Les agents
Agents

Les descriptions “de l’intérieur” du petit monde du jeu de société identifient généralement deux rôles principaux, les auteurs et les éditeurs. Certains ajoutent parfois les illustrateurs, le plus souvent des illustratrices, les imprimeurs, le plus souvent chinois ou polonais, et à l’autre bout de la chaine les boutiques de jeux. Le rôle des critiques, ces jours-ci rebaptisés un peu ridiculement reviewers ou influenceurs, est aussi de plus en plus discuté. Il est pourtant des acteurs de plus en plus importants dans le milieu ludique, que tous les auteurs débutants devraient connaître, et dont personne ne parle jamais, les agents.

Les agents ludiques sont des intermédiaires essentiels et connus de tous qui mettent en relation auteurs et éditeurs, et c’est surtout de cela que je vais parler ici, mais aussi éditeurs entre eux, et parfois éditeurs et fabricants ou distributeurs. Ils jouent un peu le même rôle que, pour les écrivains, les agents littéraires, un peu mieux connus du grand public car souvent mis en scène par les romanciers – par exemple récemment dans l’l’excellent Yellowface, de R.F. Kuang.

Je n’ai personnellement jamais fait appel à un agent pour placer mes jeux auprès des éditeurs. Ils existaient déjà dans les années quatre-vingt dix, lorsque mes premiers jeux sont parus, mais j’ai toujours pris plaisir à faire le tour des salons, discuter de jeux, boire des bières et présenter mes créations. Si j’avais cessé de créer des jeux, si j’étais passé à autre chose, si j’avais été moins sociable, si j’avais eu moins de temps libre, j’aurais sans doute confié mon encore modeste portefeuille de créations à un agent.

Image du site web de Forgenext.

Faire le tour des salons demande du temps, donc le sacrifice d’une partie de ses vacances, de l’argent, quelques premiers contacts et une bonne maîtrise de l’anglais. Vouloir trouver un éditeur via internet, sans se déplacer, est illusoire dans un secteur où l’affectif et les relations humaines sont essentiels, et où les bonnes idées éditoriales surgissent souvent lors de la discussion. Faire appel à un agent est donc la manière la plus simple de procéder pour un jeune auteur qui n’en a pas l’envie ou les moyens, qui n’a pas de vraie connaissance du milieu et du marché du jeu, et qui souhaite un accompagnement professionnel. L’équipe de Forgenext ou de White Castle ne se limite en effet pas à prendre votre prototype et le montrer aux éditeurs, ils y jouent, ils vous conseillent éventuellement pour le retravailler, le développer, le simplifier, ils vous aident à rédiger les règles, tout un travail qui vaut bien les 25 ou 30% des royalties qu’ils percevront s’ils vendent le jeu. Avoir recours à un agent ne coûte en effet rien au départ, puisqu’il est payé en pourcentage des ventes, et donc uniquement s’il place vos jeux. Ils ont autant intérêt que vous à ce que le jeu soit publié, et ils sont bien mieux placés pour y parvenir.

Le site web de White Castle

Des agents comme Forgenext ou White Castle sont si bien installés que les éditeurs se déplacent même pour aller les voir, ce qui ne m’est presque jamais arrivé. Pour les éditeurs, qui reçoivent chaque année des propositions de jeux de plus en plus nombreuses, souvent des centaines, et n’ont pas les moyens humains de toutes les étudier, l’agent est un filtre qui leur permet de ne considérer que des jeux aboutis, originaux et qui correspondent à leur ligne éditoriale. Ils sont là dans la même position que les éditeurs littéraires, habitués depuis longtemps à travailler avec les agents d’auteur qui orientent chaque écrivain, voire chaque livre, vers l’éditeur qui lui correspond.

Pas mal d’auteurs et d’éditeur sur cette photo et, au fond, Martine et Gaetan regardent les protos qui tournent.

J’ai demandé à mon ami Oussama Khelifati, habitué de mes soirées jeux, et auteur entre autres de l’excellent Duck & Cover, de nous expliquer pourquoi et comment il travaille avec un agent :

Gaetan et Oussama à Etourvy

On peut aussi comparer les agents aux producteurs musicaux. Dotés d’une solide culture ludique et d’une bonne connaissance du marché, lls ne se contentent pas de « placer » un jeu, ils accompagnent l’auteur sur ses projets. Ils offrent un retour critique sur ses prototypes, Ils l’aident à développer ses idées pour en faire une version qui séduira les éditeurs, ils participent à la négociation du contrat, et servent ensuite d’interface entre les auteurs dans les rares cas où tout ne se passe pas au mieux.

Avec Anita Landgraf à Puszczykowo.

Gaëtan Beaujannot vient régulièrement à mes rencontres ludopathiques, où il a rencontré des auteurs comme Eric Vogel et Oussama Khelifati, qui n’ont eu qu’à se féliciter depuis d’avoir recours aux services de Forgenext. C’est à une autre rencontre d’auteurs de jeux, en Pologne, que j’ai croisé Anita Landgraf, de White Castle, qui a placé auprès d’Asmodee Challengers, le jeu de Johannes Krenner et Markus Slawitscheck qui a par la suite obtenu en 2023 le KennerSpiel des Jahres. Vous pouvez écouter ici une intéressante interview d’Anita, où elle décrit son travail et discute de la place des femmes dans le petit monde du jeu.

Le cas de Smart Cookie Games est un peu particulier. Michel Matschoss et Michael Tschiggerl ont longtemps travaillé chez des éditeurs allemands avant de monter leur petite agence. S’ils représentent des auteurs vivants, le plus gros de leur activité est peu à peu devenu la gestion, pour le compte d’héritiers qui ne s’intéressent souvent guère aux jeux de société, des catalogues d’auteurs décédés, notamment Alex Randolph. Smart Cookie Games contribue donc moins à faire émerger de nouveaux jeux qu’à éviter que de grands classiques ne disparaissent. Je les ai rencontrés lorsque j’ai voulu développer un jeu en prenant pour base Veleno, d’Alex Randolph. Ce jeu a ensuite été publié sous le nom de Tonari, et devrait bientôt ressortir, sans doute sous le nom de Friendly Fishing.

Pour l’instant, j’apprécie les salons, et je voyage même plus depuis que j’ai pris ma retraite de l’éducation nationale. J’ai plaisir à y côtoyer auteurs, éditeurs, joueurs, illustrateurs (et agents) du monde entier, et n’ai donc que rarement eu recours à un intermédiaire. Je suis cependant l’un des plus âgés des auteurs de jeux de société encore actifs, et le jour où je n’en aurai plus l’envie ou la force, je ferai très certainement appel à un agent.

Si vous observez attentivement le dos de la boite de l’édition américaine de mon jeu Venture Angels, vous remarquerez, entre celui de l’éditeur princeps coréen, Mandoo Games, et celui de l’éditeur américain, Gameheads, le logo d’Instaplay, une entreprise dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler. Instaplay, qui sur beaucoup de salons partage son stand avec Forgenext, est un agent mettant en relation les éditeurs, souvent de taille modeste, travaillant sur des marchés différents. Isabelle Vandamme est une amie, qui elle aussi fait souvent le voyage d’Etourvy, mais je n’ai personnellement aucune relation contractuelle avec son entreprise. C’est par Instaplay que Mandoo Games, qui n’a pas la taille suffisante pour dédier une équipe complète à l’exportation, passe pour placer certains de ses jeux en Europe et aux États-Unis, comme récemment l’excellent Vale of Eternity, et c’est aussi par Instaplay que la jeune équipe de Gameheads est passée pour trouver certains de ses premiers jeux – Venture Angels et, bientôt, Vabanque. Alors, oui, Instaplay prend une partie des droits, mais rien de plus normal puisqu’ils font une part essentielle du travail et que, sans eux, Vabanque et Venture Angels n’auraient pas été publiés outre-Atlantique.

Vu de l’extérieur, la différence entre les agents mettant en relation éditeurs entre eux, les licensing agents, et ceux faisant le lien entre auteurs et éditeurs, les designer agents, n’est pas toujours stricte. Instaplay et Forgenext travaillent de concert, et l’un peut tout à fait, à l’occasion, signaler à l’autre un jeu pouvant être intéressant pour l’un de ses clients. MobVanguard est plutôt un « licensing agent », mais il arrive que, après avoir vu un prototype auquel ils croient, ils convainquent un éditeur de le publier, espérant ensuite placer le jeu sur d’autres marchés. C’est ainsi que, après avoir joué à l’un de mes prototypes de jeu de cartes, King’s Fool, Francesco Biglia, m’a assuré savoir quel éditeur pourrait être intéressé. C’est grâce à lui que ce jeu sortira en 2026 chez l’éditeur coréen Playte, l’éditeur vietnamien Ngu Anh Games, et j’espère quelques autres.

Liesbeth à Etourvy, jouant à un prototype avec Krzysz, un autre de ces gens que l’on croise sur tous les salons sans jamais savoir exactement ce qu’ils font.

Francesco, comme mon amie Liesbeth Bos, qui se définit sur Linkedin comme « versatile agent », font partie de ces gens que l’on croise un peu partout dans les allées des salons ludiques sans toujours savoir exactement ce qu’ils font. Leur boulot, c’est de connaître un peu tout le monde, d’être partout, et de mettre les gens en relation.

Les deux activités sont pourtant différentes. Là où l’agent d’auteur est, comme je l’ai dit plus haut, une sorte de producteur qui suit un auteur et l’aide à placer ses projets auprès des équipes éditoriales, le « licensing agent » présente surtout des produits finis aux équipes marketing. Ce ne sont pas les mêmes gens, ce n’est pas la même chose. La même distinction existe d’ailleurs chez les agents littéraires.

Il y a un peu plus d’un an, Jamey Stiegmaier, patron de Stonemaier games et auteur, entre autres, de Scythe, avait écrit sur son blog un article, qu’il a un peu corrigé depuis, dans lequel il s’étonnait de l’absence d’agents d’auteurs dans le jeu de société, alors que les agents littéraires sont omniprésents dans celui du livre. Beaucoup, dont moi-même, ont répondu sur son site et sur les réseaux sociaux pour lui signaler l’existence d’agents ludiques, et, surtout, s’étonner de ce qu’il ne les ait jamais croisés.

Il y a à cela deux explications. La première est que les agents dont j’ai parlé plus haut sont tous basés en Europe, et travaillent beaucoup avec l’Asie mais, me semble-t-il, assez peu avec les États-Unis. Je sais qu’il existe des agents américains pour les inventeurs de jouets, je n’en connais pas qui s’occupent plus spécifiquement des jeux de société. S’il y en a, ils sont plus modestes et moins présents sur les salons, donc moins efficaces. L’autre raison est que Stonemaier games publie uniquement des jeux longs et complexes, un genre dont les créateurs sont des passionnés qui ne demandent rien de mieux que faire le tour des salons, et auquel, par manque de temps, de compétences et parfois de goût, les agents préfèrent ne pas trop se mêler. Il y a sans doute une place dans le petit monde ludique pour un agent basé outre-Atlantique et spécialisé dans les gros jeux pour initiés.

Comment contacter les agents que j’ai cité dans cet article :

Agents d’auteur :
Forgenext :
https://www.forgenext.com/
White Castle :
https://whitecastle.at/j3/index.php/en/
Smart Cookie : https://smartcookiegames.de/

Plutôt Licensing Agents :
Instaplay :
https://instaplay.fr/
MOB Vanguard :
https://mobvanguard.com/
Liesbeth Bos :
liesbeth@boardgameventure.com



Insiders’ descriptions of the small boardgaming professional world often focus on two main roles, designers and publishers. Sometimes, they add illustrators, usually women, and manufacturers, usually Chinese or Polish, and at the other end of the line boardgame shops. The place of game critics, often renamed reviewers or influencers, also starts to be discussed. There are however main actors whom all wannabe designers should know and who are always ignored, boardgame agents.

Boardgame agents are professional intermediaries, known by everyone, who act as go-between between designers and publishers, and sometimes also between publishers from different countries and between publishers and manufacturers. Their role is similar as that for writers of literary agents, who are slightly better known because they often feature as secondary characters in their book – one of the last ones I met was in the sharp novel Yellowface, by R.F.Kuang.

I personally never hired an agent to pitch my games to publishers. They were already here in the nineties, when my first games were published, but I soon took pleasure in attending game fairs, in discussing games, in drinking beer and pitching my designs. If I had stopped designing games and decided to do something else, if I had less free time, if I had been less gregarious, I would probably have entrusted my small design portfolio to an agent.

From Forgenext Website

Attending game fairs requires time, usually taken from too short holidays, money, some first contacts, and some mastery of English. Trying to pitch games online is bound to fail in an industry where human relations are essential, and where the best ideas often spring from discussions. Going through an agent is the cleverest way to proceed for a young designer who doesn’t have the will or the means to tour game fairs, who doesn’t really know the boardgaming world, and who wants some professional help and support. Companies like Forgenext or White Castle don’t just show your prototype to publishers. They play it, they give you informed advice on how to rework, to develop or simplify it. They help you to write the rules. All this is largely worth the 25 or 30% of the royalties they will get if it is published. Indeed, hiring an agent doesn’t cost you anything until the game is eventually published, at which time they will get a share of the royalties – they want your game published as much as you do, and know better than you how to achieve this.

From the White Castle website

Agents like Forgenext and White Castle are so well known now that publishers make the trip to visit them, something which almost never happened to me. For publishers, who got every year more and more game submissions, often in the hundreds, and who don’t have the human means to seriously look at all of them, the agent acts as a filter. It allows them to look only at original and finalized games which could fit their line. It is the same with book publishers, used to work with literary agents who orient every writer, if not every book, to the best fitted publisher. 

Many game designers and publishers on this picture and, in the back, on the right, Martine and Gaetan looking at prototypes.

I’ve asked my friend Oussama Khelifati, a regular at my game nights and the designer, among other games, of Duck and Cover, why and how he works with an agent :

Gaetan and Oussama in Etourvy

Game agents are also a bit like music producers. With their solid game culture and knowledge of the market, they do not only find a publisher for a game, they can help a designer with his projects. They can give feedback on prototypes, help the designer to develop a version which will fit the publishers’ need, they take part in the contract negotiation, and they can later act as a go-between in the few cases where things don’t work as smoothly as desired.

With Anita Landgraf in Puszczykowo.

Gaëtan Beaujannot is a regular at my Etourvy gathering, where he met several designers, among which Oussama Khelifati and Eric Vogel, who, as far as I know, are perfectly happy with Forgenext’s job. I met Anita Landgraf, from from White Castle, at a game designers workshop in Poland. It’s White Castle who convinced Asmodee to publish Challengers, the game by Johannes Krenner and Markus Slawitschek which later got the 2023 Kenner Spiel des Jahres. You can listen here to an interesting interview of Anita, in which she discusses her job and the place of women in the boardgaming world.

Smart Cookie Games is a bit different. Michael Matschoss and Michael Tschiggerl have worked for major German game publishers before they decided to start their small agency. While they work for a few living game designers, their main activity has become managing the game catalog of deceased authors, among which Alex Randolph, on behalf of inheritors who don’t always have an interest in boardgames. I met them when I wanted to develop a game based on Alex’s Veleno. This game was later published as Tonari, and should soon come back, probably as Friendly Fishing.

So far, I enjoy attending game fairs, and I’m even travelling more since I retired from my day job as a teacher. I have fun meeting designers, publishers, players, artists (and agents, of course) and I’ve rarely needed an intermediary. However, being one of the oldest active game designers, I will certainly hire an agent some day, when I will lack the strength or the will to travel.

If you look attentively at the box bottom of the US edition of my Venture Angels, you might notice, between the logos of Mandoo games, the original Korean publisher, and of Gameheads, the US licensee, that of a company you’ve probably never heard of, Instaplay. Instaplay, who often shares a booth with Forgenext at game fairs, is a licensing agent. It acts as a go-between between publishers from different countries. Isabelle Vandamme is a friend, and often comes to Etourvy, but I have no contractual relation with her company. Mandoo games doesn’t have the size, or the will, to deal internally with licensing their games in the rest of the world, and decided to go through Instaplay to find licensees for games like the excellent Vale of Eternity in Europe or the US. It’s also through Instaplay that Gameheads, a new US publisher, went to find some of their first titles – Venture Angels and, soon, Vabanque. Of course, Instaplay takes a commission, but this is perfectly fair since they did some of the job and, without them, my games would not have been published in the US.

From the outside, the difference between designer agents and licensing agents is not always clear. Instaplay and Forgenext work together, and I imagine that one sometimes gives a hint to the other on a game that could be interesting. MOB Vanguard is mostly a licensing agent, but they sometimes put publishers in contact with the designer of a prototype they really liked, and which they think they can later license in some other market. After having played one of my prototypes, King’s Fool, Francesco Biglia told me he knew which publisher could be interested, and thanks to him this game will be published next year by the Korean publisher Playte, the Vietnamese Ngu Anh games, and I hope a few more.

Liesbeth in Etourvy playing a prototype with Krzysz, another guy one can meet at every game fair without ever knowing what his precise job is.

Francesco, like my friend Liesbeth Bos, who describes herself on Linkedin as a “versatile agent”, are among the people we always see walking the corridors and drinking at publishers’ parties at game fairs, without really knowing what they are doing. Their job is to know everyone, to be everywhere, and to put people in relation.

The two types of agents, however, are still different. While the designer agent is a “producer” who helps the designer finalize his games and pitches them to the publishers’ creative editorial teams, the licensing agent sells finished products to their marketing teams. Different people, different expectations. The same distinction exists among literary agents.

Last year, Jamey Stiegmaier, Stonemaier games’ owner and designer of several of its games, including Scythe, wrote a blogpost he slightly corrected since. He regretted that there were no boardgame designer agents, when literary agents were numerous in the book world. Several designers, including me, answered that there were designer agents, and that they were surprised that, as a boardgame publisher, he had never encountered them.

I think there are two reasons for this. First, all the agents I’ve listed in this article are based in Europe and, while they often work with Asian publishers and designers, they seem to have little contacts and business in the US. I know of US toy inventor agents, I don’t know any boardgame designer agent based there. There are probably one or two, but less known, less international, and therefore less efficient. Second, Stonemaier games only published long and complex games, a genre where designers are often nerdy enthusiasts who enjoy touring game fairs, and with which most agents, lacking time, competence and interest, largely ignore. There might be a place on the market for a US boardgame agent specializing in heavier games for dedicated players.

How to contact the people I’ve named in this blogpost
Designer agents
Forgenext :
https://www.forgenext.com/
White Castle :
https://whitecastle.at/j3/index.php/en/
Smart Cookie : https://smartcookiegames.de/

Mostly licensing agents :
Instaplay :
https://instaplay.fr/
MOB Vanguard :
https://mobvanguard.com/
Liesbeth Bos :
liesbeth@boardgameventure.com

Dégraisser les jeux
Downsizing games

Les droits de douane imposés par les Etats-Unis aux produits fabriqués en Chine sont en passe de tuer une bonne partie des petits éditeurs de jeux de société américains, en commençant par ceux qui avaient la malchance d’avoir un container en mer lorsque la mesure a été mise en place sans préavis. C’est sans grande importance en comparaison, mais le seul effet positif de cette folie sera peut-être la fin de la course aux jeux luxueux et « surproduits » jusqu’au ridicule.

J’achète pas mal de jeux sur Kickstarter, et maintenant sur Gamefound et, pendant longtemps, j’avais tendance à prendre la version « de luxe », souvent nécessaire pour avoir l’extension pour 5 ou 6 joueurs. De plus en plus souvent, je suis déçu lorsque je reçois une énorme boite, parfois deux, avec un matériel luxueux et surdimensionné qui semble plus avoir été imaginé pour faire de l’effet sur les photos et justifier des paliers de souscription (les fameux Stretch Goals) plus que pour faciliter le jeu.

J’ai commencé à prendre conscience de cela il y a une dizaine d’années, avec l’excellente série de jeux mythologiques d’Eric Lang publiée par CMON. Le matériel de Blood Rage m’avait impressionné, mais ne m’avait pas semblé excessif. Même avec les extensions, on arrivait à tout ranger dans la boite. Avec Rising Sun, puis Ankh, il fallait une autre boîte pour des miniatures qui, souvent, ne sortaient pas dans toutes les parties. J’ai fini par donner ma boîte d’Ankh, qui prenait trop de place. J’ai conservé Rising Sun, dont j’avais beaucoup apprécié ma première partie, mais si je ne l’ai jamais ressorti, c’est un peu parce qu’il demande trop de place et est trop compliqué à ranger

De tels jeux sont presque devenus la norme sur les plateformes de crowdfunding. Voici trois trois autres exemples reçus récemment.
Le premier me concerne directement, puisqu’il s’agit d’Artemis Odyssey, la nouvelle édition de Ad Astra, jeu de développement et de programmation dans l’espace conçu avec Serge Laget. Les exemplaires d’auteur que j’ai reçu étaient tous dans la version « de luxe » kickstarter, avec des pions en plastique qui sont assez bien faits, mais auxquels j’aurais certainement préféré les jolis pions en bois de la version boutique. Mais, bon, les figurines en plastique moulé avec plein de détails, c’est devenu un code pour dire « édition de luxe ».

J’ai reçu il y a quelques semaines, pledgée sur Kickstarter, ma boite de Mistwind, un très bon jeu de « pick-up and deliver » conçu par Adrian Adamescu et Daryl Andrews. La boite est énorme pour pouvoir contenir toutes les boites, sous-boites et sur-boites où sont rangées les figurines en plastique, notamment les énormes baleines volantes, qui rendent très difficile, pendant la partie, de lire les nombreuses informations figurant sur le plateau de jeu. Cela a rendu notre première partie un peu frustrante. Une édition « à l’allemande », avec des pièces plus petites en bois ou en carton, et un plateau moins décoré mais plus fonctionnel, aurait certainement ajouté beaucoup au plaisir de jouer.

Le summum est atteint avec Skyrise, de Sébastien Pauchon. Il y a une quinzaine d’années, j’avais beaucoup aimé Metropolys, mais regrettais, comme tous les joueurs je pense, son plateau extrêmement confus. Lorsque j’ai vu qu’une nouvelle version était dans les tuyaux, j’ai pensé que ce serait juste le même jeu, plus ou moins dans le même format, avec un plateau de jeu plus lisible. Je l’ai immédiatement commandée sur Kickstarter, choisissant imprudemment la version « de luxe ». J’ai reçu une boîte énorme, avec des éléments en plastique d’assez mauvais goût, totalement inutiles, et rendant le jeu encore plus difficile à jouer que l’original. Si quelqu’un veut l’échanger contre la version de base, sans tous les plastiques qui ne servent à rien, ce sera avec plaisir.

Je n’ai parlé ici que de jeux plus ou moins « dans mon style », de jeux que j’ai pris la peine de me procurer et de jouer. Dans d’autres genres que je pratique moins, les gros jeux de baston, souvent dans l’espace ou dans des labyrinthes, les jeux plein de Cthulhus, de dragons et de zombies, la tendance est plus prononcée encore.

Ces orgies de plastique, alors que d’autres éditeurs, ou parfois les mêmes, se vantent pour d’autres jeux de mettre des inserts en carton et remplacer le film plastique entourant les boites par des gommettes, me semblent déplacées. Elles s’expliquent, le plus souvent, par la logique perverse des sites de Crowdfunding, qui veut que plus un jeu est demandé, plus son matériel devient luxueux, même lorsque cela est inutile, voire nuisible.

Beaucoup de petits éditeurs américains, et même quelques moyens, sont en difficulté après la hausse des droits de douane sur les produits importés de Chine. L’un d’entre eux écrivait récemment sur Facebook que c’était un peu de leur faute, tant ils avaient réduit leurs marges ces dernières années, ce qui leur enlevait toute capacité d’adaptation, toute marge de manœuvre face à un problème inattendu. C’est un peu vrai, mais les jeux me semblent ces dernières années au moins autant « overproduced » que « underpriced ».

Par conséquent, si les éditeurs continuent à produire en Chine, il leur faudra mettre moins de plastique pour diminuer les coûts. Et s’ils produisent ailleurs, notamment en Europe, ils ne pourront plus mettre de plastique. Ce sera au moins ça de gagné. L’impact sur la production des jeux pourrait aussi se doubler d’un effet sur le style de jeux publiés, en renforçant la tendance récente à publier moins de pavés plus ou moins simulationnistes et plus de petits jeux de cartes malins, voire subtils – là aussi, je ne demande pas mieux.

Au fait, un joueur se moquait récemment sur les réseaux sociaux de « miniatures » devenues si grosses qu’elles n’ont plus rien de mini. Saviez-vous que miniature, terme qui désignait à l’origine les illustrations des manuscrits médiévaux, ne signifie étymologiquement pas « petit » (minus en latin) mais peint au minium, c’est à dire avec une peinture rouge à base d’oxyde de plomb, aujourd’hui strictement interdite. Rien n’empêche donc en théorie qu’une miniature soit grande – mais dans les jeux, en général, cela ne sert pas à grand-chose.



The tariffs imposed by the US to products made in China, which includes most games, are going to kill several small US game publishers, especially those who had a container at sea when the tariffs were unexpectedly established. Every cloud has a silver lining, and the only positive effect for boardgames of this crazy policy might be to end the race to the most exuberantly overproduced  boardgame.

I often buy games on Kickstarter, and now Gamefound. I used to often pledge the “luxus” version, often necessary to get the 5-6 player expansion. More and more often, I am a bit angry when receiving a gigantic box, or sometimes two, with garish and oversized components which have been devised not to help in playing the game, but to look nice on the  crowdfunding pictures and justify stretch goals.

I started to realize this about ten years ago, with Eric Lang’s great mythos game series, published by CMON. The components of Bllod Rage were impressive, but didn’t feel extravagant. Even with all the expansions, everything could still fit in the box. With Rising Sun, and then Ankh, a second box was necessary to hold giant miniatures which, in most cases, were not even used in most games. I finally gave away my copy of Ankh, which took too much place on my game shelves. I kept Rising Sun because I really enjoyed my first game, but actually never played it again, because it needs too much place, and too much time to put everything back in the box.

Such games have now almost become the norm on crowdfunding platform. Here are three more recent examples.

I’m personally involved in the first one, Artemis Odyssey, the recent new version of Ad Astra, designed with Serge Laget. All my author copies were of the kickstarter limited edition, with plastic miniatures. These miniatures are nice, but I would certainly have preferred the elegant wooden pieces of the retail version. Anyway, molded plastic miniatures have become a code to show that you are the lucky owner of a “limited edition”.  

A few months ago, I received my copy, pledged on Kickstarter, of Mistwind, a clever pick-up and deliver game designed by Adrian Adamescu and Daryl Andrews. The gigantic box holds plastic boxes in which are placed the many plastic miniatures, including oversized flying whales, which make difficult during the game to read all the infos on the board. This made our first game a bit frustrating. A “german style” edition, with smaller wooden or cardboard pieces, and a less elegant but more functional board, would certainly have made the game, which is already really good, even more exciting.

The most ridiculous example is Sébastien Pauchon’s Skyrise. I really liked Metropolys, published about 15 years ago, but, like many players, I found its board extremely confusing. When I heard that a new version was in the pipe, I thought it would be something similar but with a clearer board. I immediately ordered it on Kickstarter, and unwisely opted for the luxury version. I got an immense box, with components bordering on bad taste, including strange plastic “decorative” pieces which have zero use in the game and make it even more confusing. Anyone willing to trade it with me against the basic version with wooden pieces, even when it is still oversized?

I’ve talked so far only of games I own and enjoy, more or less “in my style”. In other styles of games, mostly long fighting games set somewhere in space or in underground labyrinths, games full of Cthulhus, dragons and zombies, this trend is even more pervasive.

These plastic binges when other publishers, or sometimes the same ones, take pride in publishing games with cardboard inserts and in replacing plastic films with small stickers, feel extremely inappropriate. It is mostly due to the perverse logic of crowdfunding which makes that, the more people pledge a game, the more extravagant components are added, even when they don’t help or even hinder the gameplay.

Many small US publishers, and even a few mid-sized ones, are facing a very difficult situation due the US tariffs on China. One of them recently wrote on facebook that they had some responsibility, having reduced their margins so much that they had almost no capacity to adapt in case of something unexpected.  It might be partially true, but my feeling is less than the games have been underpriced, and more that they have been overproduced.  

As a result, if publishers keep on producing in China, they will need to remove all this unnecessary and often ugly plastic to reduce the costs. And if they move production elsewhere, likely in Europe, they won’t be able to use plastic miniatures. There might also be an effect on the style of games produced, with fewer heavy and unnecessarily complex simulations and more clever little games. This trend is already a few years old, but it might become stronger, which also is a good thing.

By the way, I’ve read a post on social networks mocking publishers for making giant « miniatures » which were no more « mini » at all. The etymology of the word miniature, which was originally used to describe medieval manuscript paintings, is not what it seems. It comes from latin, but from minium (a red lead oxide used as a red pigment) and not from minus (small). It originally meant colored with a poisonous red lead paint  which is now strictly forbidden. So, etymologically at least, there’s no problem with having a big miniature – but in games, it’s usually useless.

Droits de douane et jeux de société
Tariffs and boardgames

Il est rare que des choix de politique économique soient autant commentés dans le petit monde du jeu de société que, ces dernières semaines, les incessants allers et retours sur la politique douanière américaine et, en particulier, les droits de douane extrêmement élevés – on en est à 145% – sur les importations en provenance de Chine. Cette décision, qui remet en cause la tendance des soixante dernières années à la mondialisation et au désarmement tarifaire, a bien sûr des implications beaucoup plus graves, largement discutées dans les médias, mais je voudrais ici me concentrer sur ce qu’il se passe dans le secteur particulièrement affecté du jeu de société.

J’ai sur la globalisation de la production et des échanges, particulièrement prononcée dans le domaine du jeu, une position assez nuancée, que j’avais développée dans un article il y a quelques années. Pour résumer, la globalisation, c’est bien parce que cela mélange les hommes et les idées, et enrichit culturellement tout le monde. C’est bien parce que l’on a moins tendance à imaginer différents les gens avec qui l’on discute quotidiennement et fait des affaires, et que l’on a du coup moins envie de leur faire la guerre. C’est bien parce que cela a permis et permet encore le développement de nombre de pays du Sud et de l’est, leur donnant une chance d’échapper à la pauvreté. La globalisation, c’est mal parce que le transport des marchandises et des hommes pollue énormément et contribue au réchauffement climatique. C’est mal parce que cela a contribué à la désindustrialisation dans les pays du Nord, sans offrir toujours d’autres perspectives à ceux, souvent âgés et peu qualifiés, dont les emplois ont disparu. J’espère donc que, dans les années qui viennent, nous trouverons un moyen de relocaliser les productions tout en continuant à échanger les hommes et les idées. Le retour à l’isolationnisme et au mercantilisme qui semble au cœur de la nouvelle stratégie économique américaine n’a rien à voir avec cette perspective.

Les dernières annonces de Donald Trump mettent en difficulté toute l’industrie du jeu de société, surtout mais pas seulement aux Etats-Unis.
Nos jeux sont aujourd’hui produits dans leur très grande majorité en Chine, et dans une moindre mesure en Europe, notamment en Pologne. Il n’existe pas aux Etats-Unis de capacités de production suffisantes pour prendre le relais des importations chinoises. Il y a bien quelques usines, comme celles de l’allemand Ludofact qui produit surtout des jeux de cartes et celle, qui semble ouvrir juste à propos, du chinois Hero Time, mais elles sont très loin de pouvoir remplacer les Longpack, Whatz et autres Panda. On peut bien sûr arguer que l’objectif des droits de douane est de pousser les investisseurs à installer des capacités de production aux Etats-Unis, mais la mise en place d’une unité de production demande environ cinq ans, et si quelques machines peuvent être importées d’Allemagne, d’autres ne peuvent être trouvées… qu’en Chine. Et puis cinq ans, c’est de toute façon bien assez long pour que pas mal d’éditeurs mettent la clef sous la porte. De toute façon personne ne va investir quand nul ne croit que la politique protectionniste actuelle puisse durer longtemps – quatre ans au plus, sans doute moins tant elle semble vouée à l’échec.

Si l’Europe, l’Inde, le Vietnam restent moins touchés par les droits de douane, ce qui n’est pas certain, il est plus réaliste d’imaginer que certains éditeurs y fassent produire leurs jeux destinés au marché américain. Les capacités de production par chez nous, essentiellement en Pologne, étant limitées, on peut même envisager le schéma un peu ironique d’une production en Chine pour le marché européen, et en Europe pour le marché américain.

Quoi qu’il en soit, la politique économique américaine semblant marquée par l’imprévisibilité, nul ne se risque pour l’instant à faire des projets à long terme. Eric Martin a, sur le site du Boardgamegeek, publié plusieurs articles reprenant et synthétisant les opinions exprimées par de nombreux éditeurs, dominées par la stupéfaction et l’attentisme( 1,2,3,4,5). Le site Cardboard Edison a lui aussi interrogé nombre d’éditeurs. Je ne vais pas tout répéter ici, et vous invite à aller les lire. Certains, comme Stonemaier games et Steve Jackson games, deux éditeurs on ne peut plus différents, ont même publié de longs communiques argumentés à ce sujet.

À court terme, les éditeurs vont sensiblement augmenter leurs prix et rogner un peu sur leurs marges. Leurs ventes et leurs capacités financières vont en souffrir. Prudents, ils vont diminuer le nombre de nouveautés, et se concentrer sur les classiques et, surtout, les jeux de cartes, seul type de produit qu’il est envisageable de produire assez rapidement aux Etats-Unis. Mais, bon, le marché du petit jeu de cartes n’est pas extensible à l’infini.

Je vois à l’instant sur Facebook la première annonce en ce sens, celle de Pandasaurus, qui va abandonner les gammes qu’il n’est pas possible de fabriquer hors de Chine, faire produire tous ses autres jeux en Europe, et augmenter ses prix de 20 ou 30%. D’autres suivront certainement.

Quelques éditeurs ont déjà reçu des containers partis de Chine avant l’imposition des droits de douane, et les plus petits éprouvent déjà de grandes difficultés à payer les sommes demandées pour le dédouanement. D’autres ont demandé à ce que leurs jeux déjà produits soient stockés en Chine quelques mois, dans l’espoir que la guerre douanière se calme. Certains petits éditeurs, les plus affectés, envisagent s’orienter vers le print and play, ou la vente directe. Pour une boîte déjà en difficulté, Final Frontier Games, les droits de douane ont signifié la fin de l’aventure. Greater than Games, l’éditeur de Spirit Island, ferme également boutique, et je ne doute pas qu’il y en aura d’autres. Du côté des gros, je ne crois pas qu’il y ait eu de réaction officielle d’Asmodée, dont tout le modèle économique est basé sur l’internationalisation du marché, mais les quelques employés du diable avec qui j’ai discuté, ou qui se sont exprimé personnellement sur les réseaux sociaux, ne font pas preuve d’enthousiasme.

Une interview de Price Johnson, de Cephalofair, éditeur de Gloomhaven.

Parmi les éditeurs les plus touchés figurent aussi tous ceux qui publient de gros jeux de figurines, souvent vendus par crowdfunding, et s’étaient engagés à envoyer aux souscripteurs des jeux parfois déjà produits, pour un prix qui ne tenait pas compte de droits de douane que personne n’imaginait. Beaucoup de ces éditeurs, à commencer par ceux qui, à la limite de la cavalerie, utilisaient les fonds de chaque campagne pour finaliser la précédente, vont sans doute fermer boutique. Kickstarter et Gamefound ne sont peut-être pas morts pour autant, des éditeurs plus classiques envisageant d’y avoir recours pour reconstituer leurs marges sur des jeux plus modestes, en contournant distributeurs et boutiques qui deviendraient alors les premières victimes.

Les éditeurs américains ne sont bien sûr pas les seuls concernés. Déjà, un éditeur asiatique qui habituellement vendait ses jeux aux Etats-Unis a annoncé que ce ne serait pas le cas pour ses nouveautés de cette année, d’autres suivront certainement. Des éditeurs européens pour qui les ventes outre-Atlantique représentent jusqu’à un tiers de leur chiffre d’affaires doivent envisager de baisser considérablement leurs tirages, et donc d’augmenter aussi les prix sur les marchés d’Europe et d’Asie. Mes amis polonais de Portal games viennent ainsi d’annoncer avoir réduit de plus de moitié le nombre d’exemplaires de leur nouveau jeu, Bohemians, destinés au marché américain.

Et, bien sûr, quid des auteurs de jeux comme moi ?

Il faut bien sûr s’attendre à une baisse des ventes, et donc de nos revenus, qui en sont un pourcentage. Les éditeurs, notamment américains, rognant sur leurs marges, ils vont logiquement vouloir rogner sur les droits d’auteur, et les discussions vont devenir plus ardues.

L’inquiétude et l’attentisme généralisés font surtout qu’il va devenir bien plus difficile, au moins à court terme, de faire publier de nouveaux jeux. Ayant été assez créatif ces derniers temps, j’étais ces dernières semaines en discussion avancées avec trois éditeurs, dont deux seulement sont américains, pour des petits jeux que j’espérais voir paraître l’an prochain. Tous trois m’ont annoncé qu’ils mettaient tout en stand-by, et que nous reprendrions éventuellement les discussions dans quelques mois, si la situation tarifaire et économique est clarifiée. Encore s’agit-il dans ces trois cas de petits jeux au matériel modeste, le genre sans doute le moins affecté par ce brusque retournement du marché. J’imagine que les choses sont plus difficiles encore pour ceux qui créent des jeux plus ambitieux, avec plus de matériel, et donc plus difficile à produire ailleurs qu’en Chine.

Si j’ai un conseil à donner aujourd’hui aux auteurs de jeux de société, c’est d’une part de trouver un autre boulot moins risqué, et d’autre part d’essayer d’imaginer des jeux faciles et peu chers à produire, donc essentiellement des jeux de cartes. Ma chance dans la situation actuelle est que c’était déjà, depuis quelques années, ce vers quoi je m’orientais. Mais, bon, les auteurs de jeux sont comme les cuisiniers ou les romanciers; chacun ne peut imaginer que les jeux auxquels il a envie de jouer, les plats qu’il aimerait manger, les romans qu’il souhaiterait découvrir.

Bref, on n’est pas sortis de l’auberge – en anglais, on dit « on n’est pas sortis du bois », ce dont on peut déduire que, au Moyen Âge, les bois étaient plus dangereux en Angleterre, et les tavernes en France.



Economic policy decisions are rarely commented as largely in the small boardgaming world as, these last weeks, the US governement’s inconsistent back and forth decisions on tariffs, and, most of all, the extremely high tariffs – they are now at 145% – on imports from China. This goes against the global trend of these sixty last years towards globalization and tariff disarmament, and has global implication largely discussed in the medias. I will just try here to explain how it affects the boardgame industry, which is, to say the least, strongly concerned.

I have a nuanced take on the globalization of production and trade in the boardgaming world, which I expressed in another blogpost a few years ago. Let’s summarize. Globalization is good because it mixes people and ideas, and culturally enriches everyone. It’s good because discussing and making business with other people help realize that they are only very superficially different, and makes much less likely that we will go to war. It’s good because it fostered the development of many southern and eastern  countries and gave them an opportunity to escape poverty. Globalization is bad because freight and people is a major factor in pollution and global warming. It’s bad because it caused deindustrialization of some northern countries, without offering any alternatives to the people, usually old and unqualified, whose jobs disappeared. I still hope for a way to relocalize some manufacturing while keeping on trading people and ideas. The new isolationist and mercantilist American trade policy certainly doesn’t go this way.

Donald Trump’s last tariffs are extremely bad for the boardgame industry, and not only in the US.
Our boardgames are massively produced in China, and to a lesser extent in Europe, mostly in Poland. There are no manufacturing capacities in the US which could realistically replace the Chinese imports. There are a few facilities, like the one belonging to the German printer Ludofact, or the one the Chinese manufacturer Hero Time just opened, but they are very far from being able to replace Longpack, Panda, Whatz & alii. Of course, one could argue that the goal of these tariffs is to convince investors to build new production facilities in the US, but this would take more or less five years, long enough for many publishers to close shop. Furthermore, while some printing machines are likely to be bought in Germany, others are only available from… China. Anyway, no one will commit himself in a long term investment when we have no idea how long the protectionist policy is going to last – four years at most, probably fewer given how fast it seems likely to fail.  

If Europe, India or Vietnam are less affected by tariffs – which is not even certain -, it sounds more likely that some publishers will have their US bound games produced there. Since the European capacities, mostly in Poland, are limited, one can even imagine producing in China for the European market, and in Europe for the US market !

Anyway, given how unpredictable US economic policy has become, no one is making any long-term projects. Eric Martin has published, on the boardgaming website, several articles in which he lists and comments the reactions from many publishers, ranging from anger and stupefaction to wait-and-see ( (1,2,3,4,5). The Cardboard Edison website also asked several publishers about their perspectives. A few publishers, like the very different Stonemaier and Steve Jackson Games, have even published long and well-argued communiqués.

In the short term, most publishers will considerably increase their prices and slightly reduce their margins. Their sales will decrease and their cash flow shrink. They will therefore publish fewer new games and focus on old classics and, mostly, cards games, the only type of games which can realistically be produced in the US. But, well, the market for small card games is not that big…

I just read on Facebook the first such annoucement. Pandasaurus will discontinue the games which can only be made in China, move the production of all other games to Europe, and raise prices by 20 or 30%.  Others will certainly follow.

A few publishers have already received containers which left China before the tariff was announced, and the smaller ones are barely able to pay the tariffs. Others have asked for their already printed games to be stocked in China for a while, hoping the tariffs war will calm down in the while. Several small publishers are considering moving towards print and play or direct sales. Finbal Frontier games, a small US publisher, was already in a difficult situation, but the new tariffs were the last nail in the coffin. Greater than Games, the publisher of Spirit Island, is also closing shop, and I am confident others will follow. As for big publishers, I don’t think there has been an official reaction from Asmodee, whose whole business model is based on market globalization, but the few devil’s men I talked with, and the few ones who expressed personal opinions on social networks, seem to be very downbeat.

An interview by Price Johnson, of Cephalofair, publisher of Gloomhaven.

Among the most affected are those who publish big miniature games, usually sold via crowdfunding, and who should send to backers games, which sometimes have already been produced, at a price which was reckoned when n one anticipated such high tariffs. Many of these publishers, especially those which used every new campaign funds to finance the next ones, a practice bordering on cavalry, are likely to close shop. Kickstarter and Gamefound might not be dead, though, since publishers of more modest games are now considering using them to regain some margin, now doubly affected

US publishers are not the only ones affected. At least one Asian publisher who used to sell its games in the US has already announced that it won’t do so for this year’s new stuff; other ones will certainly follow suit. European publishers who sometimes make one third of their sales in the US will now go for lower print runs, and therefore probably also rise their prices in Europe and Asia. My polish friends at Portal games just announced that they had reduced by more than half the number of copies of their new game, Bohemians, printed for the US market.

And what about game designers like me ?

Of course, since sales of games will decrease, our income, mostly in royalties, will as well. Since US publishers are reducing their margins, they will logically try to reduce our rates as well, and discussing contracts will become harder.

Market anxiety and wait-and-see will both make much more difficult, at least in the short term, to get new games published. Having been rather creative last year, I was these last weeks in discussion with three different publishers, two of which are based in the US, for games I expected to be published next year. All three have announced that they were putting everything in stand-by, and that we might start discussing again in a few months, if the tariffs and market situation becomes more predictable. This even when these three games are pure card games, the type of games which is least affected by the current market turn.  I imagine that things are more difficult for those who design more ambitious games, with more components, of the kind it is difficult to produce out of China.

My advice to game designers is to first find another less risky job, and then to try to imagine simple and easy to produce games, which means mostlt small card games. Luckily, that’s already what I was focusing on these last two years. I know, though, that game designers are like chefs or novelists – one can only design the games they want to play, cook the meals they want to eat, write the novels they would like to read.

Anyway, we’re not out of the woods yet – In French, we say “we’re not out of the tavern yet”, which says a lot about the hazardous nature of old English woods and French taverns.

Ma réponse au « manifeste métaludique »

(Since this blogpost is an answer to a text which was published only in French, I decided not to translate it in English)

Je n’ai jamais fait mystère de mes opinions politiques, même lorsqu’elles changeaient un peu, et je me suis souvent livré sur mon blog à des analyses politiques de certains aspects du jeu de société, et notamment des thèmes les plus souvent abordés, du colonialisme à la nature. Un seul de mes jeux, Terra, a un thème directement lié aux enjeux politiques actuels, mais je ne me suis jamais privé de glisser dans d’autres quelques clins d’œil. Pour autant, je n’ai jamais considéré qu’utiliser le jeu comme média politique puisse être un objectif, j’y ai même toujours plutôt vu un piège.

C’est le piège politique dans lequel la gauche adore depuis trente ans se fourvoyer, quand elle veut réformer les mots et les images, qui importent peu et ne sont que le reflet des réalités sociales, et ne s’occupe guère desdites réalités où sont les seuls vrais problèmes.
C’est aussi un piège car le jeu de société, qui n’est qu’un ensemble de règles cohérent mais dénué de sens, n’a pas la richesse dialectique de la littérature ou même simplement du jeu de rôle ou du jeu video, et peut donc difficilement susciter une vraie réflexion. Ça peut marcher dans des cas très particuliers – j’ai cité mon Terra, je pense aussi aux Poilus de Juan Rodriguez et Fabien Riffaud – mais la plupart du temps, les jeux qui se veulent didactiques ne sont que ridicules tant ils caricaturent leur propre discours.
C’est surtout un piège car le jeu est, par essence, divertissement. Le jeu est l’un des rares moyens dont nous disposons pour sortir collectivement du réel. Vouloir en faire un outil de discours sur le réel, ce n’est donc pas l’enrichir, c’est l’appauvrir.

Le discours utilitariste dans le jeu n’est pas nouveau.
Je me suis battu contre pendant quarante ans dans l’éducation, et en ai déjà parlé assez longuement sur ce blog.
Plus récemment, j’ai aussi eu quelques accrochages avec des éditeurs. Beaucoup voient en effet dans l’utilité sociale ou pédagogique de leurs jeux un argument de vente, d’autres pensent en toute bonne foi pouvoir avoir un impact social positif. Il suffit de regarder les projets de recherche de Game in Lab, une officine entièrement financée par Asmodée. Tous ou presque portent sur l’impact du jeu sur l’apprentissage, la cognition et toutes ces sortes de choses. Quasiment aucun ne porte sur la seule et unique raison pour laquelle on joue, le plaisir de jouer.

J’ai toujours considéré que le discours utilitariste était celui de gens, comme les inspecteurs de l’éducation nationale ou les commerciaux des gros éditeurs, qui ne connaissaient ou n’appréciaient pas vraiment le jeu. J’ai donc été surpris, attristé et même un peu effrayé à la lecture du « manifeste métaludique », un court texte en trois points publié récemment par un collectif d’auteurs parmi lesquels se trouvent des gens talentueux, des gens que j’apprécie, des gens avec qui j’ai travaillé…. et dont les créations ne me semblent globalement pas plus politiques que les miennes !

Je voudrais reprendre ici les trois points de ce manifeste, et expliquer mon profond désaccord avec deux d’entre eux.

Ce point pose déjà le problème de la définition du jeu. Pour le Larousse, un jeu est une « activité d’ordre physique ou mental, non imposée, ne visant à aucune fin utilitaire, et à laquelle on s’adonne pour se divertir, en tirer un plaisir ». Le Robert, plus succinct, définit le jeu comme « une activité physique ou mentale dont le but essentiel est le plaisir qu’elle procure ». Si c’est un but essentiel, c’est qu’il peut en effet y en avoir d’autres, mais ces derniers sont seconds, le divertissement reste, comme le savent tous les joueurs, ce qui définit le jeu.



La seconde phrase de ce paragraphe est encore plus curieuse car elle ne me semble pas décrire la réalité du milieu du jeu de société aujourd’hui. S’il est vrai que certains éditeurs mettent en avant le divertissement, ce en quoi je pense qu’ils ont raison, beaucoup d’autres, comme je l’ai expliqué plus haut, insistent au contraire sur l’aspect éducatif ou socialisateur des jeux. C’est, par exemple, l’argument principal utilisé pour entretenir depuis une dizaine d’années la mode des jeux coopératifs. Je n’ai rien contre les jeux coopératifs, mais j’aimerais qu’on les présente comme des jeux intéressants à jouer et non comme une sensibilisation aux besoins de la société du futur, etc..

J’ajoute que, quand on voit la richesse et la diversité de la scène ludique actuelle, il est difficile d’affirmer que le public ne dispose que de “peu d’alternatives”.

Là, pas de problèmes, je suis d’accord, chacun fait bien ce qu’il veut. Attention quand même à ne pas trop se prendre la tête. Le discours sur le jeu comme « objet culturel », avec lequel je suis plutôt d’accord, ne doit quand même pas nous amener à confondre jeu et littérature !

Là, je suis de nouveau en désaccord avec le manifeste. Les jeux, notamment par leurs thématiques, sont bien sûr le reflet du monde dans lequel ils sont conçus, et il y a de fascinantes analyses politiques à faire, sur la guerre et le colonialisme, sur la nature, sur l’essentialisme de la fantasy, sur le rôle de la monnaie…

Il me semble en revanche naïf et prétentieux de penser que le jeu a un tel impact sur les valeurs et les comportements des joueurs, et que l’on va aider à sauver le monde en faisant des jeux coopératifs, où l’on protège les baleines et bâtit des éoliennes. On ne sauve pas plus la planète en jouant à un jeu de coopération sur l’agriculture biologique qu’en jouant à un wargame parce que, justement, « ce n’est qu’un jeu ». Ce n’est qu’un jeu et les joueurs, qui, même les plus jeunes, ne sont pas idiots, le savent et en jouent.

Je n’accepte donc pas que l’on reproche à ceux qui font des jeux où l’on s’envoie des bombes atomiques, où l(on dénonce son voisin comme loup-garou, où l’on assassine les évêques, d’ « ignorer leurs responsabilités ». Mes responsabilités, mes engagements politiques, ils sont réels, et ils sont ailleurs – dans la vraie vie.

Finalement, le problème de ce manifeste est autant son ton que son fond. Les auteurs de jeux sont bien les derniers dont j’attendais une défense de l’utilitarisme, mais je peux faire avec. Si les signataires veulent se limiter à faire des jeux gentils et coopératifs, ce qu’ils n’ont pas toujours fait, je ne pense pas que cela fasse d’eux des héros révolutionnaires mais, bon, grand bien leur fasse. Quand ils présentent cela comme une prise de conscience qui les distinguerait des autres auteurs naïfs et/ou présumés de droite, quand ils expliquent doctement ce que chacun devrait faire, je trouve quand même cela un peu ridicule.

Des formations en création de jeux de société ?
Boardgame design training ?

Depuis bien longtemps, il m’arrive, lors de rencontres d’auteurs de jeux, d’intervenir pour partager mon expérience et donner quelques conseils aux débutants. J’ai aussi, à l’occasion, été invité dans des écoles de jeu video, qui considèrent généralement, et à raison, le jeu de société comme un proche voisin qu’il est bon de connaître. Je réponds toujours avec d’autant plus de plaisir à ces invitations que j’aime parler en public et pense être assez pédagogue.

Comme dans bien des domaines, des “stages de découverte” sur quelques jours, à destination de tous ceux, généralement des adultes, tentés par la création ludique existent depuis longtemps. Si quelques-uns peuvent-être des arnaques, la plupart sont utiles. Ils détruisent parfois quelques illusions mais permettent surtout d’apprendre quelques astuces, quelques méthodes, et de découvrir les contraintes de l’édition et du marché du jeu. Ils sont donc une excellente chose.

L’un des premiers conseils que je donne aux aspirants auteur de jeu est de trouver d’abord un autre boulot, et de le conserver. J’ai donc été assez surpris, et d’abord un peu sceptique, en découvrant qu’il existait désormais des formations spécifiques, parfois sur plusieurs années, à l’université et dans des écoles privées, pour devenir auteur de jeux de société.

Mon scepticisme venait d’abord, bien sûr, de mon expérience personnelle. De telles formations n’existaient pas dans ma jeunesse, et si elles avaient existé, il ne me serait sans doute pas venu à l’idée de les suivre. Comme tous les auteurs de jeux que je connais, et pas seulement ceux de ma génération, j’ai appris le métier sur le tas, en commençant par bricoler à partir de mes jeux préférés. Lorsque l’on me demande comment on devient auteur de jeu, je répons d’ailleurs le plus souvent “en jouant”.

On m’objectera bien sûr que ce qui ne m’aurait pas tenté et ne m’a pas été nécessaire pourrait être aujourd’hui utile à d’autres. Les choses ont changé. Le marché du jeu de société a explosé, la qualité des jeux publiés a également augmenté. L’édition, la distribution, la fabrication, l’illustration, la critique et bien sûr la création, toute la filière s’est professionnalisée. Cette évolution, que j’ai vécue avec une certaine réticence puisque j’ai attendu ma retraite de l’éducation nationale pour faire de la création ludique mon activité principale, peut justifier que l’on ne devienne plus toujours auteur de jeux comme c’était le cas il y a quarante, ou même il y a seulement vingt ans. Cette professionnalisation de notre activité rendrait plus difficile l’apprentissage sur le tas et justifierait donc l’apparition d’une sorte de “formation professionnelle”.

L’autre raison de mon scepticisme initial est la nature relativement peu technique de la création ludique. S’il existe des conservatoires de musique et de danse, des structures comme les Beaux-Arts pour les arts plastiques, des écoles de cinéma, d’animation, ou de jeux videos, c’est parce que ces activités complexes ont un contenu technique très important. On peut heureusement encore devenir musicien ou cinéaste sans être passé par des formations dédiées, mais c’est rare parce que difficile dans des domaines où la technicité continue à augmenter.

Le jeu de société, par comparaison, me semble assez peu technique, plus proche de l’écriture littéraire, de la cuisine ou du bricolage, mais c’est peut-être une illusion due au fait que j’ai moi-même assimilé très progressivement, et sans en être bien conscient, ces aspects techniques. J’imagine assez facilement le contenu, en termes d’entrainement et de connaissances, d’une formation de quelques années dans la musique ou le jeu video, cela me semble moins pertinent pour le jeu de société, et peut même faire craindre une sorte de “formatage” nuisant à la créativité et à l’originalité.

En littérature, et c’est sans doute la comparaison la plus pertinente, des universités, surtout américaines, proposent depuis longtemps des cursus presque entièrement consacrés à la ”creative writing”. C’est plus rare en Europe, où cela se limite à quelques cours dans des filières littéraires plus générales.
J’ai donc mené une petite enquête sur Internet, et ai , et ai découvert que les cours d’écriture créative n’étaient pas le caca de taureau que j’imaginais. De nombreux auteurs américains, et parmi eux l’un de mes préférés, Raymond Carver, ont suivi ce type d’enseignement. Un ami américain m’a par ailleurs fait remarquer qu’ils étaient sans doute plus nombreux encore, beaucoup évitant de mettre en avant une formation qui, dans le petit monde littéraire anglo-saxon, pouvait être un peu stigmatisante. J’imagine ce qu’il en est en Europe !

Bref, forcé de reconnaître, même si je la regrette un peu, la professionnalisation du milieu ludique, et surpris d’apprendre que ce type d’enseignement était assez efficace en littérature, je pense maintenant qu’une formation à la création de jeux de société, mise en place par des gens informés et compétents, peut être une bonne idée. Je n’en continuerai pas moins à donner aux aspirants auteurs de jeux le conseil que l’on donne aux aspirants écrivains – trouvez d’abord un vrai métier !



For years, at game fairs or game designers meetings, I hold public talks to share my experience as a game designer and give some advice to newcomers. I have also, on occasion, given lectures in video-game schools, which usually and rightly consider that boardgame design is a neighboring activity worth knowing. I always have fun doing it, because I like speaking in public and I think I’m a good teacher.

Like in many other domains, there are short discovery training courses, usually over one or two days, for adults interested in boardgames design. A few of them might be scams, but most offer an opportunity to get rid of some illusions, learn a few tricks and technics, and discover the realities of the boardgame market. I’ve always thought this was a good idea.

One of the first advice I give to young game designers is to first find another job, a true job, and to keep it. I was therefore a bit surprised, and at first a bit skeptical, when I found out that there are now specific training cursus, sometimes over a few years, both in public universities and in private-owned schools, aimed at aspiring boardgames designers.

The first reason for my initial wariness was my personal history and experience. There were no such schools when I was young, and even if there were, I would certainly not have been tempted to attend them. Like all the boardgames designers I know, even younger ones, I learned the job as I went along, starting with toying with my favorite games. When asked how one can become a boardgames designer, I usually answer “with playing games”.

Of course, what didn’t exist and would not have tempted me can today be useful to others. Times have changed. The boardgames market has exploded, has become a real industry, and the quality of the games published has vastly increased. Publishing, distribution, printing, illustration, reviewing and, of course, boardgames design have been professionalized. I was a bit wary of this evolution, which explains why I have waited until I retire from my day job as a teacher, last year, to become a full time boardgames designer, but I cannot deny it. It explains why there are now more ways for becoming a boardgames designer than there were forty or even twenty years ago. And if our activity has been professionalized, technicised, learning on the go becomes more difficult and there is now room for professional training.

Another reason for my initial skepticism is the low level of technicality of boardgames design. There are music, drama, movies, graphic arts, animation and even video-games schools because these activities have a high level of specific technicality. One can still become a professional musician or movie director without having been through a specific training, but it has become are in domains whose technical nature has regularly increased.

In comparison, boardgame design feels to me more freeform, more akin to literary writing or cooking, but this feeling might be due to the fact that I learned the technicalities on the go, without being really conscious of it. Anyway, while I can imagine, both in terms of training and theory, the content of a two or three years training in music or video games, it feels to me less relevant for boardgames. One can even fear a kind of formatting, dangerous in a domain where originality is critical.

The most relevant comparison is probably with literature. For vert long, US universities offer cursus focused on “creative writing”. This is not that usual in Europe, where such courses are usually a small part of a more general literary cursus.
I made a small internet enquiry and, to my astonishment, found out that creative writing courses were not the bullshit I was imagining, and that several great American writers, including one of my favorite short stories writer, Raymond Carver, went through a creative writing training. An American friend also pointed out to me that there were probably even more, many writers avoiding highlighting a training which, in the small Anglo-Saxon literary world, could be a little stigmatizing.. You can imagine what it could be in Europe!

Anyway, even when I regret it a bit, I must acknowledge the professionnalisation of the little boardgaming world. Having learned, to my surprise, that such a training could be efficient in literature, I now see no reason to dismiss it for boardgames, providing it is done by informed and competent people. I will nevertheless keep on advising wannabe game designer, like wannabe novelists, to first find and keep a day job.

Un peu plus qu’une pastèque
More than a Watermelon

Daybreak designers Matt Leacock and Matteo Menapace during the 2024 SdJ award ceremony.

Le 21 juillet dernier s’est tenue à Berlin la cérémonie du Spiel des Jahres, le jeu de l’année allemand qui fut longtemps le seul prix ludique ayant un réel impact sur les ventes, et reste encore aujourd’hui, de très loin, le plus important et le plus discuté. Chaque année, l’attribution du « Spiel » et de ses variations, le « KennerSpiel » pour les jeux un peu complexes et le « KinderSpiel » pour ceux destinés à un public plus jeune, donne lieu dans le microcosme ludique à bien des spéculations puis, une fois que les lauréats sont connus, à quelques petites râleries de ceux qui n’apprécient pas tel ou tel jeu, tel ou tel style. Cette année, une polémique plus politique a entâché l’attribution du KennerSpiel.

Je suis généralement très circonspect quant à l’exploitation de thèmes politiques et sociaux trop prégnants et sérieux dans le jeu de société. Je m’en méfie parce que cela donne le plus souvent des jeux ennuyeux, ce qui ne semble pas être le cas de Daybreak, mais surtout parce que cela rompt avec la fonction sociale du jeu qui est de nous permettre de sortir du réel, de faire un break tout en restant en société. Je ne suis donc à priori pas trop attiré par Daybreak, de Matt Leacock et Matteo Menapace, un jeu où l’on décarbone la planète qui a obtenu le KennerSpiel. N’ y ayant pas encore joué, je ne suis cependant pas en position de développer sur ces points des opinions très argumentées.

Quoi qu’il en soit, préférer que les jeux eux-mêmes se tiennent à l’écart des grands enjeux contemporains, ou ne s’en préoccupent que de manière légère et distanciée, n’enlève rien au fait que les auteurs, les éditeurs, les illustrateurs, les imprimeurs, les joueurs, appartiennent à monde réel, hors du jeu. Les enjeux écologiques et politiques de la fabrication des jeux, par exemple, sont un sujet de plus en plus important, auquel, comme par hasard, on repense à chaque fois qu’une crise fait augmenter le coût des transports par container depuis la Chine. La guerre en Ukraine, intervenue au moment même où des jeux et des auteurs ukrainiens commençaient à gagner en popularité, en a été un autre exemple. La polémique de cette année en est une autre illustration.

Daybreak a donc quelques ambitions politiques, mais elles sont très consensuelles et ce ne sont pas d’elles qu’il est question ici. L’un des auteurs, Matteo Menapace, a arboré durant la cérémonie un badge extrêmement visible où le motif de la pastèque, utilisé par les Palestiniens car c’est une spécialité locale dont les couleurs sont aussi celle de leur drapeau, figurait sur une carte de la Palestine comprenant le territoire d’Israël. Considérant cela comme étant non pas une marque de soutien au peuple palestinien écrasé sous les bombes, mais bien un appel à la destruction d’Israël, donc à la violence, et une prise de position que l’on pouvait considérer comme antisémite, le jury du Spiel des Jahres a exclu Matteo Manapace de tous ses futurs événements. La réponse publique de Matteo Manapace, dans laquelle il fait mine de croire que le problème était le motif de la pastèque et non la forme de son badge, n’a guère fait avancer les choses. Il s’en est suivi, sur les réseaux sociaux, de longs dialogues de sourds.

Beaucoup ont fait remarquer, avec raison, que cette polémique révélait surtout la sensibilité extrême, et pour d’excellentes raisons, du public allemand dès qu’il est question des juifs et, par extension, d’Israël. Je ne sais pas très bien si Matteo Manapace est anglais, américain ou italien : son nom est italien, mais je suis bien placé pour savoir que cela ne veut rien dire, et il s’exprime sur les réseaux sociaux en excellent anglais. Quoi qu’il en soit, il aurait, par maladresse, négligé ce contexte particulier.

C’est bien sûr vrai, mais il me semble que cette différence de sensibilité est, en Europe au moins, autant générationnelle que géographique. Je ne suis pas allemand, mais ma réaction immédiate et spontanée en voyant les images de la cérémonie a été la même que celle du jury du Spiel des Jahres. Ma génération, qui a été élevée dans le souvenir de la guerre et a entendu des histoires de voisins disparus, voit avant tout dans Israël un état refuge pour les juifs rejetés d’un peu partout, ce qu’il est. Cela est vrai même pour quelqu’un qui, comme moi, a grandi dans un milieu familial très anticolonialiste où le héros politique numéro un était le colonel Nasser. Les plus jeunes, qui ont été élevés dans le souvenir des années soixante et de la décolonisation, voient avant tout dans Israël un état colonial, ce qu’il est tout autant. Personne n’a tort car tout le monde a raison.

Je digresse un peu, mais il me semble qu’une synthèse ne peut se faire qu’en acceptant que, historiquement, Israël est les deux, à la fois refuge et état colonial. Nous avons affaire, un peu comme dans le cas de l’Afrique du Sud avant 1994, à une colonie sans métropole, d’où les colons ne peuvent pas partir, et où le problème n’est donc pas de savoir qui doit rester mais comment organiser la cohabitation, si possible dans un état unique et commun pour éviter de recommencer à se taper dessus dans quelques années. Je n’ai pas l’impression que l’on soit bien parti pour cela, ni d’un côté, ni de l’autre.

Beaucoup, notamment dans la discussion sur ce sujet sur le forum du boardgamegeek, où la plupart des intervenants sont américains, semblent penser que le jury allemand du SdJ a surinterprêté le badge de Matteao Menapace, et que la décision de l’exclure de ses futurs événements a été excessive. Si c’est le cas, peut-être aurait-il été possible de s’entendre sur un communiqué commun, je ne sais pas du tout ce qui a été discuté. Néanmoins, je suis incapable de condamner une réaction qui, spontanément, aurait sans doute aussi été la mienne.

Une autre polémique plus discrète a entâché l’attribution des prix cette année, et je pensais originellement l’aborder également dans cet article. Après en avoir parlé avec les personnes concernées, qui souhaitent toutes calmer le jeu, j’ai décidé de n’en rien faire et ne m’exprimerait plus à ce sujet. Si vous savez de quoi il s’agit, je vous invite à faire de même.



Daybreak designers Matt Leacock and Matteo Menapace during the 2024 SdJ award ceremony.

The Spiel des Jahres award ceremony was held in Berlin on July 21st. The German game of the year award was for very long the only boardgame award with a measurable impact on sales and is still, by far, the most important and the most discussed. Every year, speculations rage first about who will get the Spiel and its variations, the “KennerSpiel” for complex games and the “KinderSpiel” for children ones. Once the result is known, there are also recriminations by those who dislike this or that game, or that style of game. This year, there was also a more serious polemic about the Kenner Spiel.

I am always very wary of games with a too serious and significant social or political setting. I am wary because most of them are boring games, which doesn’t seem to be the case with Daybreak, but also because it breaks with what I view as the main social function of games, giving us an opportunity to escape reality for a while, to take a break while still being in a friendly social context. I am therefore not much attracted to Daybreak but, having not played it yet, I cannot develop this argument in more details.

Anyway, even when I prefer games which stay away from actual global issues, or treat them in a light, distanced and humorous way, I know quite well, by experience, that game designers, publishers, graphic artists, printers and gamers belong to the real non-gaming world. As an example, the ecological stakes of the manufacturing games are becoming important, and are discussed again… every time the shipping costs from China increase due to some international crisis. The war in Ukraine, just when some Ukrainian games were starting to be really popular in Europe, is an other occasion to remind us that, even if games are part of our lives, we don’t live in the world of games. This year’s polemic is another striking example.

Daybreak has a political discourse, but a very consensual one, not polemical in any way, and it is not the issue. One of the designers, Matteo Menapace, wore during the award ceremony a flashy badge with a watermelon pattern, which is used as a symbol by Palestinians because this local treat has the same colors as their flag, on a map of Palestine including the state of Israel. The jury interpreted this not as a simple show of solidarity with Palestinians crushed with bombs, but as a statement in favor of the destruction of Israel, and therefore a call for violence which could be considered antisemitic. The Spiel Jury therefore decided to ban Matteo Menapace from all its future events. Matteo Menapace’s public answer, in which he failed to acknowledge that the issue was not the pattern but the shape of his badge, didn’t help. There has been since many arguments on social networks, most of them what we call in French “dialogue of the deaf”.

Many have rightly argued that this polemic was due to the extreme sensitivity of German public opinion to everything involving jews and, by extension, Israel. This is obviously true, and for very good reasons. I don’t know if Matteo Menapace is English, American or Italian. He has an Italian name, but I’m well placed to know this doesn’t mean anything, and talks in perfect English on social networks. Anyway, the idea is that ignoring this context was, if not plain wrong, at least extremely clumsy.

This is certainly true, but I think the difference in sensibility is, in Europe at least, as much a question of generation as of nationality. I am not a German, but my spontaneous first reaction when seeing Matteo Menapace’s badge on the images of the SdJ ceremony was the same as the jury’s one. My generation has been raised in the memory and recollection of WWII, with stories of disappearing neighbors. We therefore see Israel first and foremost as a safe haven for Jews rejected from everywhere – which it is. This is true even for someone like me, raised in a fiercely anticolonial family where one of the top political heroes was colonel Nasser. Younger people, raised in the memory of the sixties and the decolonization wars, see Israel, first and foremost, as a colonial state, which it is. No one is wrong because everyone is right.

Let’s digress a bit. I think the only possible synthesis is to accept that Israel is both, safe haven and colonial state. A bit like in South Africa before 1994, it is a colony without a homeland, from where colonists cannot leave. The true issue is, like it was in South Africa, not to determine who will stay but to find a way to organize cohabitation, if possible in a single state to avoid fighting again in a few years. Unfortunately, we don’t seem to be moving in this direction.

Many in the online discussion of the event, especially on the BGG where most contributors are from the US, seem to think that the SdJ jury decision to exclude Matteo Menapace from its events was excessive. May be it could have been possible to agree on some common statement, I don’t know what has been discussed. Anyway, I cannot condemn a reaction which, spontaneously, would also have been mine.

There has been another polemic about this year awards, which I originally also wanted to discuss here. After some discussion with the people involved, who all now want to cool things down, I’ve finally decided not to talk about it. If you also know what it is about, I urge you to do the same.

Une interview de Jun Sasaski
Une interview de Jun Sasaki

L’un de mes derniers jeux publié, Whale to Look, est sorti en 2023 chez Oink Games. Il est cosigné avec Jun Sasaki, qui est aussi le patron de ce petit éditeur japonais dont les petites boites colorées sont aisées à repérer dans les boutiques.
J’ai toujours beaucoup aimé la gamme d’Oink Games, avec ses petits jeux souvent très originaux, aux règles et au graphisme minimaliste, et cela faisait des années que j’essayais de caser un jeu chez eux. J’en avais même imaginé un spécialement conçu pour leur format de boite, Maracas, qui a finalement terminé chez Blue Orange. Je suis donc particulièrement heureux de Whale to Look, qui semble en outre très bien se vendre.
J’en ai donc profité pour réaliser une petite interview de Jun Sasaki, que voici. J’avais déjà croisé Jun aux États-Unis, à la Gen Con, puis à deux reprises au Game Market d’Osaka. Je ne vais plus aussi souvent au Japon qu’il y a quelques années, et cette interview a donc été réalisée par mail.

À la Gen Con 2019
Les jeux Oink dans une petite boutique de jeu japonaise.
Le prototype de Constellations
Whale to Look
Le stand Oink at UKGE 2024


One of my last games, Whale to Look, has been published in 2023 by Oink Games. It is cosigned with Jun Sasaki, the boss of this small Japanese publisher whose small brightly colored boxes are easy to spot in game shops.
I’ve always liked the Oink Games line. The games are often really original, with simple rules and cute minimal art, and I’ve been trying to land a game there for years. I even designed one specifically for their box format,
Maracas, which was finally published by Blue Orange. Having a game published there is therefore an achievement, even more since the game seems to sell well.
I therefore seized the oportunity to ask Jun Sasaki a few questions. I have met him once at Gen Con, years ago, then twice at the Osaka Game Market. Unfortunately, I don’t travel to Japan as often as I used to, so this interview was made by email.

At 2019 Gen Con
Oink games on display in a small Japanese gameshop.
Constellations prototype
Whale to Look
Oink booth at UKGE 2024



Des nains et des dragons
Of dragons and dwarves

Mes amis du petit monde du jeu se moquent gentiment, et depuis pas mal de temps, de ma propension à concevoir des jeux « avec des nains et des dragons », c’est à dire situés dans un monde médiéval fantastique caricatural. Ils n’ont pas tort. Parmi mes nouveautés à sortir en 2024, il y aura Le Trésor des Nains, sans doute ma création préférée, pour lequel j’ai en vain cherché un autre thème.

Je suis d’autant plus conscient du problème que je peux l’expliquer, et que j’ai parfois cherché à le contourner. J’ai eu une éducation bourgeoise et, surtout, intello. Je n’ai dû voir qu’un ou deux dessins animés Disney, je n’ai vu aucun Star Wars, les seuls super-héros que je connaisse sont ceux de la mythologie grecque, et je n’ai jamais appris à entrer dans l’imaginaire par l’image, seulement par le texte – ce qui m’a permis, en revanche, d’apprécier Le Seigneur des Anneaux et, plus tard, Game of Thrones et le Disque Monde.

Je n’en apprécie pas moins les jeux à thème fort, les jeux dont les mécanismes, les règles, sont étroitement liés au contexte, l’univers. Un bon thème de jeu est un thème dont les joueurs sont déjà familiers. Cela leur permet de se concentrer sur les règles sans rien perdre du fun, de l’intérêt ou de la profondeur du thème. L’univers médiéval fantastique, surtout dans ses versions un peu parodiques, était, avec la science-fiction, un peu tout ce qu’il me restait comme thème exotique, riche et populaire pour lequel je n’aie pas à me plonger régulièrement dans la documentation.

Il y a en effet un peu de paresse dans ma propension à mettre partout des nains, des gobelins et des dragons. Les thèmes historiques « réels », tout comme d’ailleurs les univers littéraires « à licence », de Disney à Game of Thrones, demandent un effort de documentation que j’ai d’autant moins envie de fournir que je me spécialise de plus en plus dans les petits jeux de cartes.

Ce qui n’était guère gênant il y a trente ans le devient un peu aujourd’hui. L’univers médiéval fantastique fait en effet de moins en moins partie des références communes des jeunes adultes qui sont le cœur du public du jeu de société. Sans compter que, même parmi les plus âgés, beaucoup – moi y compris – s’en sont un peu lassés. J’ai aussi un peu taquiné la science-fiction générique mais plus l’avenir semble mal barré, moins elle m’attire et me fait rêver, et moins, sans doute, elle attire et fait rêver les joueurs.

Que faire alors ?

Je ne suis guère tenté par un binge watching de tous les films Star Wars ou Marvel, et de tous les dessins animés Disney, mais je n’exclus pas de faire un effort de documentation si on me demande un jour de concevoir un jeu dans un univers particulier. Je serai à la retraite dans un mois, cela me laissera plus de temps pour ce genre de défi.

Je peux aussi, et c’est ce que j’ai commencé à faire, me replier sur des clichés plus ou moins universels, comme ceux concernant le monde animal – et rejoindre ainsi un peu Disney. Je ne serai pas le seul, puisque vous avez sans doute remarqué que les jeux avec de mignons animaux, anthropomorphes ou non, ont récemment envahi les étagères des boutiques. Les variations thématiques possibles sont nombreuses, mais elles commencent déjà à encombrer les étagères des boutiques, et je crains que le public adulte ne soit vite lassé d’une thématique un peu enfantine.

Il y a quelques années, ils auraient tous été des nains…

Au delà des animaux, c’est la nature tout entière, les fleuves, les arbres, même les champignons, qui peut fournir des thèmes de jeux efficaces – même s’il est moins excitant d’être un champignon qu’un dragon. Là aussi, je ne suis pas le premier à avoir eu l’idée, et cela pose quelques autres problèmes dont j’ai récemment discuté dans un long article. Mais bon, je commence à avoir quelques prototypes de jeux de cartes avec des poules, des canards, des fleurs, des fruits, voire des légumes. D’autres auteurs de ma génération, rencontrant les mêmes contraintes, tentent de s’en sortir de la même manière.

Certains s’étonnent que, ayant passé une thèse d’histoire, je n’aie publié aucun jeu à thème historique – ou alors uniquement des jeux ne prenant guère leur sujet au sérieux, comme La Vallée des Mammouths, Mystère à l’Abbaye ou Ménestrels. Je suis sans doute le spécialiste mondial des licornes, mais je n’ai conçu que des jeux avec des dragons. J’ai aussi enseigné l’économie et la sociologie, et n’ai publié qu’un unique jeu faisant vaguement référence aux théories économiques, Terra.

J’ai plusieurs problèmes avec les thèmes historiques.

Techniquement, il est souvent plus difficile de situer un jeu de société dans un contexte historique précis que dans un monde imaginaire. Le fantastique ou la science-fiction permettent assez facilement de tout justifier; un pion qui passe d’un côté à l’autre du plateau de jeu peut avoir emprunté un vortex magique ou spatial, ce sont des trucs qui trainent partout. Avec un thème réel, if faut rester… réaliste, ce qui peut s’avérer frustrant lorsque l’on a l’idée d’un mécanisme qui rendrait le jeu plus intéressant.

Les jeux à thème historique ont du coup souvent un aspect un peu sérieux, qui peut les faire passer pour des outils pédagogiques. Comme enseignant, j’ai pu voir les dégâts des jeux pédagogiques, sujet que j’ai déjà abordé en détail sur ce blog. Disons pour résumer que passer par l’intermédiaire de règles de jeux pour « faire découvrir et expérimenter » des mécanismes ou apporter des connaissances oblige à simplifier à l’extrême et surtout est, par rapport au bon vieux livre ou au cours, une immense perte de temps – je précise que cela est beaucoup moins le cas pour le jeu video, qui peut plus facilement faire passer ses règles au second plan. En outre, comme tous les procédés destinés à faire passer un « curriculum implicite », cela semble rendre la science plus abordable pour tous, alors qu’en réalité seuls ceux qui maîtrisent déjà les règles de la culture scolaire sont en mesure de « repérer » les connaissances valides. Je trouve aussi, en tant qu’auteur, les jeux didactiques un peu inélégants, voire dévalorisants. Comme le disait Proust, « Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ».

La guerre, les historiens et les joueurs

Les historiens académiques ont tendance à négliger un peu l’histoire militaire, et tout particulièrement les dimensions techniques des conflits (Rome et la Grèce antique font un peu exception – les guerres romaines sont cools, allez savoir pourquoi, les autres un peu vulgaires). Tactique et stratégie militaire apparaissent comme des thèmes de mauvais goût que l’on préfère laisser aux historiens amateurs – et aux joueurs de wargames. De fait, les programmes scolaires qui, il y a un siècle, faisaient la part belle aux grandes guerres les traitent aujourd’hui rapidement, comme des transitions entre des périodes de paix étudiées plus en détail. Et ne parlons pas des économistes pour lesquels la guerre, étant irrationnelle, ne peut pas exister.
Il se trouve justement que les conflits militaires sont, à l’inverse, les événements historiques qui se prêtent le mieux à une exploitation ludique, ce que savent bien les généraux qui utilisent les Kriegspiel, devenus wargames, depuis le XIXe siècle. Le plateau de jeu est une carte géographique, les pions sont des armées, la métaphore est pertinente et efficace, même pour décrire, comme c’est de plus en plus souvent le cas, les conflits insurrectionnels. Certains wargames sont presque des simulations et peuvent permettre de comprendre les choix stratégiques et tactiques des parties au conflit.

À côté des jeux de guerre se sont développés d’abord des jeux sur le thème de l’expansion coloniale, pour lesquelles la carte de géographie est là encore un support efficace. Je n’y reviendrai pas, y ayant déjà consacré un très long article. D’autres jeux publiés depuis une vingtaine d’années relèvent plus de l’histoire politique et économique, mais beaucoup sont presque des eurogames, avec un thème un peu forcé. Si, d’un côté, je me réjouis que les auteurs de jeux s’intéressent à des aspects multiples de l’histoire, je ne peux que constater que ces jeux sont généralement moins convaincants. Faute d’une métaphore aussi satisfaisante que celle des jeux de guerre ou de conquête, il est rare qu’ils donnent de leur sujet une représentation à la fois simple, juste et efficace. S’il y a une carte, ils ont tendance à surjouer le rôle historique de la géographie. S’il y a simplement des cartes, ils deviennent vite abstraits.

Je me résoudrai sans doute quand même aussi à situer un peu plus souvent l’action de mes jeux dans des univers historiques réels, mais en prenant quelques précautions pour interdire une lecture trop sérieuse – et ce même et surtout si le jeu a été conçu avec un certain sérieux documentaire.

Après, ne dramatisons pas – il reste les dinosaures, les vampires, les zombies, les pirates, les dystopies et quelques autres univers qui ne me viennent pas à l’esprit maintenant. Les nains et les dragons qui ont longtemps été mon univers par défaut le resteront néanmoins sans doute encore un peu, ne serait-ce que parce que les trouve sympathiques.

Le retour des dragons ?

J’avais presque terminé de rédiger cet article lorsque j’ai vu passer l’annonce de…. Wyrmspan, un jeu avec des dragons de Connie Vogelmann développé sur la base de Wingspan, un jeu avec des oiseaux de Elizabeth Hargrave et l’un des grands succès du jeu de société de ces dernières années. Assiste-t-on déjà au retour des dragons, bien décidés à reprendre leur territoire et flamber les naïfs petits oiseaux qui ont, un temps, contesté leur suprématie ? S’agit-il juste d’une variante mineure de Wingspan soigneusement calibrée pour la vieille génération de joueurs, les vieux rôlistes par les petits oiseaux que par les gros reptiles ? J’avoue ne pas bien savoir…



My friends in the small gaming world are, for quite a long time, mocking me for always designing games about “dragons and dwarves”. This means, of course, games in a light humorous generic medieval fantasy setting. They are not wrong, and one of my new games coming in 2024, probably my favorite design so far, is Treasure of the Dwarves, a game for which I have vainly tried to find a more original setting.

Being able to explain it makes me even more conscious of the issue. I’ve had a bourgeois and, most of all, intellectual education. I’ve seen maybe one or two Disney cartoons, I’ve not seen any Star Wars movie, the only superheroes I learned anything about are those from the Greek mythology. I’ve never learned to get into a fantasy world through images, only through text – which still allowed me to get easily into the Lord of the Rings and, later Game of Thrones and the Discworld.

I nevertheless enjoy games with a strong theme, games whose mechanisms are strongly embedded into their context, their setting. A good game setting is a setting players are already familiar with. This allows them to focus on the mechanisms without losing the setting’s fun, depth or interest. Heroic fantasy, and especially slightly parodic medieval fantasy, was, with good old science fiction, the only rich, exotic and popular setting I could work with without spending hours browsing through literature and other documentation.

Laziness might indeed be one of the reasons why I tend to put dwarves, dragons and sometimes goblins everywhere. Serious historical settings, like “licensable” literary settings, from Disney to game of Thrones, require a great documentation effort, something I’m even more wary of now that I am specializing in light and fast card games.

What wasn’t really an issue thirty years ago is becoming one now. Medieval heroic fantasy is becoming much less a common cultural reference of young adults who are buying and playing boardgames. Even the older ones, like me, are becoming a bit bored with it. I’ve also made use of generic science fiction, but the less optimistic we are about the future of humanity, the less it attracts me and the less it makes players dream.

So what ?

I’m not really interested in binge watching all the Star Wars and Marcel movies, and all the Disney cartoons, but I can make an effort at learning about a specific universe if I’m asked to design a game in it. I’ll soon retire from my day job and will have more time for that kind of challenge.

I can also fall back on other more universal clichés, especially about the animal world – and Disney is more or less part of it. I won’t be the only one, and you’ve probably noticed that boardgames with cute animals, often anthropomorphic ones, have recently become fashionable. They allow for many thematic variations, but most of them are already cluttering boardgame shop shelves and I’m afraid gamers will soon get bored of it or dismiss it as childish.

A few years ago, theu would all have been dwarves.

Animals, but also the whole natural world, rivers, trees, even mushrooms can make for very effective game settings, though being a mushroom feels less exciting than being a dragon. Here also, I’m not the first one to get the idea, and it makes for other problems I’ve discussed at length in a former blogpost.
Anyway, I’m starting to have game prototypes with hens and ducks, with flowers, with fruits and even vegetables. Many game designers of my generation are trying to use the same trick.

Some gamers are surprised that, having a PhD in history, I’ve never published a historically themed game – except for very few ones which don’t take their subject seriously, like Valley of the Mammoths, Mystery of the Abbey or Minstrels. I’m probably the world specialist in unicorns, but have only published games about dragons. I also taught economics and sociology, but published only one game vaguely related to economics theory, Terra.

Why I am careful with historical game settings.

Technically, it is far more difficult to design a historical boardgame than a fantasy one. Fantasy, and this includes science-fiction, makes very easy to justify any gaming effect. A token moving from one end of the board to the other can have used some magical or space vortex, everyone knows these things happen. In a realistic setting, game rules must be realistic, which can be frustrating for the designer wanting to implement a mechanism which would make the game more interesting.

This is why game in a historical setting often look and feel serious, which might suggest they can be used as teaching tools. As a teacher, I’ve witnessed the damage done by the pedagogical use of boardgames, a question I’ve already discussed on this blog. To put it shortly, using game rules to “make learners discover and experiment” usually requires an extreme simplification of knowledge and, when compared with text or lectures, always leads to a terrible waste of time – this is far less the case with video games, which can more easily have rules dealt with in the background by a computer. Also, like all pedagogical methods relying on an “implicit curriculum”, it looks like it makes knowledge more affordable for all when, in reality, only those who already master the rules of school culture are able to spot the valid knowledge items. Also, as a game designer, I find the idea of a didactical game inelegant, even a bit belittling. As Marcel Proust wrote, “a work with theories is like a gift whose price-tag has not been removed”.

War, history and games

Academic historians tend to neglect, or even despise, the technical aspects of military conflicts (except in the ancient Rome and Greece; for some reason, Roman wars are cool when most other wars are mundane). Military tactics and strategy are considered bad taste topics, which can be let to amateur historians and, yes, wargamers. School curricula which, one century ago, devoted entire chapters to wars now see them as transitions between periods of peace which are studied much more extensively. As for economists, they seem to consider that war, being irrational, simply cannot happen.
Conversely, military conflicts are the historical events which are the most easily and effectively represented, almost simulated, in a game. Generals, who use Kriegspiel, later renamed wargames, since the XIXth century know this quite well. The game board becomes the geographical map, the players’ pawns and tokens are armies. The metaphor is very efficient and relevant, even to describe, like it is more and more often the case, insurrectional conflicts. Some wargames are almost simulations, and can help to understand the tactical and strategic choices of the opponents.

After the war games came games about colonial conquests, for which a geographical map is also an efficient and convincing board. I won’t discuss them here, I’ve already written a very long article on this topic. There has also been recently more games about political or economic history, but many of them are near-eurogames whose settings feel pasted on. On the one side, I’m happy that game designers are now interested in various aspects of history, but I have to admit that, with a few exceptions, games which are not about war or conquest are less convincing, and rarely give a consistent, accurate and efficient picture of their subject. If the game is played on a map, it tends to overplay the importance of geography. If it’s made only of cards, the gameplay usually feels abstract.

I will probably also resign myself to design games with a real historical setting, but I will take a few steps to prevent a too serious reading of their content – even and above all if the design is based on a serious documentation.

Let’s not dramatize – there are still dinosaurs, vampires, zombies, pirates, dystopias and many other possible settings which don’t come to my mind just now. Anyway, dragons and dwarves have long been my default setting, and will probably keep being it, though to a lesser extent, if only because I like them.

Are Dragons back ?

I had almost finished writing this blogpost when I saw the first announcement of… Wyrmspan, a dragons game by Connie Vogelmann based on Elizabeth Hargrave’s Wingspan, a birds game and one of these last years major hits. Are dragons already back, determined to get their realm back and to burn the naive birdies who thought they could replace them ? Or is it just a minor variation on Wingspan cleverly targeted at my generation, at old bearded gamers not really excited by cute singing birds ? I don’t know, time will tell….

Légendes de l’Ouest et du Pamir
Legends of the west and the Pamir

La version « Legacy » des Aventuriers du rail, Légendes de l’Ouest, à laquelle je n’ai pas encore joué, a été généralement très bien reçue dans le petit monde du jeu de société. L’équipe qui l’a développé, Alan Moon, Matt Leacock et Rob Daviau, réunit quelques uns des meilleurs auteurs contemporains. Tout ce que j’ai lu me fait envie, et je vais sans doute me le procurer, même si je doute fort de pouvoir jamais réunir une équipe prête à faire les douze parties de la campagne. Sur les réseaux sociaux, ce jeu a fait l’objet de quelques critiques, féroces mais marginales, sur la manière dont il présenterait développement du réseau ferré aux Etats-Unis. Ces critiques me semblent mal fondées, et je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion de m’exprimer à la fois en tant que prof, historien, marxiste et auteur de jeux, et de m’étonner une fois encore de la propension de beaucoup, à gauche, à se tromper d’ennemi.

Comme il était difficile de répondre de manière argumentée en 280 caractères, j’ai décidé de développer un peu pour écrire ce post de blog. L’une des trois discussions a rapidement dérivé sur un sujet voisin, mon hostilité aux jeux éducatifs et ma méfiance envers les jeux « à message », même et surtout lorsque je suis d’accord avec le message. J’aborderai donc aussi un peu ce point en deuxième partie.

Certes, la nouvelle version des Aventuriers du rail, un jeu déjà classique, illustre de toute évidence, plus encore que l’original, une version fantasmée de la conquête de l’ouest, des rails sur la prairie. Le jeu, qui s’appelle « Légendes de l’ouest » et non « Histoire de l’ouest » ne s’en cache nullement. Même quelqu’un qui, comme moi, ne connait à peu près rien à l’histoire américaine, ne peut, au simple vu de la boite, avoir le moindre doute. Si cela ne suffisait pas, une note des auteurs dans les règles indique bien qu’ils sont parfaitement conscients de s’être inspirés des clichés (tropes) sur la conquête de l’ouest, lesquels ignorent largement son coût humain aussi bien pour les tribus indiennes que pour les travailleurs. Paradoxalement, cette note a peut-être aggravé le problème – en tant que prof, je sais que c’est souvent une erreur de prendre les élèves pour des idiots en leur disant des choses qu’ils ont déjà comprises.

Malgré cela, certains ont reproché à ce jeu de ne pas être fidèle à la réalité historique, voire d’être un peu raciste, puisqu’il ne met pas en scène les tribus indiennes sur les terres desquelles les voies ferrées ont été construites, et très pro-capitaliste, puisqu’il ne dit rien de l’exploitation des esclaves puis des cheminots pour construire ces mêmes voies. Le jeu n’est bien sûr ni l’un, ni l’autre, puisqu’il ne prétend nullement être historique et assume clairement, ce qui n’est pas le cas de bien d’autres jeux aux vaguement historiques, être fondé sur des clichés.

Cet univers romantique et un peu enfantin est sans doute l’une des raisons qui me donnent envie de jouer aux Aventuriers du Rail – Légendes de l’ouest. Je jouerai peut-être aussi avec plaisir à un jeu sérieux et militant prétendant « démystifier » la conquête de l’ouest en détruisant des clichés que personne ne prend plus vraiment au sérieux, mais je n’en suis pas certain car ce serait un autre jeu visant un autre public.

La vision romantique et fantasmée de l’histoire américaine qui apparaît dans Les Aventuriers du Rail mérite certainement d’être utilisée avec prudence, ce qui est le cas dans ce jeu, et éventuellement d’être étudiée et analysée. Je m’y étais un peu essayé il y a une dizaine d’années dans mon essai sur Décoloniser Catan, puis dans un article sur les jeux de trains. En français, des études critiques sur l’imaginaire médiéval dans les jeux ont été publiées ces dernières années, notamment par Anne Besson, centrées sur les jeux de rôles et les jeux video ; la conquête de l’ouest, même si le thème est moins prégnant dans le jeu de société, mériterait le même traitement. Des universitaires américains travaillent sans doute sur le sujet ; je n’ai pas vraiment cherché, mais si on m’envoie un article sérieux, je le lirai avec plaisir.

Les critiques ne reprochent en fait pas vraiment à ce jeu de ne pas être historique, ils le condamnent surtout pour ne même pas essayer de l’être, pour ne pas prendre son thème au sérieux. Si j’ai pu apprécier quelques jeux au thème historique très sérieux, comme récemment Pax Pamir, je n’ai jamais confondu une partie de jeu et un cours d’histoire. J‘ai dans un coin de ma tête une vague idée de jeu de cartes sur les débuts de l’ouverture du Japon vers l’Ouest dans les années 1850, mais si ce projet aboutit, le ton en sera sans doute plus léger et ironique. Bon, j’espère que Cole Wehrle ne va pas m’écrire qu’il a déjà commencé à bosser sur ce sujet, qui lui irait assez bien.
En regardant sur les étagères où se trouvent mes jeux publiés, je n’en vois que trois au thème vaguement historique, Mystère à l’Abbaye, La Vallée des Mammouths et Silk Road. Aucun des trois, c’est le moins que l’on puisse dire, n’a le moindre contenu historique un peu sérieux.

L’idée que les jeux de société devraient toujours prendre leur thème au sérieux me gène énormément. Elle implique en effet que, contrairement aux auteurs et aux critiques, les joueurs ordinaires seraient des idiots incapables de regard critique, de faire la différence entre l’histoire et la légende, entre le premier et le second degré. Elle sous-entend surtout que les jeux tireraient leur valeur de leur caractère éducatif. J’ai déjà sur ce site expliqué pourquoi je n’utilise pas les jeux dans mes cours, et pourquoi je considère l’idée même de jeu éducatif comme un oxymore dévalorisant aussi bien pour les enseignants que pour les auteurs de jeu.

On peut apprendre très efficacement l’histoire en lisant des livres d’histoire. On le peut encore, même si cela prend beaucoup plus de temps, en lisant des romans, en regardant des films, en pratiquant certains jeux video ou jeux de rôles, si l’on prend garde à ce que l’intrigue ne prenne pas le pas sur le contexte. Les jeux de société, entièrement centrés sur leurs règles, peuvent difficilement avoir la même profondeur psychologique, la même subtilité dialectique, ou même simplement apporter la même quantité d’informations. C’est pour la même raison qu’il est rarissime qu’ils parviennent à faire passer un message politique sans sombrer dans la caricature.

J’ai déjà bien du mal, dans mes cours, transmettre tout le contenu sur lequel je souhaite faire réfléchir mes élèves, je n’y parviendrais jamais si je devais utiliser comme médiateur un outil aussi complexe et rigide qu’une règle de jeu. Je n’ai pas de temps à perdre avec des règles, et j’ai besoin de la souplesse, des possibilités d’improvisation, de discussion et d’adaptation que seul le cours oral peut apporter. Pax Pamir, sans doute le plus réfléchi et le mieux documenté des jeux de société sérieusement historiques auxquels j‘ai joué, et celui auquel j’ai leplus pris de plaisir, demande deux heures de jeu pour un contenu qui tiendrait sur un article d’une vingtaine de pages ou un podcast d’une demi heure . C’est un excellent jeu, surtout quand on connaît déjà un peu son thème, mais c’est un outil pédagogique bien peu performant. On peut d’ailleurs finir la partie sans savoir qui a gagné (les anglais ont perdu, les russes n’ont pas vraiment gagné).

Il y a une dizaine d’années, je terminais mon essai sur le tropisme colonial dans les jeux de société en expliquant que le problème était moins le recours aux clichés historiques et/ou exotiques que le fait que ce recours soit parfois inconscient et trop rarement assumé et/ou ironique. Au vu des évolutions récentes du petit monde du jeu, je pense que j’aurais dû insister plus encore sur ce dernier point. Dans Les Aventuriers du Rails – Légendes de l’Ouest, les clichés sont parfaitement conscients et revendiqués. Comme le remarque une astucieuse critique, le jeu ne donne pas une vision biaisée de l’histoire, il s’en débarrasse et la jette par la fenêtre. Beaucoup d’auteurs, moi le premier, procèdent fréquemment ainsi, et ceux qui le font consciemment et le revendiquent sont ceux auxquels il est le moins légitime de le reprocher.

Dans l’une des trois discussions sur Twitter et Bluesky qui sont à l’origine de cet article, Cole Wehrle, auteur notamment du très sérieux Pax Pamir et du plus ironique Root, a très bien résumé le problème : «  je pense que nous condamnons trop facilement des jeux, alors qu’il y a de bonnes raisons pour lesquelles ils ignorent un point particulier. Il n’en reste pas moins important d’analyser les jeux (et les livres) et de s’interroger sur les effets de leurs mises en scène. »



The legacy version of Ticket to Ride, which I’ve not played yet, seems to be very well received in the small gaming world, which is not surprising given the great team of designers, Alan Moon, Matt Leacock and Rob Daviau. Everything I’ve read about it makes me want to play it, and I will certainly get a copy soon, even when I doubt being able to get a stable team of players ready to play the twelve parts of the campaign. On social networks, however, there has been some marginal but fierce criticisms of the way it is describing the rail network development in the US. I think these criticisms are ill-founded.

I could not let pass an occasion to speak at the same time as a historian (with a PhD), a teacher (of social sciences), a Marxist (though not always the most orthodox one) and a game designer (with nearly a hundred games under my belt), and to highlight the growing propension of many western leftists to pick the wrong enemy. Since it was hard to really explain my point in 280 characters, better write a blog post. One of the three simultaneous discussions on the subject rapidly digressed on a slightly different topic, my hostility to educative games and my reluctance to games trying to deliver a message – even and may be even more when I agree with the said message.

The action in Ticket to Ride – Legends of the West obviously takes place in a romantic fantasied version of the American frontier story, rails on the prairie. The game doesn’t try to hide this – it’s named “Legends of the West”, not “History of the West”. Even someone like me, who knows nearly nothing of American history, should notice it at first glance. If there were still doubts, a larged boxed paragraph in the rules even specifies that the game is inspired by tropes of the old west, which ignore the human cost for both Indian tribes and rail workers. Paradoxically, this note might have aggravated the issue – as a teacher, I know it’s usually a bad move to take students for idiots with telling them what they obviously already know. On the other hand, well, you never know exactly who will play your game.

Despite these carefully laid caveats, the game has been criticized for not being historically faithful, or even for being vaguely racist, since it doesn’t feature the native tribes whose territories these tracks were laid on, and definitely pro-capitalist, since it ignored the exploitation of slaves and other rail workers in building the network. It is neither one nor the other, since it doesn’t pretend to be historical, and the designers clearly assume having built it on clichés and tropes. And, yes, this romanticized and even a bit childish background is one of the reasons why I’m eager to play this new Ticket to Ride. I might enjoy as well a more serious and political game aiming at debunking the American railway myths, but I’m not sure of it and, anyway, it would be a completely different game aimed at a different market niche.

The fantasy version of the American railway history which appears in Ticket to Ride – Legends of the West certainly requires to be used with care, but it clearly is here, and even to be studied and analyzed. I vaguely touched on this a dozen years ago in my essay about Postcolonial Catan, before the idea was fashionable, and in a blogpost about train games. I’ve read a few interesting academic studies of the image of the Middle Ages in games, though in French and mostly about video and role-playing games, among others by Anne Besson. Even when it is a less pervasive setting, the old west certainly deserves the same type of research. I bet there are already American scholars working on it, and if someone sends me an article, I will gladly read it. 

In the end, what some critics reproach to the new Ticket to Ride is not that it is not historically faithful, it is that it doesn’t even try, that it doesn’t consider its setting to be something serious.
I have enjoyed a few serious historical games, the last one being
Pax Pamir, but I have never considered them to be a lecture in history. I have a very vague idea for a card game about the opening of Japan to the West in the 1850s, but if I ever finish it, it will probably have a more tongue in cheek feel. Well, let’s hope I won’t get a mail from Cole Wehrle saying he’s already working on this topic, which would fit him quite well.
When I look up at the shelves with my published games, I see only three with vaguely historical settings,
Mystery of the Abbey, Silk Road and Valley of the Mammoths. None has the slighest amount of serious historical content or discourse, even when I could have done it for the first one.

As an historian who, for forty years, has mostly designed game based on ridiculous fantasy settings, I find the idea that games should always take their setting seriously very disturbing. It implies that, unlike game designers and reviewers, average gamers are unfazed idiots, unable of any critical view, unable to make the difference between fantasy and history. It is also linked to the idea that the value of games is in their educational use. I have already explained on this blog why I consider the idea of « educational games » to be an absurdity which belittles both game designers and teachers.

One can learn history very effectively with reading history books. One can learn some bits of it with reading novels, watching movies or playing some video or role playing games, providing one is careful not to let the intrigue take over the context. Boardgames, being terribly rules-centric, cannot have the same psychological depth, the same dialectical subtlety, or even only bring the same amount of information. For this same reason, boardgames are not really adapted to the transmission of political messages, and those which try do it usually end up being simplistic.

I already struggle to bring to my students all the content I want them to think over, I cannot imagine having to do this through a media as rigid as game rules. I’ve no time to lose on rules, and I need the free-form flexibility, the possibility to react, discuss and improvise which only exists in oral and relatively freeform lectures. Even Pax Pamir, the best example I’ve played of a well thought out and documented historical boardgame, and one I'(ve had great pleasure un playing, takes two or three hours to bring the content one could learn reading a 20 pages article or listening to a 30 minutes podcast. It’s great to play as a game, especially if you already have some knowledge of the subject. it’s inefficient as a teaching tool.

A dozen years ago, i ended my long blogpost, or short essay, on the colonial tropes in boardgames with explaining why the real issue was not the use of historical / exotic clichés but the fact that this use was too often unconscious and too rarely assumed and/or ironic. In the light of what a part of the boardgaming scene has become since, I think I should have emphasized the last point even more. Anyway, in Ticket to Ride – Legends of the West, the clichés are conscious and assumed. It doesn’t give a wrong or biased version of history, it gets rid of history and throws it out of the window (see this clever review). That’s what most game designers do, and I don’t think it can be reproached to those who do it honestly and clearly.

Cole Wehrle, designer of the very serious Pax Pamir and the more tongue in cheek Root, summarized this very well in one of the three simultaneous Twitter and Bluesky discussions which made me write this blogpost « I think we often are too quick to call out erasure when, in fact, there are other good reasons why a game is not covering a particular element. Of course, I still think it’s important to scrutinize games (and books) and to consider the consequences of their framing. »

Archive de la ludothèque idéale
An archive of the ideal game library

Iain Cheyne a récupéré, grace à la machine à voyager dans le temps d’Internet, The Wayback Machine, l’ensemble des critiques de jeux que j’avais publiées sur mon site dans les années 2000, sous le nom un peu prétentieux de ludothèque idéale.

Les raisons pour lesquelles j’avais cessé de mettre à jour, puis entièrement effacé, cet ensemble de 700 et quelques petites critiques de jeux de société sont multiples.
Il y a bien sûr une explication technique, le site et la base de données étaient obsolètes et devenaient difficiles à mettre à jour, mais ce n’est pas l’essentiel.
La ludothèque idéale avait du sens à une époque où il était encore possible à une personne isolée comme moi de plus ou moins tout savoir sur les jeux de société publiés, et donc d’en présenter une vision encyclopédique. J’ai donc cessé lorsque les sorties sont devenues trop nombreuses. La seule démarche encyclopédique possible aujourd’hui, quand il sort plus de mille jeux par an, est celle de sites communautaires comme le Boardgagegeek.
Enfin, concevoir des jeux est peu à peu devenu mon métier. Même en me restreignant comme je le faisais délibérément à ne publier que des critiques positives, être à la fois auteur et critique me mettait de plus en plus souvent en porte à faux.

Beaucoup ont regretté la disparition de ces critiques de jeux. Récupérées par Iain Cheyne et publiées aujourd’hui sur le boardgamegeek, elles ont surtout un intérêt historique. Elles nous renvoient à une époque où les jeux étaient moins nombreux et, pour la plupart, plus méchants et moins sophistiqués – ce qui peut être un bien ou un mal.
En scrollant rapidement dans la très longue page reprenant toutes ces critiques, je constate avec surprise que j’ai entièrement oublié une grande partie de ces jeux que j’avais pourtant suffisamment aimé pour en faire des critiques élogieuses. Je suis aussi assez étonné de voir que mon anglais, dont je pensais qu’il avait surtout progressé ces dernières années, n’était déjà pas si mauvais.

Bref, si cela vous amuse, c’est là :



Using the internet time travel machine, The Wayback Machine, Iain Cheyne managed to get back all the boardgame reviews I published on my website in the 2000s under a rather pretentious title, the ideal game library.

The ideal game library was a database of more than 700 short boardgame reviews, in French and broken English. had removed it from my website for several reasons.
First, there was a technical issue. the website and the game database were becoming obsolete. Maintaining and updating them was time consuming. This was not, however, the main reason.
The ideal game library made sense in a time when it was still possible for one single and dedicated person to know more or less everything about the games that were published, and to present them in a more or less encyclopedic way. I had to stop when the number of new publications became too high. With a thousand new games published every year now, the only way to keep maintaining a kind of encyclopedia or catalog of games, or even only of good games, is through a communautary website, like the Boardgamegeek.
Last, designing games has progressively become my main professional activity. Even when restricting myself to discuss games I was really enjoying, this was putting more and more often in awkward situations.

Many gamers have expressed their regret about the disappearance of these game reviews. Iain Cheyne got them back and has now published all of them on the Boardgamegeek. their main interest now is historical. They send today’s gamers back to a time when there were fewer boardgames, and when most of them were nastier and less sophisticated – which can be both good and bad.
I’ve scrolled rapidly through the long new ideal game library listing. I’m surprised to realize that I don’t remember anything of more or less half of these games I had liked enough to praise them in my reviews. I also notice that my written English was not as bad I thought it was, which also means it didn’t imrpove that much these last years.

Anyway, if you want to have a look, it’s there :