Mon compte rendu de la Gen Con 2017
My 2017 GenCon report

Politique

Je suis arrivé aux États-Unis le lendemain des événements de Charlotteville, qui étaient le grand sujet de discussion. Comme assez souvent, je me suis retrouvé devoir essayer d’expliquer les grilles de lecture européennes aux américains, et inversement. En effet, si le racisme aux États-Unis est un peu différent de ce qu’il est en Europe, l’antiracisme est lui complètement différent.
Pour un américain, être antiraciste c’est vouloir l’égalité des races, considérées comme des réalités incontournables, voire comme des identités à défendre. Pour un européen, surtout dans les pays latins, être antiraciste c’est nier l’existence de races humaines, considérées comme un fantasme dangereux et sans fondement scientifique. Du coup, l’antiraciste américain apparait à l’européen comme un raciste soft et gentil, et l’antiraciste européen est aux yeux de l’américain un grand naïf. Les deux reproches sont sans doute un peu fondés. Discutant des événements de Charlotteville, le chauffeur de taxi qui m’a amené à Roissy disait que « les races, c’est un truc de chien, pas d’hommes », tandis qu’un employé d’hôtel d’Indianapolis m’a assuré que « Dieu a créé toutes les races égales » (ce qui colle mal avec l’histoire d’Adam et Eve, mais bon, je n’allais pas engager un débat théologique avec un américain).
Universaliste par tempérament, je me méfie de l’obsession identitaire et communautaire à l’américaine, de la tribalisation qui mène à la violence. Je ne peux qu’espérer, sans trop y croire, que les événements de Charlotteville vont conduire la gauche américaine à réaliser que les identités sont le problème et non la solution. Je m’inquiète plutôt de voir la vision tribale du monde s’insinuer de nouveau en Europe, que l’on pouvait penser vaccinée par l’histoire contre les identités collectives un peu trop fortes. En même temps (comme dirait Macron😀) on ne lutte pas contre une réalité sociale en refusant de la voir, et se regrouper est parfois, à court terme au moins, la meilleure manière de se défendre.
L’attentat de Barcelone a été beaucoup moins discuté aux USA que les événements de Charlotteville ne l’ont été en Europe. C’est un peu dérangeant, mais cela s’explique peut-être en partie par l’habitude. Les attentats de Ouagadougou, eux, ont a peine été signalés, ce qui est encore plus dérangeant. Il reste que tous ont, au fond, la même origine – quelques allumés pensant qu’ils doivent être fiers d’une identité fantasmée qui les rendrait différent du reste de l’humanité.

Minneapolis

Comme ces trois ou quatre dernières années, j’ai passé les trois premiers jours à Roseville, accueilli par la sympathique équipe de Z-Man Games, et plus largement d’Asmodee (sans accent) North America dans une zone industrielle au milieu de nulle part dans la banlieue de Minneapolis.

On a joué à mes prototypes, dont certain ont suscité un certain intérêt, et à quelques unes des dernières nouveautés et des jeux à venir de Z-Man. J’ai particulièrement apprécié un proto de Florian Fay dont on n’a pas encore le droit de parler et sur lequel il y a encore pas mal de boulot, Smile, un petit jeu de cartes de Michael Schacht, et NMBR9, que je connaissais déjà. Moi qui n’aime pas trop Splendor, et de manière générale le style un peu froid de Marc André, j’ai bien aimé Majesty, un jeu avec de l’interaction et un vrai thème. Discutant de jeux à deux joueurs avec Steven Kimball, j’avais presque réussi à le convaincre de faire une nouvelle édition de Greedy Kingdoms, de Hayato Kisaragi, et de me laisser faire le développement pour lequel j’avais quelques idées. Malheureusement, j’ai appris le soir que les japonais avaient déjà revendu leur jeu à AEG….

Indianapolis


Downtown Indianapolis vu depuis ma chambre au 27ème étage

Changement de rythme après l’arrivée à Indianapolis, caricature de ville américaine à l’architecture brutale plantée au milieu de la brousse. La 50ème GenCon a attiré 70.000 visiteurs, un record. Les auteurs, éditeurs, distributeurs et même fabricants de jeux du monde entier étaient là, seuls les illustrateurs me semblant peu représentés, à l’exception de peintres fantastiques très américains. Beaucoup de français, et pas seulement des asmodéens. Avec une telle foule, les hôtels ne se gênaient guère et la chambre d’Antoine Bauza, arrivé un jour plus tard que prévu, avait déjà été attribuée à un autre. Du coup, je l’ai hébergé deux nuits dans la mienne, ce qui nous a permis de commencer à bosser sur un nouveau petit projet.


Au bar du JW Marriott vec Merry Nowak-Trzewiczek, Eric Lang et une partie de l’équipe CMON.

Tout ce qui gravite autour d’Asmodée, de FFG, de CMON, avec donc un grand nombre de français, avait pour quartier général le bar du JW Marriot, le grand hôtel le plus proche du salon. Ça buvait pas mal, ça parlait plus de jeux que ça ne jouait vraiment. Soirée Iello jeudi, soirée Asmodée vendredi, j’apprécie de ne pas avoir à choisir mon camp.

Les nouveautés

Cinq ou six-cent nouveaux jeux de société étaient présentés sur le salon. C’est beaucoup, peut-être trop. Heureusement, cette année, aucun jeu n’a suscité l’enthousiasme général au point d’accaparer toute l’attention. Pas de big hit, donc, ce qui a permis à pas mal de jeux de se faire remarquer. Je n’ai eu le temps de jouer à rien, mais j’ai entendu dire du bien de tous ceux là, dans le désordre :

et j’en oublie certainement. Quelques uns de ceux-ci, mais aussi pas mal de petites boites qui m’ont intrigué sans que je trouve le temps d’y jouer, sont dans le gros colis que FFG, pardon Asmodee North America, se charge gentiment de m’envoyer bientôt.
Côté styles, certaines des tendances que je constatais dans mes considérations d’avant salon se confirment nettement. Beaucoup de jeux de coopération, beaucoup de jeux narratifs, de plus en plus d’auteurs japonais, et une opposition très nette entre les petits jeux de cartes élégants et les grosses boites au look baroque et au matériel aussi inutile que tapageur. La gamme intermédiaire se fait plus rare. Côté thème, c’est le retour de la science fiction, avec souvent un look très seventies, mais l’heroic fantasy résiste.

Mes jeux à moi

Mon emploi du temps chargé consistait pour moitié en dédicaces et présentations de mes nouveaux jeux, Secrets, Junggle, King’s Life et Kamasutra, pour moitié en rendez-vous avec des éditeurs connus ou inconnus pour leur présenter quelques brouillons. Les deux stands sur lesquels j’étais le plus présent étaient celui de Z-Man, éditeur de Junggle, qui avait la gentillesse de m’héberger dans l’hôtel assez cher où tout se passe et tout se discute, et celui de Vice Games, éditeur de Kamasutra, parce que c’était rigolo.


Présentation de Junggle sur le stand Z-Man

Junggle, léger et familial, n’est sans doute pas le jeu le plus facile à présenter dans un salon très geek, surtout sur un stand occupé surtout par des trucs plus sérieux, plus conséquents et plus allemands. Les démos ont pourtant remporté un certain succès. Le dernier jour, je n’étais cependant plus très performant, ni dans les jeux de rapidité, ni dans ceux de mémoire.


Une partie de Secrets

Sans participer aux parties, plus longues, je faisais de temps en temps un saut à côté, dans l’espace joliment décoré où étaient présentées les nouveautés de Repos Prod, dont Secrets, ma deuxième collaboration avec Eric Lang. Les joueurs avaient toujours l’air de bien s’amuser et de ne pas se faire confiance, c’est bon signe.


King’s Life, chez Pandasaurus

Sur le stand de Pandasaurus, King’s Life était largement éclipsé par l’immense succès de Wasteland Express Delivery Service, mais j’ai quand même pu faire quelques parties dont une, à sept joueurs, restera un de mes meilleurs moments du salon. Cela confirme que ce jeu prend tout son sel quand les joueurs sont assez nombreux.


Kamasutra et Come Together, les deux jeux les plus chauds de la GenCon

Le stand de Vice Games n’était qu’une étroite bande de tissu noir derrière celui, plus conséquent, de leurs amis de Japanime Games, mais c’était l’un des coins les plus drôles et des plus animés de la GenCon. Pendant que Matt, en robe de Blanche neige, expliquait son jeu de cartes Come Together, j’ai animé quelques parties de Kamasutra, qui a été incontestablement l’un des jeux qui faisait parler d’eux. Les mignonnes illustrations de David Cochard, l’enthousiasme de Matt et un peu de bouche à oreille ont permis au jeu d’être sold out le dimanche matin.


On a fait jouer l’équipe du Boardgamegeek à Kamasutra

Il y a même eu des tournois improvisés, dont un que j’ai arbitré à la Game Nerds Night. Du coup, alors que personne il y a deux ans, puis l’an dernier, ne voulait publier ce jeu, pas mal de distributeurs potentiels se sont fait connaître cette année. S’il n’est pas trop tard, Vice Games va se débrouiller pour avoir un stand à Essen.


Préparatifs du tournoi de la Game Nerds night

Prospection

J’avais une douzaine de rendez-vous avec des éditeurs, du plus petit au plus gros, et une dizaine de jeux à présenter. Pour la première fois, j’avais fait le choix d’amener, outre mes brouillons et projets en cours, deux prototypes quasi finaux de jeux, Chawai et Small Detectives, qui vont sortir en France mais dont les éditeurs cherchent licenciés ou distributeurs outre Atlantique. Tout cela a suscité pas mal d’intérêt, ce qui laisse espérer quelques nouveaux jeux de Bruno Faidutti l’an prochain ou dans deux ans – on verra bien. Et puis, comme il ne faut pas renoncer à une bonne idée, je suis passé voir les gens d’AEG, que je ne connaissais pas encore, pour leur proposer d’ajouter mon grain de sel à Greedy Kingdoms.

Retour


Dimanche soir, un peu de repos dans les salons de l’hôtel.

Mon dernier rendez-vous était lundi matin pour un petit déjeuner de travail au Patachou avec Eric Lang. Malgré nos fatigues respectives après quatre jours épuisants passés à jouer, boire et discuter affaires, nous avons réussi à remettre sur les rails un projet avec des elfes et des trolls qui piétinait depuis un an. Reste à espérer que nous n’oublierons pas nos brillantes idées du lundi matin et qu’elles nous sembleront toujours aussi bonnes après une bonne nuit de sommeil.
Ensuite, ce fut l’éclipse au moment du départ d’Indianapolis, une correspondance sans problème à Atlanta, ce qui n’était pas gagné d’avance, et une très courte nuit au dessus de l’Atlantique durant laquelle j’écris ce petit compte rendu. En arrivant, il va falloir que je réimprime des protos pour envoyer aux éditeurs, et que je m’attaque aux nouveaux projets avec Eric Lang, avec Hayato Kisaragi, avec Antoine Bauza. Et puis il y a la rentrée scolaire….


Embarquement sur le vol retour avec Bruno Cathala


Politics

I arrived in the USA the day after the Charlotteville events, which were of course the main topic of conversation. As often, I ended up trying to explain to Americans the standard European interpretation frameworks and premises, and vice versa. Indeed, while racism in the USA is only slightly different from what it is in Europe, antiracism is completely different.
Americans antiracists fight for race equality, and consider that races are an undeniable reality, or even identities needing to be asserted and defended. Europeans antiracists, especially in latin countries, fight to get rid of the idea of race, which they consider a dangerous fantasy based on dubious scientific premises. As a result, European antiracists see American ones as “soft and kind racists”, while American antiracists see European ones as naive dreamers. There’s some truth in both critics. Discussing the Charlotteville events, the taxi driver who drove me from Paris to the Roissy airport told me that “races are for dogs, not for men”. In Indianapolis, a hotel clerk assured me that “God has created all races equal” (which doesn’t quite fit with the Adam & Eve storyline, but I didn’t dare discuss theology with an American).
I am an universalist, and I am extremely wary of the American identity and community fetish, which inevitably leads to violence. I have only little hope that Charlotteville’s white identity furor will make US liberals realize that identities are not the solution but the problem. Conversely, I’m afraid when I see the US style tribal worldview worming itself back in Europe, which I thought had been immunized by history against strong identities. On the other hand, refusing to see a social reality might not be the best way to fight it, and banding together is often, at least in the short term, the best defense system.
The Barcelona terror attack was far less discussed in the US than the Charlotteville events were discussed in Europe. It’s a bit disturbing, but might be in part because it feels less new. The attacks in Ouagadougou went almost unnoticed, which is even more disturbing. Anyway, in the end, all have the same origin – a small group of looneys thinking they can be proud of a bullshit racial or religious identity which supposedly makes them different from the rest of the human race.

Minneapolis

Like the three or four last years, I first stopped for a few days in Roseville, where I joined the friendly Z-Man team, and of all Asmodee (no accent) Nort America, in a lost suburb of Minneapolis. We played my prototypes, some of which raised some interest, and a few new or upcoming Z-Man games. My favorites were a Florian Fay prototype which still needs some development, and Smile, a cute light card game by Michael Schacht, and NMBR9, which I had already played. While I don’t like Splendor and Marc Andrés’s style usually leaves me cold, I really enjoyed my game of Majesty, which has strong interaction and a consistent theme.

While discussing two player games with Steven Kimball, I tried to convince him to make a mew version of Hayato Kisaragi’s Greedy Kingdoms, a game I really like, and to let me work on the development, only to learn the day after that the game was already signed with AEG.

Indianapolis


Downtown Indianapolis viewed from my 27th floor room

There was a change of pace when arriving in Indianapolis, an archetypal american city, some brutal architecture planted in the bush, in the middle of nowhere.
There were 70.000 attendees, a record, at the 50th Gen Con. Designers, publishers, distributors and even game manufacturers from all around the world were here, but there were few artists, except for very american fantasy illustrators. Many French people, not all asmodeans. With such a busy crowd, hotels were full, if not overbooked. When Antoine Bauza arrived one day later than initially scheduled, his room had already been passed to someone else. He slept in mine for two days, a good opportunity to discuss games and to start working together on what will probably be a small card game.


At the JW Marriott bar with Merry Nowak-Trzewiczek, Eric Lang and two guys from CMON.

All the people gravitating around Asmodee, FFG or CMON used the nearby JW Marriott bar and lobby as their headquarters. We drank a lot, we talked games, but we didn’t play that much. Thursday night was the Iello party, Friday night the Asmodee one, I felt relieved for not having to choose my side.

New stuff

There were five or six hundred new games on the show. Many games, may be too many. Luckily, this year, there was no main big hit monopolizing the gamers’ attention, which was divided between many interesting new games. I could not find the time to play anything else than my own games and prototypes, but I’ve heard good things about all of these, in no specific order.

and I certainly forget a few ones. Some of these, and a few dozen small card games, are in the big box that FFG – ooops, ANA – will send me in the coming days. Thanks again friends!
Some of the trends I discussed in a recent blogpost were confirmed. Lots of cooperative games, and of narrative and legacy ones. Many games by Japanese designers. A focus on both small card games and big heavy boxes with baroque graphics and ridiculously overproduced components, but little in between. Science fiction is back, often with a seventies graphic style, but good old heroic fantasy is not dead.

My games

I had a busy schedule, half appointments with publishers to show my prototypes, half signings and demos of my four new games, Secrets, Junggle, King’s Life and Kamasutra. The two booths where I spent most of my time were Z-Man, the publisher of Junggle, who was kind enough to take care of my accommodation in the rather expensive hotel where all the interesting discussions take place, and Vice Games, the publisher of Kamasutra, because it was plain good fun.


Demoing Junggle at the Z-Man booth

Junggle, a light and fast paced family game, might not be very easy to show in a geeky event like Gen Con, especially when most of the other games at Z-Man were more serious, heavy and german. My demos were nevertheless a success, though on the last day, I was not very good an y more at rapidity or memory games.


A game of Secrets

I didn’t actually play Secrets but I often went to have a look and discuss the game at the nearby nice space where the new Repos games were demoed. Players always seemed to have fun and to be completely distrustful of each other, which is a good sign.


Playing King’s Life, at Pandasaurus

At Pandasaurus, King’s Life was largely eclipsed by their big hit, Wasteland Express Delivery Service, a monster game about delivery drivers in a Mad Max setting. I nevertheless played a few games of King’s Life, one of which, with seven players, was probably one of my highlights of the con. This game is definitely best with more players.


Kamasutra and Come Together, the two hottest games at GenCon

The Vice Games booth was just a narrow strip of black cloth behind the bigger one owned by their friends at Japanime Games, but it was one of the most fun and sexy places at the con. Matt, in a snow white outfit, explained his sexy card game Come Together, while I showed Kamasutra. Matt’s enthusiasm, David Cochard’s cute graphics and some word of mouth helped the game selll out quite fast.


Playing Kamasutra with BGG’s Eric Martin as a teammate. We won.

There were even a few improvised tournaments, and I was the referee at the Game Nerds Night on Sunday. No one wanted to publish this game when I showed it two years ago, and again last year, now everyone wants to distribute it all around the world ! If it’s not too late, Vice Games will try to book a small booth in Essen.


Preparing the Kamasutra tournament

(BTW, English grammar question. When explaining the rules of Kamasutra, I used to say that the balloon is placed in the « contact zone ». Then I heard Matt explaining the game, and saying it was in the « zone of contact ». It’s obvious to me, though I don’t know why, that the third possibility, contact’s zone, would not be correct. So, what is the rule ? If zone of contact is correct and not contact zone, why ?)

Prospection

I had ten or twelve appointments with publishers, small and big ones, and several games prototypes to show. For the first time, I had brought not only rough prototypes but also publisher prototypes of two games, Chawai and Small Detectives, which will be soon published in France and are looking for foreign distributors or licensees. Both my prototypes and these games raised some interest, so you can expect some more Bruno Faidutti games in the coming years. And since I could not abandon this idea, I also contacted the AEG team, which I didn’t know so far, to ask if I could add my grain of salt to Greedy Kingdoms.

Back to France


Sunday evening in the hotel lobby.

My last appointment was for breakfast, on mondai morning, at Patachou, with Eric Lang. Even when we were both exhausted after four games of gaming, drinking and talking business, we managed to revive a game project with elves and trolls which had stalled for several months. I only hope that we will not forget our new ideas, and that they will still sound as great after a full night of sleep.
The eclipse took place just when we were leaving Indianapolis. The connection in Atlanta was fast and smooth, which was not certain. I’m now writing this report during the very short night over the ocean. When back, I will have to reprint prototypes for the publishers who asked for them, and then to start working on the new projects with Eric Lang, with Hayato Kisaragi, with Antoine Bauza.


Boarding the plane with Bruno Cathala

Une Vie de Roi
A King’s Life

Divertissement.
La dignité royale n’est‑elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra‑t‑il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera‑t‑il de même d’un roi, et sera‑t‑il plus heureux en s’attachant à ses vains amusements qu’à la vue de sa grandeur, et quel objet plus satisfaisant pourrait‑on donner à son esprit ? Ne serait‑ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est‑à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Blaise Pascal, Pensées

Un roi sans divertissement est un homme plein de misères
Beaucoup de jeux de société s’inspirent de la littérature, mais le plus souvent de romans policiers, d’épopées fantastiques ou mythologiques, ou de contes.  Les meilleurs jeux de ces dernières années doivent beaucoup à Alexandre Dumas, Jules Verne, J.R.R. Tolkien, George R. Martin, Umberto Eco ou Agatha Christie. A King’s Life (Une Vie de Roi) est sans doute le premier jeu dont l’idée soit venue à la lecture… des Pensées de Pascal, un texte certes pas très gai, mais néanmoins ludique.

Sans que je sache trop si c’est moi, le monde ou la mode, j’ai l’impression depuis quelques années de croiser Pascal partout. Pascal angoissé et enivré, Pascal lucide et borderline, Pascal mystique sans trop y croire. Je l’ai retrouvé encore ces dernières années dans mes lectures, chez Montherlant, chez Marguerite Duras, et même – pas si étonnant que cela – chez Terry Pratchett. Je le rencontre aussi plus souvent qu’à mon tour chez des amis qui se révèlent pascaliens – et surtout pascaliennes, comme si c’était « un truc de filles », un peu comme le rose ou les crêpes.

L’apologue du roi sans divertissement, du riche et pauvre roi qui s’ennuie et ne sait comment « tuer le temps », m’a semblé être un excellent prétexte pour un jeu de cartes. Les joueurs sont donc des courtisans rivaux cherchant à divertir le roi en lui proposant des activités. « Sire, que diriez-vous d’un grand tournoi ? » « Et si nous allions à la chasse ? » « Et pourquoi pas un grand festin, avec moult sangliers rôtis, ou un bal que vous ouvririez avec la jolie Guenièvre ». En jouant des cartes, les courtisans peuvent faire intervenir d’autres personnages de la cour, chambellan, garde, astrologue, princesse… Dans la première version du jeu, la reine intervenait pour demander que l’on renonce à ces passe-temps vulgaires et que l’on aille plutôt à la messe, ce qui pour Pascal ne relevait pas du divertissement – ou peut-être…

Une première version de ce jeu, créé avec Gwenaël Bouquin, est parue en 2010, chez Fantasy Flight Games, sous le nom de Smiley Face. Un thème plaqué et peu convaincant, un look enfantin peu adapté à ce jeu assez méchant, un matériel très cheap dans une grosse boite vide, l’édition était ratée. D’ailleurs, les gens de Fantasy Flight l’ont assez vite reconnu et, du coup, ont été très arrangeants lorsque nous avons voulu reprendre les droits pour publier ailleurs une version plus conforme à notre idée originelle du jeu.
Il faut un certain courage à un éditeur pour accepter de reprendre un jeu dont la première édition n’a pas très bien marché. Gwenael et moi sommes donc infiniment reconnaissants à Nathan McNair et toute l’équipe de Pandasaurus de donner une deuxième chance à cette Vie de Roi en la publiant avec son thème d’origine, sous la forme que nous imaginions.

L’éditeur a même engagé l’illustrateur que nous avions suggéré, Mihajlo Dimitrievski, que j’avais découvert à travers les illustrations pleines d’humour qu’il avait réalisées pour la réédition de Castel, qui a mon grand regret ne paraîtra sans doute jamais. Comme Castel, Une Vie de Roi est un jeu chaotique, tout en interactions, qui demandait à être traité avec humour et légèreté, et là encore le trait moqueur et acéré de Mihajlo était parfaitement adapté. J’ai particulièrement apprécié la manière très collaborative dont s’est déroulé le travail graphique sur le jeu, avec des allers-retours réguliers entre l’illustrateur, l’éditeur et les auteurs – même s’il n’y a qu’une seule carte que j’ai demandé à Mihajlo de retravailler un peu, le chien. Pour en savoir plus sur l’illustrateur et son travail sur A King’s Life, c’est ici.

Ce retour au thème d’origine a bien sûr aussi été l’occasion de retravailler un peu le jeu. Quelques cartes ont été modifiées, quelque unes ajoutées, mais pas trop. Dans un jeu à cartes actions un peu chaotique comme Une Vie de Roi, on a toujours envie d’ajouter des cartes aux effets marrants, mais il faut savoir se restreindre, éviter de rendre le déroulement du jeu trop confus et d’ôter tout contrôle aux joueurs. Le principal changement concerne les tours de jeu, qui ne sont plus que cinq au lieu de sept, afin de rendre les partie plus rapides. Nous avons longtemps hésité entre cinq tours, qui semblait la meilleure solution en terme de mécanique, et six, qui collait mieux à la thématique du jeu. Dans le premier prototype, comme dans Smiley Face, il y avait sept tours, qui correspondaient aux sept jours de la semaine. Enlever le dimanche était logique – dimanche, la reine a décidé que l’on allait à la messe (pas étonnant quand on voit la tête du clipart que j’avais utilisé pour la reine dans mon prototype). Pour passer à cinq, il fallait ôter un autre jour de la semaine, ce qui était moins évident. Nous avons opté pour le lundi, que le roi consacre à son boulot de roi, écouter les doléances des paysans, envoyer des chevaliers chercher le graal, faire écarteler quelques brigands… C’est le mardi qu’il commence à s’ennuyer – surtout s’il pleut.

Mécaniquement, Une vie de Roi est une sorte de jeu de plis dans lequel les joueurs peuvent ajouter des cartes tant que tout le monde n’a pas passé, un principe exploité par Reiner Knizia dans Ivanhoe / Camelot et par Dominique Ehrhard dans Condottiere, deux jeux que j’aime beaucoup, même si je n’y ai plus joué depuis bien longtemps. Outre son parti pris un peu chaotique et ses nombreuses cartes spéciales, la principale originalité est que c’est aussi un peu un jeu d’alliances, mais des alliances passagères et fragiles, dans lesquelles on ne choisit pas toujours ses amis. En effet, lorsque vient son tour, un joueur peut décider de renoncer et de se rallier aux propositions d’un de ses rivaux, en lui faisant cadeau d’une carte – mais oui, sire, c’est une excellente idée, nous devrions tous aller à la chasse. C’est pour cela que le jeu prend tout son sel avec des joueurs relativement nombreux – l’idéal étant, selon moi, entre 6 et 8.

A King’s Life
Un jeu de Gwenaël Bouquin & Bruno Faidutti
Illustrations de Mihajlo Dimitrievski
4 à 8 joueurs – 30 minutes
Publié par Pandasaurus Games (2017)
Boardgamegeek


Diversion.
Is not the royal dignity sufficiently great in itself to make its possessor happy by the mere contemplation of what he is? Must he be diverted from this thought like ordinary folk? I see well that a man is made happy by diverting him from the view of his domestic sorrows so as to occupy all his thoughts with the care of dancing well. But will it be the same with a king, and will he be happier in the pursuit of these idle amusements than in the contemplation of his greatness? And what more satisfactory object could be presented to his mind? Would it not be a deprivation of his delight for him to occupy his soul with the thought of how to adjust his steps to the cadence of an air, or of how to throw a ball skilfully, instead of leaving it to enjoy quietly the contemplation of the majestic glory which encompasses him? Let us make the trial; let us leave a king all alone to reflect on himself quite at leisure, without any gratification of the senses, without any care in his mind, without society; and we will see that a king without diversion is a man full of wretchedness. So this is carefully avoided, and near the persons of kings there never fail to be a great number of people who see to it that amusement follows business, and who watch all the time of their leisure to supply them with delights and games, so that there is no blank in it. In fact, kings are surrounded with persons who are wonderfully attentive in taking care that the king be not alone and in a state to think of himself, knowing well that he will be miserable, king though he be, if he meditate on self.
Blaise Pascal, Pensees (Thoughts)

A king without diversion is a very wretched man
Many board and card games have been inspired by literary works – usually novels, either detective stories, heroic fantasy or historical epic. Some of the best games published these last years owe a lot to Alexandre Dumas, Jules Verne, J.R.R. Tolkien, George R. Martin, Umberto Eco or Agatha Christie. Smiley Face, however, is probably the first card game directly inspired by philosophical writings, namely Blaise Pascal’s Thoughts – not a very fun text, but in some ways a gamey one.

May be it’s the fashion, may be it’s the modern world, may be it’s just me. Anyway, for a dozen years now, I feel like meeting Pascal everywhere – Pascal anguished and exhilarated, lucid and borderline, reasoner and mystic. These last days, I’ve met him again in the books I read, in Montherlant, in Marguerite Duras, and even more surprisingly in Terry Pratchett. Even more, I regularly find out that my best friends are devoted Pascalians – especially girls, as if it were a girly thing, like cookies and the color pink.

One of Blaise Pascal’s best known apologue is the “King without diversion”, in which a bored King doesn’t know how to divert himself, how to “kill time”. I thought it would make a wonderful theme and storyline for a card game. In the first version of this game, players were courtiers trying to divert the King with suggesting various fun and royal activities – a glorious tournament, a big hunt, a gorgeous feast, a courtly ball. The Mischief cards represented the other people at the court, chamberlain, guards, priests, astrologer… Sometimes, even the Queen interfered, asking the king to give up his vulgar diversions and attend Mass. Not something Pascal would have considered a diversion – or would he ?


A first version of this game, designed with my friend Gwenaël Bouquin, was published in 2010 by Fantasy Flight Games as Smiley Face. The FFG team really liked the game but was not really hooked by the theme, probably because the “bored king” apologue is not as well known in the English speaking world. The game ended with a childish and unconvincing setting, with poor components lost in an oversized boxed. It was a flop, and FFG readily admitted that it was largely their fault and didn’t make any problem when we asked to get the rights back to publish a new version more in line with our original idea.
Publishing a new version of game that made a complete flop requires some courage. That’s why Gwenaël and I are extremely grateful to Nathan McNair and the whole Pandasaurus team for giving a second chance to this bored king, and for publishing A King’s Life as we imagined it, with its original setting.

They even hired the artist we suggested, Mihajlo Dimitrievski. I had discovered Mihajlo with the gorgeous graphics he had made for a new version of Castle which, unfortunately, will probably never see the light (sad story of which I don’t want to say more). Like Castle, A King’s Life is a chaotic card game, fun and light, full of zany interactions. Mihajlo’s mocking and sharp style is perfectly fitted to this kind of games. I really enjoyed the open way in which all the graphic work was conducted, with active discussions on every picture between artist, publisher and designers – even when, in the end, there’s only one card I asked Mihajlo to redraw, the dog, which didn’t look medieval enough. More about Mihajlo and his work on A King’s Life here.

This new edition was also an opportunity to rework on the game itself. A few cards have been added or slightly modified, but not that many. In a chaotic card game like A King’s Life, one always wants to add cards with crazy effects, but it’s better to keep cool and restrain oneself from making the game flow too confusing. Players must fight for control, but they must have a chance to keep it. The main change is in the game length, which is now five rounds instead of seven, in order to make the game faster. For months, we hesitated between five rounds, which is the best technical choice, and six rounds, which made some fun thematic sense. Smiley Face had seven rounds for the seven days of the week. Removing the Sunday sounded logical, the Queen having decided that everybody was attending mass (the Queen clipart I had used in the prototypes really looked like attending mass was the most exciting thing that could happen in her life). Bringing the number down to five required removing another day, and we opted for Monday, the day when the King actually does his King job – listening to peasants’ grievances, send knights to find the Holy Grail, count money, order the quartering of a few brigands…. On Tuesday morning, this starts to be boring, especially when it’s raining.

Mechanically, A King’s Life is a trick taking game in which players can play add cards to their side as long as everyone didn’t pass. Dominique Ehrhard’s Condottiere and Reiner Knizia Ivanhoe / Camelot, two games I’ve played a lot, though very long ago, rely on the same basic idea. A King’s Life is more chaotic, with lots of special cards, but its main originality is that it’s a kind of alliance game, but with very versatile alliances. On his turn, a player can indeed resign from the trick and gives his support to another player’s proposal, even helping them with a card – he’s right, your majesty, we should all go hunting together. That’s why the game shines with a high number of player, the best being between 6 and 8.

A King’s Life
A game by Gwenaël Bouquin & Bruno Faidutti
Graphics by Mihajlo Dimitrievski
4 to 8 players – 30 minutes
Püblished by Pandasaurus Games (2017)
Boardgamegeek

Second editions

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My friend Ignacy Trzewiczek, the man behind Portal Games and Boardgames that tell stories, holds a bimonthly podcast called Board Games Insider. In the last episode, we discuss second editions and revamping of older games. You can listen to it here.

Petits jeux et thèmes légers (2)
Light themes for light games (2)

Cet article “remplace” un texte précédent sur le même sujet, qui a été fort mal pris par l’éditeur de l’un des jeux cités – jeu dont je disais pourtant le plus grand bien avant de remarquer que son thème avait été mal choisi. J’ai donc préféré réécrire entièrement l’article en ne prenant, comme exemples positifs ou négatifs, que des jeux dont je suis l’auteur. Je le regrette un peu car, mes petits jeux récents étant plutôt bien thématisés, sans doute parce que j’ai appris à prendre bien soin de cet aspect de l’édition, cela m’a obligé à aller chercher comme exemples négatifs des jeux un peu plus anciens.
Je referai un de ces jours, quand j’aurai le temps, un autre texte sur les autres bons petits jeux d’autres auteurs auxquels j’ai joué récemment – Agent Hunter, 30 Carats, Koryo et sans doute quelques autres comme Mystères et Maximum Throwdown.

La nécessité d’un bon thème, c’est à dire cohérent, convaincant et adapté au style du jeu et des joueurs, ne fait guère de doute auprès des éditeurs pour un gros jeu dans une grosse boite, mais elle ne leur semble pas du tout évidente pour de petits jeux aux mécanismes abstraits. Pour un petit jeu de cartes, ou un petit jeu d’enchères, le thème est bien souvent considéré comme un vernis superficiel – soit il n’a guère d’importance et est simplement oublié, soit il est choisi en fonction des modes du moment – les zombies ou les pirates, par exemple, voire les zombies et les pirates – sans le moindre souci de cohérence avec les mécanismes. Pourtant, au moins pour les jeux de cartes, c’est bien souvent le thème et son adéquation au système qui font la différence entre un bon jeu aux mécanismes astucieux et un jeu dans lequel les joueurs auront envie de se replonger. Le thème, ce n’est pas seulement des illustrations – Sex Nimmt avec des dessins de zombies n’est pas devenu un jeu de zombies -, c’est aussi un moyen de relier les différents mécanismes du jeu, et de suggérer, souvent plus efficacement qu’avec des icônes ésotériques, les effets des différentes cartes.

Pour illustrer cela, je prendrai parmi mes créations ou co-créations deux exemples de jeux dont le thème me semble avoir été bien choisi et bien traité, et deux exemples de jeux qui me semblaient mécaniquement tout aussi bons mais dont le thème a été soit mal choisi, soit mal exploité, rendant l’approche du jeu moins naturelle et diminuant son attrait.

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Le Roi des Nains est un jeu de plis, mais dans lequel un grand nombre de cartes ont des pouvoirs spéciaux. Rien de plus abstrait qu’un jeu de plis, même si le fait que certaines cartes s’appellent Valet, Dame, Roi et non 11, 12 et 13 est déjà une ébauche de thématisation. L’approche choisie pour le Roi des Nains a consisté à partir de ces termes et tout à la fois à approfondir le thème “royal” et à le pervertir un peu en le déplaçant dans un univers fantastique et humoristique suggérant le caractère chaotique du jeu. Rois et Dames sont donc toujours là, les As sont devenus Champions, mais toujours repérés par un A, et les Valets des Cavaliers plus guerriers et permettant à l’illustrateur de se faire plaisir. La suite est venue d’elle même – les cartes que l’on doit révéler au début de chaque donne sont les musiciens, dont on entend le vacarme avant la bataille. Les cartes spéciales ont toutes un nom – Ninja, Dragon, Shaman, Druide – que nous avons essayé de choisir de telle manière qu’il suggère l’effet de la carte, même si je reconnais que certaines associations sont moins évidentes que d’autres. La cohérence thématique est loin d’être parfaite, puisque chaque armée comprend des guerriers de tous les peuples, mais elle est suffisante pour donner au jeu une personnalité, un petit quelque chose qui le distingue des autres jeux de plis, très abstraits.

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Mascarade est aussi un jeu fondamentalement abstrait, même si les cartes n’y ont pas de valeurs numérotées. À deux ou trois exceptions près, les personnages ont été imaginés à partir de leur effet, et ce n’est qu’ensuite que nous leur avons trouvé des noms – sur lesquels les discussions avec l’éditeur ont parfois été difficiles. Chaque joueur n’ayant qu’une seule carte en main, il m’a semblé d’emblée évident que ces cartes devaient être des personnages avec lesquels les joueurs pourraient s’identifier. Les cartes de chacun étant assez largement inconnus des joueurs, il nous fallait un univers de manipulation, d’embrouilles, d’identités secrètes. L’espionnage aurait pu sembler évident, mais le but du jeu – amasser de l’argent – ne collait pas. Restaient la mafia, ambiance partage du butin autour de la table du parrain, et l’univers médiéval ou Renaissance fantastique. Ce dernier s’est imposé pour trois raisons. La référence à Venise et aux masques justifiait le fait que les identités réelles de chacun soient mal connues. Les personnages archétypaux – roi, sorcière, voleur, prêtre… – étaient plus nombreux et faciles à exploiter pour expliquer les effets des cartes. Enfin, cela promettait de jolis dessins. Le principe de base de Mascarade est simple, mais les nombreux effets des cartes rendent vite le jeu complexe. Son thème permet de fournir un prétexte – devrais-je dire un préjeu -, une histoire qui sert de fil conducteur à la partie, mais il permet surtout d’amener de nombreux personnages permettant de justifier plus ou moins logiquement tous les effets des cartes.  C’était l’objectif recherché.

Smiley Face boxgame-layout-smiley-face

L’expérience inverse de Mascarade est arrivée à Gwenaël Bouquin et moi avec un prototype qui s’appelait “Une vie de Roi”, et qui se voulait un mélange très léger, et très méchant, de jeu de plis et de jeu d’alliance et de négociation. Notre thème initial, inspiré de la petite histoire pascalienne du roi sans divertissement, permettait de justifier les alliances entre courtisans faisant au roi la même proposition – aller au bal, à la chasse, au tournoi, chacune de ces activités correspondant à l’une des « couleurs » de cartes… Si certaines cartes spéciales avaient été imaginées d’après des mécanismes, d’autres s’inspiraient d’ailleurs du thème. Nous avons été très surpris que l’éditeur qui avait choisi de publier ce jeu décide d’en changer le thème, et nous fasse des propositions purement liées à la mode du moment sans réel souci de cohérence avec le jeu. Nous fumes même d’autant plus surpris qu’il s’agissait d’un éditeur plutôt spécialisé dans les “gros” jeux aux thématiques très soignées et très approfondies. On est là très exactement devant le problème abordé en introduction – le thème est perçu comme important pour un gros jeu, pas pour un petit. Il fut d’abord question de dinosaures, puis d’émotions et de smileys, et j’avoue ne jamais avoir très bien compris la logique thématique du jeu publié. S’il m’est arrivé une ou deux fois de ressortir mon prototype d’une vie de roi, je n’ai d’ailleurs jamais joué avec ma boite de Smiley Face.

Chicago Poker boxChicago Poker eclate

Une expérience différente, plus désagréable pour moi car je me suis réellement accroché avec l’éditeur pour tenter de défendre mon point de vue, est celle de Chicago Poker, un jeu conçu avec Bruno Cathala. Cette fois, le thème originel n’a guère été modifié – notre prototype se situait dans le New York de la prohibition, le jeu publié dans le Chicago de la même époque. No big deal à priori, mais le diable est dans les détails – deux petites cartes dont le changement de nom, et d’illustration, a vraiment nui au jeu. La carte qui donne droit à une action supplémentaire durant son tour de jeu était une mitraillette. S’agissant d’une carte présente dans le jeu en un seul exemplaire, et permettant d’accélérer une fusillade, cela était parfaitement logique. Elle est devenue un simple colt, ce qui n’a guère de sens car cela n’a plus grand chose de spécial, tous les gangsters ayant à priori un colt sur eux, et ne suggère pas la même idée de rapidité. De même, la carte action permettant de regarder les cartes jouées faces cachées par un adversaire était, fort logiquement, l’informateur. Elle est devenue une descente de police – même si j’ai triché et laissé l’intitulé informateur dans la traduction française. Si l’on avait voulu mettre une carte Descente de Police, ce qui n’était pas nécessairement une mauvaise idée, nous lui aurions donné un effet adéquat, par exemple de virer toutes les cartes jouées par tous les joueurs devant un établissement.
Ce n’est plus le thème lui-même qui est jeu ici, c’est son exploitation. L’éditeur ne semble pas avoir compris qu’un thème de jeu, ce n’est pas seulement un titre et de jolis dessins, c’est aussi et surtout un ensemble de références dans les noms et les effets de tous les éléments du jeu, références qui permettent une explication métaphorique des règles, bien plus efficace qu’une explication abstraite et technique, et quelques clins d’œil amusants durant la partie. Chicago Poker n’a pas été un grand succès. Il y a sans doute bien des raisons, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il aurait certainement mieux marché si, comme c’était le cas dans notre prototype, tous les éléments avaient été cohérents.

J’aurais pu trouver bien d’autres exemples et, dans une première version de cet article, j’avais mêlé des exemples provenant de mes jeux et des exemples provenant d’autres jeux, ce qui était sans doute maladroit. La nature des exemples n’a finalement que peu d’importance, le vrai problème celui de la nature du thème dans un petit jeu. Le thème est là, avant tout, pour rendre la partie aussi agréable et fluide que possible. Le thème n’est pas véritablement l’essence du jeu, et même lorsqu’un jeu a été tout entier construit autour d’un thème, on peut parfois – pas toujours –  trouver un autre thème qui fera aussi bien l’affaire. C’est ce qui est arrivé à La Fièvre de l’Or, que les polonais d’Egmont ont adapté avec soin pour en faire un jeu de pirates. Mais encore faut-il que le nouvel univers soit choisi pour son adéquation aux mécanismes, soit d’une approche facile pour les joueurs, et que le changement soit effectué avec soin, jusque dans les plus petits détails, comme le nom de chaque carte.


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 This blog post is a replacement for a former one on the same topic, which infuriated the publisher of one of the games I had chosen as an example – even when I had first said that I thought the game was really great before expressing the opinion that its theme had been badly chosen. Anyway, I’ve rewritten the whole article, using only, both as positive and negative examples, games of mine. My recent card games all have good and well implemented themes, may be because I’ve learned to be very careful with this, so I had to undig some older games as counter-examples. 
One of these days, when I’ll find time for it, I’ll write another example about good light games I’ve recently played – including Agent Hunter, 30 Cartas and Koryo, but also probably some other ones, like Mystères (no idJe referai un de ces jours, quand j’aurai le temps, un autre texte sur les autres bons petits jeux d’autres auteurs auxquels j’ai joué récemment – Agent Hunter, 30 Carats, Koryo et sans doute quelques autres comme Mystères and Maximum Throwdown.

Publishers have no problem admitting that a big box game needs a solid theme, a setting convincing, consistent and likely to excite gamers. They usually don’t think this is as important when it comes to light games with one or two abstract mechanisms. In a light card game, an auction game, a tile laying game, the theme is too often considered a superficial varnish  – either it is simply dismissed, or it is chosen according to the fashion trends – pirates or zombies these days, or even Pirates and Zombies – and the consistency with the game systems not even considered. Of course, it is much easier to change the theme of a small game than of big one, because there are fewer elements to adapt or rename, but this doesn’t mean that it must not be dealt with seriously. I’ve had several experiences of small games whose theme has been changed by the publisher, some good ones, like when Boomtown became Pirates – Caribbean Fleet, and some bad ones, like when a King’s Life became Smiley Face. With card games at least, the setting and its consistency with the game system is often whet makes the difference between a good game with clever mechanisms and a great and enthralling game. Of course, a theme is more than a setting and some pictures, it’s a way to bring together the different parts of the game, and to suggest in a fun and efficient way – much more fun and efficient than esoteric icons – the effects of the various cards.

I’ll illustrate this idea wit some of my designs, or co-designs, whose setting was well chosen and well implemented, and with some others which I think were mechanically as good, but whose theme has been either badly chosen, either badly implemented, making the game more confusing to play, and therefore less attractive.

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The Dwarf King is a light and chaotic trick taking game in which many cards have special effects. Few games are as abstract as a trick taking game, even when the fact that the highest cards are named Jack, Queen, King and Ace instead of 11, 12, 13 and 14 might be a very superficial and generic them. The Dwarf King started with these, and I tried both to make this king’s deeper and more meaningful, and to move it a bit towards fantasy, in order to suggest the chaotic aspect of the game. Kings and Queens are still there, Jacks are now Knights and Ace Champions because a trick taking game looks like a succession of battles, and because it was more fun for the illustrator. On the other hand, Knights still sport a J because players are accustomed to it, and because there are already Kings. The rest came naturally. The 5, which must be revealed before the battle starts, are musicians because the band can be heard first when the army is coming. Special cards all have a name that we tried to choose both thematic and consistent with their effect – there is a Shaman, a Warrior, a Druid, a Standard Bearer and even a Ninja. I admit that some names are better than others at giving out the card’s effect, but since only one special card is in play every round, it’s not a big deal.

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Mascarade is also, at its heart, an abstract game, even when cards don’t have numbered values. Except for one or two, all cards were first an effect, and got a name afterwards. Discussions with the publisher on the respective names for the different abilities were sometimes difficult. Since every player had only one card in hand, it sounded obvious that these had to represent characters with whom the players could more or less identify. Since most cards were often unknown from the players, the setting had to suggest manipulations, confusions, intrigues, double identities. Spies and counter spies were an obvious possibility, but the goal of the game – money – didn’t fit. I ended with two settings, Mafia, the game being about sharing the loot on the godfather’s table, or fantasy Renaissance, with crooks, thieves and assassins. The latter was better mostly because of the Venice carnival masks and intrigues, and because there were more different archetypal characters – King, Witch, Thief, Priest… – which were easy to identify with game effects, and could make for nice graphics. Mascarade is no more a realistic game than the Dwarf King, but it’s technically a complex game, with a simple basic system but lots of added card effects. The storyline brought by the setting, and the fact that each character has an ability that sounds more or less “logical” given its name, makes it nevertheless very easy to teach and play – that was the goal.

 Smiley Face boxgame-layout-smiley-face

Gwenaël Bouquin and I had the exact opposite experience with a prototype called “A King’s Life”, which was a kind of trick-taking game with shifting alliances. The original setting was based on the familiar story of the bored king who owns everything but doesn’t know what to do, how to have fun. Players were courtiers making various suggestions to the king – tournament, hunting, ball, feast, each one of this activities being in fact a card suit. Some of the special cards had be devised from their effects, other because they fitted in the storyline. We were extremely surprised when the publisher with whom we had signed for this game told us he wanted to change the theme, and made proposals based only on fashion and trends, not considering the game consistency. Even more, this came from a US publisher mostly publishing heavy boardgames dripping with theme, as if the theme was important in a big game, but didn’t really matter in a small one. There were talks of dinosaurs, and finally it was… smileys – not really a theme in itself, just a graphic gimmick. I never really understood the logic behind the new setting. Since this time, I’ve played once or twice with my old prototype of A King’s Life, but I’ve never played Smiley Face.

  Chicago Poker boxChicago Poker eclate

Another experience, more disagreeable to me because I tried hard to convince the publisher and failed was with Chicago Poker, a card game designed with Bruno Cathala. The original setting did not really change – it just moved from Broadway during the prohibition to Chicago during the prohibition, no big deal, but the devil is in the details – namely in two cards whose name and illustration was changed. The card giving one an extra turn was the submachine-gun, the Chicago typewriter. For a card of which there’s only one in the deck, and which has the effect of accelerating a shoot-out, it was perfectly logical. For no other reason than the fact that the publisher had a nice colt picture ready, it was changed to a standard Colt gun, which has absolutely nothing rare or special, every gangster probably carrying one, and which doesn’t suggest the same idea of acceleration.
The action card that allowed you to look at an opponent’s face down card was, logically, the informer. It’s now, with no logical reason, called Police Raid. If we had wanted to put a Police Raid card, which may have a been a good idea, Bruno and I would have found a consistent effect for it, such as discarding all gangsters played on one business. So, the theme is not bad, since it’s still the one we used when designing the game, but its implementation into the game has been strongly weakened. The publisher didn’t realize that a theme is not only a name and nice pictures, but that is also, and probably more a set of references which make possible a metaphorical explanation of the rules, which is much more fast and efficient than an abstract one, and some nice puns during the game. Chicago poker didn’t sell well. There are certainly many reasons, and may be the game wasn’t that good, but I can’t help wondering if it could not have made better without these small changes.

I could have found many other examples and, in a first version of this article, I had mixed examples from my own games and from other ones, which was probably a bit heavy-handed. Anyway, the real issue is not with this or that specific game, it’s more global – it’s what a theme stands for in a light game. The theme is usually not the essence of the game, and even when a game has been entirely built with a theme, it can sometimes be successfully adapted to another one. That’s what happened with Boomtown, which became Pirates – Caribbean Fleet in Poland – and on Android. But this can work only if the new theme is chosen because it is consistent with the game systems, and if it is carefully implemented, with an attention to all detail, including the name of every card.

Emoticon
Smiley Face

Après Toc Toc Toc! et Captain Pirate, Smiley Face – qui porte en France le nom un peu ridicule d’Émoticon – est le troisième jeu de cartes léger et familial que j’ai conçu en collaboration avec Gwenaël Bouquin. Smiley Face est cependant un tout petit peu plus complexe que les précédents.

Dans ce jeu pour quatre à huit joueurs, les cartes représentent quatre émotions principales, la joie, la tristesse, la colère et la surprise. Les joueurs jouent leurs cartes pour tenter de suivre l’émotion dominante, ou d’en imposer une autre. Parfois, plutôt que de chercher en vain à s’imposer, il vaut mieux se retirer et apporter son soutien à un autre joueur.

Il est rare que les petits jeux de cartes soient annoncés pour quatre à huit joueurs. C’est d’ailleurs entre cinq et sept joueurs que Émoticon est le plus intéressant à jouer, et cela peut-être beaucoup pour un jeu présenté comme “familial” – ou alors il faut deux familles. Smiley Face exploite en effet une idée que Gwenaël et moi avons déjà explorée, quoique de manière totalement différente, dans Captain Pirate : les alliances fragiles, changeantes et pas toujours volontaires.

Le but des joueurs dans Émoticon est, à chaque manche, de poser sur la table la série de cartes d’une même émotion de plus forte valeur. Chacun à son tour peut soit poser sur la table une carte émotion, soit jouer une carte pour son effet spécial, comme prendre une carte à un adversaire ou changer l’émotion dominante, soit passer. Et toute l’originalité du jeu est dans cette dernière possibilité.
Un joueur qui se rend compte qu’il n’est pas en mesure de remporter une manche n’a aucun intérêt à continuer à gaspiller des cartes. En quittant la course, il n’y perd pourtant pas tout intérêt puisqu’il a la possibilité de soutenir, en lui donnant une carte, un autre joueur de son choix. Un soutien bien choisi peut même rapporter plus de points qu’une victoire… C’est ce mécanisme un peu pervers qui fait tout le charme, et tout l’intérêt, de Smiley Face, un jeu où il faut parfois savoir rester en retrait.

Émoticon
Un jeu de Gwenaël Bouquin & Bruno Faidutti
Illustrations de Antonio Dessi & Ben Prenevost
4 à 8 joueurs – 30 minutes
Publié par Fantasy Flight Games (2010)
Tric Trac    Boardgamegeek


Smiley Face is, after Captain Pirate and Knock Knock!, the third light family card game I design together with Gwenaël Bouquin. Smiley Face is, however, a little bit more complex than our previous games.

In this light game for four to eight players, cards belong to four emotional suits, happiness, sadness, surprise and anger. Players play their cards either to follow the boss suit, either to try to impose another one. Eventually, one must decide when to resign and support another player rather than stay in the race with no chance to win.

Such small, light card games are rarely designed for as many as four to eight players. Smiley Face is even at its best with five to seven, which is quite a few for a “family” game – let’s says it’s a game for a large family, or two smaller ones. The reason is that Smiley Face is based on shifting alliances and partnerships. It’s an idea Gwenaël and I like a lot, and we have already used, though in a completely different way, in a former card game, Captain Pirate.

In Smiley Face, each player tries to play the highest value series of cards of any one emotions. On one’s turn, one can either play an emotion card and add it to one’s display, play a mischief card for its special effect, like swapping a card with an opponent or changing the boss suit… or pass. The whole originality of the game is in this last choice – pass.
There’s no point in keeping playing cards if you are unlikely to win the trick. Passing, however, is not just resigning. When passing, you can support an other player with you”helping hand” token, and even give him a card. The supporting player can even sometimes win more points than the winner of the trick. Making the best use of one’s helping hand token is the heart of the game. That’s what makes Smiley Face different. It’s a game about modesty, a game in which one must decide when to go for the trick, and when to help and stay behind.

Smiley Face
A game by Gwenaël Bouquin & Bruno Faidutti
Art by Antonio Dessi & Ben Prenevost
4 to 8 players  – 30 minutes
Published by Fantasy Flight Games (2010)
Boardgamegeek