas avoir été plus mauvaises que pour Noël 2007. Je reste même relativement optimiste, plusieurs raisons me semblant favorables au jeu de société dans le contexte social et économique actuel.

Quand beaucoup semblent vouloir faire des économies, le jeu de société reste un loisir relativement bon marché. Une même boite de jeu, surtout si c’est un bon jeu, peut servir de nombreuses fois, tandis qu’une place de cinéma ne sert qu’une fois, et qu’il n’est généralement pas très excitant de relire aussitôt le même livre. Les éditeurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés qui semblent ces derniers temps privilégier les petites boites, les jeux relativement bon marché, et abandonnent, avec un certain regret, les pompes à fric qu’ont longtemps été les jeux de cartes ou de figurines à collectionner. Reste que si la situation venait encore à se dégrader, certains pourraient alors faire remarquer que les bons vieux jeux de 52 cartes, dont on peut faire bien des usages, sont d’une rentabilité encore supérieure.

En période de crise, d’inquiétude quant à l’avenir, on a souvent le réflexe réactionnaire qui consiste à s’éloigner de ce qui est nouveau, et à se replier à l’inverse sur des structures, des objets, des idées traditionnelles et rassurantes. Il y a certes là de quoi prendre peur, quand cela signifie le retour des idées rances, nations, religions, racines et identités de toutes sortes. À quelque chose pourtant malheur est bon, et cela pourrait aussi favoriser le jeu de société classique aux dépens des jeux plus modernes et technologiques. Ce n’est peut-être pas un hasard si certains des jeux les plus récemment publiés semblent cultiver un look un peu vieillot, presque ringard.

La crise actuelle me permet aussi de rebondir sur la vieille idée, que mes amis m’ont souvent entendue rabacher. Le jeu, avec ses règles simples, claires et connues de tous, serait une rassurante position de repli, ou du moins de repos, dans un univers devenu incompréhensible. Le monde n’est jamais aussi peu compréhensible qu’en temps de crise, qu’en temps d’ “entre deux mondes”, quand les vieilles règles ne fonctionnent plus et les nouvelles ne sont pas encore formulées. Le jeu nous est donc plus nécessaire que jamais.

Peut-être suis je exagérément optimiste, mais quoi qu’il arrive une chose est certaine – je ne vois aucune raison d’arrêter de jouer et d’imaginer des jeux.


Gaming is not only my hobby. It’s also, more or less, my job, even when I always took care to stay strictly on the creative side, and not to deal with the production or commercial aspects of game publishing. In the actual economical slump, however, I wonder what are the prospects for the boardgame market.

These last weeks, I received my royalties for the 2008 Christmas season, and they are as good as last year. I’m even reasonably optimistic for the future, since I see several positive factors for boardgames in the actual social and economic situation.

When many consumers try to reduce their spending, boardgames are a relatively cheap way of spending leisure time. A game, and especially a good one, can be played many times, while a seat at the movies is one use only, and there’s no point in rereading the same book over and over. Publishers are aware of this. They publish smaller and cheaper boxes, and are discontinuing the obsolete money pumps, collectible card or miniature games. On the other hand, if the economy falls farther, some may notice that the good old 52 cards deck are even more profitable.

In times of slump and anguish, there’s a natural reactionary reflex. People move away from what feels new and anguishing and look for shelter in good old reassuring structures, ideas and objects. Of course, this is awful if it means the comeback of  rancid ideas such as nation, religion, roots and all kinds of identities. Not exactly reassuring, but it can get in he way of modern, hi-tech games and bring traditional boardgames back in favor. It’s probably not a coincidence if some of the recently published boardgames have a corny look.

The crisis is also an occasion te rehash one of my favorite old ideas. Games, with their simple and unambiguous rules and goals, are a comfortable fallback position, or at least a comfortable rest position, when the actual world becomes too complex and incomprehensible. The world is less comprehensible than ever in times of crisis, in times “between two worlds”, when the old rules are obsolete and the future ones totally unknown. Game is more necessary than ever.

I may be excessively optimistic, but the certain thing is that I can see no reason to stop gaming and designing games.

Comme dans la vraie vie
Like in real life

La vie est un roman, la vie est un voyage, la vie est une aventure, la vie est une scène, la vie est un jeu… S’agissant de la vie en général, ce sont autant de formules excessives et insignifiantes. Appliquées à une personne en particulier, elles peuvent la décrire assez précisément, et nous aider à réaliser ce qu’est un roman, un voyage, une aventure, une scène – un jeu surtout, car c’est bien sûr la dernière de ces formules qui va nous intéresser ici.

La question de la définition du jeu revient assez régulièrement sur les forums de discussion de joueurs, sans qu’aucune réponse parfaitement satisfaisante ait jamais été proposée. On peut certes objecter que donner du jeu une définition formelle et précise ne présente guère d’intérêt puisqu’il en va du jeu comme des imbéciles – on ne sais pas bien les définir, mais on les reconnaît immédiatement quand on en croise un.

La formule « la vie est un jeu » est d’autant plus forte qu’elle est paradoxale. Toutes les définitions du jeu insistent en effet sur le fait que le jeu n’est pas la vie, ou du moins que sa séparation d’avec le reste de la vie en est une caractéristique essentielle. Le jeu, écrit Freud, n’est pas le contraire du sérieux, mais le contraire du réel. C’est peut-être surtout le contraire du tragique.

Qu’entendons-nous donc quand nous disons de quelqu’un qu’il « prend la vie comme un jeu » ? Nous voulons dire qu’il semble se comporter dans la vie comme on se comporterait dans un jeu. Ce peut être quelqu’un qui agit comme si la vie avait un but et des règles précis et indiscutables, quelqu’un qui agit toujours selon des calculs stratégiques ou des calculs de probabilité, quelqu’un qui respecte scrupuleusement les règles, les lois, sans s’interroger sur leur fondement.

Bref, ce n’est pas quelqu’un avec qui je souhaiterai passer une soirée, que ce soit à boire, discuter ou même à jouer. Fort heureusement, les joueurs ne sont pas de cette espèce. S’ils ressentent le besoin de jouer, c’est sans doute parce qu’ils savent mieux que quiconque que la vie n’est pas un jeu.

Une bonne illustration de cette lucidité des joueurs est dans la formule récurrente et ironique qui ponctue les explications de règles et les conseils tactiques – comme dans la vraie vie ! Le vainqueur est le plus riche à la fin de la partie ; il faut se charger à fond et produire un max ; il faut acheter bon marché et vendre cher ; il faut trahir au bon moment ; si vous ne pouvez rien faire pour progresser, essayez au moins de gêner les autres joueurs …  « c’est comme dans la vraie vie ! ». La formule vise tout à la fois à rappeler que le jeu est quand même bien plus simple que « la vraie vie », et à se moquer de ceux qui font comme si « la vraie vie » était aussi simple, et aussi égoïste, qu’un jeu.


“Life is a fiction”, “life is a journey”, “life is an adventure”, “life is a theater play”, “life is a challenge”, “life is a game”… Applied to life in general, these statements are excessive and therefore trivial. But applied to a specific person, they often make sense and can shine a new light on things, be they a novel, a trip, an adventure, a play, a challenge – and most appropriately of all a game, since it’s obviously the latter that will interest us here.

The exact definition of a “game” is a recurring question on gaming forums, and no generally satisfying answer has been given so far. Of course, one can object that the question has little practical interest since games are like idiots – hard to define, but easy to identify when you happen to meet one.

“Life is a game” is a strong statement because it’s a paradoxical one. All the definitions of a game devised so far insist on one particular characteristic of a game – as such, it’s not real life, or at least it is clearly separated from the rest of life. “game* is not the opposite of serious, but rather the opposite of real” wrote Freud. It may be, most of all, the opposite of tragic.

What do we mean when we say that someone “takes life as a game”? We mean that he is acting in life like we’d act in a game. He may be living his life as if it had clear rules and a goal. He may never be acting without taking into account complex strategic considerations and giving careful consideration to probabilities. He may be pernickety with rules and laws without ever discussing their foundation.

Anyway, he doesn’t look like someone I would like to spend an evening with, be it for talking, drinking or even gaming. Happily, gamers are not of this kind. If they feel a urge to play, it’s probably because they know better than anyone else that life is not a game.

A glimpse of this lucidity among gamers may be found in the ironic and recurring formulations that often parse rules explanation and tactical hints –like in real life. “The winner is the richest player in the end.”  “You must buy low and sell high.” “Better wait until the last moment to betray.” “Attack players who can’t fight back.” “If you can’t play for yourself, try to hinder others.”… “It’s like in real life!”: This ironic statement is here to remind us all that real life is much more complex than a game, and to mock those who act as if real life could be as simple, and egoistic, as a game.

*German, like French, uses the same word for “game” and “play”.

Le Génie de la langue
French and English in Games

Ces dernières années, j’ai peu à peu pris l’habitude d’écrire les règles de mes jeux directement en anglais. Cela devait me permettre de présenter plus rapidement et plus facilement mes jeux à des éditeurs allemands ou américains. Je me suis depuis rendu compte que même les éditeurs français préfèrent généralement des prototypes en anglais, qu’ils peuvent plus facilement présenter à des éditeurs étrangers susceptibles de partager avec eux les coûts d’édition. Cela devait surtout éliminer les nombreuses confusions entraînées par l’existence d’une règle originale française et d’une traduction anglaise, et par les modifications souvent intégrées à l’une et oubliées dans l’autre, et cela a effectivement été le cas. Je ne m’attendais pas, bien au contraire, à une découverte étonnante : même pour quelqu’un qui, comme moi, écrit dans un anglais approximatif et souvent fautif, il est plus facile de rédiger des règles en anglais qu’en français. La langue anglaise semble avoir un « génie », un caractère, une structure, plus adapté à l’écriture de règles de jeux de société. Je me suis même surpris récemment, l’un de mes jeux  devant être bientôt publié simultanément en anglais et en français, à éprouver de la peine à traduire en français un texte dont j’étais l’auteur, ne parvenant pas à expliquer clairement dans ma langue, autrement que par d’inélégantes périphrases, des points de règles pourtant extrêmement simples en anglais.

À l’inverse, lorsque j’écris une critique de jeu, ou un éditorial pour ce site, je me rends bien compte que je ne parviens pas à m’exprimer en anglais avec autant de précision qu’en français. Il n’y a bien sûr là rien de surprenant, puisque le français reste la langue dans laquelle je baigne quotidiennement, même si elle continue parfois à me surprendre et m’intriguer, et la seule dans laquelle je sois à peu près capable d’exprimer mes idées, mes sentiments, mes opinions. Ce qui est surprenant, presque choquant, c’est qu’il en aille inversement des règles de jeu.

Il y a quelques mois, je me plaignais de la fréquente imprécision des traductions françaises de règles de jeu, et comparais la clarté des traductions anglaises de jeux allemands à la médiocrité des traductions françaises. Le constat que je viens de faire ne justifie en rien les traductions farcies d’anglicismes et de fautes d’accord que certains éditeurs nous servent encore régulièrement, mais il explique sans doute en partie la difficulté à trouver des jeux, même français, et même les miens, dont les règles françaises soient élégamment écrites.

Il existe en France un lobby (devrais-je dire groupe de pression ?) autoproclamé, paranoïaque et influent de « défenseurs de la langue française » qui voient dans tout usage de la langue anglaise par un français un acte de trahison. Leur conception de la culture comme un jeu à somme nulle où ce qui est gagné par les uns serait perdu par les autres est, au regard de l’histoire, d’une grande naïveté. L’anglais est aujourd’hui devenu un vecteur culturel, un outil qui, en facilitant les contacts entre les hommes, les textes, les cultures, ne peut que les enrichir tous et toutes. Il remplit en ce sens la même fonction que le latin à la Renaissance, et la remplit sans doute mieux encore puisque son usage ne se limite plus aujourd’hui aux milieux lettrés. On peut trouver ironique que l’anglais soit aujourd’hui la seule lingua franca, mais il vaut mieux se réjouir qu’il y en ait une, et en faire le meilleur usage, que perdre son temps en vains regrets et son énergie en combats d’arrière-garde.


These last years, I’ve become used to writing the rules for my games directly in English. I thought it would make easier to show my prototypes to German or American publishers. I’ve even found out that even French publishers prefer English language prototypes, since they make easier to playtest the game with foreign publishers that could be interested in sharing the publishing costs. I thought I will get rid of the many inconsistencies caused by having both an original French rule and an English version, with many changes made in only one of them, and it did. I was really surprised to find out that it had another great advantage: even though I write a rough and often faulty English, it’s easier for me to write rules in English than in French, as if the structure and nature of English was better fitted for game rules. Last week, I had to translate in French the rules for one of my own designs, which will be published both in English and French, and I had real problems with it. Rule points that were simple and clear in English could only be explained in French through convoluted and inelegant paraphrases.

On the other hand, when I write a game review, or an editorial column for this website, I can’t express my feelings and opinions as precisely and accurately in English as in French. This, obviously, isn’t a surprise, since French is my home language, the one I speak and read everyday, the one I’ve learned to make descriptions and express feelings with. What’s really surprising and that it isn’t so with game rules.

A few months ago, I was complaining about the mediocrity of French rules translations, especially when comparing French and English translations of German games rules. What I’ve stated above is not an excuse for the rules full of anglicisms and grammar mistakes that some publishers still regularly publish, but it may explain why it’s so hard to find games, even French ones, and even mine, whose French rules are clearly and elegantly written.

We have in France a self-proclaimed, paranoid and influential lobby of “champions of the French language” who regard every use of the English language by a French as an act of treason. They naively consider culture to be always a zero-sum game, where what is won by some is necessarily lost by others. English is now a cultural tool that helps contacts between people, between texts, between cultures, and it’s an all-win game. English works a bit like Latin during the Renaissance, and works even better because its use is not limited to well-read scholars. Of course, there’s something ironic in English being the only lingua franca, but we ought to rejoice that there’s one, and make the best use of it, rather than waste time in vain regrets and energy in rearguard actions.