Jeu et éducation
Games and education

Ce texte sera publié dans les actes du colloque “Jouer ou Apprendre ?”, qui s’est tenu au mois de mai à Chamonix. Mon intervention ayant été improvisée à partir de notes succinctes, ce texte en est une reconstruction a posteriori, qui s’éloigne sans doute parfois de ce qui a été effectivement dit – ou de ce que d’autres s’en rappellent. Je m’en excuse par avance.

Historien, professeur d’économie et de sociologie en lycée, je suis aussi auteur de nombreux jeux de société, mais j’ai toujours pris grand soin de maintenir entre ces deux activités une frontière relativement étanche, de garder deux casquettes.
Mes élèves savent que je suis joueur, et auteur de jeux. Dans mes cours d’économie, je cite souvent comme exemple le marché du jeu, et les éditeurs de jeux de société, que je connais bien. Ils sont de bonnes illustrations des problèmes de saisonnalité, des calculs de coûts de production, des réflexions sur l’externalisation.
Je suis convaincu que l’histoire du jeu, encore très marginale, pourrait être plus développée – mes premiers travaux universitaires traitaient d’ailleurs de l’évolution des règles du jeu d’échecs, et – ce qui était encore plus amusant – des théories sur l’origine de ce jeu, au Moyen-Âge et à la Renaissance.
Le jeu est aussi un thème intéressant, souvent abordé bien qu’il ne soit pas en tant que tel dans les programmes, dans l’enseignement de la philosophie. Pascal, dont je reparlerai, passe très bien dans les classes de terminale.
Les enseignants de mathématique abordent certes ce qu’ils appellent la théorie des jeux, mais c’est en fait la théorie des choix, des décisions, de beaucoup  de choses qui sont loin d’être toujours des jeux.

Le jeu a bonne presse aujourd’hui, en particulier dans l’éducation. Les «serious games» – un pléonasme déguisé en oxymore car le jeu est toujours pratiqué avec sérieux – sont de tous les doctes stages pédagogiques, même si – heureusement peut-être – bien peu d’enseignants ont vraiment les moyens de les utiliser.

Si le jeu comme thème ne me pose aucun problème, le jeu comme outil d’enseignement au lycée me semble en effet plus problématique. Mon point de vue serait sans doute différent si j’enseignais dans le primaire, où le jeu peut faire gagner du temps, ou à l’université, où des savoirs plus pointus, plus formalisés et mieux maîtrisés peuvent rendre le jeu plus utile. Le jeu pédagogique me pose problème pour trois raisons. D’abord, il remet en cause la nature même du jeu, qui doit rester un divertissement. Ensuite, il tend à renforcer la tendance au formalisme de l’enseignement actuel, en particulier en France. Enfin, il implique une telle perte de temps qu’il peut remettre en cause la fonction essentielle de l’enseignement, apprendre à penser, à comprendre, à réfléchir, à prendre du recul.

1) Le jeu comme divertissement pascalien

Le jeu comme divertissement (Pascal) comme anxiolytique de plus en plus nécessaire dans une société de plus en plus complexe (Durkheim), doit pour remplir son rôle rester vain, rester à l’écart du monde réel.
Si je suis joueur, c’est parce que je me pose des questions à côté du jeu, des questions sur le monde, le reste du temps. J’ai donc besoin d’une frontière claire entre ce qui relève du jeu et ce qui relève du monde réel – qui n’est pas seulement le travail. Je crois que nous avons tous besoin de cette limite.
Les élèves sont bien conscients de cette distinction, et se méfient avec raison des jeux pédagogiques. Quand on leur dit “on va jouer pour apprendre”, ils sentent l’arnaque. Ils savent bien qu’on leur dit qu’on va jouer, mais qu’en fait on est toujours là pour apprendre, pour travailler, que ce n’est pas du jeu. Ils ont donc une réaction de rejet face à ce qu’ils perçoivent – largement à raison – comme une tricherie.

Le jeu pédagogique dévalorise l’enseignement – on a honte d’enseigner, il faut déguiser l’enseignement en jeu – et dévalorise également le jeu – qui n’est plus qu’un vague modèle à l’honnêteté douteuse.

2) La stratégie contre la critique

Les partisans de l’utilisation systématique des jeux dans l’enseignement insistent sur le fait qu’ils forment à la réflexion stratégique et analytique. C’est une évidence, non seulement pour les jeux de stratégie, mais aussi pour la plupart des jeux de société modernes qui appartiennent à ce que l’on appelait autrefois les jeux «de hasard raisonné», c’est à dire calculable, analysable. Et c’est peut-être cela le problème.
Les jeux qu’il est possible de mettre en place pour enseigner l’économie ou la sociologie sont le plus souvent inspirés de modèles théoriques, abstraits, presque mathématiques, donc d’une vision très spécifique, et rarement neutre, des réalités sociales. On sait pourtant que ces modèles ont fait des dégâts considérables, car on a souvent essayé de plier la réalité pour la conformer au modèle, ce qui est l’exact inverse de la démarche scientifique des physiciens et mathématiciens.

La tendance actuelle dans l’enseignement est à favoriser la transmission des connaissances et la réflexion analytique, en évacuant systématiquement les dimensions humaines et sociales, et tout ce qui pourrait ressembler à un débat critique ou une question existentielle.
L’importance excessive donnée aux enseignements scientifiques, et le caractère de plus en plus technique et de moins en moins théorique des programmes de mathématique, les évolutions de l’enseignement de la littérature, réduit de plus en plus à un dépeçage grammatical et rhétorique de textes dont le fond et le contexte n’importent plus, les lamentables nouveaux programmes et nouvelles épreuves de sciences économiques et sociales, qui évacuent tout débat et présentent économie et sociologie sous un angle purement technique, en sont d’édifiantes illustrations. Or c’est précisément le même objectif que vise le jeu pédagogique – formaliser à l’extrême les contenus, réduire la réalité à des systèmes clos, et inviter à appliquer des règles et des mécanismes sans s’interroger ni sur leur pertinence ni sur leur raison d’être. Pour se reposer d’un monde complexe et angoissant, pour se divertir, c’est très bien. Pour transmettre des connaissances et des expériences sur le monde réel, cela peut être dramatique.

Un minimum d’organisation et de rigueur est sans doute nécessaire à l’efficacité de l’enseignement. J’accepte que l’on ait des salles numérotées, des classes numérotées, que l’on fasse l’appel, que la cloche sonne à heure fixe, même si j’ai parfois l’impression d’être dans une caserne ou un couvent plus que dans une école. J’accepte que l’on ait des devoirs, des examens, des notes – tout un attirail formel directement inspiré du jeu. J’accepte tout cela, avec quelques regrets, parce que je sais qu’il serait difficile de fonctionner autrement – surtout «à moyens constants» ;-). Je ne pense pas qu’il soit souhaitable d’aller plus loin.

L’école doit permettre aux élèves de prendre les connaissances, de s’en saisir et d’en faire ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent. C’est ce que permet la discussion, le débat, et surtout la recherche et la réflexion personnelles, qui restent possibles dans un cours relativement informel. Cela devient plus difficile quand les cours doivent suivre des powerpoint soigneusement préparés, qui aident certes le professeur à apporter efficacement les contenus mais le brident quand il faut s’en éloigner.
Cela devient impossible quand l’enseignement se fait par un jeu dont, par définition – parce que c’est l’essence même du jeu – on ne peut sortir. À la limite, des jeux de société très simples, ou des jeux de communication permettant d’expliquer un mécanisme peuvent être utiles, s’ils sont suivis d’une critique, d’un commentaire de ces mécanismes. Les jeux plus complexes, et notamment les «serious games» informatiques qui demandent un investissement fort et durable du joueur, et s’efforcent de dissimuler leurs mécanismes, de ne pas révéler leurs règles, non seulement n’aident pas à comprendre le monde mais contribuent à en donner une image systématique et biaisée.

Si le jeu n’est généralement pas un bon outil pédagogique, les techniques de “game design” peuvent en revanche en être un. Concevoir un jeu, construire le modèle, amène en effet à réfléchir sur les contenus. Un parallèle intéressant peut être fait avec l’enseignement de la littérature. Aux États-Unis, l’accent est mis sur le “creative writing”, qui a presque disparu de l’enseignement littéraire français, devenu pour partie académique (grands classiques), pour partie ludique (chasse aux figures de rhétorique). Le système américain, à la fois plus amusant et moins ludique, s’avère bien plus efficace, y compris pour apprendre à apprécier les classiques.

3) Perte de temps et d’efficacité

Mettre en place, concevoir un jeu demande énormément de temps et de travail. Les programmes de lycée s’alourdissent – en partie parce que l’on ne veut pas qu’il soit possible d’approfondir, en partie parce que l’on ne veut pas que les professeurs – et surtout les élèves – aient le temps de réfléchir à la pertinence des enseignements.
Le jeu aggrave cela, en ajoutant au temps nécessaire à l’apprentissage des contenus celui requis par l’apprentissage et l’utilisation des règles.

Le système scolaire français, en particulier au lycée, n’encourage pas l’autonomie des élèves. Les outils informatiques, et en particulier internet, sont fabuleux pour cela quand les élèves se les approprient, les utilisent chacun à sa façon pour de la recherche, ou simplement de la découverte. Les TPE (travaux personnels encadrés) en lycée, l’une des rares innovations pédagogiques intelligentes et réussies de ces dernières années, permettent cela, mais restent trop marginaux. L’autonomie permise par le jeu est à l’inverse ne fausse autonomie, une autonomie encadrée, une liberté régulée, une arnaque. À la limite, l’enseignement a plus besoin de jouets, et l’ordinateur en est un, que de jeux.

Conclusion

Enseignement plus ludique, oui, si cela veut dire enseignement plus désordonné, plus ouvert, plus improvisé, plus pluraliste – mais c’est le contraire du jeu, c’est la dérégulation, la responsabilisation des élèves dans le monde réel.
Enseignement plus ludique, non, si cela veut dire ajouter encore des règles arbitraires, des modèles abstraits, des systèmes de scores à un système qui souffre déjà d’un formalisme excessif.

L’adjectif ludique veut dire une chose et son contraire – qui impose des règles et relève du jeu et de l’ordre, qui affranchit des règles et relève de la fête et du désordre. Je pense que l’enseignement aujourd’hui souffre d’un excès de règles, et qu’il a grand besoin d’un peu de désordre.

Mes jeux visent à divertir, pas à enseigner. Il se trouve que l’on peut y calculer (Diamant), y collaborer (Novembre Rouge), ou même y mentir (Mascarade), mais ils ne cherchent pas à enseigner le calcul, la coopération ou le mensonge – ils ne veulent que divertir. La seule exception est sans doute Terra, le seul de mes jeux qui ait clairement une vocation pédagogique (et politique). C’était pour la bonne cause, le développement durable, tout ça, je ne pouvais pas refuser. C’est le jeu qui m’a valu le plus d’invitations à faire des conférences ou à parler du jeu, ce n’est pas celui qui s’est le mieux vendu, et je ne pense pas que ç’ait été le plus utile.


This text will be published in the acts of the symposium on “Gaming or Learning” which took place in Chamonix, last May. My speech was mostly improvised, based on short and succinct notes. This text is therefore a reconstruction written a few weeks later. I apologize if it differs here or there from what I have effectively said, or from what other people might remember.

I have a PhD in history and teach social sciences in a French high school, and I am also a prolific boardgame designer, but so far I always managed to keep these two activities apart.
My students know quite well that I am a gamer and a game designer. When teaching economics, i often use as examples the boardgame market and the boardgame publishers, which I know quite well. They are good examples to explain the business cycles and seasonality, the production costs issues, and the outsourcing debate.

I’m convinced that the history of games, and of gaming, which is so far almost non-existent in academic studies, could be much more developed. My masters dissertation dealt with the way the rules of chess and, which was more fun, the theories about its origins evolved in the Middle-Ages and the Renaissance.
Game and play are also an interesting topic for philosophy lectures – a specificity of French High schools. Game in itself is not part of the programs, but Blaise Pascal, whom we will meet again later, is one of the authors most regularly studied.
Math teachers are theoretically the only ones to tell specifically about games, but their so called game theory is badly named because it tells of all kinds of strategic decisions, and not specifically of games.  

 Games are very popular among education theorists and bureaucrats. The so-called “serious games” (a pleonasm disguised as an oxymoron, since every game has to be played seriously) are discussed at length in all kinds of boring pedagogic meetings, even when very few of the teachers attending have the technical means to use them in their class – well, may be it’s better so.

Games as an academic topic is not a problem, and should be encouraged. Games as an educational tool are more problematic. I might have a different point of view if I were teaching younger children, with whom games can help save time, or at the university, where a deeper, better mastered and more formalized knowledge can more honestly be implemented in a game.
I have three main issues with educational games. First, it questions the very essence of gaming, which must be a diversion from real life. Second, it accentuates the actual trend to excessive formalism in school curricula and technics, especially strong in France. Third, it takes so much time that it challenges what ought to be the main goal of education, teaching to think, to understand, to question and to discuss everything.

1) Game as a diversion

Games are foremost a diversion from the real world, and for this reason a powerful anxiolytic (Pascal), something which becomes more and more necessary when the society becomes more and more complex and intricate (Durkheim). Games can fulfill these basic social function only if they are pointless, disconnected from the real world.
I’m a gamer because, in the rest of my life (when I’m not playing), i ask myself questions about the real world. I need a clear boundary between what is real and what is not, what is pointless and what is not, what is game and what is reality – and reality is not only work. I think we all need this boundary.
Students are highly conscious of this difference, and are wary of educational games. When a teacher says that they will play to learn, they know perfectly well it’s a scam, and react accordingly. They know that the real objective is still to work and learn, that it’s not really a game but just a means, and they take the teachers and the school for what they are – cheaters.

Educational games discredit education – it feels like teaching is shameful and has to de disguised as a game. They also discredit games, which become just vague and dishonest mathematical systems or social engineering tools.

2) Strategic or critical analysis

The core argument of the supporters of systematically using games in education is that games effectively teach strategic and analytical thinking. This is obviously true, not only of the so-called strategy games, but also of most modern board games, who belong to a category which was called in old French – I don’t know if there’s a similar expression in English – games of “reckonable randomness”. But this might also be the problem.
Games that can be used to teach economics or sociology are usually based on abstract, almost mathematical, models and therefore on a very specific, and usually very oriented, conception of the social world. Both in economics and sociology, mathematical models have already done much harm, especially when politicians try to adapt the reality to their theoretical model, when well-thought scientific process is the exact opposite.
The actual trend in French school curricula and teaching methods is to focus both on transmitting first basic and then encyclopedic knowledge, and on strategic and then analytical analysis, while carefully removing or hiding anything that could look like an open question or a possible debate.

The growing emphasis is on hard science, mostly mathematics, and the new maths curricula have much more technics and less theory. The way we teach French literature has become a stupid game of looking for grammatical forms and figures of rhetoric, never caring what the text is really about – and don’t even think of social or historical context. The new programs in Sociology and Economics, which I’m supposed to teach, are designed to avoid anything that could lead to discussion, and describe economics and sociology as abstract, almost scientific, technics and systems. Educational games do the same, they lead to excessive formalization, they describe reality as a closed system, and they teach to apply rules and mechanisms without ever discussing their accuracy or their social function. It’s OK when it’s just a game, just a few hours of diversion from a complex and anguishing real world.  It’s terrible if it’s supposed to describe the real world and teach some knowledge of it.

Some structure and rigor is necessary in education. I can do with numbered rooms, numbered student groups, roll calls, bell ringing every hour, even when it sometimes feel more like barrack or monastery than school. I can do with tests, exams and scores, which are scoring systems directly inspired by games. I can do with all this because I know it would be hard to work otherwise – especially with no more funds. I can do with all this, but I don’t think we need more.

School is a place where students ought to learn stuff, make it their and do what they want and can with it. It’s possible with discussion, research, debate, personal thinking, all things which are easy in the relatively casual setting of traditional lectures. It becomes difficult when lectures have to follow incredibly detailed programs or carefully prepared powerpoints, which can only help the teacher transmit predefinite knowledge, but prevent him from doing anything else.
This becomes almost impossible when teaching is made through a game from which – that’s the very essence of a game – it’s impossible to get out. Very simple boardgames or communication games allowing to explain a simple mechanism can be useful if the game is followed by some comments on its mechanisms and the underlying ideology. More complex games, and especially computerized “serious games” which often require a deep and long term investment by the player and try to hide their rules for more “realism” don’t help to understand the real world, and often even give of it a systematic and often dishonest image. If you want students to think out of the box, better not shut them into a box.

If games are rarely a good educative tool, game design can be. Designing a game requires to build the mathematical model behind it, and therefore to think of what theories are embedded in the model. We can build an interesting parallel with the teaching of writing and literature. In the US, the focus is on creative writing, something which has almost disappeared from French schools, replaced by an indigestible mix or rhetorics and old French classics, of pointless grammatical games and boring academics. The US system is certainly more efficient – even for learning to read and apperciate classics..

3) Loss of time and efficiency

Designing and finalizing a game, especially one with some educational pretense, requires much time. The school curricula are becoming every year longer and heavier – in part because governments don’t want teachers, and worst of all students, to have enough free time to think by themselves and discuss one with another the stuff they are learning. Games make things even worse, because the time to learn the rules is taken from the time to learn the curricula.

The French school system, especially at high school level, rarely fosters autonomy. Computers are a great thing in school because, once the students master them – and they usually do already -, they can use them in different ways, research, exploration or more traditional written work. A student using a computer has some real autonomy, a student playing a game doesn’t, because he is far too enclosed in a very narrow frame by very precise rules. Schools need more toys – the computer is one – not more games.

Conclusion

We need a more playful school, not a more gamey one. Education would be better, more efficient, if it were more open-minded, pluralistic, chaotic, improvised – exactly the opposite of what structured games can – and probably will – provide. We need a school that makes students more conscious and responsible in the real world, not better at strategic thinking. School need less rules and less test scores, not more.

My games are designed to divert, to bring fun or intellectual challenge, but not to teach anything. Of course, one can learn some maths, especially divisions and prime numbers, playing Incan Gold, one can learn collaboration and the danger of alcohol playing Red November, one can learn to lie playing Mascarade, but that’s not the point, that’s not the goal of the game.

Terra is the only exception, the only deliberately pedagogic (and political) game I ever designed. It was for a good cause, sustainable development and all that stuff, so I could hardly decline to do it. It’s the game that granted me the most invitations to symposiums and conferences – but it didn’t sell that good, and I don’t think it was the most useful.

Les personnages dans Mascarade
Characters in Mascarade

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Petits jeux et fortes personnalités

De tous mes jeux, Citadelles est, de très loin, celui qui s’est le mieux vendu. Lorsque l’on me demande de le décrire, je commence toujours en expliquant qu’au centre du jeu sont les cartes personnages et que tout le reste, les bâtiments, les pièces, la construction d’une cité, n’est qu’un prétexte. Une carte personnage, pourtant, ce n’est rien d’autre qu’une carte action, mais cela ajoute un petit côté jeu de rôles à des jeux de cartes qui, sinon, seraient parfois un peu trop froids et trop allemands. C’est un truc que j’aime bien et que j’ai très souvent utilisé, dans des jeux aussi différents que Citadelles, Castel, Aux Pierres du Dragon, Mission Planète Rouge, Lost Temple et, une fois encore, Mascarade.

Quatorze cartes personnages, donc, des héros classiques des univers médiévaux comme le Roi, la Reine ou la Sorcière, d’autres un peu plus originaux comme les Paysans, le Fou ou l’Inquisiteur – rien de très original côté thème, et ni moi ni, je crois, l’éditeur n’en ont jamais sérieusement envisagé d’autre. Des testeurs m’ont fait remarquer, avec raison, que l’univers de la mafia aurait également parfaitement convenu au jeu, avec peut-être même un peu plus de cohérence puisque le but est d’amasser de l’argent. Le Moyen-âge un peu fantastique me fait cependant plus rêver, et, même sans recours abusif à la magie, se prête plus aisément à des effets variés et un peu farfelus.

roi

Des personnages, un par joueur, et… Rien d’autre, ou presque. Mascarade se joue avec une carte et une seule par joueur, même si il arrive que les joueurs échangent, ou fassent mine d’échanger, leur carte sous la table – mais ce n’est pas pour autant un autre clone des Loups Garous de Thiercelieux. Bref, un jeu de cartes médiéval, psychologique et minimaliste, un peu dans l’esprit de Citadelles. Mascarade fait aussi un peu penser à  Hoax, Oriente, Love Letter et Coup, auquel il devrait bientôt falloir ajouter le Concile de Vérone,  qui sont aussi des jeux de bluff avec une ou deux cartes personnage par joueur et dans lesquels on essaie de deviner qui sont ses adversaires – Mascarade est le seul où l’on doive aussi parfois deviner qui l’on est. À l’exception du déjà ancien Hoax, qui n’a pas été une inspiration consciente de Mascarade, et du plus complexe Oriente, tous ces jeux ont été conçus et publiés plus ou moins simultanément – l’idée était dans l’air.

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Plus on est de fous, plus on rit

Des quatorze cartes personnages de la boite de Mascarade, les toutes premières versions du jeu ne connaissaient que six – le Roi, la Reine, l’Espion (qui n’était pas encore une espionne), le Voleur, l’Évêque et le Juge. S’y ajoutaient, pour jouer jusqu’à dix joueurs, des paysans sans aucun pouvoir, obligeant les joueurs à bluffer. C’est Bruno Cathala, après avoir joué au prototype à Cannes, qui suggéra le premier renfort, la Sorcière. Après que j’avais signé pour l’édition du jeu avec par Repos Prod, les belges firent tourner le jeu et décidèrent qu’il fallait douze personnages différents pour pouvoir jouer jusqu’à douze. S’ensuivirent de nombreux échanges de mails, et une quinzaine d’idées de part et d’autre, dont la moitié environ s’avérèrent trop complexes ou trop puissantes. Au bout du compte, il nous restait bien douze personnages mais, les paysans allant par deux, cela permet de faire jouer treize joueurs. L’Usurpateur et le Maudit, un peu complexes et donc réservés aux joueurs connaissant déjà assez bien Mascarade, ont été gardés en réserve pour servir de goodies ou entrer dans une future extension. Quant à la Mendiante, personnage en quête d’auteur, elle a bien existé, mais son pouvoir ne nous convainquait qu’à demi – aux joueurs donc de lui en imaginer un, qui sera sans doute meilleur. De manière plus générale d’ailleurs, si ce jeu est appelé à rencontrer un certain succès et à avoir un jour une extension, ce qui est possible, toutes les idées sont les bienvenues.

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Un jeu de gauche ?

J’ai toujours tenu fermement à l’autonomie du jeu, au fait qu’un jeu ne devait en principe être destiné ni à enseigner quoi que ce soit, ni à faire passer un message. Cette position ne m’empêche pas de glisser à l’occasion dans des jeux non pas des messages, mais des clins d’œil littéraires ou politiques.

C’est ainsi que Mascarade n’est pas seulement un jeu de bluff mais est aussi, un peu,  un jeu révolutionnaire, féministe et anticlérical.

Un jeu révolutionnaire à travers les deux paysans, directement inspirés des paysans de Kaamelott, toujours prêts à la jacquerie. Vous remarquerez d’ailleurs que les paysans sont assez bien armés, loin de l’image servile qu’ils peuvent avoir dans d’autres jeux médiévaux. Swords to Plowshares ? Plowshares to Swords ! D’ailleurs, lors des tests, chaque fois qu’un joueur révélait un second paysan, il ne manquait pas de s’écrier “Révolte”.

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Un jeu féministe, à travers le rôle du Roi et de la Reine. La souveraine a le même pouvoir que son époux, mais est payé un tiers de moins. Petite remarque en passant quand même, le vrai problème en France aujourd’hui n’est pas que les femmes soient payées un peu moins que les hommes pour le même boulot, ce qui n’est quasiment plus le cas car les prudhommes font respecter la loi. Le vrai problème est que, à qualification équivalente, les femmes sont bien plus nombreuses dans les emplois mal payés et les hommes dans les emplois bien payés – mais c’est un peu plus compliqué à expliquer en une minute à la télé, et moins amusant à mettre dans un jeu.

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Un jeu anticlérical – je sais, c’est un peu une manie chez moi – car l’Évêque est un voleur, et non plus un gentil protecteur comme dans Citadelles. Certains m’objecteront sans doute que l’Évêque de Mascarade s’attaque au joueur le plus riche alors que, dans la réalité, les églises exploitent plus souvent les pauvres. Mais, bon, pour l’équilibre du jeu, il fallait voler les riches. Mascarade est donc, comme beaucoup de jeux d’ailleurs, plus équilibré que le monde réel. Quant à l’inquisiteur, il n’a pas l’air très sympathique non plus.

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La place et l’image des femmes, suite

Mes articles sur l’image des femmes dans les jeux de société, il y a un an de cela, m’ont valu de nombreuses réactions, et j’y avais déjà un peu parlé de la mise au point de Mascarade.  Le jeu étant maintenant paru, je peux en risquer un bilan. Côté parité, Mascarade ne s’en sort pas trop mal avec cinq personnages féminins (Reine, Veuve, Espionne, Sorcière et Mendiante) sur quatorze, soit 36%, dans un univers médiéval dont l’imaginaire condamnait de nombreux personnages, comme le Roi, l’Évêque ou l’Inquisiteur, et même dans un certain imaginaire le Fou ou le Juge, à rester masculins. D’autres devaient certes de même être féminins, mais ils sont moins nombreux – la Reine et la Sorcière, à la limite la Veuve. Nous avons pensé un temps à avoir un Paysan et une Paysanne, mais cela aurait détruit la référence à Kaamelott. Entre l’Espion et le Voleur, nous avons longtemps hésité pour savoir lequel serait un homme et lequel une femme, et j’avoue ne plus bien savoir pourquoi nous avons finalement opté pour l’espionne – au physique d’ailleurs assez androgyne. Jeremy Masson a aussi bien su déjouer les pièges iconographiques, puisque même les deux filles les plus mignonnes, la Reine et et l’Espionne, ne tombent pas dans les stéréotypes sexistes. Pas de courtisane à demi dévêtue ou de guerrière arborant fièrement un bikini en cotte de mailles.

espionne

Bref, auteur, éditeur et illustrateur ne s’en sortent pour une fois pas trop mal, mais il est vrai que nous avons fait attention à maintenir une certaine parité, et que ce relatif équilibre n’est donc pas parfaitement naturel, ce qui est aussi un problème. Peut-être, si nul n’y avait pris garde, nous serions nous retrouvé comme dans la première édition de Citadelles, sans aucun personnage féminin – ou peut-être pas.

Et ces personnages, on en fait quoi ?

Toutes ces considérations un peu fumeuses sur la conception de jeux et ses implications politiques un peu tirèes par les cheveux ne vous ont néanmoins absolument pas appris à quoi ressemblait une partie de Mascarade, quels étaient les mécanismes du jeu. Mascarade, c’est un peu le croisement de Citadelles, pour les personnages, et du bonneteau, pour leur manipulation. Chaque joueur démarre la partie avec une carte personnage et 6 pièces d’or, et le vainqueur est le premier à avoir utilisé les pouvoirs des différents personnages pour parvenir à 13. Certains personnages, comme le Roi ou la Reine, prennent de l’argent à la banque. d’autres, comme la Sorcière ou l’Évêque, font circuler les richesses entre les joueurs. D’autres enfin ont des effets plus subtils, comme le Tricheur ou l’Inquisiteur. À son tour, un joueur peut échanger, ou faire semblant d’échanger, son personnage sous la table avec celui d’un autre joueur. Il peut aussi, s’il ne sait plus où il en est, regarder sa carte. Il peut surtout annoncer le personnage qu’il pense être afin d’appliquer son pouvoir, au risque d’être contredit par d’autres joueurs pensant, eux aussi, avoir le même personnage. Il faut donc suivre ce qu’il se passe sur la table, essayer de deviner ce qu’il se passe dessous, et prendre des risques au bon moment. Mascarade est un jeu de bluff dans lequel,on doit se méfier non seulement de ses adversaires, mais aussi de soi-même… La grande variété des personnages permet, d’une partie à l’autre, des combinaisons et des sensations de jeu très différentes.

fou

Dans la conception de ce jeu, j’ai cherché à ne jamais cacher les joueurs derrière les règles, derrière les cartes – à Mascarade, comme à Citadelles, comme au Poker, on joue moins avec des cartes qu’avec des joueurs. Je pense y être parvenu.

Mascarade
Un jeu de Bruno Faidutti
Illustré par Jeremy Masson
2 à 13 joueurs –
30 minutes
Publié par Repos Production (2014)
Ludovox          Vind’jeu          Tric Trac         Boardgamegeek


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Minimalistic games and big characters

Citadels is, by far, my best seller game. When asked to describe it, I always  start with stating that the character cards and the bluff about them are the heart of the game and that all the city building and making money story is just a MacGuffin.  A character card, however, is little more than an action card – it’s just an action card with a nice character name that brings some roleplay in games which would otherwise have felt a bitt too cold, too flat, too German. Character cards are one of my favorite tricks, and I’ve used them in very different games, games like Citadels, Castle, Fist of Dragonstones, Mission : Red Planet, Lost Temple and, once again, in Mascarade.
There are fourteen character cards in Mascarade. King, Queen or Witch are classics of fairy stories and boardgames, Peasants, fool or Inquisitor are slightly more original, but there’s really nothing new in the game’s setting. Some playtesters remarked rightly that a mafia theme could have worked as well, and even made more sense when the goal of the game was just to make money. Well, the Middle-Ages, especially with a little fantasy thrown in, feels more exotic to me, and makes easier to create new characters with special and sometimes zany abilities.

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One character card per player and,,, almost nothing more. Mascarade is played with a single character card per player, even when sometimes a player can swap, or fake to swap, his character with another player’s one, but it’s not one more Werewolves clone. It’s a minimalistic medieval fantasy bluffing card game in the same style as Citadels. Mascarade also reminds of some older – Hoax, Oriente – and mostly recent – Love Letter, Coup, and the soon to be published Council of Verona – card games. In all of these games, each player has one or two cards in hand and tries to guess his opponents’ ones – Mascarade is the only one in which one must also often guess his own character card. With the single and noticeable exceptions of Hoax, more than twenty years old, and of Oriente more complex and ten years old, all these games were designed and published more or less simultaneously these last months – the idea was in the air.

tricheur

The more characters, the better

The game as published has 14 character cards, but the first testing versions had only six – King, Queen, Spy, Thief, Bishop and Judge. There were also some peon cards, with no specific ability, to play with seven or more players. The first additional card was the Witch, from an idea by Bruno Cathala at the 2012 Cannes festival. After I signed the publishing agreement with Repos Prod, they played a lot and decided we needed twelve different cards to have a richer and more varied experience, especially with lots of players. we spent months exchanging emails with new character ideas, half of which were abandoned because they were too complex and/or unbalanced. We ended with twelve validated characters, but since there are two peasants, this allows for thirteen players. The Cursed and the Usurper, which are slightly more complex and only playable once one knows the game well, have been kept as possible goodies or to be inserted in a future expansion. If this game sells well, and I think it will, all other ideas are welcome.

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A liberal game ?

I’ve always been strongly devoted to the idea that games are and must be kept autonomous. Games are not designed to teach anything, nor to carry any message – when they are, they are usually bad games. This doesn’t prevent me from making some literary or political references in my games, half wink and nod, half joke. Most players don’t even notice them, and they don’t need to to have fun with the game.

So, in a way, Mascarade is not only a bluffing game – it’s also a revolutionary, feminist and anticlerical game.

It’s a revolutionary game because of the two peasants, directly inspired by the two farmers in the French TV series Kaamelott. In this clever and humorous parody of the Arthurian myth, the two farmers are always ready to rise a revolt against King Arthur. You can notice that the peons on the cards are well armed. Swords to Plowshares, or Plowshares to swoards ? In the game tests, every time a player revealed the second peasant, he always shouted “revolt”.

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It’s a feminist game, because of the King and Queen abilities – the Queen does the same job as the King, but is just paid one third less. The real issue now, at least in France, is not that women are paid less than men for the same job – the law is quite strict on this – but that, with similar qualification level, there are many more women in less paid jobs and many more men in well paid ones, but that’s a bit more complex to explain in one minute on TV, and also less fun to implement in a game – at least in this one.

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It’s an anticlerical game – a personal obsession of mine – because the Bishop is basically a thief, and not a kind protectorvlike he was in Citadels. Some might object that real churches usually steal more from the poor than from the rich, but stealing from the rich was better for the game’s balance. Mascarade – like many games – is better balanced than the real world. The inquisitor also doesn’t look very nice.

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Once more on women and games

Last year, my articles about the place image of women in boardgames generated some buzz and many reactions. I was busy designing Mascarade at the time, and already inserted a few remarks about it. Five female characters in fourteen makes for 36%, which is not bad in a medieval fantasy setting in which several characters – King, Bishop, Inquisitor, may be even Judge and Fool – had to be males. Fewer had to be females – Queen, Witch, may be Widow. We considered having a male and a female peasant, but this would have weakened the Kaamelott connection. We didn’t know whichnone of Spy and Thief will be a female, and in the end, if I remember well, let the illustrator make his decision. Jeremy Masson was quite good at drawing gorgeous and typical fantasy drawing with some subtlety. Both Queen and Spy are quite pretty, but Jeremy avoided the usual sexual stereotypes. No half-naked courtesan, no female warrior in bikini chainmail.

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Does this mean that author, publisher and illustrator managed to set it right – more or less, yes, but the issue was considered and discussed, which is in itself an issue. May be, if we didn’t consciously consider the sex balance problem would we have made a game like the first edition of Citadels, with only male characters – or may be not.

And then, what do these characters do ?

All these verbose ramblings about game design and politics didn’t tell much about what a Mascarade game really looks like, what are the real systems of the game, what the actual gameplay feels like. Mascarade feels a bit like Citadels, for the character cards, meets Three Cards Monte, for the way cards are handled. Each player starts the game with a character card and 6 gold coins, and the winner is the first to own 13 gold. Some characters, like the King or Queen, bring money from the bank into the game. Others, like the Witch or Bishop, move money from one player to another. Other have morensubtle abilities, like the Cheater or the Inquisitor. On his turn, a player can do one of three things. He can swap his character with another player’s one, under the table … or fake to swap the cards. If he is really lost, he can just look at his own card. Last but not least, he can claim to be a certain character in order to use the character’s ability – but other players can call his bluff and also claim to be the same character.  Mascarade is a game in which players must more or less keep track of what’s happening over the table, while trying to guess what’s happening under it, and make risky claims at the right time. It’s a bluffing game in which one not only can’t trust his opponents, but also often can’t trust oneself.the many different characters available make for interesting combos and very different game sessions.

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When designing Mascarade, I tried never to hide the players behind the rules, behind the cards. I wanted a game im which, like in Citadels, like in Poker, one doesn’t really play with cards, but with players. I think I succeeded.

Mascarade
A game by Bruno Faidutti
Art by Jeremy Masson
2 to 13 players – 30 minutes
Published by Repos Production (2013)
Boardgamegeek

Jeux de coopération et de compétition, un paradoxe politique
Cooperative and competitive games, a political paradox

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J’étais, il y aune dizaine de jours, à un très sérieux colloque international sur les jeux et l’éducation. J’y ai principalement exprimé ma méfiance face à la mode du jeu éducatif, y compris le “serious games” informatique, qui bien souvent n’est plus perçu comme un jeu par les élèves, qui privilégie la réflexion analytique et stratégique déjà trop présente dans l’univers scolaire au détriment de la pensée critique, et qui, tout comme les envahissants powerpoints, finit par interdire l’improvisation et l’innovation au nom même de l’innovation. Il faudrait que je reprenne les vagues notes qui ont servi de base à mon intervention pour en faire un article rédigé et construit, mais j’avoue avoir un peu la flemme. je voudrais plutôt aborder l’une des tendances qui m’ont frappé lors des divers ateliers et débats auxquels j’ai pu prendre part – la mise en avant systématique des jeux de coopération et de collaboration.

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Quel enfant n’a pas joué au Verger, publié par Haba dans sa grosse boite jaune avec plein de jolis fruits en bois . Déjà présents depuis bien longtemps dans les jeux pour enfants, le jeu de coopération a sauté le pas il y a une petite dizaine d’années pour passer dans les jeux de société pour adultes. Reiner Knizia a ouvert la voie avec le Seigneur des Anneaux, d’autres ont suivi, avec notamment Les Chevaliers de la Table Ronde ou Pandémie. Moi même, qui ne suis pas un fan du genre, ait commis le faussement politiquement correct Terra et le très peu politiquement correct Sauvez le Kursk Novembre Rouge.

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Nous sommes véritablement dans le “politiquement correct”. Le jeu de coopération – et ce n’est pas par hasard que l’on préfère ce mot à celui de collaboration – est particulièrement bien vu dans deux milieux qui se recoupent assez largement, et dans lesquels je me reconnais d’ailleurs largement, les écologistes et autres anti-capitalistes un peu bobo, et les profs de gauche. Il y a à cela des raisons d’ordre moral et éthique, voire simplement esthétique, relevant de la non-violence, comme si un jeu de compétition était réellement violent. Il y a surtout des motifs politiques et économiques sur lesquels je voudrais m’attarder car ils me semblent découler assez largement d’une erreur d’analyse. L’idée, en gros, serait que le vilain capitalisme mondial est le monde de la compétition sauvage, représenté par les jeux traditionnels, auquel nous devrions opposer le monde de la gentille collaboration pour bâtir un avenir meilleur et un développement durable, illustré par les jeux coopératifs. Si je suis bien d’accord pour dire que l’on ne bâtira sans doute pas un monde meilleur à coups de fusils d’assaut et d’épées à deux mains, je pense que l’analyse du capitalisme contemporain comme un univers de pure compétition est largement, et parfois délibérément, trompeuse. Les grandes multinationales qui emploient le jeu lors de leurs formations internes utilisent aussi beaucoup les jeux de coopération pour encourager le “travail d’équipe” très productif, les “synergies”, l'”émulation”, la “culture d’entreprise” toujours hypocrite et toutes ces sortes de foutaises. Comme l’avait vu Marx, le capitalisme met bien les prolétaires en compétition les uns avec les autres, et l’aggravation récente de cette tendance remet peut-être dans l’actualité les analyses en termes de paupérisation du prolétariat.  Mais, comme l’avait vu Schumpeter, dont tous ceux qui ne connaissent que le thuriféraire de l’entrepreneur innovateur oublient qu’il se revendiquait socialiste, le capitalisme moderne n’est pas seulement l’univers de la concurrence, c’est aussi celui de la connivence – des arrangements, de la combinazione diraient nos amis italiens, pas toujours non-violents. Et puis, pour changer le monde, il y a aussi des moments où il faut se révolter et se battre. Faire du jeu de compétition la métaphore de la guerre et de la concurrence sauvage et du jeu de coopération celle de la paix dans le monde et du développement durable est une gentille mais monumentale erreur d’analyse.

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Certes, me répondront les gentils éducateurs, mais du moins les jeux de coopération permettent-ils d’encourager la discussion, le débat, la construction collective d’une stratégie plutôt que le chacun pour soi. Ce sont d’ailleurs des jeux où tout le monde gagne (ou perd) – contre le vilain corbeau noir ou l’œil de Sauron – et ou aucun perdant ne se sent personnellement humilié. Je leur rappellerai d’abord que, sauf cas pathologiques, le perdant d’un jeu de compétition n’a aucune raison de se sentir humilié, ni le vainqueur de se sentir fier puisque, par définition, ce n’est qu’un jeu. Dans un jeu, si l’on cherche toujours à gagner, on se moque bien au fond, ensuite, de savoir qui a gagné. Ce qui se passe dans bien des jeux de coopération est plus problématique – il n’y a ni vainqueur, ni vaincu, mais il y a souvent un leader, un guide (j’arrête les traductions avant d’atteindre le point Godwin).  Les vrais jeux de coopération, et notamment ceux destinés aux plus jeunes comme Le Verger, sont en fait souvent des jeux pour un seul joueur, avec une stratégie optimale. Parfois, des joueurs d’âge, d’intérêt et de capacités équivalents vont débattre pour s’adapter aux circonstances et découvrir cette stratégie optimale mais, bien souvent, l’un d’entre eux va prendre le leadership, expliquer ce qu’il faut faire, pourquoi il vaut mieux que le corbeau mange des prunes s’il reste plus de prunes, et l’initiation à la collaboration devient entrainement au leadership et à la soumission.

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Certes,  des jeux tentent de contourner ce problème. Pour les plus jeunes, des jeux de construction ou d’adresse – je pense par exemple à Burgritter – obligent les joueurs à effectuer des actions à plusieurs. Dans les jeux pour adultes, l’introduction d’un possible traître, comme dans les Chevaliers de la Table Ronde ou Battlestar Galactica introduit la suspicion et empêche la franche discussion collaborative. Je trouve personnellement que cela donne à ces jeux une dimension psychologique très intéressante, mais je ne suis pas certain que la délation et la chasse au mouton noir soient précisément ce que les naïfs pédagogues vantant les jeux de coopération cherchent à encourager. Ça n’empêche pas toutes les colonies de vacances de jouer aux Loups Garous de Thiercelieux, et c’est tant mieux. On peut aussi, et c’est le choix d’Antoine Bauza dans Hanabi, qui fait beaucoup parler de lui en ce moment, interdire toute communication entre les joueurs – mais là, c’est le débat collaboratif qui en prend un coup. Et je ne parle pas de Space Cadets, ou chacun fait son petit jeu dans son coin – même si ça a l’air d’être un jeu diablement amusant.

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Restent les jeux par équipe – un genre que j’aime assez pratiquer mais avec lequel je suis suffisamment mal à l’aise pour ne m’y être jamais vraiment essayé comme créateur. Dans un jeu par équipe – et c’est notamment vrai dans le sport – il y a à la fois de la collaboration, entre partenaires, et de la compétition, avec les autres. C’est sans doute pour cela que les sports d’équipe sont si fréquemment utilisés et mis en scène à l’école, mais eux aussi produisent des leaders et, surtout, créent un univers de jeu divisé en deux camps – pas du tout politiquement correct, ça!

Alors quoi ? Alors, sans doute, faut-il accepter une bonne fois pour toutes que l’on s’en moque, qu’un jeu n’est fait et ne peut être fait ni pour enseigner la compétition, ni pour apprendre la collaboration, mais simplement pour divertir les joueurs, et que l’on peut se divertir très innocemment l’un contre l’autre ou l’un avec l’autre tant que, justement, on ne pense pas être là pour apprendre quoi que ce soit.


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A dozen days ago, i hold a conference at a very serious international symposium on games and education. I mostly expressed my wariness with the recent fashion in educative games, including the computer strangely called “serious games” all of which are never really considered games by students and focus on analytic and strategic thinking, which are already far too present in school, and largely discard as irrelevant any form of critical thinking. Like powerpoints, games tend to limit teachers’ improvisation and therefore innovation in learning, in the very name of innovation. I should take the bunch of notes I used in my speech and write a consistent article out of them, but i’m a bit lazy about it and would rather discuss one of the emphasis I noticed there – the emphasis on cooperative and collaborative gaming.

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Cooperative children games have been popular for years. Every kid in Europe has played The Orchard, a basic and mostly luck driven cooperative published by Haba with lavish wooden bits. Many AMerican kids have plyed one of the – usually bad – Family Pastimes boardgames. Cooperative boardgames entered adult boardgaming with Reiner Knizia’s Lord of the Rings, and many authors followed suit with, among others, shadows over Camelot or Pandemic. Even when I’ve never been very dedicated to the genre, I designed two, the superficially and falsely politically correct Terra and the totally unpolitically correct Save the Kursk Red November.

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Cooperative games are the epitome of liberal political correctness. They are very popular in two circles to which I undoubtedly belong, ecologists and similar anti-capitalists and leftist teachers – and calling them cooperative games rather than collaborative games is, especially in Europe, not a neutral choice. There are moral and ethical, if not simply esthetic, reasons to this – cooperative game looks like a non violent sort of gaming, as if competitive games were really violent. There are mostly political and economical reasons which, i think, derive from a popular but erroneous analysis. Broadly speaking, the idea is that the evil world capitalism is the world of fierce competition, and is represented in competitive games, and that we ought to oppose to it the world of friendly cooperation and sustainable development embedded in collaborative games. While I agree that chainsaws and two-handed swords might not be the  best fitted tools to build a better tomorrow, i also think that the prevalent analysis of contemporary capitalism as a world of pure competition, as in Mankiw’s catechism, is largely and may be deliberately misleading. Global corporations also make a heavy use of cooperative games – though they prefer to talk of collaborative gaming –  to promote “team spirit” and enforce “corporate culture” and other similar bullshit. As Marx has rightly observed, capitalists tend to create competition between workers, and the recent globalization might be reviving his analysis about the gradual impoverishment of the working class. Schumpeter is often quoted nowadays as the champion of small capitalist innovators, while we forget that he was also a self proclaimed socialist and champion of state monopolies, and he was also right in describing modern capitalism as the world not only of competition, but also of arrangements, cartels, connivence – combinazione, to use the italian world, not necessarily associated with non violence. Furthermore, revolt might be necessary to change things, and can’t be always non-violent. Stating that competitive gaming is a metaphor of war or savage capitalism, and cooperative games a tool for peace in the world and sustainable development is a cute idea but a major error in reasoning.

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Of course, nice and well meaning teachers might answer that, at least, collaborative games teach discussion, debate, and the collective building of a strategy rather than the usual every man for himself. Since everyone wins, or sometimes loses, against the dark raven or the evil eye of Sauron, no individual loser can feel humiliated, no individual winner can feel particularly proud of himself. Well, a common characteristic of all games is that they are just games and that winning and losing, while being fundamental when playing, doesn’t matter anymore once the game is over. What happens with many cooperative games is more problematic – there’s no winner or loser, but there’s often a leader, a guide (let’s stop with translations before we reach the Godwin point) who takes all the real decisions for all players. True cooperative games,  and especially those aimed at younger players like the ubiquitous Orchard, are in fact single player games with an optimal strategy. Players of the same age, energy and abilities might collaborate to find this strategy, but most times one will seize the leadership, explain why it’s better to have the raven eat plums when there are mostly plums left, and what was designed as a tool for learning collaboration becomes a tool for learning leadership and submission.

Of course, there are technical ways to avoid the leadership issue. Some children games, like the building game Burgritter, require gamers to really act as a team when fulfilling some tasks. In adult games, the introduction of a possible traitor, like in Shadows over Camelot or Battlestar Galactica, creates strong suspicion and prevents totally open discussion. I think it brings a very interesting psychological dimension to these games, but I’m not sure denunciation and hunt for the black sheep are exactly what leftist educators want to teach. Anyway, this doesn’t prevent most summer camps to play werewolf, and that’s for the best. One can also, like Antoine Bauza did in Hanabi, forbid any communication between players – so much for collaborative debate. And I don’t talk of Space Cadets, in which each player plays his own little solo game – even when it seems to be a pretty fun game.

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Team games are a genre of their own. I like playing them, but I’ve never really known how to design them. In a team game – including most sports – there’s both collaboration between partners and competition against the opposing team. That’s probably why sports are so regularly used at school – though I used to hate them as a student. The problem is that they also encourage leadership, and create a game world divided in two sides – not very politically correct either.

So what ? Let’s agree that we don’t really care, that a game is never designed to teach competition or collaboration but just to give the players some fun or excitement, and that it’s perfectly well to play one against the other or one with the other, as long as it’s just a game and nobody thinks he’s learning anything.

Les nouveaux programmes de “sciences” économiques et sociales au lycée

Certains savent que je ne suis pas seulement auteur de jeux, mais que je suis aussi vaguement historien, et que j’enseigne l’économie et la sociologie au lycée. Les réformes mises en place depuis trois ans ont pour effet, et peut-être pour but, de détruire un enseignement qui me tient à cœur, et je tiens donc à exprimer publiquement mon point de vue.
Je ne pourrai malheureusement pas être mercredi prochain, à la manifestation parisienne des professeurs de sciences économiques et sociales des lycées contre les nouveaux programmes et les nouvelles épreuves du baccalauréat, cadeau empoisonné laissé par Luc Chatel avant son départ du ministère de l’éducation nationale à des enseignants soupçonnés – assez largement à tort – d’être de dangereux gauchistes. J’ai néanmoins pris le temps de rédiger la lettre suivante, que j’ai envoyée à mon inspection.

Professeur de “sciences” économiques et sociales en lycée depuis une vingtaine d’années, et passionné par l’enseignement, je suis presque dégoûté de mon métier par les nouveaux programmes de terminales ES, que j’essaie désespérément de mettre en œuvre cette année, et plus encore par les nouvelles épreuves du baccalauréat, auxquelles je dois préparer mes élèves. Ces programmes et ces épreuves me semblent l’aboutissement d’une logique dévoyée qui guide, avec plus ou moins de bonne foi, les évolutions de l’enseignement secondaire en France depuis, en gros, une trentaine d’années.

Le lycée dans les années soixante-dix, dans lequel j’ai fait mes études, était une structure de reproduction sociale dans laquelle tout était fait pour qu’un fils de bourgeois comme moi soit assuré de réussir. Les quelques prolétaires un peu malins qui arrivaient à tirer leur épingle du jeu, plus en sélectionnant les amis qu’il fallait qu’en travaillant avec acharnement, ne suffisaient pas à légitimer le système. La démocratisation de l’enseignement était donc un objectif louable, et même absolument nécessaire, mais certains des moyens vainement mis en œuvre pour tenter d’y parvenir se sont avérés particulièrement stupides. Parmi eux, l’insistance mise sur les efforts, sur le travail, au détriment de la réflexion. En gros, pour tenter d’éliminer le biais socio-culturel affectant les résultats scolaires, on a fait en sorte de ne plus juger les élèves sur leurs qualités d’analyse ou de synthèse, supposées trop liées à l’origine sociale, mais sur leurs efforts, sur la quantité de travail fournie. On a fait mine de croire que le travail était louable et souhaitable pour lui-même, indépendamment de ses résultats, idée dont les économistes devraient être les premiers à signaler la bêtise. C’est un peu comme si, dans une course, le vainqueur n’était pas le premier arrivé mais celui qui a le plus transpiré. Il en est résulté l’alourdissement des horaires scolaires et la dérive vers des programmes et des méthodes de plus en plus précis, pointus, académiques et systématiques. L’enseignement de la littérature était jusqu’ici le plus touché. On n’y demande plus aux élèves de sentir un texte, de découvrir le plaisir trop bourgeois de la lecture, mais de chercher des structures narratives et des figures de rhétorique, en évitant soigneusement tout ce qui risquerait de passer pour l’expression d’un goût, ou même simplement d’une idée personnelle. Le nouveau programme de “sciences” économiques et sociales de terminale, immense et incohérente liste de définitions qui évite avec soin tous les sujets de débat et présente comme indiscutables et stabilisés des concepts qui sont loin de l’être, va dans le même sens. Il encourage le bachotage, dans sa version la plus bête, et interdit la réflexion.

Depuis toujours sans doute, les enseignants se sont interrogés sur le degré de subjectivité de leur jugement, et de leur notation. Cette subjectivité était suspectée, en partie à raison, de favoriser elle aussi les fils de bourgeois à l’écriture élégante, et peut être accessoirement les jolies filles et les jolis garçons, et de discriminer tous les autres. Là encore, le remède a sans doute été pire que le mal. Pour rassurer des enseignants angoissés à l’idée de “mal” juger, ou simplement de juger, les élèves, pour rassurer des élèves angoissés de ne pas savoir exactement comment ils étaient jugés, on a voulu objectiver les notations des enseignants, et standardiser les contenus de leurs cours. Il en est résulté d’abord les ridicules listes de compétences à acquérir qui encombrent les livrets scolaires, et que fort heureusement personne ne prend très au sérieux. Il en est résulté aussi, avec des dégâts plus conséquents, une véritable déconstruction des épreuves du baccalauréat, avec l’apparition de “grilles de corrections”, parfois au demi-point près, de listes d’exigences, de mots clefs ou de concepts attendus dans une réponse. Cela amène, là encore, à juger les élèves non pas sur leurs capacités d’analyse ou de réflexion globale mais sur leur détermination à apprendre et réciter servilement un cours, et à appliquer systématiquement une technique, une méthode. Maîtrise des connaissances, réflexion, recul, imagination sont systématiquement découragés par des critères de notation qui ne prennent plus guère en compte que le « respect des consignes ». La nouvelle épreuve composée de sciences économiques et sociales  au bac, déjà surnommée la “salade composée” par les enseignants, dernière étape sans doute avant l’adoption du QCM, vise expressément cet objectif.

Les disciplines scolaires sont le résultat d’une histoire complexe et très française. Là où la plupart des pays regroupent ce que nous traitons en histoire, géographie, économie, sociologie, histoire de l’art, philosophie et parfois littérature dans un vaste domaine de « sciences sociales », de « sciences humaines » ou d’humanités, nous avons fait le choix dogmatique d’un découpage rigide, non seulement entre les enseignements, mais aussi à l’intérieur même de ceux-ci. En attendant le regroupement souhaitable, au moins au niveau secondaire, de toutes les sciences sociales dans un même corpus, nous pourrions déjà éviter d’introduire dès le lycée une distinction entre économie et sociologie – et la même remarque vaut sans doute pour l’histoire et la géographie. Ce découpage entre d’innombrables disciplines amène souvent à traiter et retraiter les mêmes sujets, avec des différences qui relèvent plus du vocabulaire que de la démarche scientifique – le développement durable est traité en géographie et en économie, l’innovation technique en économie et en histoire, les inégalités en sociologie et en géographie, et bien souvent en littérature, avec Balzac ou Zola. Ce découpage, et le vocabulaire inutilement et souvent ridiculement technique qui l’accompagne et permet à chaque discipline de se distinguer, contribue aussi à renforcer cette impression, dangereuse parce que fausse, de scientificité et d’objectivité des “humanités”.

Même si nous savons que la sélection se fait désormais largement après le lycée, que la distinction entre filières a en partie pris la relève de la distinction entre ceux qui allaient au lycée et ceux qui n’y allaient pas, que la mobilité ou la reproduction sociale se jouent de moins en moins dans le cursus éducatif, il est difficile aux enseignants de ma génération de nier que la démocratisation de l’école ait en partie réussi. Ce relatif succès, que nous devons au collège unique, à la carte scolaire, aux bourses, et un peu aussi au dévouement des enseignants, il nous suffit pour l’observer de comparer les classes que nous avons côtoyées comme élèves à celles que nous avons devant nous comme professeurs. Pour que ce succès soit vraiment satisfaisant, il faudrait pourtant que nous ayons le sentiment de pouvoir à la fois sélectionner les meilleurs de nos élèves, d’où qu’ils viennent, et apporter à tous autant de culture, de compétence et d’ouverture sur le monde que possible. De plus en plus, l’école semble ne vouloir ou ne savoir sélectionner que les plus dociles et les plus besogneux, et apporter à tous le désespoir de n’avoir d’autre choix que de rentrer dans le moule – ou de disparaître. Les nouveaux programmes et les nouvelles épreuves de “sciences” économiques et sociales sont une éloquente illustration de cette dérive.

(Sorry, I didn’t translate this in English. I neither have the time nor the skill to do it and, anyway, it’s about very French matters).

Jouer responsable ?
Responsible gaming ?

Je peux lire des livres en papier, ou sur mon iPad. Je peux également jouer à des jeux de société en carton, et parfois un peu en bois ou en plastique, ou jouer sur un ordinateur ou une tablette, y compris à plusieurs, y compris au même jeu. J’ai plutôt tendance à lire sur ma tablette, et à jouer avec de vrais plateaux de jeu, de vraies cartes, de vrais pions, mais dans les deux cas, mon choix est purement pratique.

En ces temps où l’on nous parle – avec raison – de bilan carbone, d’empreinte écologique et de toutes ces sortes de choses, nous sommes pourtant bien incapables de savoir quel comportement il conviendrait à priori de préférer. Le livre papier, le jeu en carton, est-il plus écolo parce qu’il ne consomme pas d’énergie à chaque fois que l’on S’en sert ? Le livre virtuel, le jeu sur tablette est-il plus écolo parce qu’il n’a pas à être fabriqué, imprimé, transporté ? Je n’en sais rien mais, dans ce domaine comme dans bien d’autres infiniment plus importants, et je pense notamment à l’alimentation ou au transport, le calcul mériterait Sans doute d’être fait, et ses résultats d’être mis en avant. Tous les discours sur la responsabilisation des consommateurs ne valent en effet rien si les acteurs ne disposent pas des informations leur permettant d’agir de manière responsable.


I can read paper books, or I can read on my iPad. I can play boardgames made from cardboard and some wood or plastic, or I can play the same boardgames using a computer or a tablet. As a matter of fact, I mostly read on my iPad and play with good old cardboard games, with good old cards, boards, dice and pawns. The only reason for this is that it’s more convenient.

In times when we often and rightly hear about carbon footprint and other ecological costs, we have no serious way of knowing which behavior is ecologically better. Is the paper book, and the cardboard game, more earth-friendly because it doesn’t use energy every time one uses it ? Is the virtual book or boardgame more earth friendly because it doesn’t need to be produced, printed and transported ? I have no idea but I know that, in this minor domain like in many much more important ones, the reckoning ought to be made, and its results published. Any talk about making consumers more responsible of their behavior doesn’t mean anything if they don’t have the knowledge required to act in a responsible way.

Les femmes dans les jeux, suite
A bit more on women in games

Les billets que j’ai publié il y a quelques semaines sur la place des femmes dans les jeux de société (ici et ici) s’appuyaient uniquement sur des exemples tirés de mes jeux. Ils m’ont valu quelques remarques et réactions, et quelques exemples plus amusants encore tirés de jeux dans lesquels je ne suis pour rien. Vous pouvez lire sur ce sujet un billet assez intéressant de Teresa Ingalls – même si je ne suis pas tout à fait d’accord pour dire que mon article à moi était uniquement descriptif.

Quoi qu’il en soit, je propose décerner la palme du sexisme dans les jeux au très sérieux Agricola, dont les 118 occupations de ne comprennent que 4 rôles féminins, soit 3%, parmi lesquels la nourrice et la domestique, et à l’éditeur Djeco, qui a publié deux versions du même jeu, une rose avec des fées pour les petites filles et une bleue avec des pirates pour les petits garçons, sous les noms de Diamoniak et Piratatak. Tiens, si le Roi des Nains continue à bien se vendre, je ferai une version pour filles, la Reine des Fées !


My posts from a few weeks ago about the image of women in boardgames (here and there) were based entirely on my own games. I got a few interesting reactions and comments citing examples in other games as well, including an interesting post on  Teresa Ingalls’ blog – even when I don’t completely agree with the idea that my own post was only descriptive.

Anyway, I think we have two serious contenders for the most sexist board or cardgames. The first is Agricola, which has only 4 female occupation cards in 118, which means 3%, among which the Maid and the Wet Nurse. The French children game publisher Djeco published two version sof the same card game, a pink one with fairies for little girls, and a blue one with pirates for little boys. If the Dwarf King keeps on selling well, may be I should suggest a girls’ version, the Fairy Queen?

L’image des femmes dans les jeux
Games’ image of women

Comme promis, je poursuis l’article précédent avec quelques images de personnages féminins empruntés à mes jeux – mais ce ne serait pas bien différent si je les empruntais à d’autres. Je pensais d’abord essayer de comparer les représentations de femmes et d’hommes dans les jeux, mais plusieurs raisons m’ont fait finalement préférer utiliser exclusivement des images de femmes.
D’abord, je trouvais ça plus drôle. Bon, c’est peut-être un peu sexiste, mais c’est comme ça.
Ensuite, les images d’hommes étaient trop nombreuses.
Enfin, la comparaison est assez difficile car les images d’hommes sont non seulement plus nombreuses mais aussi bien plus variées et, souvent, moins caricaturales. Même lorsque l’illustrateur est le même, on a parfois l’impression qu’une représentation de guerrière ou de sorcière montrera d’abord une femme, tandis qu’un guerrier ou sorcier sera d’abord un guerrier ou un sorcier. Cela renvoie d’ailleurs à un constat qui m’a toujours intéressé, le fait qu’il y ait clairement dans notre société contemporaine une identité féminine, revendiquée comme telle, et qu’il n’y ait plus vraiment d’identité masculine (depuis la fin de la guerre de 14? depuis l’abolition du service militaire? depuis la fin du communisme? il y aurait quelques milliers de pages à écrire sur le sujet, et j’ai d’autres choses à faire). Tant mieux pour moi, moins j’ai d’identités, mieux je me porte.

As promised in the last post, here come most pictures of women character cards or tokens in my games. I originally intended to compare the images of male and female characters on the cards, but for several reasons I finally decided to use only pictures of women.
First, it’s more fun. OK, this might be sexist, but I find it more fun.
Second, there were far too many images of male characters to make an exhaustive or even representative listing, while it’s quite easy to do with female ones.
Last and not least, pictures of men are not only more numerous, they are in many games more varied, less sterotyped. Even with the same artist, a witch or a female warrior is first and foremost pictured as a woman, when a wizard or a male warrior seems to be first pictured as a sorcerer or a fighter. This brings me to a fascinating problem, why there is in our western world a separate and self-asserting female identity and no similar male identity (since the end of the Great War? since the abolition of the draft ? since the fall of Communism ? there’s a whole book to write on this topic, but I have so many other things to do…). All the better for me, the fewer identities I have, the better I feel.


Gérard Mathieu
La Vallée des Mammouths est un peu l’exception qui confirme la règle : Hommes et femmes y sont aussi ridicules les uns que les autres.
Valley of the Mammoths is an exception : the men look as ridiculous as the women.


Gérard Mathieu
D’ailleurs, si les femmes peuvent y jouer un rôle fort classique, dans les cartes du haut, elles peuvent aussi prendre des initiatives moins attendues, comme dans les cartes du bas.
If women can have a very classic and standard role, as in the three upper cards, they can also act in a more proactive and unexpected way, as in the three cards below.


Emmanuel Roudier
Avec les sept femmes de Castel, nous passons à une vision plus classique – la sorcière, la princesse, la courtisane, la matrone….. La Reine n’est pas aussi laide que celle de Citadelles, ci-dessous, mais elle n’est guère plus sympathique, et l’on comprend que le Roi lui préfère la Favorite.
The seven women in Castle give a more traditional picture of women – witch, princess, courtesan, matron…. The Queen is not as ugly as the one in Citadels, just below, but she doesn’t look really nice either. No wonder the King prefers the Favorite.

Jesper Eising
La Sorcière et la Reine de Citadelles. S’il n’y avait pas de femmes dans le jeu de base, on ne peut pas dire que l’extension ait vraiment rattrapé le coup !
The Witch and Queen in Citadels. There was no woman in the basic game, but the two in the expansion don’t give a much better idea of the “fair sex”.


Julien Delval
Tante Sarah et trois amazones dans Draco & Co. Curieusement, la seule à être inspirée d’une amie à nous est Tante Sarah ! L’armure de l’amazone jaune est sans doute impressionnante lors des négociations, mais ne doit pas être d’une grande efficacité au combat.
Old Sarah and three Amazons in Draco & Co. Surprisingly, the only one inspired by a friend of ours was Old Sarah. The yellow amazon’s armour might be impressing when negociating the booty’s share at Draco’s table, but is probably not very useful in actual fight.


Julien Delval
C’est encore Julien Delval qui a dessiné les trois femmes de Aux Pierres du Dragon. Toutes trois, même la très démoniaque sorcière, sont pour le moins sexy. On a donc ici un modèle de sorcière bien différent de celui de Castel et Citadelles.
Julien Delval also made these images of the three female characters in Fist of Dragonstones. All three look sexy, but in very different ways. The Witch is as evil as the ones in Castle or Citadels, but also very different.


Humbert Chabuel & Pierre-Alain Chartier
La Reine et la Favorite du Collier de la Reine, aussi sexy l’une que l’autre. Un jeu au look très féminin (c’est à dire une boite blanche et rose….)  mais avec, finalement, assez peu de femmes.
The Queen and the Favorite in Queen’s Necklace. Despite the “feminine” look of the game (meaning white and pink box….), it has actually only two women characters.


Christophe Madura
Les personnages de Mission : Red Planet. Trouvez l’intrus(e).
The characters in Mission : Red Planet. Pick the odd one out!


Sandro Masin & Greg Cervall
Les trois vamps de Toc Toc Toc remplissent très bien leur rôle!
The three vamps in the French edition of Knock Knock !

Kara
La couverture de La Fièvre de l’Or, à droite, et les illustrations des cartes Hold-Up et Dynamite. Rien n’obligeait Kara à y représenter des femmes, et moins encore des femmes charmantes et légèrement vêtues.
The cover pic of Boomtown, on the right, and the pictures for the cards Dynamite and Hold-Up. There was no special reason to draw light clothed pretty brunettes on these cards, but I quite like them.


Daniele Bigliardo
Il est assez surprenant qu’il n’y ait que deux stars féminines dans Hollywood, alors que le jeu décrit justement un milieu où les femmes sont aussi nombreuses que les hommes ! Althea Wimble est la seule femme noire dans mes jeux, mais comme beaucoup ont un contexte historique européen, ce n’est pas vraiment surprenant.
Surprisingly, there are only two female stars in the Hollywood card game, when they are probably half of the actual movie stars. Also, Althea Wimble is the only black woman in all my games so far, but given that many have a European historical setting, that’s not a real issue.

Jean-Mathias Xavier
Les femmes de Tomahawk – retrouvez Éclair Romantique, Nuage Taquin, Femme presque Ours, Loutre Savante, Midi Copieux, Biche Furieuse et Cascade Rieuse…
The Women in Tomahawk. Pick out Lightening Hitting Heart, Bubbling Brook, Furious Fawn, Big Lunch, Wise Otter, Could be Bear and Teasing Could


Czarné
Dans Chicago Poker, chaque gang de quinze personnes ne comprend que deux femmes. Si la femme du boss, blonde, est la deuxième plus forte carte, sa maîtresse, la brune au regard charbonneux, n’est qu’une faible carte.
In Chicago Poker, each fifteen persons gang has only two women. The boss’s wife is blonde, and the second highest card in the suit. His mistress is dark haired and dark eyed, and is a low card.


Pierô
Trois hommes et trois femmes, Agent Double respecte la parité. Les personnages féminins y sont aussi moins stéréotypés que dans beaucoup d’autres jeux, la raison en étant qu’ils sont dessinés à partir d’amies des auteurs et du dessinateur.
With three male and three female agents, Double Agent has the perfect balance. It also has less stereotyped images of women than most games. The reason is that they are more realistic, being inspired by friends of the authors and the illustrator.

Pierô
Les deux femmes parmi les dix personnages de Lost Temple.
The two women in the ten characters in Lost Temple.

 

Femmes, jeux et statistiques
Women, games and statistics

Je ne doute guère que, comme ce fut le cas en son temps pour La Vallée des mammouths, Speed Dating, qui devrait sortir à l’automne, va être accusé d’être un jeu sexiste.  Ceux qui me connaissent un peu savent que sexisme et féminisme sont des sujets sur lesquels je peux disserter pendant des heures, et ne s’étonneront donc pas que je profite de l’occasion et me défende par avance.

Parce que l’histoire de notre culture, et de quelques autres, est assez largement l’histoire de la domination masculine, sexisme est souvent devenu synonyme de misogynie, de mépris ou d’hostilité envers les femmes. De ce point de vue, Speed Dating est inattaquable, puisque la co-autrice, l’éditrice et l’illustratrice en sont des femmes – même si l’on peut m’objecter que l’argument est du même poids que celui des racistes qui affirment que certains de leurs meilleurs amis sont noirs.

Surtout, s’il y a dans la boite 150 cartes qui se moquent des femmes, il y en a aussi 150 qui se moquent des hommes. Speed Dating respecte donc bien strictement la parité, bien plus que Citadelles, un jeu que nul n’a jamais accusé de sexisme (on l’a en revanche accusé d’antisémitisme, ce qui m’a laissé pantois….) malgré ses deux personnages féminins sur dix-huit.

Au sens strict, le sexisme n’est pourtant pas la misogynie, mais la discrimination entre les sexes, ou simplement l’ensemble des  lieux communs sur les hommes et les femmes, à commencer par l’idée qu’hommes et femmes sont fondamentalement différents. Or les clichés sexistes, il y en a sans aucun doute dans Speed Dating, il n’y a même presque que cela. Je doute cependant qu’il y ait beaucoup de joueurs pour ne pas comprendre que, si ces clichés suscitent la bonne humeur et sont un bon moteur de jeu, c’est justement parce qu’ils sont parodiques et ne peuvent pas être pris trop au sérieux. Essayez de jouer à ce jeu sérieusement, vous ennuierez très vite. Les quelques critiques essuyées de la part de testeurs (ou plus souvent de testeuses) ont d’ailleurs été balayées par les premiers éclats de rire.

À plusieurs reprises sur mon site, je me suis interrogé sur la place des femmes dans le petit monde du jeu de société, une place certes encore minoritaire, mais en croissance très rapide, tant parmi les joueurs que parmi les auteurs et les éditeurs. Pourquoi, donc, ne pas s’intéresser aussi a la place des femmes dans les jeux eux-mêmes? Voici quelques statistiques sur la parité dans les pions et personnages de mes jeux.

La parité dans mes jeux :

Cartes ou pions hommes Cartes ou pions femmes % hommes % femmes
Speed Dating 150 150 50% 50%
Lost Temple 8 2 80% 20%
Agent Double 3 3 50% 50%
Pony Express 5 0 100% 0%
Novembre Rouge 8 0 100% 0%
Chicago Poker 13 2 87% 13%
Tomahawk 47 8 85% 15%
Hollywood 9 2 82% 18%
Toc Toc Toc 40 15 73% 27%
Mission Planète Rouge 8 1 89% 11%
Le Collier de la Reine 32 4 89% 11%
Aux Pierres du Dragon 18 4 82% 18%
Draco & Co 12 4 75% 25%
Mystère à l’Abbaye 24 0 100% 0%
Castel 29 7 81% 19%
Citadelles 16 2 89% 11%
La Vallée des Mammouths 61 37 62% 38%

Tout cela ne prouve pas nécessairement que je sois un affreux macho puisque, après avoir compté les cartes de Toc Toc Toc, j’ai eu la curiosité de compter celle de son voisin sur mon étagère, et son camarade dans la petite collection d’Asmodée, l’excellent Fantasy de mon amie Sylvie Barc, qui ne fait pas beaucoup mieux – 40 hommes pour 15 femmes dans Toc Toc Toc, 40 hommes pour 16 femmes dans Fantasy. Ce n’est donc pas comme en littérature, où les femmes ont plus souvent tendance à mettre en scène des femmes, et les hommes des hommes.

Dans aucune de mes créations, je n’ai délibérément cherché à mettre une majorité de personnages masculins, sauf bien sûr dans Mystère à l’Abbaye. Dans certains, comme Chicago Poker, Lost Temple, ou Tomahawk, le choix ne vient pas de moi mais de l’illustrateur, et le résultat n’est pas bien différent. Cela en dit donc sans doute moins sur moi et mes jeux, que je ne considère en rien comme sexistes, que sur notre imaginaire à tous, hommes et femmes.

Alors, l’explication ? Le sexisme “fossilisé”, plus instructif que gênant, peut expliquer l’absence de parité dans Castel ou Citadelles. Dans un univers médiéval, même fantastique, la forte proportion de personnages masculins tient moins aux caractéristiques de la société actuelle qu’à celles de la société représentée. L’excuse vaut pourtant plus difficilement pour Le Temple Perdu, et certainement pas pour Mission Planête Rouge – même si pour ce dernier, comme pour La Vallée des Mammouths, je revendique le second degré.

J’aurais pu, et je me souviens y avoir pensé pour Citadelles et Lost Temple, faire l’effort de parvenir à la parité homme-femme dans les personnages. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que c’est un peu comme la parité en politique: si elle est artificielle, forcée, elle est ridicule et peut-être contre-productive. Il faudrait qu’elle vienne suffisamment spontanément pour que l’on ne s’en préoccupe pas, ce qui, comme le montre clairement mes statistiques, n’est pas le cas. Je sais, ça tourne en rond.

Bien sûr la question, n’est pas seulement de savoir quel est le poids des femmes dans mes jeux, mais aussi quelle est l’image qui en est donnée. Fort heureusement, je peux ici me défausser de toute responsabilité sur mes ami(e)s illustrateurs. C’est ce que je ferai plus en détail d’ici un ou deux jours dans le prochain article de ce blog, le temps que je finisse de fouiller mon disque dur à la recherche de toutes les illustrations compromettantes.


I’m sure that, as it has been the case a few years ago with Valley of the Mammoths, Speed Dating will be accused of being a sexist game. My friends know that sexism, feminism and the question of women identity are issues I can discuss for hours. They won’t be surprised if I try, and I hope manage, to exonerate myself in advance

Male domination has left a strong mark in the history of western culture, as of several other ones. That’s why sexism has often become a synonym of misogyny, of specific contempt for or hostility towards women. Speed Dating cannot be attacked on this ground. I’ve designed it with a woman, Nathalie, and it will be published by another one, Stéphanie – unless you consider this point to be of little more value than the usual “some of my best friends are black”.

A more solid argument is that if 150 cards in the game make fun of women, 150 other cards make fun of men in a very similar way. Speed Dating is strictly respectful of male-female parity, much more than Citadels, which has never been suspected of being sexist (though it was suspected of being antisemitic, which let me flabbergasted !) – with its 16 male characters and its 2 female characters.

Strictly speaking, sexism isn’t misogyny but discrimination between the sexes, or belief in and use of male and female stereotypes – starting with the most basic one, the idea that men and women are fundamentally different. Well, there’s little else than rough male and female clichés in Speed Dating – except for a few homosexual clichés. On the other hand, I strongly doubt anyone can play the game and take theses clichés seriously. They are the game’s core engine, and this engine works only because they are parodic. Try to play Speed Dating seriously, and you’ll soon get bored.

I’ve already written a few articles about the place of women in the boardgaming world. They are a minority, but a fast growing one, be it among gamers, designers or publishers. But what about the place of women in the games themselves ? Here are some statistics of male / female distribution in the cards and tokens of some of my games :

Male – Female character distribution in my games :

  Male cards or tokens
Female cards or tokens
Male (%)
Female (%)
Speed Dating 150 150 50% 50%
Lost Temple 8 2 80% 20%
Double Agent
3 3 50% 50%
Pony Express 5 0 100% 0%
Red November
8 0 100% 0%
Chicago Poker 13 2 87% 13%
Tomahawk 47 8 85% 15%
Hollywood 9 2 82% 18%
Knock Knock!
40 15 73% 27%
Mission : Red Planet
8 1 89% 11%
Queen’s Necklace
32 4 89% 11%
Fist of Dragonstones
18 4 82% 18%
Draco & Co 12 4 75% 25%
Mystery of the Abbey
24 0 100% 0%
Castle 29 7 81% 19%
Citadels 16 2 89% 11%
Valley of the Mammoths
61 37 62% 38%

This doesn’t necessarily prove that I’m a dreadful male chauvinist. After checking the cards in Knock-knock, I also counted the cards in Fantasy, the card game designed by my friend Sylvie Barc and published in France in the same series. Sylvie doesn’t do much better than me : there are 40 males for 15 females in Knock Knock!, 40 males for 16 females in Fantasy. It’s not with games like with novels – women’s novels have far more women main characters than men’s novels.

I never deliberately placed a majority of men in my games – with the obvious exception of Mystery of the Abbey. In some games, like Chicago Poker, Lost Temple or Tomahawk, the distribution was not made by me but by the illustrator, and the result is not statistically different. This tells very little about me and my games, but it tells something about our – men and women’s – imaginary world.

So, what ? “Fossilized” sexism might explain the unbalance in Castle or Citadels. In a medieval setting, even a mildly fantastic one, the unbalance might be less in our society than in the past society used as a game’s setting. Unfortunately, this excuse won’t work for Lost Temple, and even less for Mission Red Planet and its Femme Fatale – but for this one, as for Valley of the Mammoths, I think I can rightly claim that, like for the male/female relation in Valley of the Mammoths, it must be taken with a pinch of salt.

I could have opted for a strict male-female parity in my games. I remember considering it for both Citadels and Lost Temple. I didn’t do it because, like parity in politics,  it’s a conundrum. If it’s constrained, it’s just artificial, unconvincing and might be counter-productive. If it’s not constrained, it’s spontaneous and there’s no need bothering about it. Though it obviously doesn’t work that way so far

I have only considered so far the proportion of women in the character cards from my games, but I could also have discussed the image of women given by these cards. That’s what I’ll do in my next blog post, in a few days, after I’ve found all the compromising pictures lost in the depths of my hard disk. Of course, I’ll blame everything on the illustrators.

Le jeu, les femmes et la grammaire
Games, women and grammar

Mon dernier article, sur les femmes et le jeu, m’a valu de nombreuses réactions, et quelques discussions intéressantes sur le point, assez amusant, de la rédaction des règles. De nombreux éditeurs américains se sont mis à utiliser le féminin « she » dans leurs règles de jeu en lieu et place du masculin « he » pour désigner le joueur (ou la joueuse). Cette tendance est d’autant plus étonnante que l’anglais permet, bien plus facilement que le français, le recours à des formules neutres, notamment en utilisant « one » ou « they » , qui n’ont pas de genre défini. Surtout, les règles rédigées en utilisant « she » donnent à la lecture une impression un peu forcée, peu naturelle – ce qui n’a rien d’étonnant, puisque l’écriture en a aussi été forcée et peu naturelle.
En français, la tendance est moins nette, mais il m’est arrivé de lire des règles précisant systématiquement « il ou elle » là où, il y a quelques années, il ne serait venu à personne l’idée d’utiliser autre chose que « il ».

Cette tendance me semble regrettable, et même contre-productive. Bien sûr, le fait que la plupart des langues occidentales – j’ignore ce qu’il en est des autres – utilise le plus souvent le genre masculin lorsqu’un choix serait logiquement possible, est l’expression historique de la domination masculine. La grammaire et le vocabulaire français sont, de ce point de vue, particulièrement édifiants, avec le masculin qui l’emporte sur le féminin dans les pluriels et les généralisations, et les intitulés des professions qui sont très souvent uniquement masculins, et de plus en plus quand on monte dans la hiérarchie. Cela signifie-t-il qu’il faille écrire systématiquement « le joueur ou la joueuse » au lieu de « le joueur », « l’auteure » au lieu de « l’auteur » quand on parle d’une femme ? Surtout pas, et pour quatre raisons.

D’une part, si malgré les nombreux progrès récents, les femmes peuvent légitimement se sentir opprimées par le machisme ambiant, par la division sexuelle des tâches, par le fonctionnement du système éducatif ou celui du marché du travail, je ne peux m’empêcher de penser qu’il faut une certaine dose de paranoïa pour se sentir opprimée au quotidien par la grammaire française (ou anglaise).
D’autre part, si ces vieilles règles de grammaire ont de toute évidence un caractère sexiste, c’est un sexisme fossilisé, un souvenir de l’histoire de la société plus qu’un mécanisme efficace de son fonctionnement présent. Ce fossile, ce souvenir du passé, il vaut mieux le conserver pour savoir d’où l’on vient, pour s’en moquer à l’occasion, que chercher à l’effacer.
Ensuite et surtout, si sur le long terme les réalités sociales et culturelles informent plus ou moins subtilement la langue, je ne pense pas qu’à court terme une modification volontariste et artificielle de cette langue ait le moindre effet sur les réalités sociales. Cela risque même de détourner des vrais problèmes de notre société, qui ne sont pas vraiment grammaticaux, et le côté un peu forcé de ces changements peut paradoxalement avoir l’effet inverse de celui recherché.
Enfin, écrire “auteure” ou “autrice” au lieu de “auteur”, ou même simplement “joueuse” au lieu de “joueur” revient, en bonne logique différentialiste, à prétendre que le genre de l’auteur ou du joueur a une importance si fondamentale que cela doit être toujours précisé, et donc que le jeu en est inévitablement différent. Je ne pense pas que ce soit le cas, pas plus en tout cas que pour l’âge, le background social ou culturel, voire la pathologie psychiatrique des joueurs et des auteurs, pour lesquels la grammaire ne prévoit rien.

Bref, je veux bien faire un effort pour écrire en anglais des règles aussi neutres que possible, en utilisant chaque fois que cela est possible one ou they au lieu de he et one’s ou their au lieu de his, car cela reste à peu près naturel – et est même parfois plus élégant. En revanche, je n’allongerai pas mes règles françaises en parlant de joueurs et de joueuses, et je préfère causer et travailler avec des auteurs, hommes ou femmes, qu’avec des auteurs et des auteures.


My last article about women in gaming was the occasion for a few interesting discussions, the most amusing ones being about writing rules, both in French and in English. Several US publishers have started using the feminine “she” instead of the masculine “he” in their rules to designate the standard player, who can be either male or female and is still most times male. What makes this even more surprising for me is that it’s easier in English than in French to use genderless expressions, such as “one” or “they”. Rules which refer to the player as “she” always feel a bit strained and artificial, which is not surprising since their writing was strained and artificial.
It’s not yet as usual with French games, but there’s a starting trend and I’ve already read several rulesets using “il ou elle” (he or she) where, a few years ago, no one would have even thought of writing anything else than “il”.

I think it’s wrong and probably counter-productive. Obviously, most western languages – I don’t know how it is with non western ones – have some sexist features which are the historical result of male domination. The plural of gender-mixed groups is always masculine, and most job names, especially the most prestigious ones, have only masculine forms. Does this mean that I ought to write systematically “le joueur et la joueuse” instead of “le joueur” (the player), or “l’auteure” (recently invented feminine form) instead of “l’auteur” (the author) when writing about a female game designer ? I don’t think so, for four different reasons.

First. Even when there has been some obvious progress in the recent years, women can still legitimately feel oppressed by the male chauvinist mood, by the division of daily task, or by subtle discrimination in the job market or the education system. I can’t help feeling, however, that there is something paranoid in feeling daily oppressed by French (or English) grammar.
Second. These very old grammar rules are sexist, but they are the fossilized form of past sexism, an image of old times society and not necessarily of the way it works now. Better keep this fossil, as a reminder of where we come from, and mock it from time to time, than try to discard and ignore it.
Third. If, in the long run, social and cultural realities certainly shape the language, I don’t think that, in the short run, any voluntarist and artificial change in the language can have any effect on social realities. It can even divert attention from our real problems, which have little to do with grammar. When these changes feel too strained and prescribed, they can even have a paradoxical effect.
Last, writing “auteure” instead of “auteur”, ‘joueuse” instead of “joueur” means, according to the differentialist theory, that a game is fundamentally different depending on the gender of its author, or of the players. I don’t think it is, or at least no more than it is with age, race, cultural or social background or even pyschiatric pathology, all characteristics which are not systematically distinguished by grammar.

So, I’ll try to write my English rules using the gender-neutral “one” or “they” instead of “he” and “one’s” or “their” instead of his, because it feels natural, but I won’t use “she”. I also won’t make my French rules longer with unnecessarily complex formulas such as “joueur et joueuses”, and I’ll keep using “auteur” no matter the sex of this “auteur”.

Le jeu et les femmes
Boardgame Design and Women

Lors du dernier salon des jeux de Cannes, j’ai fait la connaissance des deux auteurs de Et Toque, Barbara Turquier et Emmanuelle Piard. L’une des caractéristiques notables de Et Toque!, outre que c’est un jeu diablement amusant, est que ses deux auteurs sont des femmes.

J’ai toujours regretté que le monde du jeu de société soit aussi largement masculin. L’un des bons souvenirs que je garde des temps lointains où je jouais au jeu de rôles grandeur nature est que les femmes y étaient presque aussi nombreuses que les hommes, tandis que les soirées jeux de société, les salons, les réunions d’auteurs rassemblaient un public très largement masculin. Longtemps, en préparant les rencontres ludopathiques, je me suis livré à une sorte de discrimination positive, invitant le plus possible de joueuses, et engageant tous les auteurs de jeux à amener leur copine, avec dans l’idée qu’un public plus « équilibré » contribuerait à une ambiance plus naturelle – ce qui a sans doute été le cas.

De toute évidence, les choses sont en train de s’arranger. Le public des soirées jeux auxquelles je participe est de plus en plus féminin, et je n’ai plus besoin de tricher pour avoir mon quota de femmes aux ludopathiques. Il reste que je connais peu de femmes auteurs de jeux – Sylvie Barc, Anja Wrede, Andrea Meyer, (qui a dit Maureen Hiron ?) maintenant Barbara et Emmanuelle, alors que les hommes se comptent par dizaines.

Pourquoi ? Une société qui accorde traditionnellement plus de liberté aux hommes leur autorise-t-elle plus de plaisirs gratuits ? Il faudrait alors expliquer pourquoi les femmes sont aussi nombreuses que les hommes, voire plus, parmi les spectateurs de théâtre ou de cinéma, et parmi les joueurs de GN. Dans une société où ce sont les femmes qui s’occupent le plus des enfants, et jouent donc avec eux, les hommes sont-ils plus frustrés d’activités ludiques et se retrouvent donc plus à jouer entre adultes ? Notre monde met-il trop la pression sur les hommes, ce qui les pousse à jouer pour s’évader un peu ? Je ne suis pas sûr qu’il y ait moins de pression sur les femmes. Quant aux auteurs, j’ai bien du mal à m’expliquer que la création ludique, dont j’ai toujours eu le sentiment qu’elle s’apparentait à l’écriture de romans, soit si masculine quand la majorité des auteurs de romans sont maintenant des femmes.

Quoi qu’il en soit, les choses changent, et il faut s’en réjouir. Mais pourquoi exactement faut-il s’en réjouir ? Parce qu’il y aura bientôt autant de femmes que d’hommes auteurs de jeux, parce que l’on se rencontre sur les salons et boit des bières ensemble, et parce que je suis moi-même, pour la première fois, en train de concevoir un jeu en collaboration avec une femme, ce qui n’est pas désagréable ? Ou parce que les femmes vont apporter à la création ludique un autre regard, un autre point de vue, un style plus léger ou moins agressif, et renouveler une création trop masculine ? C’est le vieux débat entre le féminisme universaliste et le féminisme différentialiste, entre celles et ceux qui pensent que les femmes doivent devenir des hommes comme les autres et ceux et celles qui veulent qu’elles soient enfin la moitié, et même la meilleure moitié, de l’humanité. Je penche habituellement vers l’universalisme, et c’est pourquoi je peux tout à la fois me réjouir qu’on abandonne Mademoiselle et pester contre les auteures et autres autrices. Mais j’hésite un peu ces temps-ci, quand je vois certaines et certains…. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Et Toque ! n’est pas un jeu comme les autres, quant à savoir pourquoi…


Anja Wrede et Barbara Turquier aux rencontres ludopathiques
Anja Wrede & Barbara Turquier at the ludopathic gathering

At the last Cannes game fair, I got to know the two authors of Et Toque!, Barbara Turquier and Emmanuelle Piard. One of the noticeable characteristics of Et Toque! Is that its two authors are women – it’s also a really fun game, though I doubt it can easily be translated in English.

I’ve always regretted that there were so few women in the board and card gaming. One of my best memories of my L.A.R.P. days, twenty years ago, is that there were as many female gamers as male. In the same years, there were almost only men at the boardgame nights, boardgame fairs and game authors meeting. I remember cheating in a way, making my own little affirmative action when preparing the ludopathic gathering, trying to invite all the few female gamers I know, and to lure all the male gamers into bringing their girlfriend. I thought that a more “balanced” attendance would make for a better and lighter mood, and I still think it helped.

Obviously, things are changing. There are more and more girls at gaming nights, and I don’t have to cheat any more to get a fair proportion of girls – though still far from half – at the ludopathic gathering. On the other hand, I still know very few female game authors – Sylvie Barc, Anja Wrede, Andrea Meyer, now Barbara and Emmanuelle (who said Maureen Hiron?), while I know dozens of male authors.

Why ? A few wild thoughts, which might not be worth much. A society in which men are traditionally more free might not accept that women have pointless activities such as games  ? But, why, then, are women going to the movies, to the theater, and buying books more than men ? Or may be women are used to play games with children, while men are frustrated of this need and as a result play together, between adults?  Or there is such a pressure on men that they need gaming as an exit safety valve – but I’m not sure there’s less pressure on women. As for game design, I have always thought it was an acitivity really similar with novel writing, and most novel writers are now women…

Anyway, things are changing, and in a good way – but why is this a good way ? Because there will soon be as many men and women designing games, because we meet at game fairs, discuss games and drink beer together, and because I’m now, for the first time, designing a game in collaboration with a woman? Or because women will bring to game design a different point of view, a different sensibility, may be lighter and less aggressive ?

That’s a very old discussion, between the two main variants of feminism, universalist and differencialist. Everybody agrees that women did not so far have a fair place in the Western society – not to talk about other ones-  but what would be a fair place ?  Do we want individual women to be just like other men, or do we want women to become collectively half of humanity – and may be the best half. I’ve long been more on the universalist side, but I’m less sure now, when I see some women – and men.

Anyway, Et Toque! Is not a game like other games, no matter why.