Avec Charles Chevallier, Ewa Szarzynski et Juan Rodriguez, devant l’exposition sur Les Poilus, pas vraiment un jeu pour enfants.
À Paris, place de la République, le kiosque à jeux rouge de l’R de jeu, installé depuis cinq ou six ans, fait désormais partie du décor. J’y étais dimanche dernier, avec quelques autres auteurs, pour un petit festival du jeu. Les municipales approchant, quelques conseillers municipaux sont aussi passé. Cela était d’autant plus légitime que la place de la République, le kiosque et les animations qui s’y déroulent doivent beaucoup à la ville de Paris, et illustrent trois des réussites de l’équipe municipale actuelle, le recul de l’automobile, l’ouverture culturelle et le rééquilibrage entre l’est et l’ouest de la capitale. Ils l’ont fait savoir sur Twitter, ce qui est de bonne guerre, ou de bonne campagne électorale, mais avec une maladresse qui illustre malheureusement la persistance de quelques idées reçues sur le jeu et les joueurs.
S’il s’était agi d’un festival de littérature, de cinéma, de musique, ces élus se seraient-ils ainsi réjouis que l’on en fasse tant pour les enfants ? Auraient-ils pensé qu’un adulte qui lit un livre, regarde un film, écoute un morceau de musique ne peut être qu’un parent accompagnant ainsi ses enfants?
J’ai coutume de protester, de manière assez systématique et prévisible, chaque fois que je lis ou entends que le jeu est une activité pour enfants. Les adultes ont toujours joué, en particulier aux jeux de stratégie et aux jeux d’argent, sans même parler des sports. Ils jouent sans doute plus que jamais aujourd’hui.
Les jeux de rôles et les jeux vidéo ont fait passer l’idée qu’il n’y avait rien d’inquiétant ni de régressif dans le fait qu’un adulte joue et aime jouer. Si la mode en a moins duré, le poker et les jeux de cartes à collectionner y ont aussi contribué. Si n’ai jamais beaucoup pratiqué les jeux vidéo, je suis passé par le jeu de rôle, le poker et Magic, et cela se ressent dans les jeux que je crée aujourd’hui. La plupart de mes créations sont « tous publics », c’est à dire destinées aussi bien aux jeunes qu’aux vieux, et quelques unes, comme Kamasutra, sont même franchement adultes.
C’est un bel argumentaire, que je ressors assez régulièrement, mais il reste que, même si l’écart a sensiblement diminué et diminue encore, les enfants jouent quand même plus que les adultes. Surtout, tous les enfants jouent, mais seulement une partie des adultes, ce qui conduit à s’interroger sur les raisons pour lesquelles on joue et, surtout, on arrête de jouer.
L’explication habituelle de l’appétence des enfants pour le jeu est que ce serait une technique d’apprentissage, une sorte de modélisation très simplifiée du réel pour en comprendre les tenants et les aboutissants. C’est la base des théories de Piaget, et c’est sans doute un peu vrai, mais je ne pense que cette explication soit suffisante. Beaucoup de jeux d’enfant ne sont en rien des simulations, et beaucoup de petits vieux jouent encore au scrabble, au bridge ou à la pétanque.
Face à la complexité du monde, le jeu me semble moins une technique d’apprentissage qu’un anxiolytique. On ne renonce pas à la lucidité mais, pour se reposer un peu et éviter que notre modeste intellect ne parte en vrille, on entre dans une parenthèse, on fait pour quelque temps comme si les choses étaient plus simples, comme si le monde avait des causes et des règles, comme si la vie avait un sens et un but.
Il est bien évident que les plus jeunes, qui viennent de débarquer, sont les plus paumés face à un monde assez bizarre et incohérent. Ils expérimentent, ils analysent, ils essaient de comprendre d’abord comment ça marche, puis se demandent éventuellement vaguement pourquoi et vers où. Et comme on devient vite dingue à tourner en rond dans le noir – in girum imus nocte et consumimur igni – ils s’arrêtent de temps en temps pour jouer, c’est à dire pour expérimenter tout ce que le monde réel n’est pas, un univers limité, aux règles simple et au but défini. Le jeu est alors tout à la fois un repli et un repos avant de repartir à la découverte du monde, toujours un peu vaine, tout à la fois excitante et désespérée.
Et puis un jour, en grandissant, certains jouent moins, voire cessent complètement. Si c’est cela devenir adulte, comme on l’entend parfois, c’est un peu triste. Ceux qui continuent, les grands enfants, sont ceux qui, comme moi, n’ont toujours pas bien compris ce que c’est que la vie, à quoi ça sert, d’où l’on vient ni où l’on va, et ont décidé de faire avec, parce que si c’est angoissant, c’est aussi intéressant et parfois rigolo. Et quand l’angoisse prend le dessus, on joue pour calmer notre esprit un peu fatigué en lui donnant, pour quelques heures, un monde clos aux règles simples et arbitraires.
On peut considérer le nombre croisant de joueurs parmi les adultes comme un effet annexe du « désenchantement du monde ». Cessent en effet de jouer en vieillissant ceux qui capitulent devant la complexité, ceux qui croient ou font comme s’ils croyaient savoir comment ça marche, qui nous sommes, d’où nous venons, où nous allons et sur quelle étagère. Faisant comme si la vie elle-même était un jeu, avec un but et des règles, ils n’ont ps besoin de joueur. C’est pour cela que les joueurs sont peu nombreux parmi ceux qui adhèrent à des idéologies totalitaires, et en particulier aux religions. Les croyants sont très rares dans le petit monde du jeu, et les quelques uns que l’on y croise, les Guillaume Chifoumi ou Tom Vasel, sont sans doute moins sûrs d’eux qu’ils ne veulent bien le laisser paraître. Les croyants, les vrais, me font un peu l’impression de joueurs de jeux de rôles se prenant un peu trop au sérieux, au point parfois d’oublier qu’ils jouent.
Si je jouais relativement peu dans mon enfance, moins sans doute que la plupart des enfants de mon âge, c’est parce que j’ai eu une éducation chrétienne, marxiste et tiers-mondiste – dans les années soixante, tout cela se mélangeait plus facilement qu’aujourd’hui. Le monde était une chose sérieuse, avec de vrais problèmes, et il n’y avait donc ni temps, ni énergie physique ou intellectuelle disponible pour le jeu.
Or il me semble paradoxalement aujourd’hui que c’est parce que le monde est une chose sérieuse et complexe, parce que nous sommes assez mal barrés, que le jeu est une soupape de sécurité intellectuelle et psychologique absolument nécessaire. Oui, les joueurs sont de grands enfants, parce qu’ils ne font pas semblant de savoir dans quel monde ils vivent, et parce qu’ils ont recours au jeu pour assouvir un besoin, sans doute naturel, de règle et de simplicité.
Le jeu est peut-être alors un complémentaire du rêve. Les rêves partent dans tous les sens, tout y est possible, notre esprit s’y donne libre cours. Dans le jeu, à l’inverse, bien peu de choses sont possibles, mais on sait très bien lesquelles et on sait pourquoi. Après un monde réel dans lequel on ne sait pas très bien ce qui est possible et on ne sait absolument pas pourquoi, rêve et jeu sont, chacun à sa manière, des formes de repos pour l’esprit. Pour le dire autrement, si réel est fait de règles incompréhensibles, rêve et jeu sont deux contraires du réel, le premier par l’absence de règles, le second par ses règles claires et honnêtes.
Je n’ai longtemps cherché à faire que des jeux destinés à des joueurs comme moi, c’est à dire des adultes ne prenant pas le jeu trop au sérieux. Il m’est arrivé, par accident, de participer à des projets qui se sont finalement avérés être de très bons jeux pour les plus jeunes, comme Toc Toc Toc! ou Diamant, mais ce n’était jamais l’intention de départ. Ce n’est que récemment, quand la création de jeu est réellement devenue pour moi un métier, et un peu grâce à ma rencontre avec Anja Wrede, que je me suis intéressé aux jeux destinés aux plus jeunes. Avec Anja, nous avons conçu Fearz! et Junggle, passés relativement inaperçus, et plus récemment le Petit Poucet, qui semble remporter plus de succès ainsi qu’un autre qui devrait paraître l’an prochain.
Il reste que je suis toujours un peu mal à l’aise avec les jeux pour enfants, sans doute parce que je ne parviens pas à imaginer un jeu auquel je n’aurais pas personnellement de plaisir à jouer. Du coup, mes rares jeux enfants sont en fait des jeux « tous publics », des jeux auxquels on peut et je peux vraiment jouer avec des enfants, c’est à dire chercher à gagner, et qui reposent donc sur des capacités sur lesquelles l’âge influe peu, comme la mémoire ou la reconnaissance tactile.
With Charles Chevallier, Ewa Szarzynski and Juan Rodriguez at the “Grizzled” exhibition, place de la République. Not really a kids game.
For five or six years now, Place de la République, in Paris, there is a red kiosk where people can, most week-ends, borrow games to be played on the spot. I was there last Sunday, with a few other game designers, for a small game fair. With the mayoral elections due next year, a few city councillors happened to pass by and published some photos and comments on twitter. This was fair electoral game, especially since the new Place de la République, the red kiosk, and the other various animations held there are paid by the city, and illustrate three of the mani successes of the mayoral team, the lower place held by cars, a certain cultural openness and a better balance between the eastern and western parts of the city. Their tweets, however, were a bit clumsy and show an enduring and common misconception about gaming and gamers.
Dominique Versini :
How nice to see the game festival place de la république, and the happiness of the small and big ones. paris is a city friendly with children.
Patrick Bloche :
Place de la république, under a nice parisian sun, the game festival is once more a success. the affluence shows the place gained by gaming in public places in Paris, and gathers children, teenagers, young people and their parents.
If it were a literature, cinema or music event, would they have rejoiced like this that there was so much done for children ? Would they have thought and told that an adult can only read a book, watch a movie or listen to music when and because he is accompanying a child?
I know I am predictable on this issue. I protest every time I read or hear somewhere that gaming is just for kids. Adults have always played games, notably but not only strategy games, gambling games and sport games. They probably play more than ever now.
Role playing games and video games have made adult gaming popular and socially acceptable. The Poker and collectable card games craze, even when they didn’t last as long, also helped. I never played much video games, b ut I’ve been though RPGs, LARPs, poker and MtG, and this certainly shows in my designs. I try to design games for everyone, meaning for younger and older gamers, and a few of my designs, such as Kamasutra, are even clearly adult oriented.
Nevertheless, even when there are more and more adult gamers, children still play more often than adults. Even more, all children play games, while only some of the adults do. This, of course, might help understand what gaming means and why we play games.
The usual psychological explanation of kids appetence for games considers games as learning tool, a simplification and modeling which helps understand the real world. It’s the basis of Piaget’s theories. It might be partially true, but it cannot explain all kids games, many of which are not simulations in any way, and completely fails at explaining why many adults still play, and why even older people often play Scrabble, whist or boule.
My view is that games are less a learning tool than an anxyolitic, a conscious and temporary withdrawal from a complex and mysterious reality. The gamer doesn’t give up lucidity, but he takes some rest and to prevent his thought to get amok he makes, for a while, as if the world had rules and causes, as if life had an obvious meaning.
Young kids just went into this world and are probably even more lost than we are in this zany and in consistent world, They experiment, they analyse, they try to understand vaguely how it works, or for the most ambitious ones why and towards what. And since one inevitably becomes crazy when turning in circles in the dark – in girum imus nocte et consumimur igni – they take a few breaks to play games, meaning to experiment what reality isn’t, a closed system with simple rules and a clear goal. Gaming is both a rest and a temporary withdrawal before getting back into the vain, exciting and desperate exploration of the world.
Then they grow old. They play more rarely, some even completely stop playing. If this is becoming an adult, it’s a bit sad. Those who keep playing games, like I do, are indeed old kids – they still have no serious idea what life means, where we’re coming from, where we are and where we’re going to, but they have decided to make do with it because while it’s nerve-racking it’sd also interesting and even sometimes fun. When our nerves can’t stand it any more, we calm our weary mind with a few games, a few hours in a closed world of arbitrary rules.
The growing proportion of adult gamers might therefore be a paradoxical side-effect of the « disenchantment with the world ». Those who stop playing are giving up. They believe, or they fake believing, that they know who we are, where we are and all that stuff. Since they treat life as a game, with a clear goal and strict rules, they don’t need games any more. That’s why there are very few gamers among religious and ideological people – and I’m ready to bet that the one or two religious people active in the boardgaming world, such as Tom Vasel and Guillaume Chifoumi, are not as confident as they want to look. True believers often look like RPG gamers taking their role a bit too seriously – and sometimes not even knowing they are gaming.
I didn’t play that much as a kid, much less than most kids of my age, the reason being that I had a christian, marxist and Third-Worldist upbringing – in the sixties, all this could easily go together. I was told that the world being a serious thing with serious problems, there was no time to play, and that waste of physical or intellectual energy was not acceptable.
Paradoxically, I now think that it is because the world is complex and plagues by serious issues, because we’re in a real mess, that gaming is more than ever a necessary intellectual and psychological safety valve; Yes, gamers are old kids, because they don’t give up faced with a messy world, because they don’t do as if they knew what all this is about
Games and dreams complement one another. Dreams feel like having no rules or boundaries, everything is possible. Games are closed systems of strict rules, in which very few things are possible, but we know which ones and why. Faced with a real world in which we don’t really know what’s possible and we don’t have the slightest idea why, dreams and games are two opposite ways to put our brain to a rest. To put it otherwise, if reality is made of mysterious and probably meaningless rules, dreams and games are both opposites of reality, the former because it has no rules, the latter because it has clear and honest ones.
For long, I only tried to design games for people like me, meaning for adults who don’t want to take games too seriously. I sometimes incidentally took part in projects which ended as interesting kids gams, such as Diamant / Incan Gold, but this was never on purpose. Recently, thanks to my friend Anja Wrede, I became slightly more interested in kids games. Together, we designed Fearz and Junggle, which both went largely unnoticed, and more recently Lost in the Woods, which seems to be more successful. We have another children game coming out next year.
Despite this, I still feel a bit uneasy working on children game, probably because I can’t imagine a game I would not have fun playing. As a result, my few children games are not really children games but rather games for everyone, games I can play and every adult can really play with children, meaning play to win, which means they must rely on abilities which are not much affected by age, such as memory or tactile recognition.