Certains savent que je ne suis pas seulement auteur de jeux, mais que je suis aussi vaguement historien, et que j’enseigne l’économie et la sociologie au lycée. Les réformes mises en place depuis trois ans ont pour effet, et peut-être pour but, de détruire un enseignement qui me tient à cœur, et je tiens donc à exprimer publiquement mon point de vue.
Je ne pourrai malheureusement pas être mercredi prochain, à la manifestation parisienne des professeurs de sciences économiques et sociales des lycées contre les nouveaux programmes et les nouvelles épreuves du baccalauréat, cadeau empoisonné laissé par Luc Chatel avant son départ du ministère de l’éducation nationale à des enseignants soupçonnés – assez largement à tort – d’être de dangereux gauchistes. J’ai néanmoins pris le temps de rédiger la lettre suivante, que j’ai envoyée à mon inspection.
Professeur de “sciences” économiques et sociales en lycée depuis une vingtaine d’années, et passionné par l’enseignement, je suis presque dégoûté de mon métier par les nouveaux programmes de terminales ES, que j’essaie désespérément de mettre en œuvre cette année, et plus encore par les nouvelles épreuves du baccalauréat, auxquelles je dois préparer mes élèves. Ces programmes et ces épreuves me semblent l’aboutissement d’une logique dévoyée qui guide, avec plus ou moins de bonne foi, les évolutions de l’enseignement secondaire en France depuis, en gros, une trentaine d’années.
Le lycée dans les années soixante-dix, dans lequel j’ai fait mes études, était une structure de reproduction sociale dans laquelle tout était fait pour qu’un fils de bourgeois comme moi soit assuré de réussir. Les quelques prolétaires un peu malins qui arrivaient à tirer leur épingle du jeu, plus en sélectionnant les amis qu’il fallait qu’en travaillant avec acharnement, ne suffisaient pas à légitimer le système. La démocratisation de l’enseignement était donc un objectif louable, et même absolument nécessaire, mais certains des moyens vainement mis en œuvre pour tenter d’y parvenir se sont avérés particulièrement stupides. Parmi eux, l’insistance mise sur les efforts, sur le travail, au détriment de la réflexion. En gros, pour tenter d’éliminer le biais socio-culturel affectant les résultats scolaires, on a fait en sorte de ne plus juger les élèves sur leurs qualités d’analyse ou de synthèse, supposées trop liées à l’origine sociale, mais sur leurs efforts, sur la quantité de travail fournie. On a fait mine de croire que le travail était louable et souhaitable pour lui-même, indépendamment de ses résultats, idée dont les économistes devraient être les premiers à signaler la bêtise. C’est un peu comme si, dans une course, le vainqueur n’était pas le premier arrivé mais celui qui a le plus transpiré. Il en est résulté l’alourdissement des horaires scolaires et la dérive vers des programmes et des méthodes de plus en plus précis, pointus, académiques et systématiques. L’enseignement de la littérature était jusqu’ici le plus touché. On n’y demande plus aux élèves de sentir un texte, de découvrir le plaisir trop bourgeois de la lecture, mais de chercher des structures narratives et des figures de rhétorique, en évitant soigneusement tout ce qui risquerait de passer pour l’expression d’un goût, ou même simplement d’une idée personnelle. Le nouveau programme de “sciences” économiques et sociales de terminale, immense et incohérente liste de définitions qui évite avec soin tous les sujets de débat et présente comme indiscutables et stabilisés des concepts qui sont loin de l’être, va dans le même sens. Il encourage le bachotage, dans sa version la plus bête, et interdit la réflexion.
Depuis toujours sans doute, les enseignants se sont interrogés sur le degré de subjectivité de leur jugement, et de leur notation. Cette subjectivité était suspectée, en partie à raison, de favoriser elle aussi les fils de bourgeois à l’écriture élégante, et peut être accessoirement les jolies filles et les jolis garçons, et de discriminer tous les autres. Là encore, le remède a sans doute été pire que le mal. Pour rassurer des enseignants angoissés à l’idée de “mal” juger, ou simplement de juger, les élèves, pour rassurer des élèves angoissés de ne pas savoir exactement comment ils étaient jugés, on a voulu objectiver les notations des enseignants, et standardiser les contenus de leurs cours. Il en est résulté d’abord les ridicules listes de compétences à acquérir qui encombrent les livrets scolaires, et que fort heureusement personne ne prend très au sérieux. Il en est résulté aussi, avec des dégâts plus conséquents, une véritable déconstruction des épreuves du baccalauréat, avec l’apparition de “grilles de corrections”, parfois au demi-point près, de listes d’exigences, de mots clefs ou de concepts attendus dans une réponse. Cela amène, là encore, à juger les élèves non pas sur leurs capacités d’analyse ou de réflexion globale mais sur leur détermination à apprendre et réciter servilement un cours, et à appliquer systématiquement une technique, une méthode. Maîtrise des connaissances, réflexion, recul, imagination sont systématiquement découragés par des critères de notation qui ne prennent plus guère en compte que le « respect des consignes ». La nouvelle épreuve composée de sciences économiques et sociales au bac, déjà surnommée la “salade composée” par les enseignants, dernière étape sans doute avant l’adoption du QCM, vise expressément cet objectif.
Les disciplines scolaires sont le résultat d’une histoire complexe et très française. Là où la plupart des pays regroupent ce que nous traitons en histoire, géographie, économie, sociologie, histoire de l’art, philosophie et parfois littérature dans un vaste domaine de « sciences sociales », de « sciences humaines » ou d’humanités, nous avons fait le choix dogmatique d’un découpage rigide, non seulement entre les enseignements, mais aussi à l’intérieur même de ceux-ci. En attendant le regroupement souhaitable, au moins au niveau secondaire, de toutes les sciences sociales dans un même corpus, nous pourrions déjà éviter d’introduire dès le lycée une distinction entre économie et sociologie – et la même remarque vaut sans doute pour l’histoire et la géographie. Ce découpage entre d’innombrables disciplines amène souvent à traiter et retraiter les mêmes sujets, avec des différences qui relèvent plus du vocabulaire que de la démarche scientifique – le développement durable est traité en géographie et en économie, l’innovation technique en économie et en histoire, les inégalités en sociologie et en géographie, et bien souvent en littérature, avec Balzac ou Zola. Ce découpage, et le vocabulaire inutilement et souvent ridiculement technique qui l’accompagne et permet à chaque discipline de se distinguer, contribue aussi à renforcer cette impression, dangereuse parce que fausse, de scientificité et d’objectivité des “humanités”.
Même si nous savons que la sélection se fait désormais largement après le lycée, que la distinction entre filières a en partie pris la relève de la distinction entre ceux qui allaient au lycée et ceux qui n’y allaient pas, que la mobilité ou la reproduction sociale se jouent de moins en moins dans le cursus éducatif, il est difficile aux enseignants de ma génération de nier que la démocratisation de l’école ait en partie réussi. Ce relatif succès, que nous devons au collège unique, à la carte scolaire, aux bourses, et un peu aussi au dévouement des enseignants, il nous suffit pour l’observer de comparer les classes que nous avons côtoyées comme élèves à celles que nous avons devant nous comme professeurs. Pour que ce succès soit vraiment satisfaisant, il faudrait pourtant que nous ayons le sentiment de pouvoir à la fois sélectionner les meilleurs de nos élèves, d’où qu’ils viennent, et apporter à tous autant de culture, de compétence et d’ouverture sur le monde que possible. De plus en plus, l’école semble ne vouloir ou ne savoir sélectionner que les plus dociles et les plus besogneux, et apporter à tous le désespoir de n’avoir d’autre choix que de rentrer dans le moule – ou de disparaître. Les nouveaux programmes et les nouvelles épreuves de “sciences” économiques et sociales sont une éloquente illustration de cette dérive.
(Sorry, I didn’t translate this in English. I neither have the time nor the skill to do it and, anyway, it’s about very French matters).
tu devrais l’envoyer à libération ta lettre ouverte! franchement elle aurait tout à fait sa place dans la rubrique tribune!
des bises
Très bon billet auquel manque un élément : c’est bien la sociologie de Bourdieu & consorts qui a généré ces réformes, en s’appuyant sur la culpabilité du corps enseignant découvrant qu’il ne participait pas à une école égalitaire, les jetant droit dans les bras des pédagogues “techniciens” et leur objectivité sans pareille.
Dans le cas particulier des nouveaux programmes de SES, ils ont été rédigés par le ministère Chatel sous la dictée sinon du MEDEF, du moins de Michel Pébereau, et toute référence à Bourdieu en a été soigneusement gommée. Ça n’invalide pas nécessairement votre analyse, mais ça veut dire qu’il n’y a pas que les professionnels de la pédagogie, qui ont quand même perdu pas mal d’influence depuis une dizaine d’années, à l’œuvre derrière cela.
Le plus surprenant est que ce sont les mêmes Pébereau et consorts qui ne cessent de répéter que l’école doit préparer les jeunes à la réalité économique et contribuer à la compétitivité de l’économie. Une école qui marginalise les plus innovants et valorise la répétition et la docilité ne produira pas, je pense, une économie plus moderne et compétitive.
Par ailleurs, le diagnostic de Bourdieu sur l’école des années soixante-dix – l’école est inégalitaire parce qu’elle juge sur des choses qu’elle n’enseigne pas – était tout à fait exact. C’est le traitement qui a eu des effets indésirables dramatiques, et qui devrait être modifié avant qu’il n’ait tué le malade.
C’est précisément parce qu’il résonnait avec l’expérience des enseignants qu’il fut si efficace comme grille de lecture. Mais ce faisant, il a délégitimé tous les savoirs-faire professionnels comme autant de ressorts permettant de favoriser l’école bourgeoise, empêchant donc des réformes et solutions fondés sur ces savoirs.
Comme vous le dites vous-même, le “jugement professionnel” devait ensuite être supprimé au nom de la justice sociale, laissant donc apparaître des formes de mesure de plus en plus “objectives” (ie répétables, simples, peu coûteuses, faciles à faire bachoter…) à leur place.
Pour que 80% d’une classe d’âge puisse passer le bac, on est obligé de standardiser les tests et d’utiliser des QCMs, sinon, les coûts du bac sont trop élevés. Et c’est vrai qu’on descend dans la taxonomie de Bloom (knowledge and comprehension)
Many teachers in many classrooms spend the majority of their time in the basement of the taxonomy, never really addressing or developing the higher order thinking skills that kids need to develop. We end up with rote and boring classrooms. Rote and boring curriculum. Much of today’s standardized testing rigorously tests the basement, further anchoring the focus of learning at the bottom steps, which is not beneficial for our students.
Pardon pour l’anglais, je suis prof aux Etats unis.
Belle lettre, oh combien pertinente.
Certainement bien reçue par l’inspection.
Rappelles moi quand tu obtiendras ta mutation sur Paname ?
😉
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