Les commentaires, un peu moqueurs mais polis et nuancés, que j’avais posté sur les réseaux sociaux sous le programme d’un colloque sur « la médiation par le jeu » dans lequel il était question de « jeu pédagogique », du jeu comme « outil d’inclusion et de sensibilisation », de « compétences transversales » et d’ « apprentissage au sens large », ont enclenché une discussion intéressante avec certains des participants. Ils m’ont aussi valu, sur twitter et en message personnel, quelques réactions très violentes, voire insultantes. Je voudrais donc expliquer encore une fois pourquoi j’ai décidé, depuis quelques années, de ne plus laisser passer les discours fumeux et faussement modernes sur l’utilité sociale ou pédagogique du jeu.
J’ai eu une éducation mi-chrétienne mi-marxiste, dans laquelle le jeu, la musique ou les romans étaient assez mal vus parce que, bon, quand même, il faudrait penser à préparer sérieusement la révolution. Hors du monde et délibérément simple, le jeu m’est apparu à l’adolescence non comme une rupture ou une échappatoire mais comme un moyen de décompresser, de faire avec la complexité du monde. Le jeu, en effet, et c’est peut-être la meilleure définition que l’on puisse en donner, est le contraire du réel – fermé, simple, compréhensible, sérieux même.
Je suis donc passionné de jeux depuis une quarantaine d’années, professionnel du jeu depuis une vingtaine. Cela fait quarante ans que l’on ne cesse de me demander de me justifier d’avoir une passion, puis un métier, aussi peu utiles, aussi dénués de sens. Nul n’exige pourtant d’excuses des passionnés ou des professionnels de littérature, de peinture, de danse, de musique ou de cuisine.
Il est légitime de débattre dans des colloques des plus sérieux de styles littéraires, picturaux ou musicaux – ok, peut-être pas culinaires. Dès qu’il s’agit de jeux, la seule question dont pseudo-universitaires, spécialistes autoproclamés et « entrepreneurs sociaux » dont les dents rayent le parquet acceptent de discuter est « à quoi ça sert? », comme s’il fallait absolument que cela serve à quelque chose.
On m’a parfois reproché de ne guère participer à ces débats, ne serait-ce que pour apporter la contradiction. Le problème est que, tant que cela reste la seule discussion que l’on peut sérieusement avoir sur le jeu, y participer revient déjà à accepter que le joueur et plus encore l’auteur de jeu aient à se justifier. On ne demande pas aux amateurs de littérature pourquoi ils lisent. On n’exige pas des romanciers que leurs textes permettent d’apprendre l’orthographe et la grammaire, ni même l’histoire ou la sociologie ; on accepte très bien que, indépendamment du fait que ce soit le cas ou non, ils n’en aient pour la plupart rien à foutre.
Oui, un jeu peut aussi parfois, comme à peu près toutes nos activités quotidiennes, nous faire incidemment apprendre ou prendre conscience de quelque chose. Non, ce n’est jamais l’essentiel et ce n’est pas la raison pour laquelle on joue, ou pour laquelle on crée des jeux – du moins de bons jeux.
Et surtout non, désolé, moi non plus je n’en ai rien à foutre, et je ne ferai rien pour que mes jeux rentrent dans ce genre de cases. Cela fait quarante ans que je résiste aux médiateurs, pédagogues et pontifiants ludiques de tous poils. Je me suis les tapés dans les années quatre-vingt-dix en version émulation, simulation et jeux pédagogiques, je me les tape aujourd’hui en version serious games et jeux coopératifs. Leur discours, qui se prétend toujours nouveau – ils disent sans doute innovant – n’a pourtant pas changé d’un poil en quarante ans. Moi, j’ai appris à me méfier. Je ne suis d’ailleurs pas le seul, il suffit pour s’en assurer d’aller voir le nombre d’auteurs de jeux, certains très connus, qui ont “liké” mon post moqueur sur Facebook.
Si cet utilitarisme n’était qu’une erreur d’analyse, ce ne serait pas bien grave, on pourrait quand même en discuter tranquillement. Le problème est que, ses partisans se sentant pousser des ailes, il tend aujourd’hui à devenir prescriptif. Les auteurs comme moi devraient se soumettre, et justifier de l’utilité sociale de toutes leurs créations. Du coup, les jeux coopératifs, c’est bien parce que cela apprendrait la coopération, mais les Loups Garous ou Citadelles, c’est mal parce que l’on y dénonce, on y vole et on y tue. Ce truisme néglige un point essentiel, qui est que les joueurs, dans leur immense majorité, ne sont pas complètement cons. Ils font parfaitement la différence entre le jeu et la réalité, et c’est même précisément pour cela qu’ils jouent.
J’ai longuement développé ce thème dans un autre article il y a cinq ans, tous collabos ; les exemples sont un peu datés, mais mon raisonnement est toujours valable. Je suis juste un peu plus énervé aujourd’hui, un peu parce que j’ai vieilli, un peu parce que le discours utilitariste sur le jeu me semble chaque jour plus envahissant.
Au fait, je suis auteur de jeux de société mais aussi toujours prof de lycée à mi-temps, plus par plaisir que par nécessité, et parce que j’ai été bien élevé et crois encore que c’est bien d’avoir un boulot socialement utile. Quand j’enseigne, je peux m’amuser mais je ne joue pas – j’enseigne. Quand je joue, je peux être sérieux, mais je n’enseigne pas – je joue. Le mélange prôné par des gens qui ne sont le plus souvent ni enseignants, ni joueurs donne généralement de pseudos jeux ennuyeux et des pédagogies lentes, verbeuses et inefficaces.
Bref, jouer ne sert sans doute à rien, si ce n’est à ne servir à rien, et c’est très bien comme cela. Je n’ai pas plus à m’en justifier que de lire des romans ou d’écouter de la musique.
(Caveat : What I am writing below applies to the French speaking gaming world. I don’t know to what extent it is also true of the English speaking one).
I’ve recently posted on social networks, in French, a few ironic but polite and nuanced comments under the program of symposium about “mediation through games”, in which were supposed to be discussed “pedagogical games”, “games as tools for inclusion and sensibilization”, “transversal abilities” and “learning in a broader sense” (my English rendering of this pseudo-academic language probably doesn’t sound as ridiculous as the French original). As a result, I had an interesting discussion on facebook with some of the attendees, but I also got, on Twitter and via personal message, violent and even insulting reactions. I therefore want to explain why I have decided, for a few years now, to protest the fashionable, verbose and falsely modern discourse about the social and pedagogical use of games.
I’ve had a half-Christian, half-marxist upbringing, in which games, music or novels were frowned upon because, after all, we should be working more seriously on preparing revolution. As a late teenager, I discovered in games not a break-up or a way out but a way to ease the pressure, to make do with the complexity of the real world. Games, unlike reality, are closed, simple, understandable, mostly serious.
For forty years now, I have a passion for games. For twenty years, designing them is my main job. For forty years I am permanently asked to atone, or at least to justify myself for such a socially pointless activity. No one, however, asked for excuses from passionate or even professionals in literature, painting, dance, music or cooking.
It is perfectly legitimate to discuss in serious symposiums about literary, pictorial or musical styles and art – OK, may be not so much with cooking. But when it’s about game, the only legitimate question put forward by pseudo-academics, self-proclaimed specialists and overambitious social entrepreneurs is “what’s the social utility of games”, as if they needed one.
I’ve sometimes been criticized for not taking part in these discussions, if only to bring some contradiction. The problem is that, as long as it is the only question ever seriously asked about games, taking part in the debate already means that one accepts the idea that games need justification, or at least atonement. No one ever asks novelists to discuss if their novels can be used for teaching grammar and vocabulary, or even only history or sociology ; we all know that, no matter the answer, most of them don’t give a fuck.
Yes, of course, like most of our daily activities, games can incidentally teach us or make us realize something. No, it’s never essential, and it’s not the reason people play or design games – or at least good games.
And most of all, no, sorry, I don’t give a fuck. I’ve been resisting this discourse for forty years, and I won’t help forcing my games into its absurd categories. I’ve heard verbose speeches about emulation, simulation and pedagogical games in the nineties, I hear the same speeches today about serious or cooperative games. This humiliating discourse always claims to be new – it rather says innovative – but it didn’t change in forty years. I’ve changed – I’ve learned to be wary. I’m not only one, as you can see in checking the game designers, some of them quite well known, who have liked my original post on Facebook.
This utilitarianism would not be a real problem if it were only a harmless opinion open to discussion. The problem is that it is more and more becoming prescriptive. Game designers like me should now submit and justify of the social utility of every one of their creations – something, once more, no one ever asks of cooks, musicians or novelists. For this naïve doxa, cooperative games are good because they teach cooperation, Werewolves or Citadels are bad because they teach denunciation, theft and murder. This truism forgets just one little thing, that the vast majority of gamers are not utterly stupid, know perfectly well the difference between games and reality, and are playing games just for this reason.
I wrote much more extensively about this five years ago in another article, collaborators. The examples might be a bit old, but I still hold with my reasoning. I just feel more angry now, may be because I’m getting older, but more likely because the utilitarianist discourse about games seems to be everyday more intrusive and prescriptive.
As an aside, I’m a boardgame designer, but I also kept a part time job as a high school teacher. I don’t really need it, but I enjoy teaching and, well, I still believe it’s important to have some socially useful activity, and designing games doesn’t really qualify. When I teach, I have fun, but I’m not playing games – I’m just teaching. When I play games, I don’t learn or teach, I play games. Mixing games and pedagogy, as often suggested by people who are usually neither gamers nor teachers, usually only generates boring pseudo-games and slow, verbose and inefficient teaching.
Anyway, there’s no point in gaming – except may be in the fact that there’s no point. So what ? I won’t apologize for it, no more than I will for reading books or listening to music.
Oui, c’est lassant d’avoir à devoir se justifier du pourquoi du comment du parce que de notre attirance pour le jeu de société, ainsi que notre collectionniste aigüe à ce propos. Après quelques années à répondre le plus pragmatiquement possible, j’ai trouvé mon “c’est pas faux”. Quand on me dit que c’est totalement futile et inutile (voire débile), parfois je réponds avec un large sourire : à quoi ça sert de vivre si c’est pour mourir 😉
Bonne continuité et faites-nous plein de nouveaux jeux 🙂
Je viens de recevoir un lien fascinant que je t’offre en pâture : https://www.anrt.asso.fr/sites/default/files/anrt_propositions_pour_une_pedagogie_par_le_jeu_au_service_des_apprentissages_vf_lle.pdf?utm_medium=email&utm_campaign=ANRT%20%20La%20Pdagogie%20par%20le%20jeu%20%20une%20priorit%20pour%20renchanter%20les%20apprentissage&utm_content=ANRT%20%20La%20Pdagogie%20par%20le%20jeu%20%20une%20priorit%20pour%20renchanter%20les%20apprentissage+CID_979301ce82fe0d628d13cf86bb75856c&utm_source=EmailingsNewsletters&utm_term=Lien%20vers%20la%20note%20stratgique
Il s’agit d’un appel de l’ANRT pour une pédagogie par le jeu.
Tes opposants se défendent bec et ongle, bien sûr, il y a de l’argent en jeu.
Je ne suis qu’un joueur, un parmi des millions, auteur de quelques scénarios en jeux de rôle, comme beaucoup d’autres. Oui, le jeu enseigne beaucoup de choses dont l’une des plus importantes est de savoir se divertir. Je joue donc pour jouer avant tout et je te remercie d’avoir écrit des jeux avec lesquels je me suis amusé, m’amuse et m’amuserai encore longtemps.
je suis éducateur et vous promet que par le biais du jeu beaucoup de choses passent mais par contre vouloir utiliser le jeu comme une doctrine médical phycologique ou instruisant est tout a fais l inverse le jeu sert avant tout a jouer et jouer c est utiliser son temps a prendre du plaisir .a cette fin oui le plaisir peut aider moralement physiquement et psychologiquement mais le jeu de société n a pour moi pas cette base en soi . remb
Je suis un grand utilisateur du jeu pédagogique dans mes interventions en entreprise. Cependant je fais la part des choses. Tout d’abord, je parle d’exercice à mes clients, pas de jeu. Car la visée n’est pas de prendre du plaisir mais d’utiliser l’élément ludique pour les faire travailler.
De plus, j’utilise soit des jeux spécialement conçus pour un objectif précis, soit je détourne des séquences de jeu toujours avec un objectif précis.
Sinon, quand je joue chez moi, je ne m’intéresse qu’à une chose, m’amuser !!!
Ce que vous ne dites pas expressément c’est que de plus en plus le jeu devient la cible du militantisme qui veut l’utiliser comme outil de propagande- C’est encore plus manifeste dans la JDR et c’est insupportable…
Entièrement d’accord. Je n’ai jamais cru aux jeux pédagogiques, en revanche je crois aux vertus pédagogiques du jeu en soi. Il n’est pas plus utile que le conte ou le roman, qui en sont de proches cousins (ils se fabriquent, en grande partie, de même manière) — c’est dire s’il est essentiel.
100% d’accord, merci pour le post ça fait plaisir a lire…
Hello Bruno,
Joueur invétéré et collectionneur, j’évolue dans le milieu de la formation. Je touche à la pédagogie tous les jours, ce qui fait que j’ai un point de vue qui n’est pas tout à fait le même que le tien, peut-être un peu plus nuancé.
Je reconnais volontiers que le jeu en tant que tel est conçu …pour jouer et rien d’autre.
Seulement je conçois aussi, et le mets en pratique, que les mécaniques du jeu (au sens large) peuvent se mettre au service de la pédagogie. J’ai par exemple proposé un jeu de cartes il y a quelques années, dans le cadre de mon travail, qui clonait les règles et le fonctionnement de Hearthstone (j’ai choisi exprès une mécanique simple) et j’y ai plaqué un thème en rapport avec le métier auquel je formais (téléconseiller).
Ça m’a permis d’aborder des notions sérieuses mais de façon légère, durant la formation ou pendant une pause (au choix de mes stagiaires en formation) et d’ancrer certaines notions.
Ce jeu a reçu un accueil positif et j’ai bien constaté aussi les effets positifs sur la montée en compétence grâce à ce dispositif.
Ça n’en fait pas vraiment un jeu…encore que, s’il est pratique dans le seul but de passer le temps ou s’amuser…
Mais pour rester sur ce que tu dis, il s’agissait bien d’un outil pédagogique.
Je crois vraiment qu’il est possible d’apprendre de manière ludique et le serious game possède ses vertus.
En revanche, et je le découvre ça au travers de ton texte, je déplore cette mentalité qui viendra chercher dans le jeu, le pur jeu, celui qui est dans nos ludothèques et qui nous sert à décompresser ou a se retrouver, une utilité autre que celle de passer un bon moment entre amis, en famille… A coopérer ou bien se foutre sur la gueule avec rires et cris en tous sens.
La bienséance voudrait que l’on bannisse un jeu où il est question de dénonciation ou de meurtre?
Bon sang, les personnes qui disent ça n’ont rien compris ou ne se sont pas assez amusées.
Et s’il fallait absolument rechercher une justification à l’existence du jeu, elle serait la même que le cinéma, le théâtre, la musique ou la littérature…
Le divertissement est divertissant.
Et peut-être n’a-t-on jamais eu autant besoin de se divertir.
Je fais la part des choses : apprendre peut se faire ludiquement. Jouer aussi.
Mais c’est pas pareil.
Sincèrement.