Les commentaires, un peu moqueurs mais polis et nuancés, que j’avais posté sur les réseaux sociaux sous le programme d’un colloque sur « la médiation par le jeu » dans lequel il était question de « jeu pédagogique », du jeu comme « outil d’inclusion et de sensibilisation », de « compétences transversales » et d’ « apprentissage au sens large », ont enclenché une discussion intéressante avec certains des participants. Ils m’ont aussi valu, sur twitter et en message personnel, quelques réactions très violentes, voire insultantes. Je voudrais donc expliquer encore une fois pourquoi j’ai décidé, depuis quelques années, de ne plus laisser passer les discours fumeux et faussement modernes sur l’utilité sociale ou pédagogique du jeu.
J’ai eu une éducation mi-chrétienne mi-marxiste, dans laquelle le jeu, la musique ou les romans étaient assez mal vus parce que, bon, quand même, il faudrait penser à préparer sérieusement la révolution. Hors du monde et délibérément simple, le jeu m’est apparu à l’adolescence non comme une rupture ou une échappatoire mais comme un moyen de décompresser, de faire avec la complexité du monde. Le jeu, en effet, et c’est peut-être la meilleure définition que l’on puisse en donner, est le contraire du réel – fermé, simple, compréhensible, sérieux même.
Je suis donc passionné de jeux depuis une quarantaine d’années, professionnel du jeu depuis une vingtaine. Cela fait quarante ans que l’on ne cesse de me demander de me justifier d’avoir une passion, puis un métier, aussi peu utiles, aussi dénués de sens. Nul n’exige pourtant d’excuses des passionnés ou des professionnels de littérature, de peinture, de danse, de musique ou de cuisine. Il est légitime de débattre dans des colloques des plus sérieux de styles littéraires, picturaux ou musicaux – ok, peut-être pas culinaires. Dès qu’il s’agit de jeux, la seule question dont pseudo-universitaires, spécialistes autoproclamés et « entrepreneurs sociaux » dont les dents rayent le parquet acceptent de discuter est « à quoi ça sert? », comme s’il fallait absolument que cela serve à quelque chose.
On m’a parfois reproché de ne guère participer à ces débats, ne serait-ce que pour apporter la contradiction. Le problème est que, tant que cela reste la seule discussion que l’on peut sérieusement avoir sur le jeu, y participer revient déjà à accepter que le joueur et plus encore l’auteur de jeu aient à se justifier. On ne demande pas aux amateurs de littérature pourquoi ils lisent. On n’exige pas des romanciers que leurs textes permettent d’apprendre l’orthographe et la grammaire, ni même l’histoire ou la sociologie ; on accepte très bien que, indépendamment du fait que ce soit le cas ou non, ils n’en aient pour la plupart rien à foutre. Oui, un jeu peut aussi parfois, comme à peu près toutes nos activités quotidiennes, nous faire incidemment apprendre ou prendre conscience de quelque chose. Non, ce n’est jamais l’essentiel et ce n’est pas la raison pour laquelle on joue, ou pour laquelle on crée des jeux – du moins de bons jeux. Et surtout non, désolé, moi non plus je n’en ai rien à foutre, et je ne ferai rien pour que mes jeux rentrent dans ce genre de cases. Cela fait quarante ans que je résiste aux médiateurs, pédagogues et pontifiants ludiques de tous poils. Je me suis les tapés dans les années quatre-vingt-dix en version émulation, simulation et jeux pédagogiques, je me les tape aujourd’hui en version serious games et jeux coopératifs. Leur discours, qui se prétend toujours nouveau – ils disent sans doute innovant – n’a pourtant pas changé d’un poil en quarante ans. Moi, j’ai appris à me méfier. Je ne suis d’ailleurs pas le seul, il suffit pour s’en assurer d’aller voir le nombre d’auteurs de jeux, certains très connus, qui ont “liké” mon post moqueur sur Facebook.
Si cet utilitarisme n’était qu’une erreur d’analyse, ce ne serait pas bien grave, on pourrait quand même en discuter tranquillement. Le problème est que, ses partisans se sentant pousser des ailes, il tend aujourd’hui à devenir prescriptif. Les auteurs comme moi devraient se soumettre, et justifier de l’utilité sociale de toutes leurs créations. Du coup, les jeux coopératifs, c’est bien parce que cela apprendrait la coopération, mais les Loups Garous ou Citadelles, c’est mal parce que l’on y dénonce, on y vole et on y tue. Ce truisme néglige un point essentiel, qui est que les joueurs, dans leur immense majorité, ne sont pas complètement cons. Ils font parfaitement la différence entre le jeu et la réalité, et c’est même précisément pour cela qu’ils jouent. J’ai longuement développé ce thème dans un autre article il y a cinq ans, tous collabos ; les exemples sont un peu datés, mais mon raisonnement est toujours valable. Je suis juste un peu plus énervé aujourd’hui, un peu parce que j’ai vieilli, un peu parce que le discours utilitariste sur le jeu me semble chaque jour plus envahissant.
Au fait, je suis auteur de jeux de société mais aussi toujours prof de lycée à mi-temps, plus par plaisir que par nécessité, et parce que j’ai été bien élevé et crois encore que c’est bien d’avoir un boulot socialement utile. Quand j’enseigne, je peux m’amuser mais je ne joue pas – j’enseigne. Quand je joue, je peux être sérieux, mais je n’enseigne pas – je joue. Le mélange prôné par des gens qui ne sont le plus souvent ni enseignants, ni joueurs donne généralement de pseudos jeux ennuyeux et des pédagogies lentes, verbeuses et inefficaces.
Bref, jouer ne sert sans doute à rien, si ce n’est à ne servir à rien, et c’est très bien comme cela. Je n’ai pas plus à m’en justifier que de lire des romans ou d’écouter de la musique.
(Caveat : What I am writing below applies to the French speaking gaming world. I don’t know to what extent it is also true of the English speaking one).
I’ve recently posted on social networks, in French, a few ironic but polite and nuanced comments under the program of symposium about “mediation through games”, in which were supposed to be discussed “pedagogical games”, “games as tools for inclusion and sensibilization”, “transversal abilities” and “learning in a broader sense” (my English rendering of this pseudo-academic language probably doesn’t sound as ridiculous as the French original). As a result, I had an interesting discussion on facebook with some of the attendees, but I also got, on Twitter and via personal message, violent and even insulting reactions. I therefore want to explain why I have decided, for a few years now, to protest the fashionable, verbose and falsely modern discourse about the social and pedagogical use of games.
I’ve had a half-Christian, half-marxist upbringing, in which games, music or novels were frowned upon because, after all, we should be working more seriously on preparing revolution. As a late teenager, I discovered in games not a break-up or a way out but a way to ease the pressure, to make do with the complexity of the real world. Games, unlike reality, are closed, simple, understandable, mostly serious.
For forty years now, I have a passion for games. For twenty years, designing them is my main job. For forty years I am permanently asked to atone, or at least to justify myself for such a socially pointless activity. No one, however, asked for excuses from passionate or even professionals in literature, painting, dance, music or cooking. It is perfectly legitimate to discuss in serious symposiums about literary, pictorial or musical styles and art – OK, may be not so much with cooking. But when it’s about game, the only legitimate question put forward by pseudo-academics, self-proclaimed specialists and overambitious social entrepreneurs is “what’s the social utility of games”, as if they needed one.
I’ve sometimes been criticized for not taking part in these discussions, if only to bring some contradiction. The problem is that, as long as it is the only question ever seriously asked about games, taking part in the debate already means that one accepts the idea that games need justification, or at least atonement. No one ever asks novelists to discuss if their novels can be used for teaching grammar and vocabulary, or even only history or sociology ; we all know that, no matter the answer, most of them don’t give a fuck. Yes, of course, like most of our daily activities, games can incidentally teach us or make us realize something. No, it’s never essential, and it’s not the reason people play or design games – or at least good games. And most of all, no, sorry, I don’t give a fuck. I’ve been resisting this discourse for forty years, and I won’t help forcing my games into its absurd categories. I’ve heard verbose speeches about emulation, simulation and pedagogical games in the nineties, I hear the same speeches today about serious or cooperative games. This humiliating discourse always claims to be new – it rather says innovative – but it didn’t change in forty years. I’ve changed – I’ve learned to be wary.I’m not only one, as you can see in checking the game designers, some of them quite well known, who have liked my original post on Facebook.
This utilitarianism would not be a real problem if it were only a harmless opinion open to discussion. The problem is that it is more and more becoming prescriptive. Game designers like me should now submit and justify of the social utility of every one of their creations – something, once more, no one ever asks of cooks, musicians or novelists. For this naïve doxa, cooperative games are good because they teach cooperation, Werewolves or Citadels are bad because they teach denunciation, theft and murder. This truism forgets just one little thing, that the vast majority of gamers are not utterly stupid, know perfectly well the difference between games and reality, and are playing games just for this reason. I wrote much more extensively about this five years ago in another article, collaborators. The examples might be a bit old, but I still hold with my reasoning. I just feel more angry now, may be because I’m getting older, but more likely because the utilitarianist discourse about games seems to be everyday more intrusive and prescriptive.
As an aside, I’m a boardgame designer, but I also kept a part time job as a high school teacher. I don’t really need it, but I enjoy teaching and, well, I still believe it’s important to have some socially useful activity, and designing games doesn’t really qualify. When I teach, I have fun, but I’m not playing games – I’m just teaching. When I play games, I don’t learn or teach, I play games. Mixing games and pedagogy, as often suggested by people who are usually neither gamers nor teachers, usually only generates boring pseudo-games and slow, verbose and inefficient teaching.
Anyway, there’s no point in gaming – except may be in the fact that there’s no point. So what ? I won’t apologize for it, no more than I will for reading books or listening to music.
(Sorry, French only – two videos about my new games recorded at the Tric Trac website)
Mon passage chez Tric Trac à Orléans, en septembre, a été vite écourté, après le tournage d’une video de présentation de la nouvelle édition de Mascarade, lorsqu’il s’avéra que l’un des piliers du site, Guillaume, était positif au Covid. Retour à Paris, test, tout ça… J’y suis donc retourné en novembre pour parler des mes autres nouveautés, Dreadful Circus et Vabanque, et du monde du jeu en général. Voici donc les deux videos, celle sur Mascarade et celle sur tout le reste.
Dans quelle mesure le jeu est-il quelque chose de sérieux, et doit-il être pratiqué sérieusement? Lorsque, entre deux parties, quelqu’un met sur la table de jeu cette question récurrente, il y a toujours quelqu’un – souvent moi – pour citer une formule de Freud selon laquelle « le contraire du jeu n’est pas le sérieux mais la réalité » à l’appui de la thèse selon laquelle le jeu est une activité sérieuse. Ne parlant pas allemand, langue dans laquelle cette phrase a nécessairement été écrite, j’ignore quel était son sens originel précis. Sa traduction en français pose problème car le sérieux, et la sériosité (ce mot doit exister puisque Word ne vient pas de me le souligner en rouge) sont des mots à double sens. Dire que le jeu est sérieux peut signifier qu’il doit être pratiqué avec sérieux, c’est à dire avec concentration, ou que le jeu est quelque chose de sérieux, c’est à dire d’important dans le monde réel. Les choses se compliquent encore en anglais ou, selon que Spiel/jeu est traduit par toy ou game, la phrase de Freud prend des sens très différents.
Je ne suis donc pas absolument certain de ce que cette phrase signifiait pour Freud. Elle signifie pour moi que le jeu doit être pratiqué avec sérieux, mais certainement pas qu’il puisse et doive avoir un impact mesurable sur le monde réel, ce que je ne pense ni souhaitable, ni même vraiment possible.
Cela fait de longues années que je milite pour la reconnaissance des auteurs de jeux comme « auteurs » à part entière. C’est en partie pour cela que, assez régulièrement, je compare notre activité à celle des romanciers, ou des scénaristes de cinéma et de jeu video. De fait, même si chaque auteur de livre ou de jeu travaille à sa manière, nous avons en commun avec au moins les romanciers de passer le plus clair de notre temps devant une feuille plus ou moins blanche, à prendre des notes et imaginer des intrigues.
La comparaison ne doit pourtant pas être poussée trop loin, et je me demande aujourd’hui s’il n’aurait pas été plus judicieux de nous comparer aux musiciens ou, comme le fait volontiers Bruno Cathala, aux cuisiniers – même si c’est sans doute pour lui plus une métaphore qu’une comparaison, et même si j’ai quelques doutes sur sa connaissance de l’art culinaire. À trop vouloir traiter le jeu de société comme la littérature, on en arrive en effet à des contresens.
Parmi les caractéristiques qui distinguent le jeu de société de la littérature, du cinéma, du jeu de rôle et d’une grande partie du jeu video, il en est une que certains voudraient oublier ou ignorer, l’absence de profondeur. On ne connaît jamais parfaitement un personnage de roman, on peut en faire des analyses différentes, s’y intéresser, parfois même en faire autre chose que ce qu’a imaginé l’auteur. Il est, tout comme un personnage de cinéma et, dans une certaine mesure, de jeu de rôle, plus profond, plus riche que ce qui apparaît dans le texte ou dans le film. Il nous donne ainsi une ouverture sur un contexte psychologique, imaginaire ou historique. Il n’y a rien de cela dans un jeu de société qui, même lorsque l’on y joue un personnage, ce qui est loin d’être toujours le cas, reste un système clos, dont on connaît toutes les règles. On ne peut imaginer des motivations, une histoire, une psychologie à un personnage dont toutes les caractéristiques sont connues, ni à des joueurs qui n’ont qu’une seule et unique motivation, parce que c’est le principe même du jeu, gagner. Sauf dans quelques cas très particuliers, un jeu ne peut donc pas avoir de sens profond et caché ou de message subtil. C’est pour cette raison que les meilleurs thèmes de jeu, les plus efficaces, les plus intéressants pour les joueurs, sont ceux qui sont suffisamment simples et connus, ce qui est la définition du cliché. L’histoire, la fantasy, la science-fiction en sont des réservoirs, dans lesquels je n’hésite jamais à piocher – mais je suis conscient de le faire et fait en sorte que cela se voit. Je ne sais plus quel est le cinéaste qui, lorsqu’on lui reprochait d’utiliser de vieux clichés, répondit qu’il allait faire des efforts pour trouver de nouveaux clichés. Cette réponse s’applique sans doute mieux encore au jeu de société – le problème n’est pas d’échapper aux clichés mais d’en choisir des sympas et pas trop ringards.
La peur du cliché a conduit, depuis deux ou trois ans, à un foisonnement de jeux aux thèmes artificiels, vaguement oniriques et généralement bien moins convaincants que les bonnes vieilles histoires sur lesquelles, le plus souvent, les auteurs avaient construits leur prototype. Quand on y joue, c’est un peu comme si le jeu n’avait aucun thème, et c’est un peu dommage.
Deux jeux qui ont de jolis dessins, mais pas vraiment de thème.
Avant de finalement accepter parce que, bon, c’est pour la bonne cause, j’avais d’abord refusé de signer une déclaration commune d’auteurs de jeux, pleine de bonnes intentions, rédigée par des gens que j’aime bien et qui n’engageait au fond pas à grand-chose (vous pouvez la lire ici). L’un des articles disait en effet que les signataires s’engageaient à faire des recherches sérieuses sur les contextes historiques et culturels qu’ils utilisaient dans leurs créations. Il se trouve que je suis un peu historien, j’ai quand même un doctorat, mais jamais je n’ai fait la moindre recherche sur les thèmes utilisés dans mes jeux, et je ne cherche pas particulièrement à faire de jeu sur les sujets et les périodes que connais. Je suis convaincu que pour fonctionner, un jeu, c’est à dire un univers extrêmement simplifié et rationnel dans lequel les joueurs peuvent se prendre la tête quelque temps sans qu’il y ait d’enjeu réel, ne peut être construit que sur des concepts que les joueurs maîtrisent tous déjà et donc, sauf dans le cas des jeux abstraits, sur des clichés. Si je construis un jeu sur des trucs que je sais mais que les joueurs ne savent pas, le jeu fonctionnera moins bien pour eux que pour moi.
J’ai conçu Ménestrels avec mon amie Sandra Pietrini. L’idée du jeu nous est certes venue de sa thèse sur la représentation des jongleurs, danseurs et bouffons dans l’iconographie de la fin du Moyen Âge. Pour autant, jamais il ne nous est venu à l’idée de chercher dans le jeu à apporter quelque information historique que ce soit. Tout au contraire, et cela est fort bien rendu par les illustrations de David Cochard, fort peu historiques, nous avons cherché à jouer sur les poncifs, les clichés, l’imaginaire des joueurs. Nous n’avons pas illustré sa thèse, nous avons joué avec.
Alors oui, il faut savoir que l’on travaille sur des poncifs. Il faut le dire, ou du moins montrer qu’on le sait. C’est sans doute pour cette raison que j’ai toujours été réticent à l’utilisation dans les jeux de graphismes trop réalistes, et que j’ai toujours privilégié une approche humoristique et plus ou moins décalée des thèmes. Le thème d’un jeu de société est souvent plus proche de celui d’une chansonnette que de celui d’un roman historique, ou d’un gros jeu video.
Certes, quelques auteurs font des jeux nécessitant un peu de documentation historique, mais ils sont bien peu nombreux. Si je regarde sur les étagères qui sont derrière moi tandis que j’écris cet article, je vois une bonne centaine de grosses boites de jeu… dont trois seulement, me semble-t-il, ont dû demander un effort de documentation historique, Mombasa de Alexander Pfister, Dual Powers de Brett Myers et surtout Pax Pamir, de Cole Wehrle. Ce sont donc clairement les exceptions qui confirment la règle, et non une règle que suivraient tous les auteurs. Et c’est l’étagère des gros jeux, si c’était les petites boites, il y en aurait encore moins.
Je n’ai pas joué à Mombasa, qui n’est pas trop mon type de jeu, et ne peux pas en dire grand chose. J’ai bien aimé Dual Powers, mais l’aspect historique y reste quand même très léger. Je n’ai pas encore joué à Pax Pamir, mais je prévois de le faire un de ces jours car j’ai beaucoup aimé, malgré sa complexité, une autre création de Cole Wehrle, Root. Ceci dit, je devine que si le thème des rivalités anglo-russes en Perse à la fin du XIXe siècle a pu donner lieu à un jeu de société, c’est parce qu’il s’y prêtait particulièrement bien – ce n’est pas pour rien que ces rivalités étaient appelées « The great game ». Il reste que si je veux apprendre quelque chose sur le sujet, qui de fait m’intéresse un peu, je ne le ferai pas en jouant au jeu mais en lisant des bouquins, et l’auteur a d’ailleurs mis une bibliographie à la fin des règles – à laquelle on pourrait rajouter l’excellent et très british Alexandria, de Edmund Richardson, que je viens de lire avec grand plaisir.
Il y a en effet autre sous-entendu dans l’idée de « documentation historique » sur les thèmes de jeu, l’idée que le jeu de société pourrait être un moyen d’enseigner ou de comprendre l’histoire. Outre que cela suppose, quel que soit le type jeu, une conception assez mécaniste de l’histoire, cela pose le problème plus général du jeu éducatif, et, car c’est un peu la même chose, du jeu sérieux, du jeu à message ou du jeu ayant une « utilité sociale » autre que sa simple fonction de jeu. Depuis que je suis dans le petit monde du jeu, donc depuis quarante ans, j’entends dire que le jeu est le futur de l’éducation, de la formation professionnelle, du travail, de la politique, de tout et n’importe quoi sauf du jeu, et ce futur ne se réalise toujours pas, ou de manière verbeuse, ridicule et inefficace. Il n’y a rien d’étonnant à cela, car si c’est de la formation, du travail, de l’éducation, de l’histoire, de la politique, c’est du réel, et, même si deux ou trois mécanismes sont empruntés au monde ludique, ce qui n’est pas vécu comme un jeu ne peut pas être un jeu. Ce qui n’est pas un jeu ne peut pas non plus être vécu comme un jeu, sauf par des psychopathes – c’est même la définition de la psychopathie, penser que dans la vie, comme dans un jeu, la seule chose qui compte est de gagner. On en arrive au paradoxe qui fait que, lorsque l’on essaie de donner au jeu une utilité sociale, on lui fait perdre sa seule réelle utilité sociale, qui est de donner une occasion de s’échapper quelque peu d’un réel anxiogène et incompréhensible, et de s’en échapper en groupe ce que ne permet pas la lecture de romans. Dans une version plus récente cette volonté de vouloir à tout prix vouloir donner une “utilité” au jeu a débouché sur la théorie assez naïve selon lequel les jeux de coopération rendraient les joueurs coopératifs et pacifiques, tandis que les jeux de compétition les rendraient compétitifs et agressifs. J’espère que les “formateurs”, car ce sont souvent eux, qui avancent de telles théories ont arrêté de pratiquer le loup-garou et toutes ses variantes, faute de quoi nous allons vers une société de délation généralisée.
De façon plus anecdotique, le jeu est souvent, notamment en milieu familial, un moyen de passer de bons moments avec des gens que l’on aime bien mais avec qui on n’a vraiment pas envie de discuter de choses sérieuses, et surtout pas d’histoire ou de politique, car c’est un peu la même chose. Du coup, si le jeu lui-même prend une dimension politique, cela ne fonctionne plus. C’est pour cette raison que, alors même que je suis sans doute l’un des auteurs de jeu qui aborde le plus souvent, sur ce site ou sur les réseaux sociaux, des problématiques politiques, j’évite généralement de donner une dimension clairement politique à mes jeux, de les utiliser comme s’ils étaient un texte, pour faire passer un message. Terra, et dans une moindre mesure Kamasutra, sont les deux seules exceptions. Et certainement pas Animocrazy, puisque le seul « message » que l’on pourrait en tirer serait que la démocratie, c’est le bordel, ce qui n’est ni mon opinion, ni celle de mon éditeur hongkongais – c’est juste un cliché de plus, et qui nous a fait sourire tous les deux, peut-être un peu au second degré.
Sinon, dans la déclaration que je n’avais d’abord pas voulu signer, il y a un autre article avec lequel je suis entièrement d’accord mais qui m’a quand même fait sourire, surtout parce qu’il était le premier de la liste, sur la nécessaire diversité des personnages représentés dans les jeux. Tout cela est très bien, très gentil, très mignon, mais, outre que cela relève souvent de l’éditeur et non de l’auteur, j’ai quand même l’impression qu’on se préoccupe plus ces temps-ci de la composition des équipages de vaisseaux spatiaux, des castings de comédies musicales et des groupes d’aventuriers que de celle des gouvernements et conseils d’administration. Il y a des gens dans les gouvernements et les conseils d’administration que cela doit bien faire rigoler. Je ne dis pas qu’on est manipulés, on est parfaitement capable de prendre des voies de garage tout seuls, je dis juste que ça doit les faire doucement rigoler. La politique, ce n’est pas seulement des principes, c’est au moins autant l’art de distinguer ce qui est important et ce qui ne l’est pas, ce qui est une cause et ce qui est une conséquence, et la gauche n’a jamais été aussi mauvaise à cela qu’aujourd’hui.
Revenons aux jeux. Je ne pense pas qu’ils soient importants, mais je les aime bien et cela m’amuse d’en parler. Donc, les jeux doivent donc être pratiqués avec sérieux pour fonctionner – pas trop quand même, on peut boire et rigoler un peu en jouant. Ils ne doivent pas en revanche être pris trop au sérieux, car ils cessent alors d’être des jeux et perdent toute efficacité. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas réfléchir sur les jeux, ce que j’essaie de faire ici, cela signifie que l’on ne peut pas vraiment réfléchir avec. Et du coup, désolé, mais les auteurs de jeux ne pèseront jamais sur le cours de l’hsitoire comme les écrivains ou même les cinéastes. Si vous voulez que votre voix compte, faites de la politique, donnez votre opinion, ce ne sont pas les occasions qui manquent.
Et au fait, j’ai un nouveau blog sur les licornes où je fais un peu de vraie histoire, mais pas toujours très sérieusement non plus…
Au fait, bis, si vous êtes intéressé pour publier ou distribuer Animocrazy, qui n’existe que dans une édition bilingue chinois / anglais, et dans une édition en coréen, quelque part dans le reste du monde, je peux vous mettre en relation avec l’éditeur. Même chose pour Ménestrels, qui n’est édité qu’en français.
Are games and gaming serious stuff ? Every time this question is asked, there’s always someone, often me, to quote Freud who wrote that « the opposite of gaming is not seriousness but reality », and that games are indeed something which must be dealt with seriously. I don’t speak German, this was written in German, and I therefore don’t know exactly what Feud meant. Seriousness has, in English like in French, a double meaning. Stating that games are serious can mean that gaming must be done seriously, with the utmost concentration, or that games are a serious thing, an important thing in the real word. It becomes even more complex in English, since the German « Spiel » and the French « jeu » can mean both « toy » and « game » in English.
Anyway, I don’t know exactly what Freud meant, but I know what I mean.I mean that games must be played seriously, but not that games have a serious impact on social realities, something I think is neither desirable nor, probably, possible.
For years, I’ve tried to have game designers recognized as authors, and that’s why I regularly compare our activity with that of novelists or movie and video game scriptwriters. Indeed, while every game or book author has their own method, we all have in common to spend most of our time facing a more or less blank page, writing vague notes and waiting for intrigue ideas.
The parallel must not be pushed too far, and I am now wondering if it would not be better to compare us, game designers, with music writers or, like Bruno Cathala often does, with chefs – even when he probably understands it more as a metaphor than a comparison, and when I have some doubts about his knowledge of cuisine. Always comparing boardgames with literature, as I used to do, might be misleading.
Among the the things that sets boardgames apart from literature, from cinema, from role playing games and from some video games, there is one that many gamers, game publishers and game designers are more or less deliberately ignoring, the absence of hidden depth. The reader never perfectly knows and understands the characters in a novel. That’s what makes them interesting, that’s why they can be analyzed, that’s why it’s even possible to make them something very different that what the writer intended. The same is also true, to a lesser extent, of movie and even role playing games characters. There’s always more in them than meets the eye, and that’s why there is always, behind the text, a psychological, historical or fantasy context. There’s nothing like this in boardgames, even when players are supposed to embody a character, which is not always the case. Boardgames are simple and completely closed systems, of which all the rules are known. One cannot imagine a complex psychology, motivations, personal history of a character whose characteristics are all perfectly known and usually expressed by numbers. As for players, their one and only motivation is trying to win, because that’s what a game is. That’s why, except in a few very specific cases, games cannot carry a deep meaning or a subtle message – they just carry numbers.
That’s also why the best themes for games, the most efficient ones, are simple ones which are already perfectly known by everyone – that’s the very definition of a cliché. History, science fiction, fantasy are immense reservoirs of clichés in which I draw consciously, even when I very rarely now read science fiction or fantasy.
I don’t remember which movie screenwriter, when criticized for using too many old clichés, answered that he will do his best to use new clichés. I would give the same answer about my games. The problem is not avoiding clichés, it’s choosing cute and up-to-date ones.
The fear of clichés, the erroneous conviction that they are inherently bad, has led to a profusion of new games with vaguely oneiric settings, usually far less convincing than the well known stories designers had, in most cases, used for their prototypes. These games might be mechanically great, but they feel strange, like having no real theme but not being abstract either. Pity.
Two games with cute art, but no real theme.
Before I finally agreed because, after all, it’s for a good cause, I had first declined to sign an open declaration by French and German game designers, full of good intentions, written by people I like and not really binding in anything (you can read it, in French, here). I had a problem with one of the articles, which said that signatories intend to make serious historical and cultural research on the topics thy used in their designs. Even when it’s not my day job, I am a bit of a historian – after all, I have a PhD – but I never did any research on the few historical themes which appear in my games, and I don’t specifically try to design games about the topics and periods I studied. A game is an extremely simplified, closed and rational setting in which gamers can engage for a while with no real stake. It works only if built on knowledge all players already master, which means, except of course for abstract games, on clichés. If I build a game on knowledge I have but players don’t have, the game will not work as well for them as it does for me.
I’ve designed Ménestrels (Minstrels, only published in french so far) with my friend Sandra Pietrini. The idea for the game came indeed from her PhD about the image of wandering artists in the late Middle-Ages. We never tried, however, to bring any historical information into the game. On the opposite, as it clearly appears with David Cochard’s art and the many caricatures of modern artists, we tried to exploit the clichés about the Middle Ages. We didn’t illustrate or exploit her PhD thesis, we played, or may be toyed, with it.
So, yes, game designers work with clichés. We should know about it and to acknowledge it. That’s one one the reasons why I’ve always been extremely wary of realistic art in my games, and always push towards cartoony or quirky art. The theme of a boardgame is more like the theme of a children or pop song than like the theme of a historical novel or a big video game.
There are a few authors who design game requiring some historical documentation, but there are not that many. When I turn my head and look at the shelves on the wall opposite my computer, I see a hundred big box games among which there seems to be only three, Alexander Pfister’s Mombasa, Brett Myers’ Dual Powers and Cole Wehrle’s Pax Pamir, required some historical documentation. They are obvious exceptions, the rule being not to bother with history. And that’s with the gig games shelf, it would be even more true of the small box ones.
I’ve Mombasa for years and still have to play it, and it’s not really my style of game, so I ‘m not really sure how historical it is and can’t say more about it. I really enjoyed my few games of Dual Powers, but the historical theme is relatively thin. I’ve not played Pax Pamir yet but I plan to do it one of these days since I’ve really enjoyed, despite its complexity, another game by Cole Wehrle, Root. I guess that there’s something with XIXth century Anglo-Russian rivalry in Persia making it a really good setting for a game – there’s a reason why it was called « the Great Game ». If I really wanted to learn something on the subject, however, I would not play a game but read a few books. The game designer probably agrees with me since he added a bibliography at the end of the rules – to which I would add the very British Alexandria, by Edmund Richardson, which I recently read with great pleasure.
There is indeed another innuendo in the proclaimed imperative for game designers to look for « historical documentation » on game settings, the idea that boardgames could, and may be even should, be a way to teach and understand history. There are very different styles of boardgames, but all are in the end simple and closed mechanical systems, so looking at history via boardgames usually implies a mechanical view of history, which is not the case, or far less, with books or even movies.
The main issue, however, is more global. I’m designing boardgames for forty years now, and since forty years I’m hearing, usually from people who know little about games, that gaming is the future of education, of professional training, of work, of politics, of almost everything except gaming. So far, this « bright » future has failed to come, except in ridiculously verbose and ineffective ways. This is not surprising – if it’s training, if it’s work, if it’s education, if it’s politics, it’s reality. If it’s reality, even when two or three mechanisms are borrowed from games, it’s not a game. What is not lived as a game cannot be a game ; what is not a game cannot be lived as a game, except by psychopaths – that’s even the definition of a psychopath, someone who acts as if in life, like in a game, the only goal is to win by all means. The paradox is that trying to give games a social utility deprives them of their only true social utility, which is to give us an opportunity to escape for a while from a complex and nerve-racking world, and escape it together with friends, which is not the case with most other intellectual leisures.
Recently, this kind of reasoning has led to the naive nonsense that cooperative games make people peaceful and cooperative while competitive games make them agressive and competitive. I hope all the so-called educators who claim this have stopped playing werewolves, or we’re heading towards a society of generalized bad faith, informing and denunciation.
More incidentally, games are often, especially in family context, a way to spend some good times with people you like but with whom you don’t want to discuss history or politics, which is more or less the same thing. If the game itself becomes political, the whole trick falls apart. This is why, even when I am probably one of the game designers who is the most open about politics, be it on this website or on social networks, I usually avoid using games as if they were texts, to convey a political message – I can think of only two exceptions, Terra and, to a lesser extent, Kamasutra. And certainly not Animocrazy, since the only message you could get from it is that democracy always ends in a great mess, which is neither my opinion nor that of the Hong Kong publisher. It’s just one more cliché, which made us smile, may be with some hint at second degree, but I’m not even sure.
In the game designers declaration I first did not want to sign, there was another interesting article, about the diversity of characters represented in boardgames – which, by the way, is often more a choice of the publisher and not of the designer. Anyway, as long as I’m not asked to put women in Mystery of the Abbey, which would break with both cliché and history, I’ve no problem with this. It’s nice and cute, but I find disturbing that there is so much more discussion today about diversity in spaceship crews, musicals casts and adventurer parties than there is about diversity in governments and boards of directors. My guess is that people in governments and boards of directors are having a good laugh. I’m not saying we’re manipulated, we’re certainly able to move onto storage tracks (do you say this in English?) just by ourselves, I’m just saying that they probably have a good fun looking at this. Politics is about principles, but it is as much, if not more, about sorting what matters and what doesn’t, what is a cause and what is consequence, and the left has never been as bad at this as it is now. Basically, that’s Marx 101, power and money are the causes which need to be addressed, everything else is consequences.
But back to games – they’re not important, but I like them and I enjoy discussing them. Games must be played with some serious and concentration, or they simply don’t work – not too much serious and concentration though, we still need some room for drinks and jokes. Games must not, however, be taken too seriously, or they stop being games and lose all their interest and utility. This doesn’t mean one cannot think about games, analyze them, which is what I’m trying to do on this blog, it means one cannot think much with them.
I’m sorry for my few friends who think they’re important, but game designers will never weigh on history like writers or even movie directors do. If you want your voice to be heard and effective, do real politics, or just give your opinion openly, there are opportunities every day.
And by the way, I now have a unicorn blog where I discuss history, and my upcoming book about unicorns, but it’s not always very serious either. It’s only in French because the topics are more complex and my English not precise enough to translate it.
And by the way again, if you’re interested in publishing or distributing Animocrazy, of which there are only a bilingual Chinese / English edition and a Korean one, somewhere else in the world, tell me and I’ll put you in contact with the publisher. Same with Ménestrels (Minstrels), which is only in French so far.
Une partie test de Trollfest, à sortir l’année prochaine.
« Méfiez-vous des gens qui ne boivent pas, ils ont quelque chose à cacher ». Je pensais avoir imaginé cette formule, mais je l’avais sans doute entendu quelque part puisque j’ai découvert cette semaine qu’elle était déjà attribuée, à tort ou à raison, à Baudelaire, Churchill, Staline et Humphrey Bogart, et que c’était aussi un proverbe polonais. Le proverbe latin, In vino veritas, n’est pas très différent. Alors, c’est bien sûr d’abord une jolie formule, mais comme souvent avec les jolies formules et les proverbes, il y a une idée derrière.
Je l’ai postée la semaine dernière sur Facebook et Twitter, comme un conseil professionnel un peu ironique aux auteurs de jeu, et ce qui me semblait un avis de bon sens un peu amusant m’a valu une volée de bois vert – shitstorm en anglais, c’est moins élégant. Le fait que les réactions outragées soient venues exclusivement des États-Unis montre d’ailleurs que j’ai peut être tort en pensant que l’on exagère toujours les différences culturelles. Quoi qu’il en soit, cette phrase a été déformée avec une totale mauvaise foi, pour me faire dire que j’encourageais tout le monde à se saouler régulièrement, ce que je ne fais même pas moi-même ou que je cherchais à affaiblir les personnes avec qui je négociais. Sur les salons, j’évite plutôt les soirées où il y a trop d’alcool, et où en général on ne joue pas, et demandez à mes éditeurs, je suis plutôt arrangeant sur les contrats. Il est aussi assez significatif que tandis que les réactions outragées et délirantes étaient publiques, essentiellement sur twitter, presque tous ceux qui ont exprimé leur soutien l’ont fait par message privé. Cela en dit beaucoup, me semble-t-il, sur l’état actuel du débat public et de la liberté d’expression. Bref, tout cela a été très pénible, mais au moins, je me suis amusé en fouillant mes vieilles photos de tests de jeux pour en trouver avec des bouteilles, et cela n’a pas été bien difficile.
Une partie test d’un jeu dont je ne suis pas sûr d’avoir le droit de parler, à sortir l’année prochaine.
En une quarantaine d’années dans le milieu du jeu de société, j’ai eu très peu de mauvaises expériences avec des éditeurs. Elles se comptent sur les doigts d’une main, et elles ont en commun d’avoir toutes été avec le même type de personnages des petits éditeurs qui se voulaient très « business-business », costume-cravate, propre sur eux, juste sorti d’école de commerce, ni barbe, ni alcool, ni drogue – ou juste un peu de coke, la drogue que je n’aime pas. Avec le recul, je me dis que tous ces gens étaient, comme disent les américains, « creepy », et que j’aurais dû me méfier. La prochaine fois que l’on me propose de discuter affaire à Starbucks – je ne plaisante pas, ça m’est arrivé -, si c’est avec ce genre de type, je ny vais pas.
Test du jeu de Hispster de Sophie et Anna (au fait, il cherche un éditeur).
J’apprécie dans le milieu du jeu de société, le côté léger, informel, amical qui suppose une certaine confiance et un certain laisser aller, un côté vieux hippie qui me va assez bien. J’ai appris à me méfier des gens trop propres sur eux, qui ne fument pas et ne boivent pas. Je les soupçonne toujours de craindre que quelque chose qu’ils préfèrent cacher ne ressorte s’ils perdaient un peu le contrôle d’eux-mêmes. Refuser l’ivresse, c’est refuser de se dévoiler, de se mettre en position de faiblesse, et c’est pour cela que les control-freaks, les escrocs, les avides et tous ceux qui sont recherchés pas la police ne boivent jamais. Les gens cools et confiants n’ont aucune raison de craindre une petite perte de contrôle et peuvent même y prendre plaisir.
Une partie test de Artemis Odissey, la nouvelle version d’Ad Astra, à sortir l’à la fin de l’année. L’alcool pose quand même quelques problèmes avec les prototypes.
Je ne suis pas un ivrogne. Je bois un peu lors des repas, un peu plus dans les soirées jeux et les concerts. Je suis souvent un peu gai en fin de soirée, mais je finis rarement sous la table, essentiellement parce que ma très basse tension provoque des gueules de bois longues et pénibles. Enfin, si, il parait que j’ai récemment joué à Cartographers, je n’en ai aucun souvenir. Un peu comme la musique, et bien plus que la lecture ou le jeu vidéo, le jeu de société est pour moi un loisir social, qui se marie fort bien avec une dose modérée d’alcool. Une soirée jeux chez moi, c’est un bon repas mijoté, car je suis bon cuisinier, quelques bières et quelques bonnes bouteilles de vin. Je n’ai plus l’âge de la vodka et du whisky, et je le regrette, et je ne m’occupe pas du dessert, qui n’est pas mon truc. Sans le repas, sans la bière, ou sans le vin, je ne sais pas si je continuerai à jouer autant, je préfèrerais sans doute parfois rester seul avec un bon livre.
Test de ce qui est un peu l’ancètre de Dreadful Circus.
Personne n’est obligé de boire. On peut ne pas aimer, ou ne pas pouvoir, et un de ces jours, je devrais sans doute arrêter, ou au moins ralentir. Ce n’est bon ni pour ma santé, ni pour les finances de la sécurité sociale, et je ne suis donc pas choqué le moins du monde de voir régulièrement les taxes sur l’alcool et le tabac augmenter. Je trouve en revanche la condamnation morale de l’ivresse, l’idée aujourd’hui dominante que ceux qui ne boivent pas et ne se droguent pas seraient moralement supérieurs aux autres n’en a pas moins dans son principe quelque chose de religieux qui me semble très inquiétant.
Alcool et tabac ! Nous sommes impurs !
Il y a sans doute un peu de ressentiment dans ma défense de l’alcool, alors même que je ne suis pas un si gros buveur. Les fumeurs subissent déjà depuis une vingtaine d’années une terrible pression sociale et c’est pour cela que, même si je ne fume pas moi-même, je me refuse à ce que les soirées jeux chez moi soient non fumeurs. On ne fume pas dans ma chambre, mais cela n’ira pas plus loin. La même pression sociale, fondée sur la même obsession de la pureté, vise aujourd’hui les buveurs d’alcool, y compris tous ceux, et ils sont l’immense majorité, qui boivent très modérément. Cela m’effraie – rien n’est politiquement plus dangereux que la fascination pour la pureté.
Test de Dreadful Circus, bientôt publié chez Portal. Ignacy ne boit pas, mais Merry boit pour deux.
Mon post était d’ailleurs aussi une réaction à quelqu’un, je ne sais plus qui, qui suggérait que l’alcool soit banni des salons ludiques, comme c’est déjà plus ou moins le cas aux États-Unis. Si on ne peut plus boire dans les soirées jeux, s’il n’y a plus de cocktails sur les stands des éditeurs lors des salons, j’irai avec moins de plaisir et, oui, j’aurai sans doute plus de mal à trouver les bons éditeurs. Et il y au moins un célèbre auteur de jeu, que tout le monde reconnaîtra, qui fait tous les salons avec sa bouteille de whisky dans son sac et qui risque aussi de laisser tomber.
Une partie test d’un jeu débile qui ne sera jamais publié.
Alors, bien sûr j’ai d’excellents amis qui ne boivent pas ou plus, pour diverses raisons, souvent médicales, et je retrouve parfois des bouteilles de coca dans mon frigo – mais cela signifie aussi que cela ne les gêne pas de jouer avec nous. Mais il y a une énorme différence entre la nécessaire prudence vis à vis de l’excès d’alcool ou de toute autre drogue, et une condamnation de principe, aussi immorale que moralisatrice.
OK, là on a peut-être un peu exagéré !Playtesting Trollfest, to be published next year.
« Be wary of people who don’t drink, they have something to hide ». I thought I had coined this sentence, but I probably had heard it somewhere, since I’ve found out this week that it was a quote attributed, wrongly or rightly, to Baudelaire, Churchill, Stalin and Humphrey Bogart, as well as a Polish proverb. The same idea is in the latin proverb, In vino veritas. As often with popular wisdom, it’s a clever formula but there is also some truth to it.
I posted it last week on Facebook and Twitter, as a tongue in cheek business advice for game designers and, what I thought was a humorous and half good sense advice caused a real shitstorm of outraged reactions. The fact that these came exclusively from the US means, by the way, that I might be wrong in thinking we always vastly exaggerate cultural differences. Anyway, the sentence was distorted, in total bad faith, as if drinking meant getting drunk, to suggest I was urging everyone to get drunk, something I rarely do myself, or even that I was suggesting to discuss business while drunk and trying to weaken the people I was doing business with. At game fairs, I avoid the parties where there is too much alcohol, and usually no gaming, I‘ve probably never had a business discussion while really drunk, and ask my publishers, I’m definitely not the most difficult guy to discuss with when it comes to contracts. An interesting point is that while all the vehement and sometimes delirious critics I received were public, mostly on twitter, almost all of the many people who expressed their support all did it by private message – I let you realize what it means about the reality of constructive debate and free speech. Anyway, it was really painful, but at least I had fun afterwards looking for playtesting pictures with wine bottles on my phone – and it wasn’t that hard.
Playtesting a game I’m not supposed to talk yet, to be published next year.
I’ve been in the boardgame business for forty years, and I’ve had very few bad experiences with publishers, may be three or four. They were all by the same type of character, young guys who wanted to be and looked very businesslike, wearing white shirt, suit and necktie, no beard, no drugs, no alcohol – or may be just a bit of coke, the drug I most dislike. With some hindsight, I realize these guys were creepy from the beginning, and I should have been careful.Next time I’m asked to join a business meeting at Starbucks – I’m not joking, it happened – if it’s with that kind of guy, I’m just not going.
Playtesting Sophie and Anna’s Hipsters game (which, btw, is looking for a publisher).
What I appreciate in the gaming business is a certain lightness, informality, friendship, which is only possible with some level of trust and letting go, an « old hippie » feel. I’ve learned to be wary of people who look too clean, don’t smoke, don’t drink. I indeed often suspect they are afraid something they’d rather keep hidden might be revealed if they loose control of themselves. Refusing drunkenness (in the French meaning of ivresse, which means light drunkenness, like Germans, we have no word for complete drunkenness, only an adjective, saoul), it is refusing to reveal oneself, to place oneself in a weak position, and that’s why control-freaks, crooks, greedy people and people wanted by the police never drink. Cool and trustful people don’t mind being exposed a bit, and may even enjoy it.
Playtesting Artemis Odissey, the new version of Ad Astra, to be published at the end of the year. Alcohol can sometimes interefere with playtesting.
I’m definitely not a drunkard. I drink wine or beer with meals, a bit more during games nights and at concert. I’m often a bit light-headed and cheerful at the end of the night, but I don’t roll under the table, if only because I know my low blood pressure causes long and harmful hangovers. Well, yes, I’ve been told I recently played Cartographers and don’t remember anything of it. Like music, and much more than reading or video games, I also view boardgaming a social activity, which goes very well with a moderate dose of alcohol. A gaming night at my home is a good meal, because I’m a good cook and love cooking, with a few bottles of beer or wine. I’m now too old for whisky and vodka, but I regret it, and I let other take care of dessert, which is not my thing. If I had to give up the beer and wine, I’m not sure I would keep on holding that many gaming nights, I’d likely often prefer to stay alone with a good book.
Playtesting Dreadful Circus, to be published soon by Portal. Ignacy doesn’t drink, but Merry drinks for two.
Noone is ever forced to drink. Some people don’t like it, or cannot for medical reason, and I bet one of these days I will have to stop, or at least to slow down. Nevertheless, the fashionable idea that people who don’t drink and don’t do any drug are morally superior to others is wrong and disturbing. There is some resent in me defending alcohol while I don’t drink that much. I’ve witnessed, among other with my father, the terrible social pressure put since more or less twenty years on smokers and that’s why, even when I don’t smoke, I don’t want my home and my gaming nights to become no-smoking. My sleeping room is, it’s largely enough. The same social pressure, based on an obsession for purity, is now targeting all people who drink alcohol, even the large majority who drink carefully and moderately. I’m afraid, because nothing is politically more dangerous than the fascination for purity.
My favorite homemade Codenames variant. I’m not sure we could have had the idea without some wine first. There’s a kid but, look, but look, there’s also a bottle of sparkling water.
My post was indeed a reaction to someone, I don’t know whom, who suggested that alcohol should be banned from game fairs, as it is more or less the case in the US. If we cannot drink when playing at night, if there’s no more publishers cocktails, I would have much less fun attending game fairs, and, yes, I would have a harder time spotting the right publishers. And I know at least one famous game designer who always carries his bottle of whisky and might have a harder time than I.
Playtesting a stupid game which will never be published.
This being said, some of my best friends are teatotallers, for various reasons, taste or health problems, and I sometimes find the odd bottle of coke in my fridge – but this also means they don’t mind playing with us. But there’s a big difference between being careful of excess of alcohol, or of any drug, and a principled condemnation which is both immoral and moralizing.
Nous sommes fin février, et j’ai donc reçu les relevés de vente de mes jeux sur l’année 2020, qui confirment deux tendances que j’avais déjà entendu décrire par des amis boutiquiers ou éditeurs, qui connaissaient les chiffres avant moi.
Les grands classiques se sont vendus en 2020 aussi bien que les années précédentes, voire mieux. En ce qui me concerne, les ventes de Citadelles, de Diamant, de Mascarade et du Roi des Nains, qui représentent à eux quatre plus des trois quarts de mes revenus, sont donc une bonne surprise. Ce sont pourtant tous, à l’exception du Roi des Nains, des jeux plus intéressants avec un nombre de joueurs assez important, qu’il n’est pas toujours possible de réunir en temps d’épidémie.
À l’inverse, la presque totalité des nouveautés ont fait un bide. Les ventes de Poisons, Vintage, Maracas, Menestrels et Stolen Paintings semblent des plus modestes, et ce même s’ils ont tous reçu plutôt de bonnes critiques. Certes, Poisons est un jeu pour joueurs nombreux, qui ne prend tout son intérêt qu’à 6 joueurs ou plus, ce qui n’est pas vraiment adapté aux circonstances, tout comme Maracas est un jeu très tactile dont il est difficile de deviner l’intérêt sans avoir vu et touché l’objet. Stolen Paintings, Vintage et Ménestrels, en revanche, sont des petits jeux de cartes de facture assez classique, un peu à l’ancienne, qui tournent très bien dès trois ou quatre joueurs, et dont je pensais qu’ils auraient pu trouver leur public plus facilement. Seul Vampire – Vendetta, qui vient de sortir, semble démarrer très fort, mais en partie peut-être, paradoxalement, parce que l’action s’en situe dans un univers qui date d’une vingtaine d’années.
Il y a en effet plusieurs explications possibles à ce phénomène de « retour aux classiques », qui n’est d’ailleurs pas spécifique au jeu puisqu’on l’observe également en littérature.
Il y a d’abord une explication pratique, technique. Il s’est vendu en 2020 plus de jeux dans des boutiques en ligne, et bien moins dans des boutiques en dur. Les boutiques de jeu, comme les librairies, sont des lieux où l’on regarde, on feuillette, on se laisse conseiller, et c’est ainsi que l’on découvre les nouveautés. En ligne, que ce soit sur Amazon ou chez Philibert, on tape le plus souvent dans le moteur de recherche le nom des livres ou des jeux que l’on connait déjà, et on découvre rarement quelque chose « par hasard ».
L’explication est peut être aussi psychologique. Les temps de crise, et surtout de crise sanitaire, sont des temps d’angoisse où l’on a naturellement tendance à se replier sur ce que l’on connait déjà, sur les vieux amis, sur les vieux bouquins, et sur les vieux jeux. Je me souviens d’ailleurs avoir constaté, à une moindre échelle, le même phénomène lors de la crise financière de 2008, quand les ventes de jeux en ligne étaient encore marginales.
Enfin, il serait intéressant de savoir, et il y a sûrement des gens chez Asmodée qui ont des chiffres à ce sujet, si les acheteurs de jeux sont les mêmes qu’avant la crise. Je soupçonne en effet que les gros joueurs, les presque collectionneurs, ceux qui organisaient comme moi des soirées jeux avec une dizaine d’amis et achetaient de nombreux jeux peu connus, exotiques ou ambitieux, ont ralenti leurs achats, tandis que les familles et les joueurs occasionnels les ont à l’inverse augmentés. Cela pourrait aussi expliquer la baisse des ventes de nouveautés et de jeux un peu marginaux, et la reprise de celles des grands classiques.
Sans doute ces trois explications se combinent-elles, dans des proportions que j’ignore. Du coup, je suis bien sûr un peu soulagé de continuer à gagner correctement ma vie comme vieil auteur de jeux un peu poussiéreux, alors que beaucoup de mes amis plus jeunes connaissent des difficultés, mais je suis aussi un peu frustré de voir tant de nouveautés, et pas seulement les miennes, passer largement inaperçues. Alors, jetez un coup d’œil aux nouveautés, aux miennes (Poisons, Vintage, Ménestrels, Maracas, Vendetta) comme à celles des autres ! De mon côté, j’ai des jeux dans les tuyaux, dont certains ont pris du retard, mais je ne vais pas trop presser les éditeurs.
It’s the end of February, and I already got the sales reports for all my games in 2020. They confirm clearly two trends which I had heard described for a few months by my friends in the game pubishing and retail, who knew the numbers long before me.
Old staples sold as well as usually, if not better, in 2020. The sales of Citadels, Incan Gold, Mascarade and The Dwarf King, which together make more than three quarters of my income, were good. It’s really surprising since, except for the Dwarf King, they all play best with a large group of players, which is not always easy to gather in these epidemic times.
On the other hand, most new games went under radar. The sales of Poisons, Vintage, Maracas, Menestrels and Stolen Paintings are modest, if not disappointing, even when they all got good reviews. I can understand it for Poisons, which is at its best with five or more players, or with Maracas, which looks much more fun once you’ve held and shaken the actual gizmo. Stolen Paintings, Vintage and Menestrels, on the other hand, are very classic euro style card games, play really well even with only three or four players, and I thought they would be well fitted for the times. Only one of my new games, Vampire – Vendetta, seems to sell really well, and it might be in part, paradoxically, because the action takes place in a decades old fantasy universe.
There are several possible explanations for this « back to classics » trend, which is not specific to games since it happens also with books, and possibly with some other stuff.
The first reason that comes to mind is purely practical. Sales in brick and mortar shops have plummeted, while online sales have increased. Games shops, like bookshops, are places where people look at new stuff, browse, sometimes even listen to the tenant’s advice, and so can discover and buy new stuff. Conversely, when buying online, people just type the name of the game or book they want in the search field, and almost never randomly stumble on something they didn’t know of beforehand.
There might also be a psychological explanation. Times of crisis, and especially health crisis, are times of anguish, and people tend to retreat to stuff they know well, be it old friends, old books or old games. I remember having noticed the same trend, though to a lesser extent, during the 2009 financial crisis, when online sales were still marginal.
It would be interesting to know, and I’m sure some people at Asmodee know, if the people buying games in 2020 were the same as before. I suspect that hardcore gamers, the ones who like me are almost collecting games, who hold game nights with large groups of friends and who used to buy exotic, obscure or ambitious games, have seriously slowed down, while families and occasional gamers are buying more. This also could explain why new and complex games are selling less, while old classics sell better than ever.
Anyway, all three of these explanations are probably true. I’m relieved to still earn good money as an old designer of dusty card games while some of of my younger friends have a harder time, but I’m also a bit frustrated thay so many new and good games, and not only mine, are flying under radar and probably won’t ever be reprinted. So, please consider buying some new stuff, be it my games – Poisons, Vintage, Minstrels (this one is only in French so far), Maracas, Vendetta – or other ones. I have a few other new games in the pipe, several of them have been delayed, but I will certainly not press publishers to hurry.
Mon premier jeu, Baston, a été publié en 1984. Je suis donc un vrai auteur de jeu, publié et tout, depuis trente-cinq ans, ce que ne me fait pas jeune. J’ai bientôt 60 ans, âge qui fut longtemps celui de la retraite, je ne sais plus bien à quel âge on la prend aujourd’hui, c’est devenu compliqué, et je ne suis pas pressé. Du coup, je me suis dit qu’il serait intéressant d’essayer d’analyser en quoi, en presque quarante ans, les jeux de société ont changé, le monde des joueurs et des auteurs a changé, et enfin le business du jeu a changé.
De meilleurs jeux
Même si je vais sans doute trouver le moyen de râler sur des points de détail, et pour la plupart très récents, il me semble évident que les jeux conçus et publiés aujourd’hui sont plus variés et de meilleure qualité que ceux d’il y a quarante ans, et c’est quand même cela l’essentiel.
J’ai l’habitude de comparer le monde du jeu à celui de la littérature, et il semblerait certainement absurde de dire que la littérature du XIXe siècle était globalement « meilleure » ou « moins bonne » que celle d’aujourd’hui – elle était juste différente. Pourtant, lorsque l’on compare les jeux publiés dans les années soixante-dix et quatre-vingt, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à cet univers, et ceux d’aujourd’hui, le progrès est évident. Cela ne durera sans doute pas et est certainement lié au fait que la culture du jeu, et pas seulement du jeu de société, le fait de considérer la création ludique comme une activité presque littéraire, est un phénomène récent. Du coup, il y a eu quelques décennies de tâtonnement, le temps de construire une véritable grammaire ludique, et j’ai eu la chance de vivre cette période et de voir l’imagination faire sans cesse progresser la création. Aujourd’hui, on peut penser que cette grammaire est désormais en place et que, comme en musique, en cuisine ou en littérature, il n’y aura plus vraiment de progrès mais juste des modes, des époques, des styles, des tendances.
Quoi qu’il en soit, les meilleurs jeux des années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, s’ils étaient publiés aujourd’hui, sembleraient sans doute intéressants mais mal finis, rustiques, incomplets. C’est notamment vrai de mes créations – Citadelles reste un bon jeu, mais je n’en vendrais certainement pas des millions s’il était publié en 2021.
Je suis toujours surpris quand je vois des joueurs regretter le « bon vieux temps » des années quatre-vingt ou quatre-vingt dix. Certes, il y avait quelques bons jeux, mais pour quelques uns qui comme Cosmic Encounter, Le Lièvre et la Tortue, Taboo ou Ave Cesar ont assez bien vieilli, il y en a tant qui apparaissent avec le recul, et à raison, lourdingues ou simplistes. C’est d’ailleurs le cas de mes premières créations, Baston et La Vallée des Mammouths, que je n’oserais pas montrer à un éditeur aujourd’hui.
Des jeux plus variés
Dans les années quatre-vingt, le monde ludique était très fragmenté entre les amateurs de jeux d’ambiance (ce que l’on appelle aujourd’hui party games), de jeux de simulation (devenus ameritash), de jeux à l’allemande (devenus eurogames), et bientôt de jeux de rôles. Même pour ceux qui, comme moi et mon entourage, s’intéressaient un peu à tout, ces univers étaient distincts. La richesse du monde ludique actuel tient en partie au fait que tout cela s’est mélangé, qu’auteurs et éditeurs ne cessent de jouer avec les frontières, que le même Vlaada Chvatil peut imaginer Through the Ages, qui m’ennuie mais qui est sûrement un bon jeu, et Codenames, dont je ne me lasse pas. Cette variété est aussi due à l’incroyable bouillon de culture qui a permis l’apparition de nouveaux genres, les jeux de cartes à collectionner, le deck building, les jeux coopératifs adultes, les jeux legacy, des genres qui ont permis à la culture ludique de se démultiplier et auxquels seule l’âge et la paresse m’ont empêché de m’intéresser de trop près. Le monde du jeu des années quatre-vingt produisait des jeux bâclés, dans des genres balisés, d’un intérêt limité, destinés à un public restreint. Celui d’aujourd’hui crée des jeux finis, intéressants et pour tous les goûts.
Du coup, pour les auteurs comme moi, la concurrence devient plus rude. Les jeunes auteurs ont une culture ludique très large, ce qui a longtemps été mon point fort, et ont une énergie que je n’ai plus. Je vais sans doute d’une part ralentir le rythme, et d’autre part ne plus vraiment essayer de me renouveler, de changer de style, d’expérimenter. Après tout, il y a des gens qui font bien mieux que moi le deckbuilding ou le jeu coopératif, autant que je continue à faire des jeux d’ambiance idiots et des jeux de bluffs méchants, c’est ce que l’on attend de moi et il semble que ce soit ce que je fais le mieux.
Jeux, éducation et politique
une tendance inquiétante, pas vraiment nouvelle mais qui a pris de l’ampleur depuis une trentaine d’années et dont je crains un peu qu’elle ne tue la joyeuse créativité du monde ludique d’aujourd’hui, est la mode du jeu éducatif, des « serious games », des jeux qui pensent ou veulent avoir une utilité sociale ou un message politique. Mais bon, tout le monde a compris que la littérature lourdement didactique n’était pas de la littérature, je pense donc que tout le monde va assez vite comprendre que les jeux à message ne sont pas vraiment des jeux. Cela fait d’ailleurs quarante ans que j’entends dire que le jeu est le futur de l’éducation, et que ce futur ne s’est pas réalisé; il est donc tout à fait possible que moi ou d’autres l’entendent encore dans quarante ans. Tant que ce n’est pas le présent de l’éducation, tout va bien, on a le droit de ne pas mélanger les torchons et les serviettes, de jouer d’une part et d’enseigner d’autre part, ce qui est plus efficace, plus sympa et plus honnête que ne faire aucun des deux en prétendant tout faire à la fois.
Même chose pour le jeu politique et socialement conscient, tout ça. Je suis politique, je suis sans doute l’un des auteurs de jeu qui parle le plus de politique sur les réseaux sociaux, et certains s’en plaignent. En revanche, non, mes jeux ne sont pas politiques et ne le seront jamais parce que si un jeu est sérieux, si un jeu a un message, ce n’est plus un jeu et je n’ai pas envie d’y jouer. J’ai déjà expliqué longuement ma position sur ce blog, je ne vais pas y revenir encore. Le jeu est fait pour être joué, la littérature pour être lue, la musique pour être écoutée, la vie pour être vécue, on peut mélanger un peu à l’occasion, mais pas trop, pas trop souvent, et pas trop sérieusement. Quand j’ai envie de discuter politique, je discute politique; quand j’ai envie de jouer, je joue. Le jeu n’est pas plus un outil de discussion ou de réflexion que la peinture ou la cuisine. Et puis, j’essaie suffisamment d’être utile dans ma vie pour qu’on ne vienne pas en plus m’emmerder en me demandant de faire des jeux utiles.
Jeux de table sur écran ?
Il y a eu d’abord les adaptations de jeux de société pour jouer seul sur sa tablette ou son ordinateur, puis les sites de jeu en ligne comme Boardgame arena ou Tabletop arena. Je n’ai aucune idée de l’audience réelle de ces sites, mais j’ai quand même l’impression qu’ils se sont pas mal développés, surtout ces derniers mois avec la pandémie. Or ni le jeu de société en solitaire, que ce soit d’ailleurs contre un ordinateur ou contre un « automa » de carton, ne m’excite vraiment. Quant au jeu de société en ligne, que j’ai fini par essayer, il m’ennuie profondément – tant qu’à jouer sur un écran, autant faire des trucs que l’on ne peut pas faire dans le monde réel, de vrais jeux videos, même si je ne les pratique en fait pas beaucoup plus.
Le jeu de société a toujours été pour moi un moyen de passer du bon temps avec des amis en buvant un peu et sans discuter de sujets trop personnels ou politiques. Si cette dimension sociale disparait, je n’en vois plus trop l’intérêt; tout seul, je bois moins et préfère lire un livre que jouer. Bref, j’espère que cette mode ne va pas trop durer et que, après la fin de la pandémie, on se verra plus qu’avant.
Des jeux pour les adultes
L’incroyable succès des jeux de société depuis une vingtaine d’années est aussi dû au fait que certains ont su se saisir de cette créativité pour attirer un nouveau public, ont fait accepter par les médias que le jeu n’était pas réservé aux petits enfants et aux grands enfants. Le jeu vidéo, le jeu de cartes à collectionner, les jeux de rôles ont beaucoup aidé mais, de plus en plus, des joueurs viennent directement au jeu de société sans être passés par l’un d’entre eux, preuve que le jeu de société est devenu un loisir culturel légitime. J’ai toujours pensé qu’il l’était, mais alors que je passais il y a trente ans pour un gamin attardé, je suis aujourd’hui en disant à peu près la même chose un intellectuel des plus légitimes. Finalement, je n’avais sans doute pas besoin de faire un break pour préparer une thèse d’histoire.
Diversité
Dans les années quatre-vingt, le monde ludique était allemand, américain marginalement français, anglais ou italien, et clairement masculin. Il est aujourd’hui infiniment plus varié. Les femmes sont encore minoritaires chez les auteurs, mais si l’évolution en cours se poursuit, cela ne devrait pas durer. Surtout, elles ne sont plus cantonnées comme elles l’étaient dans le monde un peu à part des jeux pour enfants. Après que les « écoles » américaines et allemandes se sont mélangées, prouvant que leurs spécificités étaient purement contingentes, on a vu arriver les auteurs et les éditeurs d’Europe de l’Est, puis de Corée et du Japon, et aujourd’hui de Chine, d’Amérique du Sud et du Moyen-Orient.
Cette joyeuse diversité des auteurs et éditeurs ne signifie pas vraiment pour autant une diversité d’approches, et nous ne devons pas laisser ceux qui veulent absolument tout mettre dans des cases la détruire. Les différences entre les jeux d’Orient et d’Occident ne vont guère au delà du graphisme et de la taille des boites. Les coréens comme les français peuvent faire des jeux d’ambiance débiles, et il n’y a pas vraiment de différences entre la gestion d’une caravane de marchands dans la Chine ancienne et dans l’Allemagne médiévale. Il n’y a pas plus de différence entre un jeu conçu par un homme ou une femme qu’entre un plat cuisiné par un homme ou une femme. Et c’est tant mieux.
J’en viens à espérer que le jeu puise contribuer à démolir le discours triste et réactionnaire, faussement de gauche et faussement tolérant, qui en rajoute sur des différences culturelles réelles mais très superficielles et veut absolument ranger tout le monde dans des identités nécessairement malheureuses. Le monde du jeu est devenu un joyeux désordre plus cosmopolite que multiculturel, avec des hommes, des femmes et des trucs branchés entre les deux, avec des jeunes et des vieux, avec des japonais, des américains, des iraniens, des russes, des brésiliens, des coréens et des gens dont je ne sais pas trop d’où ils sortent et qui parlent anglais avec un accent bizarre. C’est plus rigolo que quand il n’y avait que des quadragénaires barbus américains et allemands, ça donne des occasions de voyager – enfin, ça permettait avant cette saleté d’épidémie, et j’espère que ça va reprendre.
Business
Je ne peux pas dire à quelle date exacte je suis devenu un véritable « professionnel du jeu », mais, même si je suis encore prof à mi temps et consacre bien plus de temps à préparer mes cours qu’à travailler sur des jeux de société, je le suis incontestablement devenu. L’incroyable développement du jeu de société, d’abord en Occident, puis dans le reste du monde, depuis une quarantaine d’années fait que le milieu ne ressemble plus vraiment à ce qu’il était quand j’ai commencé. Les joueurs sont bien plus nombreux et plus critiques, les auteurs sont bien plus nombreux et plus cultivés, les éditeurs sont bien plus nombreux et, pour certains d’entre eux, plus gros.
De petite boite créée par trois copains, Asmodée, avec qui je travaille quasiment depuis sa création, est devenue une multinationale contrôlée par un fond de pension. Une autre entreprise que je fréquente depuis quarante ans, Gigamic, vient d’être rachetée par Hachette, l’un des plus grands éditeurs de livres français. On aurait pu craindre que cette arrivée du gros capital dans un petit monde de passionnés se traduise par un déficit d’âme, mais ce ne fut pas le cas. Les relations entre auteurs et éditeurs n’ont pas tellement changé, et être déchargés des questions quotidiennes de gestion a même permis à quelques uns de se consacrer plus encore à leur passion, l’édition ludique. Et puis, il y a toujours de la place pour les petits et les moyens, venus du monde entier, et qui ne finissent pas tous pour être rachetés.
L’autre évolution notable, plus récente et dont je ne sais pas encore trop quoi penser tant j’y vois à la fois des aspects positifs et négatifs, c’est kickstarter. Côté positif, cela rend l’édition plus facile, moins risquée, et permet sans doute la sortie de jeux trop bizarres ou trop ambitieux qui n’auraient pas eu leur chance dans le circuit traditionnel. Côté négatif, cela nuit au petit commerce et a quelques effets pervers sur la nature des jeux, parfois mieux produits que conçus.
Et puis, et c’est sans doute le plus triste, comme sans doute chaque fois qu’un secteur de la culture devient un peu populaire, on a vu arriver quelques escrocs, dans le cas du jeu plus des jeunes margoulins sans scrupules que de vrais capitalistes aux dents longues. Profitant de l’ambiguïté du droit sur les créations ludiques, ils se spécialisent, notamment en France, dans le plagiat. Quand les éditeurs de Limite Limite et Blanc Manger Coco plagiaient des auteurs américains à succès peu sympathiques et peu concernés, cela ne me gênait pas trop. Quand ils commencent à reprendre, dans des éditions bâclées, les jeux d’auteurs et d’éditeurs plus modestes, cela devient un problème. N’achetez rien qui vienne de chez eux, c’est le seul moyen que nous avons pour peut-être, un jour, nous débarrasser de ces tristes individus.
Voila. Si c’était à refaire, je le referais.
My first game, Baston, was published in 1984. This means I’m a true game designer, published and all, for thirty-five years, and it also means I’m starting to get old. I’m nearing 60, which has long been the standard age for retirement – I don’t think there’s a standard anymore, and I’m in no hurry. Nevertheless, I thought it might be interesting to have a look back and try to see what has changed in these thirty five years with games, with gamers and game designers, and with the boardgame business.
Better games
I may have a few issues with minor and recent trends, which I’ll develop later, but it’s obvious to me that, on average, the boardgames designed and published now are much better and more varied than those from the eighties and nineties, and that’s the more important.
I often compare the gaming world with that of literature, and it would certainly sound absurd to say that XIXth century literature was globally « better » or « worse » than today’s one – it was just different. It’s not the same with games. When I compare the games that were available when I started to be interested in gaming and the games that are published now, the overall quality has clearly improved. This is probably due to the fact that the gaming culture, in part thanks to the emergence of video games, is something recent, as is the idea that game design is something more akin to literature than it is to technics and maths. There has been a few exciting decades of trial and errors, of experiences, which generated a kind of « gaming grammar », and I was lucky enough to be there and to see imagination generate creativity. This grammar is probably more or less in place now, and there will probably be no more real improvement but rather, like with music, literature or cooking, fashions, trends, and styles. Anyway, if the best games from the eighties and even the nineties were published today, they would probably be considered interesting but rough and unfinished. This especially true of some of my own designs, including the most successful, Citadels. It would still be a good game if published in 2020, but it would not sell millions of copies. I’m always surprised when I see a few gamers lament over the « good old times » of game design. I can find a few games I used to play in my twenties that aged well, like Cosmic Encounter, Hare and Tortoise, Taboo or Ave Caesar, but most others would certainly feel simplistic or terribly heavy if we tried to play them today. I would not dare today to show to a publisher my first designs, Baston and Valley of the Mammoths.
Varied games, varied styles
In the eighties, the gaming world was extremely divided. Some people played party games, other played simulation games, other german games (soon to be renamed eurogames). It was also the beginning of role playing games. Even for the few people who, like me and my friends, were interested in all of these, they were still distinct genres and styles. The charm and richness of todays gaming world comes from the fact that everything has been mixed, that designers and publishers are always crossing borders. The same designer, Vlaada Chvatil, can design Through the Ages, which I find boring but is certainly a great game in its style, and Codenames, which I could play for days. This incredible culture broth also generated new genres like collectable card games, deckbuilding games, cooperative games, legacy games. They all made the gaming culture more rich and interesting ; old age and laziness are probably the only reasons why I didn’t really try my hand at them. In eighties, we designed unfinished games, in very restricted genres, with limited interest, to a very specific audience. Now, designers are creating well tested and exciting games, in diverse and dynamic styles.
This means competition has become harder for old designers like me. Newcomers have a large gaming culture, which has long been my strong suit, and far more energy than me. I’ll probably slow down, and stop trying to innovate and change style. After all, others are much better than me at doing deckbuilding and cooperative game, let’s focus on what I enjoy the most playing and what publishers are expecting from me, stupid party games and nasty bluffing games.
Games, teaching and politics
There are a few worrying trends. One is the fashionable discourse about educational and serious games, which is trying to kill the fun and creativity of modern game design. It will probably fail. Every book-addict has understood that heavily didactic literature is not literature, I think every gamer will soon understand that games with a message are not really games. As a teacher, I’ve been told for about forty years now that gaming is the future of education, and this future so far failed to realize, so the best we can hope is that we will still hear it for forty more years with no real effect. As long as it’s not the present of education, everything is fine, I don’t gave to mix apples and oranges, I can teach on the one side and play games on the other and not, which is more efficient and honest than pretending to do both with doing none.
It’s the same with political and socially conscious game, and all that stuff. I’m political, I’m probably one of the game designers who talks the most about politics on social networks, and gamer fans sometimes complain. On the other hand, no, my games are not political, and they will never be, because if a game is political, if a game has a message, it’s no more a game (for tons of reasons I’ve developped in older blogposts) and I don’t want to play it – and I even think the idea of a political game is politically dangerous (for tons of reasons I’ve developped in the same blogposts). Games are made to played, books are made to be read, music is made to be listened to, life is made to be lived. When I want to discuss politics, I discuss politics; when I want to play games, not necessarily with the same people, I play games. Games are no more a political discussion tool than cooking or music. And I’m doing enough trying to be useful in real life not to bother about making useful games. You can do what you want with my games, but they’re not designed to be sociallu useful, except just by being games.
Boardgames on a screen ?
First came boardgame apps to play against one’s phone or computer, then boardgame websites like Boardgame Arena, Tabletopia or Tabletop Arena. I’ve no idea of the real audience of these sites, but it looks like they’re having some success, especially these last months thanks to the pandemic. I don’t enjoy solo boardgaming, be it against a computer or against a cardboard « automa ». As for online boardgaming, I finally tried and I find it boring. It feels a bit strange to use a computer to simulate something one can do without it – better play true video games one cannot play in real life, even when I catually don’t play them much more. My idea of boardgaming is just a way to spend some good times with friends, drinking a bit and not talking about politics. If this social aspect is taken away, I’d rather read a book than play. Anyway, I hope the pandemic will finally be over and we’ll start again having nice social time together.
Games for adults
Boardgames have been very successful these twenty last years, thanks mostly to a few enthusiasts who managed to expose the boardgame design creativity and to convince mainstream medias that games were not only for kids (and adult kids). Of course, the rise of video games, collectable card games and role playing games also helped, but more and more gamers are going directly into boardgaming, which has now become a legitimate cultural activity. Of course, I always thought it was one, but thirty years ago, most people saw me as an old kid; I’m doing and saying the same things now, and I’m almost considered an intellectual. May be I didn’t need to take a break and do a PhD.
Diversity
In the eighties, the boardgaming world was mostly German and American, marginally French, English or Italian, and overwhelmingly male. It’s much more diverse now. Women are still a minority among designers, but it’s changing fast and it probably won’t be the case anymore once my generation is retired. More significatively, they are no more confined in the small world of children games. We’ve seen new publishers and designers first from eastern Europe, then Korea and Japan, now China and the Middle East, the boardgaming world has become globalized. That’s great, and we must not let those who want to pigeonhole everyone destroy this cosmopolitanism.
There’s now a fun variety of designers and publishers, of people and languages, but they are mostly doing the same kind of games and the gaming world is more cosmopolitan than multicultural. Boardgames are more like literature or cooking than like music : the cultural differences between east and west, north and south, are extremely superficial, mostly anecdotical, art style and box size. French and Koreans can design stupid zany party games, there’s no difference between the management of a merchant caravan in ancient China and in medieval Germany, and there’s no more difference between a game designed by a man or a woman than between a meal cooked by a man or a woman.
I hope boardgames can help deconstruct the sad and reactionary discourse, falsely leftist and falsely tolerant, which overemphasize our very superficial cultural differences and tries to have evryone fit and stay in their small cultural hamlet, and be proud of it. The boardgaming world has become a good example of a fun cosmopolitan mess, with people from different generations working together, with men, women and everything in between, with Japanese, Americans, Russians, Iranians, Brasilians, Koreans and people from god knows where who speak English with a strange accent. It’s more fun than when there were only German bearded guys, it makes for travel oportunities – well, it did until this stupid pandemic and I hope this will start again some day.
Business
I can’t say when I became a real « professional » game designer. I’m still a part time teacher, I spend more time working on my lectures than on new games, but everyone seems to consider that my real job is to design games, so they’re probably right. Anyway, the boardgaming business changed a lot in the thirty five years since I published my first game. It has become bigger and more international. There are many more gamers, which know much more about games and are more discriminate. There are more game designers, who also master a much larger gaming culture. There are also more, and for many of them bigger, publishers.
I can still remember when Asmodée, with which I’m working almost from the beginning, was a small three persons company. It is now a multinational firm owned by a pension fund. Another company I know for almost forty years, Gigamic, has been bought by Hachette, one of the biggest French publishing company. Surprisingly,no one seems to have lost their soul. The relations between designers and publishers didn’t change much, and many publishers are even more involved in their passion, games, now that other people are taking care of the financial issues. And there is still room in the business for middle-sized and smaller companies, which don’t always end being bought by big sharks.
A more recent change is the rise of kickstarter, and I still don’t really know what to think about it. On the plus side, it makes publishing games a less risky business and certainly helped publish a few games which would have been too bizarre or too ambitious for the standard publishing model. On the minus side, it’s bad for small shops and has a few perverse effect on games, which are sometimes better produced than designed.
The really bad thing is that, like it happens every time a business grows too fast, crooks are coming in. There seems to be more and more plagiaries of published games, which is relatively easy to do since, in most countries, the law has not been designed for us and is very ambiguous on whether game systems are or not an intelectual property. Shame on the crooks, don’t buy their stuff.
That’s all, I think. I would certainly do it again.
Deux idées fausses sur les jeux de société, et sur le jeu en général, souvent défendues par les mêmes personnes, dont bon nombre de joueurs et d’auteurs de jeux, me semblent revenir à la mode, et cela m’énerve un peu. Ces idées sont d’une part que les jeux auraient ou devraient nécessairement avoir une utilité socio-politique ou pédagogique, et d’autre part qu’ils auraient partie liée avec les mathématiques.
Je passerai rapidement sur le premier point, que j’ai souvent développé ici. Je suis sans doute plus politique, et parle plus souvent de politique, que la plupart des auteurs de jeux. Mais lorsque je joue, ce n’est pas pour comprendre ou transformer le monde, c’est pour m’en échapper quelque temps, comme lorsque je lis un roman ou vais à un concert, et pour prendre du plaisir avec des amis avec qui je n’ai pas nécessairement envie de parler de politique. Un jeu avec un message, c’est comme un roman avec un message – parfois ça marche, surtout quand il y a un peu d’humour pour faire passer, mais la plupart du temps c’est assez lourdingue.
Je voudrais parler un peu plus aujourd’hui de la théorie selon laquelle les jeux relèveraient de l’analyse mathématique, théorie qui sans doute est à la fois vraie et fausse.
Le monde réel a très certainement une structure rationnelle. Les jeux étant des petits mondes infiniment plus simples que la réalité, ils en ont une aussi, plus simple et donc plus compréhensible. Il reste que, dans l’état actuel de nos connaissances, cette structure n’est parfaitement réductible à un modèle mathématique que pour un petit nombre de jeux, essentiellement ceux fondés sur la stratégie ou les probabilités. Avec les jeux de rôles, les jeux d’ambiance, les jeux de mots ou de lettres, et même dans une moindre mesure les jeux de bluff, cela ne fonctionne pas vraiment. Du coup, les théoriciens du jeu mathématique oublient ces catégories, ou les disqualifient comme n’étant pas vraiment des jeux, ce qui va clairement à l’encontre de l’expérience quotidienne des joueurs. Nombre de jeux sont plein de chiffres, sur les cartes ou sur les dés, mais beaucoup n’en ont aucun. Il n’y en a pas, par exemple, sur les cartes des Loups Garous ou de Just One. Et même dans les jeux les plus formalisés, Azul ou The Crew par exemple, le modèle mathématique est bien incapable de saisir ce qui fait que l’on a affaire à un jeu et non à un problème de maths, et que l’on en tire donc un plaisir totalement différent.
J’en veux un peu aux mathématiciens qui, dans les années quarante, ont baptisé « théorie des jeux » un ensemble de modèles mathématiques qui, s’ils peuvent s’appliquer à certains jeux, s’appliquent tout aussi bien à de nombreux domaines de la politique, de l’économie ou de la physique. Je suis prof de sociologie et d’économie en lycée. Chaque fois que je dis que je crée des jeux, l’administration me parle de jeux pédagogiques, auxquels je suis hostile et qui de toute façon sont presque toujours à la fois de mauvais jeux et de très mauvais outils pédagogiques. Les profs de maths, eux, me branchent sur la théorie des jeux et je dois leur expliquer que c’est un domaine auquel je m’intéresse un peu, mais qui n’a pas de lien particulier avec le jeu et devrait sans doute s’appeler « théorie des choix rationnels en environnement incertain », ou quelque chose comme ça, même si c’est un peu plus long. Et les environnements incertains, ce n’est pas ce qui manque en ce moment, et pas seulement dans les jeux.
J’ai parfois utilisé la théorie des jeux dans mes créations. Terra est bâti sur le paradoxe du passager clandestin, Dolorès sur le dilemme du prisonnier, mais ces outils servent autant, voire plus, dans bien d’autres domaines qui n’ont rien à voir avec le jeu. J’ai parfois besoin de faire un peu de probabilités ou de dénombrement pour équilibrer un jeu de cartes ou de dés, mais jamais rien qui aille au delà des programmes de maths de lycée. Et puis si j’utilise un peu de maths, j’utilise aussi un peu de linguistique, un peu d’histoire, un peu d’imagination, un peu de tout en fait. De ce point de vue, concevoir un jeu, et même un jeu plein de dés, de jetons et de cartes numérotées, s’apparente bien plus à la rédaction d’un article qu’à la résolution d’un problème de maths.
Il y a certes des maths dans les jeux, mais il n’y en a proportionnellement pas beaucoup plus que dans la vraie vie. Il y a certes des maths dans les jeux, mais il y aussi plein d’autres choses qui ne peuvent pas s’y ramener. Il y a des auteurs de jeux qui sont au départ des scientifiques, comme Bruno Cathala, il y en a d’autres comme moi qui sont des littéraires. Vouloir ramener le jeu aux mathématiques, c’est se méprendre sur le jeu, qui est moins rationnel qu’on ne le croit, et peut-être aussi sur la réalité, qui est plus rationnelle qu’on ne le croit.
Two misconceptions about boardgames, and about games in general, are often stated by the same people, among which many gamers and some game designers. They seem to be back in fashion, and I don’t like it. The first one is that games should have a socio-political impact, or at least some pedagogical utility. The second is that games are mostly about maths.
I won’t be long on the first point, I’ve already written about it a few times here. I’m probably more political, and write more about politics, than most game designers. When I play, however, it is not to change the world, it is not even to understand it, it is to escape from it for a while, like when I read a book or go to a concert, and to have fun with friends with whom I don’t necessarily want to discuss politics. Games with a message are like novels with a message, they sometimes work, especially when there’s some humor to sweeten the pill, but most times they feel just heavy and boring.
Today’s topic is more the idea that games are a matter of mathematics, a theory which is both true and false.
The real world certainly has some rational structure. Games being smaller and simpler worlds, they also have one, and one that is much easier to observe and understand. The problem is that this structure can be reduced to a mathematical model only in some very specific cases, mostly game of pure strategy and games based on probabilities. It can’t be done with role playing games, larps, party games, word games and even bluffing games. As a result, mathematicians disqualify them as « not really games », which clearly goes against every gamer’s daily experience. Many games have numbers on dice or cards, but many also don’t. There’s not a single number on the cards of Werewolves or Just One. Even with extremely formalized games, such as Azul or The Crew, the mathematical model cannot grasp what makes them games and not math problems, and why the pleasure we get from them is completely different.
I resent mathematicians who, in the forties, decided to call « game theory » a corpus of mathematical models which can be applied to some games, but also to a bunch of other domains, such as politics, economics or physics. I’m teaching sociology and economics in high school. Every time I tell I’m designing boardgames, the school management asks me about games as teaching tools, which are usually not really games and terrible teaching tools. Math teachers then tell me about « game theory » and I have to explain that while I’m quite interested in it, it doesn’t have any specific relations with actual games. This theory should probably have been called « theory of rational choices in an uncertain environment », or something like this, even when it’s a bit longer. And uncertain environments are everywhere these days.
I’ve sometimes used game theory in my designs. Terra is built on the free rider paradox, H.M.S Dolores on the prisoner’s dilemma, but these theoretical tools can be used as well in many situations which have nothing to do with gaming. I sometimes use some maths to balance a game, usually costing and probabilities, but never needed anything above high school level. And I also use some linguistics, history, imagination, a bit of everything. Designing a game, even a game using dice, chips or numbered cards, feels more like writing a dissertation than like solving a math problem.
There are some maths in games, but the proportion is probably only slightly higher than in real life. There are some maths in games, but there are also tons of things which cannot be reduced to maths. Some game designers are math heads, like Bruno Cathala, some have a literary background, like me. Reducing games to maths is wrong about games, which are less rational than we think, and may be also wrong about reality, which is more rational than we think.
Lorsque, au début années quatre-vingt-dix, sont arrivés en force les jeux de société « à l’allemande », l’un des points qui les différenciait de ce que l’on pourrait appeler la première vague des jeux contemporains, essentiellement anglo-saxonne et très ancrée dans la simulation, était une relative simplicité et un côté à demi abstrait. La fraicheur des Colons de Catan par rapport aux nombreux jeux de développement, souvent spatial, des années quatre vingt, ou même dix ans plus tard des Aventuriers du Rail par rapport aux jeux de train à l’américaine, venait d’une certaine légèreté de leurs règles. Les auteurs avaient enfin appris à se retenir, à ne pas ajouter au jeu tout ce qui leur passait par la tête, à ne rajouter une carte, un effet, une règle que si cela apportait quelque chose de plus au plaisir et à la tension du jeu sans pour autant trop compliquer les choses.
Cette époque là est loin d’être terminée, et de nombreux auteurs, dont je suis, font toujours attention à ne pas compliquer inutilement les choses. Deux raisons font cependant que l’on recommence à voir apparaître de très bons jeux qui ont un peu trop de règles, parfois qualifiés par les américains de « surdéveloppés » (overdevelopped), mais qui sont parfois aussi « underdevelopped » tant le développement et la mise au point d’un jeu consiste souvent à enlever tout ce qui ne sert pas à grand-chose.
Je n’ai pas joué à tellement de nouveaux jeux ces deux derniers mois, mais il en est deux que j’ai beaucoup apprécié mais qui me semblent souffrir de ce problème. Je suis convaincu que ces deux excellents jeux auraient été encore meilleurs avec quelques éléments en moins.
Le premier est The Artemis Project, De Daryl Chow et Daniel Rocchi, un jeu de placement d’ouvrier assez classique, mais très fluide et très agréable à jouer, qui mériterait le même succès qu’Architects of the West Kingdom. Il y a juste un truc qui ne sert à rien, ou en tout cas qui est démesurément esuré complexe par rapport à son intérêt ludique, les micro-pouvoirs des colons placés au camp de base. Ils se ressemblent tous, et le jeu est beaucoup plus fluide sans – mais bon, ce n’est pas trop grave, on les oublie vite.
Le second est Unicorn Fever, de Lorenzo Silva et Lorenzo Tucci Sorentino. C’est un jeu de course et de paris, un genre que j’apprécie, superbement édité et construit autour de mécanismes originaux et astucieux. Le problème est que sur un mécanisme très sympathique ont été ajoutées de trop nombreuses cartes, contrat, magie et licorne, aux effets intéressants mais microscopiques, trop nombreux et souvent un peu complexes.
The Artemis Project et Unicorn Fever restent deux excellents jeux que je recommande vivement, mais je suis convaincu qu’ils auraient pu être meilleurs, et rencontrer un bien plus large public, avec quelques trucs en moins. Il y a dix ans, ils seraient sans doute sortis sans éléments superflus et règles inutiles.
L’une des explications de cette évolution, assez évidente, tient à Kickstarter. Ces deux jeux, je crois, ont été comme bien d’autres publiés grâce au financement participatif. Or la logique de Kickstarter et de ses « stretch goals » conduit à toujours promettre d’ajouter aux règles et au matériel du jeu des “trucs en plus” si un certain niveau de financement est atteint, alors que le véritable développement d’un jeu consiste souvent, à l’inverse, à jouer suffisamment pour voir ce que l’on peut enlever sans appauvrir le jeu. Comme il est bien difficile de promettre de supprimer des règles ou du matériel si la souscription remporte un certain succès, je pense que les éditeurs utilisant kickstarter devraient se contenter de promettre du matériel de meilleure qualité, mais éviter de promettre des cartes ou des règles en plus – après tout, si ces cartes et ces règles étaient vraiment intéressants, ils seraient déjà dans le jeu de base.
Kickstarter ne suffit cependant pas à tout expliquer, car cette tendance se retrouve aussi, certes plus rarement, dans des jeux qui sont passés d’emblée par les circuits commerciaux traditionnels. Je vais prendre en exemple, là encore, un jeu que j’apprécie beaucoup, Mysterium, le premier à être parvenu à ajouter un élément narratif au principe de Dixit. Lorsqu’un éditeur français a adapté pour le monde entier un jeu qui n’était jusque là sorti qu’en Ukraine et en Pologne, il y a fait quelques modifications, dont la principale fut d’ajouter une système de score individuel qui ne sert absolument à rien et alourdit sensiblement le jeu. L’éditeur a peut-être réalisé son erreur après coup puisque Mysterium Park, qui sort ces jours-ci et que je n’ai pas encore vu, semble être une version allégée et donc mieux développée de Mysterium. Enfin, j’espère qu’ils ne sont pas allés trop loin dans la direction opposée, c’est aussi un piège.
Il y a donc une autre explication, plus générale, qui tient à l’évolution du public des joueurs et, surtout, de l’entourage des auteurs et des éditeurs. Lorsque le jeu de société était encore un loisir culturel assez marginal, les tests et la mise au point du jeu se faisaient, par la force des choses, avec des gens qui n’étaient pas des spécialistes, qui ne connaissaient pas tout, la famille ou les amis de l’auteur, ou des joueurs venus du jeu de rôle, alors plus populaire. Ce public tendait à aller doit au but, à favoriser les systèmes les plus simples. Aujourd’hui, tout ce travail de développement se fait de plus en plus avec des joueurs expérimentés, parfois des professionnels ou des semi-professionnels, voire avec d’autres auteurs, donc avec un public que ne gêne pas vraiment une complexité dont il n’a souvent même pas conscience, et qui peut même à l’occasion suggérer tel ou tel ajout.
Il y a de la place sur le marché pour des jeux complexes, et pour d’autres qui le sont moins, mais j’aimerais que les auteurs et les éditeurs, et surtout ceux qui passent par kickstarter, réalisent que la meilleure version d’un jeu est rarement la plus riche et la plus sophistiquée. Le principe même du jeu est d’être plus simple que la réalité, et si développer un jeu, c’est parfois y ajouter des éléments, c’est parfois aussi en enlever. Les anglo-saxons ont un verbe très imagé qui exprime parfaitement cette idée, to streamline, qui comme souvent n’a pas vraiment d’équivalent français.
When « german style” boardgames arrived in the early nineties, their main difference with the first wave of modern boardgames, American style games heavy on simulation, was their relative simplicity and abstractness. What made Settlers of Catan fresh when compared with older development games, usually in space, and what a few years later made Ticket to Ride more exciting than US train games, was their relatively light rules. For the first time, game designers were not let loose, and considered adding a card, a rule, an effect, only when it really added more to the gaming pleasure than to the game’s complexity.
It’s still mostly true and most game designers, including me, are still very careful not to make things unnecessarily complex. Unfortunately, there are also more and more good games which are sometimes called « overdevelopped » but which are often, in face, « underdeveloped », since developing a game is mostly streamlining it, keeping everything useful but removing all the unnecessary stuff.
I didn’t play that many new games these last months, but there are two I really enjoyed, but which I also think could have been even better with some elements removed.
The first one is Daryl Chow’s & Daniel Rocchi’s The Artemis Project, a relatively classic, fluid and very enjoyable worker placement, which deserves to get the same success as, say, Architects of the West Kingdom. There’s just one thing in the game which is supererogatory, the micro-abilities of workers placed in the base camp. They feel similar one with another, and don’t add any real interest to the game. the game is more fluid without, and as a result we forget them when playing – so why put them in the rules ? The second game is Lorenzo Silva and Lorenzo Tucci Sorentino’s Unicorn Fever. It’s a betting race game, a style I like and which deserves a better recognition, gorgeously published and based on a few clever systems. The problem is that on a really exciting basis have been added layers of unnecessary card effects, contract cards, magic cards, unicorn cards, which makes for too many interesting but microscopic effects.
Both The Artemis Project and Unicorn Fever are already outstanding games, but I’m convinced they could have been even better, and find more players, with a few rules and elements removed. Ten years ago, they would probably have been published without them.
One of the reasons for this is, obviously, Kickstarter. These two games have both been published through crowdfunding. Unfortunately, the logic of Kickstarter’s stretch goals is to always promise more rules and more components once a given funding level has been reached, when a game’s real development often consists in playing and playing gaian to check what can be removed without weakening the game. Since it’s probably counter-intuitive to promise the removal of elements if a game is successful, may be publishers of modern games, and especially eurogames, should only promise better components, but not extra rules and stuff, as stretch goals. After all, if these extra elements were that good, they would already be in the basic game.
Kickstarter is not the only reason. This trend also affects, though to a lesser extent, games published through traditional distribution channels. A good example is a game I really enjoy, Mysterium, which manages to add real storytelling to the Dixit system. When a French publisher decided to adapt for the whole world a game which was so far available only in Ukraine and Poland, they made a few changes, the most notable one being to add a convoluted and totally unnecessary individual scoring system, which slows the game without adding any interest. They realized their error later, and it seems that the new Mysterium Park, to be released in the coming weeks, is a streamlined and better developed version of the game. I’ve not seen it yet, and I hope it didn’t go too far in the opposite direction, it can also happen.
There’s another and more global explanation. When games was still a relatively marginal cultural activity, play testing and developing games was made by and with people who were not real specialists, who didn’t know everything – mostly the designer’s friends or family, or people coming from role playing games. These people tended to go straight to the point and to favor relatively simple systems. Nowadays, this is made with « experienced gamers », sometimes pro or semi-pro gamers, or even fellow game designers. The problem with geeks is that they are not really troubled by complexity in games, they don’t even notice it any more, and some relish in suggesting this or that addition. The market is now big enough to accommodate various game styles, some complex and some less, but it seems to me that many designers, developers and publishers, and especially those who go through kickstarter, are forgetting that the best version of a game is not necessarily the one with the most stuff in it. The very point of playing games is to enter a world which is much simpler than reality, and developing a game means sometimes adding stuff, sometimes removing stuff – it’s streamlining, an english verb I like a lot because it has has no equivalent in French.
Comme je ne suis pas très jeu en ligne, je n’ai pas beaucoup joué pendant les six semaines de confinement strict. Je n’ai préparé qu’un seul nouveau prototype, et ceux déjà existants n’ont guère avancé. Ce n’est pas le plus important, mais j’ai été un peu désabusé en voyant cette crise arriver juste au moment où les éditeurs semblaient de nouveau s’intéresser aux jeux pour 4 à 8 joueurs, qui sont plus ma spécialité que ceux pour 2 à 4.
Gold River, conçu avec Bruno Cathala et sorti en tout début d’année, semble avoir trouvé son public. Le premier tirage est quasiment épuisé, un deuxième est en route, pourvu que ça dure. Poisons, conçu avec avec Chris Darskalis, est sorti juste au moment confinement. Le timing n’était sans doute pas le bon pour un jeu qui ne prend toute sa dimension que quand les joueurs sont assez nombreux. Maintenant que les choses s’allègent un peu, j’espère qu’il va prendre un nouveau départ. C’est un petit jeu de bluff et de psychologie bien rigolo.
La sortie de mon autre petit jeu de cartes, Vintage, a été un peu retardée. Il est arrivé cette semaine, et j’espère qu’il va démarrer plus vite. Ce jeu de cartes simple et mignon mais néanmoins méchant fonctionne en effet très bien dès 3 ou 4 joueurs.
Grosse déception, mon « jeu des coffres » auquel je croyais beaucoup et pour lequel j’avais signé avec des gens que j’aime beaucoup a été victime des coupes dans les programmes des gros éditeurs. Du coup, je me suis un peu repenché dessus et lui cherche un nouveau point de chute.
Lorsque le confinement a commencé à être allégé, j’ai repris les soirées jeux mais en respectant soigneusement les consignes, donc en petit comité, ce qui m’a donné l’occasion de jouer à quelques jeux pour trois, quatre ou cinq joueurs que j’avais envie d’essayer depuis longtemps. Je les ai tous trouvés excellents, sans que je sache bien si cela signifie que la qualité des jeux publiés est meilleure qu’elle n’a jamais été, que ma connaissance du monde ludique me permet de choisir à coup sûr les trucs que je vais apprécier, ou que je suis devenu trop bon public.
Root, de Cole Wehrle, est infiniment plus convaincant que son ancêtre Vaast, dont j’avais à peine compris les règles. Les joueurs s’affrontent sur la même carte, mais chacun y joue à un jeu différent, un peu comme dans certains jeux des années soixante-dix et quatre-vingt, comme Dune. Il y aurait aussi toute une réflexion à avoir sur l’utilisation des animaux anthropomorphes dans les jeux, et j’écrirai sans doute un jour un article là dessus. La manière dont c’est fait dans Root m’a semblé extrêmement pertinente et efficace. Chats, oiseaux et blaireaux y fonctionnent un peu comme les elfes, nains et orques des univers fantastiques, mais de manière moins ambiguë ou, au moins, plus légère. Après, oui, c’est de l’essentialisme, mais on peut, comme moi, être on ne peut plus existentialiste dans la vraie vie et trouver que l’essentialisme, c’est vraiment pratique pour faire des jeux. Les jeux, ce n’est pas la vie – c’est même la définition du jeu. Et puis, puisqu’il paraît que Root était au départ inspiré de la situation au proche Orient, même s’il s’en est éloigné au fur et à mesure du développement, on a essayé de deviner qui était qui, ce qui a permis de se moquer gentiment des vedettes libanaises du petit monde ludique français.
Subtile transition pour parler d’un autre très gros jeu que j’ai particulièrement apprécié, Monumental, de Matthew Dunstan. Là encore, c’est à la fois un jeu des années quatre-vingt, une longue baston sur une carte avec des tours de jeu qui peuvent durer une quinzaine de minutes, et un jeu moderne, un deckbuilding avec quelques twists très malins, dont le fait que les cartes achetées ne vont pas dans votre défausse mais au sommet de votre pioche. Le jeu est finalement moins complexe qu’il n’en a l’air, les systèmes sont assez intuitifs, mais ça peut prendre un peu la tête quand même. Nous avons joué avec la boite d’un ami qui a acheté l’édition de luxe avec énormes figurines, et je suis content de n’avoir pris que la boite de base, car, comme dans beaucoup d’autres jeux récents, les jolies statuettes en plastique surdimensionnées rendent finalement le plateau de jeu assez peu lisible. J’espère que cette mode va bientôt s’arrêter.
In the Hall of the Mountain King de Jay Cormier et Graeme Jahns est un peu moins long, mais ça reste du gros jeu. Le thème est rigolo, les trolls sont partis en vacances et ont loué leur caverne sur Airbnb à des gnomes. Bien sûr, les gnomes ont abusé des champignons locaux, fait une fête pas possible et tout laissé en désordre. Les trolls, de retour chez eux, doivent tout nettoyer, tout ranger et remettre les statues des dieux trolls dans les temples sacrés, sur leurs piédestaux (oui, on dit bien des piédestaux, j’ai vérifié). Il vaut mieux éviter de fâcher les dieux, surtout les dieux trolls, on ne sait jamais. Et l’été prochain, on louera à des nains, c’est plus tranquille. Sinon, c’est un jeu de pose calculatoire et dynamiqu, avec un petit côté puzzle assez rigolo.
Dernier relativement gros jeu, Nidavellir, de Serge Laget, dans lequel on recrute des armées de nains pour on ne sait pas trop quoi, sans doute une grosse baston finale qui n’est pas représentée dans le jeu. Le système d’enchère, bien tordu, permet pas mal de subtilités. Je n’ai aucune difficulté à écrire des règles en anglais en utilisant l’écriture inclusive, je trouve même ça plutôt sympathique, mais en français, j’ai presque du mal à les lire tellement c’est tarabiscoté, et ne me risquerai pas à écrire. Cela montre bien que le problème n’est pas le principe de l’écriture inclusive mais la manière dont elle est conçue. Si cela a pris aux États-Unis et pas chez nous, ce n’est pas parce que nous sommes plus sexistes, c’est parce qu’ils ont opté pour des règles plus simples, plus naturelles, et qui fonctionnent aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Après, sur le principe, je ne suis ni pour ni contre, je m’en fous un peu car je doute fort que la grammaire ait le moindre effet sur la réalité sociale. Pour revenir au jeu, il est vraiment très bien foutu, on sent qu’il y a beaucoup de tests derrière…. d’ailleurs, j’avais joué à un premier prototype il y a une bonne vingtaine d’années.
En plus léger, on joué à Belratti, un jeu coopératif dans lequel les joueurs sont des peintres et des commissaires d’exposition qui, ensemble, essaient de déjouer les ruses d’un faussaire qui essaie de glisser ses œuvres dans les musées. C’est une variation de plus sur le principe de Dixit, Mysterium et autres Detective Club, mais c’est très rigolo.
Le même soir, on a joué à Most Wanted, de Dominic Crapuchettes, Ken Gruhl et Quentin Weir, dont je suis assez surpris de voir qu’il a sur le Boardgamegeek des notes assez médiocres. C’est sans doute le meilleur des nombreux petits jeux malins sur le thème des cow-boys qui jouent au poker. Un peu de tactique, un peu de bluff, pas mal de chances, c’est un jeu très rigolo auquel on a instantanément envie de rejouer, ce que nous avons d’ailleurs fait alors que pas mal de nouveautés nous attendaient.
Un autre petit jeu très rigolo, que je connaissais pour y avoir joué l’an dernier au prototype avec Heiko Eller, est Decipher, conçu par les auteurs de Cosmic Encounter. J’aime bien les jeux de lettres, et suis donc content de voir qu’ils reviennent un peu à la mode. Ceci dit, même si en général vous ne les aimez pas rop, vous devreiz essayer Decipher et Wordsmith, le système de fabrication des lettres les rend vraiment différents.
J’ai même joué à un jeu à deux, ce qui m’arrive de plus en plus rarement. Dual Powers, de Brett Myers, a un titre un peu idiot quine révèle absolument rien du véritable thème du jeu, la révolution de 1917 à Saint Petersbourg. The game should have been called Petrograd 1917, or something like this. C’est un jeu de contrôle de territoire et de majorité malin comme tout, très tendu, plus tactique que stratégique. Je sais que beaucoup d’autres jeux à deux de ce type sont sortis ces dernières années, auxquels je n’ai pas eu l’occasion de jouer. Je ne suis donc pas sûr que ce soit le meilleur, mais j’ai vraiment beaucoup aimé, et vous devriez apprécier aussi si vous avez aimé Raptor.
Sinon, juste avant que l’on ne soit obligés de rester chez nous, puis de se retrouver en petits groupes, on avait eu l’occasion d’essayer un dernier vrai jeu d’ambiance rigolo pour plein de joueurs, Wavelength, de Alex Hague, Justin, Wickers et Wolfgang Warsch. C’est le genre d’idée que j’aurais aimé avoir eu, et ça marche très, très bien. Il est fort ce Wolfgang Warsch, quand même !
Bon, on peut de nouveau faire des soirées jeux, en restant prudents, et j’ai quasiment fini le bouquin que j’ai écrit pendant le confinement, donc je vais me repencher sur mes prototypes.
Since I’m not really excited by online playing, I didn’t play many games during our six weeks of relatively strict confinement. As a result, I made only one new prototype and didn’t progress much on my older ones. Even when it feels a bit trivial, I was really disappointed to see this crisis come up just when publishers had started to become more interested in game for many players, say 4 to 8, which are much more my specialty than those for 2 to 4.
Gold River, designed with Bruno Cathala, had been in French shops for a few weeks when it all started, and seems to have been well received. The first print run is nearly sold out, and a second one is in the pipe. Let’s hope it will become a classic. Poisons, designed with Chris Darskalis, arrived in shops just when the confinement started. It was probably a bad timing for a game which is far more fun with more players. Let’s hope it will really start selling now that we can again meet in groups of five or more. It’s a really fun double guessing game. My other light card game, Vintage, was delayed a bit and just hit the shelves. This cute and simple card game, with lots of player interaction, works well even with only 3 or 4 players. The big disappointment was when my « Chest game », in which I really believed and for which I had signed with a publisher I really like, was canceled due to a big cut in some big publishers’ programs. I’m now looking for a new publisher for this one.
When game nights started again, it was first in small groups, which gave me the rare opportunity to play three, four or five player games I wanted to try for a while. I thought all of them were great, but I don’t really know if it’s because the average quality of games has increased, because I’ve become better at selecting games I will like, or because I’m becoming old and less discriminating.
Cole Wehrle’s Root is far more convincing than its predecessor Vaast, whose rules I hardly understood. Players fight against one another on a big map, but every player is playing their own game, a bit like in older games from the seventies and eighties like Dune. There is a whole reflection to be had on the use of anthropomorphic animals in games, and may be I will write something about it some day. The way it’s made in Root is extremely efficient and clever. Cats, birds and badgers have the same function as elves, orcs and trolls in fantasy worlds, but in a lighter and less ambiguous way. Of course, it’s essentialism, but there’s no problem with being totally existentialist in real life and making a clever use of heavy handed essentialism in games. Games are not life, it’s even the very definition of games. And since we heard that the very first versions of what will become Root were based on the Near East mess, we tried to guess who was whom, and made a few jokes about the Lebanese stars of the French boardgaming scene.
This was, of course, a not-so subtle transition to introduce another really have game I really enjoyed, Matthew Dunstan’s Monumental. Like Root, it feels both like an old classic from the eighties, a long war on a map and player turns which can last for fifteen minutes, and extremely modern, a deck building game with a few clever twists. I especially liked the fact that the cards one buys don’t go in one’s discard but on the top of one’s drawing deck. The game feels less complex than it looks, the main systems are very intuitive, but it can still become a bit of a brain burner. We played with a friend’s copy, which had all the big plastic miniatures, and I’m quite glad I bought only the basic edition, because I’m sure the board will be much easier to read with standard tokens than with these oversized pieces. I hope this big miniatures fad will soon end.
Jay Cormier and Graeme Jahn’s In the Hall of the Mountain King lasts a bit shorter, but is still a relatively heavy game. Players are trolls who went away for holidays on the Riviera and rented their caverns to gnomes via Airbnb. Of course, gnomes tried the local shrooms, held a big party and left a terrible mess. Now trolls are back home and must put everything in order, being careful to put every god statue back in its own temple – better not make gods angry, especially troll gods. And next year, you will deal with dwarves, it’s safer. In the Hall of the Mountain King is a dynamic and original tile laying game, with a nice puzzle element.
The last relatively heavy game we played was Serge Laget’s Nidavellir. Players are recruiting armies of dwarves, probably for a big final fight which is not featured in the game. I write my game rules in English, using the neutral they and I have absolutely no problem with it, I even find it nice and fun. I have troubles even reading rules written using the convoluted French inclusive writing, and will never even try to write with it. So the problem is not inclusive writing per se, it’s the way the new rules are devised. If it’s used by everyone in the US and is still an exception in France, it’s not because we are more sexist than Americans – it’s probably more or less the same – it’s because the neutral they feels simple and natural, and works in the same way when written and spoken, while the French have invented a complex system which can only be used with writing. Anyway, I don’t really care since I seriously doubt grammar has any effect on the real social world. Back to the game – it runs very smoothly, and one feels that there has been many tests and fine tunings. Actually, I remember playing a first prototype more or less twenty years ago.
We also played lighter stuff. Belratti is a cooperative game in which players are painters and museum managers planning exhibitions and trying to outwit the faker Belratti who is trying to get his fake paintings into museums. It’s one more variation on the Dixit, Mysterium, Detective Club idea, but it’s really light and fun.
The same night, we played Most Wanted, by Dominic Crapuchettes, Ken Gruhl et Quentin Weir. I’m really surprised to see this one has average rankings on the Boardgamegeek. It’s probably the best of the many light board and card games about cowboys playing poker. There’s some tactics, some bluffing, a good deal of luck. It’s so much fun that we played several games in a row, even when other new stuff was waiting.
The last light new game we played was Decipher, designed by the Cosmic Encounter team. I happen to like word and letter games, so I hope they’re starting a comeback. Anyway, even when you usually don’t like them, you should try Decipher and Wordsmith, they feel completely different.
I’ve even played a two player boardgame, something I rarely do. Brett Myers’ Dual Powers has a strange name which doesn’t give any idea of its setting, the Russian revolution in St Petersburg. It should have been called Petrograd 1917, or something like this. It’s a very tense majority and area control game, more tactical than strategic. Many other tactical two player games have been published these last years, and I’ve played very few of them. I’m not sure Dual Powers is the best one, but I really enjoyed it, and you should enjoy it as well if you like Raptor.
Oh, just before the confinement started and we had to stay home, and then to meet in small groups, I had a last big gaming night and we played Alex Hague, Justin Wickers and Wolfgang Warsch’s Wavelength. That’s the kind of game idea I would like to have, but I might be getting too old. I’m more and more impressed by Wolfgang Warsch’s multifaceted talent.
And now, I’ve more or less finished the book I’ve written during the confinement, we can have larger gaming sessions if we stay careful, so let’s go back to game design and prototyping.
2019 a été pour moi une année relativement modeste, avec seulement trois jeux publiés.Le Petit Poucet, avec Anja Wrede, sera le tout dernier de la belle série des Contes et Jeux, chez Purple Brain. Tonari, joliment édité par IDW, est une remise au goût du jour d’une vieille idée d’Alex Randolph. Animocrazy est une nouvelle version de Democrazy, publié par un éditeur de Hong Kong, Jolly Thinkers, dans une édition bilingue anglais-chinoisSi les trois ont eu de bonnes critiques, je n’ai pas l’impression qu’ils soient de grands succès commerciaux.
Si tout se passe comme prévu, 2020 devrait être bien plus riche en nouveautés, avec une petite dizaine de jeux dans les tuyaux, même s’il est probable que quelques uns finiront, comme toujours, par prendre un peu de retard.
Les premiers arrivés seront tous de petits jeux de cartes, mais dans des styles bien différents. Dans Vintage, illustré par Pilgrim Hogdson et publié chez Matagot, les joueurs collectionnent, et à l’occasion volent, des objets des années 50, 60 et 70. Dans Poisons, conçu avec Chris Darsaklis, illustré par Marion Arbona et publié chez Ankama, les joueurs sont des nobles attablés à un banquet et désireux de boire le plus possible sans se faire empoisonner. Dans Stolen Paintings, chez Gryphon Games, ils sont voleurs d’œuvre d’arts ou détectives tentant de les retrouver. Dans Gold River, version revisitée de La Fièvre de l’Or, ce sont des chercheurs d’or durant la ruée vers l’ouest. Dans Vabanque, un très vieux jeu conçu avec Leo Colovini qui n’avait jusqu’ici été publié qu’en allemand et en japonais, ils jouent, bluffent et trichent un peu au casino. Dans Reigns – The Council, avec Hervé Marly, l’un d’entre eux est le roi, les autres sont des courtisans s’efforçant, comme dans le jeu sur téléphone, d’influencer les décisions. Maracas, avec le même Hervé Marly, est un jeu qui se joue avec une maracas – vous devriez deviner aisément qui est l’éditeur en regardant la photo.
Je n’ose plus donner de date pour Ménestrels, conçu avec Sandra Pietrini et joliment illustré par David Cochard, dont, après quelques années de retard, j’attendais la sortie en 2019. L’éditeur rencontre quelques difficultés, mais j’espère que le jeu finira par arriver – et si ce n’est pas le cas, on lui cherchera un nouvel éditeur.
La fin de l’année, si tout va bien, devrait voir arriver des projets plus ambitieux et plus inhabituels, et même une ou deux grosses boites de jeu comme je n’en ai plus publié depuis quelques temps, avec des vampires, des nains et des trolls, de l’or, des pierres précieuses et du métal. Mais ça, je vous en parlerai plus tard.
J’espère que, dans un marché un peu encombré, mes nouvelles créations vont se vendre un peu car, confronté à l’immense gâchis (pour parler poliment) de la réforme du lycée, j’envisagede plus en plus sérieusement, et un peu lâchement, de déserter l’éducation nationale. Si j’ai commencé l’enseignement un peu par hasard, c’est devenu une passion, mais cela ne peut en rester une que si je peux faire mon métier de prof honnêtement, c’est à dire enseigner des programmes qui ont du sens, dans des conditions correctes, et avec un minimum de liberté pédagogique. Tout cela ne va clairement plus être possible dans le cadre de la nouvelle organisation du lycée et du baccalauréat, qui brise en outre les solidarités entre enseignants et entre élèves auxquelles j’étais très attaché. Face à une réforme qui est au mieux un mélange absurde d’incompétence, d’improvisation et d’autoritarisme, au pire une stratégie délibérée d’humiliation et de précarisation subjective des enseignants, des élèves et des personnels de direction, beaucoup de profs sont désespérés et rêvent de s’en aller. Je suis l’un des rares à pouvoir se le permettre.
Abandonner l’enseignement impliquerait aussi de ne plus me consacrer qu’au jeu. Financièrement, ce ne devrait pas être un problème à court terme, même si je continue à penser que le marché du jeu a connu, ces dernières années, une croissance sinon artificielle, du moins trop rapide pour être durable. Entre la surproduction et la concurrence accrue, qu’elle soit en boutique et sur kickstarter, et des modes dans lesquelles je ne me reconnais pas toujours, je ne suis cependant pas certain d’être très à l’aise si j’essaie de m’impliquer plus avant dans le monde de l’édition… mais qui sait ! L’éducation m’apportait jusqu’ici un certain confort moral, le sentiment de faire un boulot qui a du sens, un boulot socialement utile, quand la caractéristique fondamentale du jeu, et celle qui fait tout son charme, est qu’il ne sert absolument à rien – mais il est vrai que c’est justement la perte programmée de ce sens qui me fait songer à quitter l’enseignement.
À propos des modes et tendances qui m’énervent un peu…. Je ne suis pas résolument hostile à Kickstarter, je suis même plutôt bon client et pense que cela va rester, mais je n’aime pas, quand l’un de mes jeux s’y retrouve, devoir faire la promotion de la campagne sur twitter et Facebook de manière un peu trop appuyée. Les jeux hybrides me semblent plus souvent le cul entre deux chaises que le meilleur des deux mondes, même si cela va peut-être s’arranger. Alors même que, dans les années quatre-vingt, j’avais bien aimé les livres dont vous êtes le héros, les Escape game en boîte (et ceux en vrai aussi) me font plus l’effet de casse-tête que de jeux de société. Les jeux Legacy demandent bien trop de temps et de régularité pour que j’y joue, bien trop de temps et de travail pour que j’essaie d’en concevoir. Pour compenser cela, Horrified et Pandemic – Fall of Rome m’ont un peu réconcilié avec les jeux coopératifs.
Si je râle un peu contre quelques modes, je constate cependant qu’il n’y a jamais eu autant non seulement de nouveaux jeux, mais surtout de bons voire d’excellents jeux publiés. Voici donc un petit choix parmi mes découvertes de cette année – mais il y a sans doute des jeux tout aussi bons, voire meilleurs, parmi tous ceux auxquels je n’ai pas joué.
Mr Face de Jun Sasaki et Selfie Safari de David Cicurel sont deux petits jeux d’ambiance sur les visages, aussi idiots que rigolos, et qui marchent toujours. Le second est d’ailleurs un jeu hybride, chaque joueur ayant besoin d’un téléphone, ce qui montre que je n’y suis pas totalement réfractaire. De la cafetière viennent deux autres petits jeux d’ambiance rigolos, Super Cats et Ninja Academy, j’ai même remporté un petit concours où il fallait imaginer une carte d’extension pour ce dernier. La même équipe, ou à peu près, a conçu le plus sérieux mais encore assez rapide Draftosaurus. Oriflamme, de Adrien et Axel Hesling, a tout d’un jeu de Bruno Faidutti, avec ses cartes tantôt cachées, tantôt visibles, et qui parfois se déplacent.Die Quacksalber von Quedlinburg, de Wolfgang Warsch – Les Charlatans de Beaucastel en français – est un excellent jeu familial à l’allemande, qui mêle agréablement chance, prise de risque et planification – pour les pros, c’est du « bag building ». Flick of Faith, de Paweł Stobiecki, Jan Truchanowicz and Łukasz Włodarczyk, est un adorable jeu de pichenettes et de majorité avec votes et pouvoirs spéciaux, mélange improbable mais léger et très réussi. Scorpius Freighter, de Mathew Dunstan et David Short, est un jeu de pick-up and deliver particulièrement chafouin, pour utiliser un adjectif cher à l’autre Bruno, et malheureusement passé totalement inaperçu. Il fallait un jeu japonais dans la liste, c’est Master of Respect, de Kentaro Yazawa, un très dynamique et très mignon jeu de gestion d’une école d’arts martiaux – pourquoi pas ! Hadara, de Benjamin Schwer, est tellement fluide, bien conçu et bien édité qu’il m’a réconcilié avec un genre que je n’appréciais plus guère, les jeux de gestion de ressources allemands un peu froids et abstraits. Res Arcana, de Tom Lehmann, m’a quant à lui réconcilié avec les jeux de cartes à combinaisons tarabiscotées, même s’il reste un peu trop technique pour mon goût. Dans la même catégorie, mais bien plus légers quand même, j’ai aussi beaucoup aimé Abyss Conspiracy, de Bruno Cathala et Charles Chevallier, même si je n’en comprends ni le thème, ni le graphisme, ainsi que Nine, de Gary Kim. Horrified, de Prospero Hall, très américain, un peu baroque et pas trop au sérieux, est un jeu de coopération très agréable, même pour ceux qui, comme moi, n’apprécient pas trop le genre. Je ne pratique pas non plus beaucoup les jeux à deux, mais j’ai vraiment adoré Nagaraja, de Bruno Cathala et Théo Rivière, beaucoup plus agressif qu’il n’en a l’air.
La fréquentation de ce blog baissait depuis quelques années, et était passé en 2018 sous les 300 visiteurs par jour. En 2019, avec une actualité personnelle pourtant moins fournie, les visites sont redevenues plus nombreuses, ce qui m’encourage à continuer à écrire ici. Le nouvel article le plus visité a été celui sur la scène ludique iranienne, Jouer à Téhéran. Viennent ensuite un article déjà ancien, Décoloniser Catan, puis la présentation de mon jeu Kamasutra – mais dans ce dernier cas, je soupçonne des moteurs de recherche facétieux.
Ceci était la première et la dernière fois que je formatais et postais un article de blog entièrement sur mon ipad. C’est sûrement plein de fautes, et j’espère que c’est lisible sur un ordinateur….
2019 has been a modestly productive year for me, with only three games published. Lost in the Woods, designed with Anja Wrede, is the very last in the Purple Brain’s Tales and Games series. Tonari, gorgeously published by IDW, develops an older Alex Randolph’s design. Animocrazy is new version of Democrazy, in a bilingual Chinese / English edition by Hong Kong publisher Jolly Thinkers. All three got good reviews, but I don’t think they’ve been real hits so far.
If everything works as scheduled, I should have many more new designs in 2020, about ten, even when, as usual, a few ones will certainly be delayed. First will come several light games, in very different styles. In Vintage, published by Matagot with art by Pilgrim Hogdson, players sell, collect and occasionally steal vintage items from the 50s, 60s and 70s. In Poisons, designed with Chris Darsaklis, illustrated by Marion Arbona, and published by Ankama, they are nobles at a banquet, trying to drink as much as possible while avoiding getting poisoned. In Stolen Paintings, published by Gryphon Games, they are art thieves or detectives trying to find the stolen paintings. In Gold River, a modernized version of Boomtown published by The Lumberjacks, they are gold diggers during the gold rush. In Vabanque, an old co-design with Leo Colovini which had so far been published only in German and Japanese, they’re bluffing their way to riches in Casinos – unfortunately, I’m afraid the new version will be only in French ! In Reigns – The Council, with Hervé Marly, one of them is the king and the other ones are courtiers and advisors trying to influence his decisions, just like in the phone game. Maracas, designed with Hervé Marly, is a game played with a (special) Maracas. You should guess who the publisher is from looking at the picture.
I won’t give any more publishing deadline for Minstrels, designed with Sandra Pietrini and gorgeously illustrated by David Cochard. It has already been delayed a few times, but I really expected it to be published in 2019. The publisher has some problems, but I still hope the game will be there soon. If it really doesn’t work, we’ll look for another publisher.
I ought to have more ambitious designs, some of them in big boxes, at the end of the year. Big boxes with vampires, dwarves and trolls, with gems, gold and metal. More about it in a few months.
I really hope that, in a an already overcrowded market, some of my new games will sell well because I’m seriously, and a bit cowardly, considering quitting my daily job, as an economics and sociology teacher. The French high school reform which started to be implemented this year is absolutely catastrophic. Many French high school teachers would like to quit, I happen to be among the few ones who can afford it. More details about it in the French text, I don’t think my english speaking readers will be much interested in this.
Of course, quitting teaching would mean devoting all of my working time to boardgames. Financially, I can afford it, at least in the short term, even when I still think the boardgame market growth these last years has been if not artificial, at least too fast to be sustainable much longer. Overproduction leads to increased competition, both in shops and on kickstarter, and while I like competition in gams, I don’t like it in real life. There are also a few recent trends I don’t necessarily like. That’s why I’m not sure I would feel at ease if I were to invest more time and energy in the game publishing business… but who knows ! Teaching is providing me with moral comfort, with the knowledge that I’m doing a meaningful and useful job, while the very essence of games, and what makes their charm, is that they are totally devoid of meaning or utility.
Here are some of the recent trends I’m wary of. I don’t really dislike Kickstarter. I think it’s here to stay, and I’m even a compulsive pledger, but I dislike having to support a campaign for my own games, posting too often and too aggressively on Twitter and Facebook. I think hybrid games usualy don’t bring the best of both worlds but fall between two stools – though I have hopes this will slowly improve. In the eighties, I really enjoyed reading choose your own adventure books, but I’m now bored by most « escape rooms in a box » – and in fact by most escape rooms, which feel more like puzzle than like games. Legacy games require too much time, dedication and regularity to play, too much time, dedication and work to design. At least, this year, the excellent Horrified and Pandemic – Fall of Rome made me reconsider my old hostility to cooperative games.
OK, I play the old boomer and rants against some trends, but I’m also impressed by the number not only opf games, but of outstanding games published now. Here comes a short list of my 2019 discoveries, but there are probably even better games among the hundred ones I’ve not played.
Jun Sasaki’s Mr Face and David Cicurel’s Selfie Safari are two fun party game about faces, fun and stupid, which work with everyone. The latter is a hybrid game, since every player needs their phone, which proves I’m not totally hostile to the genre. The coffee machine team has designed two other fun light party games, Super Cats and Ninja Academy – I even won an expansion card design contest for the latter. They also designed the more serious, though still fast paced, Draftosaurus. Adrien and Axel Hesling’s Oriflamme feels very much like one of my own designs, with its face up and face down cards – no wonder I enjoyed it a lot. Wolfgang Warsch’s The Quacks from Quedlinburg is your typical middle weight German family game, but it’s a really good one with the right mix of luck, programming and risk taking – it’s what pros call a « bag building » game, as if one could build a bag. Flick of Faith, by Paweł Stobiecki, Jan Truchanowicz and Łukasz Włodarczyk, is a really fun and light flicking / majority games with special powers and even some voting, on a fun and provocative theme, rival religions. Matthew Dunstan & David Short’s Scorpius Freighter an intricate pick-up and deliver game about space smugglers – which might explain why it went largely under radar. I had to put a Japanese game in this list, it’s Master of Respect, by Kentaro Yazawa, in which players are rival old masters of martial arts trying to form the best students – why not… Benjamin Schwer’s Hadara is a heavy German resource management game, a genre I’m supposed to be tired of, but it’s so fluid, well designed and well published that I really enjoyed playing it – even when I still have no idea what its theme is. Tom Lehman’s Res Arcana reconciled me with combo card games, even when it’s still a bit too technical for me. I’m more likely to play lighter games such as Bruno Cathala and Charles Chevallier’s Abyss Conspiracy – even when I don’t understand its art and setting – or Gary Kim’s Nine. Horrified, by Propspero Hall, is an american style game, slightly baroque and not too serious, extremely enjoyable, even by one who usually doesn’t care for cooperative gaming. I also don’t play many two player games, but I really enjoyed Nagaraja, by Bruno Cathala and Theo Rivière, which is much more interactive than it first looks.
This blog’s visiting figures were declining for a few years, and went for the first time under 300 visitors daily in 2018. In 2019, even though I had fewer new games, it started to go up again, which means it still makes sense to post long articles here. My most visited blogpost was Boardgaming in Tehran. The next ones are older stuff, first my long essay about Postcolonial Catan, then the presentation of my Kamasutra game. I suspect this last one is due to mischievous search engines.
This was the first and last time I entirely wrote, formatted and posted a blogpost entirely from my iPad. I’ll never do it again.