Je rentre d’une semaine à Téhéran, à l’invitation de mon éditeur local, Houpaa. Le voyage a été intéressant et instructif.
There are ways…
L’Iran est un pays qui intrigue, et que l’on imagine plutôt fermé et traditionnel. Je n’y suis resté qu’une semaine, je ne suis pas vraiment sorti de Téhéran, mes impressions doivent sans doute beaucoup au petit groupe que j’ai fréquenté, des jeunes intellectuels de la capitale, mais je l’ai trouvé à l’inverse moderne, ouvert et accueillant.
Téhéran est une ville monstre, 15 millions d’habitants répartis sur 20 kilomètres de long, les pauvres au sud, les classes moyennes au centre, les riches au nord, sur les collines. Les larges avenues sont perpétuellement embouteillées et, sous un soleil de plomb, la conduite s’y apparente à un jeu video violent dans lequel on ne sait jamais vraiment qui est allié ou ennemi.
La vie sociale m’y a rappelé l’Europe de l’Est peu avant la chute du communisme. Le totalitarisme soft y tourne parfois à l’absurde, le boardgamegeek étant bloqué mais pas le site du New York Times. Le régime religieux n’a guère de problèmes avec l’incroyance de la jeunesse et accepte clairement de ne pas être pris très au sérieux dans la vie quotidienne, mais pas d’être ouvertement contesté. On vit moins dans l’hypocrisie que dans la distanciation, avec humour et légèreté. Pas d’alcool mais « there are ways », ways que je n’ai cependant pas cherché à explorer car je m’étais dit qu’une semaine sèche me ferait du bien. Pas d’accès à Facebook ou Twitter mais « there are ways », et on m’aurait peut-être répondu la même chose si j’avais parlé de Tinder. Les femmes vivent le foulard obligatoire comme une humiliation, mais « there are ways » pour respecter la règle tout en s’en moquant.
Si le pouvoir religieux n’est clairement pas très populaire parmi les quelques personnes avec qui j’ai pu discuter, Donald Trump l’est moins encore et personne ne comprend la logique de sanctions économiques qui, par réflexe obsidional, ne peuvent que renforcer le régime qu’elles sont censées combattre.
Malgré la situation un peu particulière de l’Iran sur la scène internationale, Téhéran fait tout pour être une ville « normale » et animée. J’étais en Iran dans une période de relative tension avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais je n’en aurais rien su si je n’avais pas, de retour le soir à mon hôtel, parcouru rapidement les sites du Monde et du New York Times. Personne n’y semble vraiment croire à la possibilité d’une guerre. Les iraniens que j’ai rencontrés sont certains que leur gouvernement bluffe, et pensent qu’il en va de même pour Donald Trump, ce dont j’aimerais être aussi sûr.
Jouer en Iran
L’Iran est le seul pays du Moyen-Orient dans lequel s’est développé un véritable intérêt pour les jeux de société modernes, et même une petite scène ludique, avec des joueurs, des auteurs, des éditeurs, des sites web comme Roomizgames, des blogs, des podcasts. Rien de tel dans les pays arabes, ni même en Turquie, ou en tout cas à une échelle bien moindre. J’ai toute une séries d’idées pour expliquer cela, mobilisant culture, histoire et géopolitique, mais pas vraiment le temps de les détailler ici.
L’effondrement récent du rial iranien fait que les ventes de jeux importés sont assez modestes, limitées à la bourgeoisie des grandes villes – j’ai quand même vu dans une boutique une boite de Scythe pour un prix représentant environ les deux-tiers du salaire moyen. On trouve en revanche, pour dix ou vingt fois moins cher que les jeux en anglais importés, quelques créations d’auteurs iraniens et des éditions locales de jeux occidentaux. Ces versions en persan sont certes encore parfois des copies non autorisées, mais le phénomène est en perte de vitesse. Selon un schéma que l’on a déjà vu dans d’autres pays émergents, les éditeurs iraniens cherchent de plus en plus à travailler légalement et à s’intégrer au petit monde ludique mondial. Reste bien sûr le cas des américains qui ne peuvent vendre de licence à des iraniens et risquent donc d’être copiés un peu plus longtemps que les autres. Outre les jeux de stratégie abstraits, dont la gamme Gigamic largement disponible ici, les jeux de bluff ou d’identité secrètes sont les plus populaires. Dej, édition locale et tout à fait autorisée de de mon Citadelles, magnifiquement illustrée par Hassan Nozadian, vient d’être retiré à 5000 exemplaires après qu’un premier tirage de 8000 a été rapidement vendu, des chiffres dont se satisferaient bien des éditeurs français.
Il y a surtout, dans les grandes villes, une centaine de café jeux, qui font aussi boutique. Le public y est jeune, mixte et éduqué, passablement occidentalisé – j’ai croisé quelques belles silhouettes de hipsters – et l’ambiance est la même que dans les cafés jeux de Paris ou de Tokyo (quelques adresses à Téhéran ici). On y joue toute la journée, on y sert du thé et du café et, surtout, les délicieux sirops glacés plein de graines bizarres que l’on boit partout ici. J’ai passé une après-midi dans le plus ancien d’entre eux, le Café Board, où les joueurs jouaient à Wingspan, Splendor, Cash’n’Guns, Chinatown, Dixit, Codenames ou bien sûr Dej. J’en ai profité pour faire tourner quelques uns de mes prototypes.
Houpaa, ou Hoopa, la société d’Alireza Lolagar, qui m’avait invité, est le principal éditeur de jeux de société iranien. Houpaa publie de la littérature pour enfants, des jeux familiaux, et s’est lancé avec Dej dans les jeu de société plus adultes. Mon passage à Téhéran a été l’occasion pour Houpaa de présenter sa dernière nouveauté, Korobar, la traduction de mon Venture Angels. J’ai passé pas mal de temps dans leurs bureaux du centre-ville, montrant quelques uns de mes prototypes ou jeux récemment publiés.
Un autre éditeur, Roomiz games, publie dans quelques semaines une version couleur locale de l’un de mes jeux de cartes préférés, Condottiere, de Dominique Ehrhard.
Créations locales
Dorehami games, publie bientôt un jeu d’identités secrètes assez original, Deux Khans. Reality game, publie Zaar, un ambitieux jeu d’horreur basé sur des légendes locales avec démons, exorcismes et tout ça. Tous deux partageront avec Houpaa un stand iranien au prochain salon d’Essen.
(Note: Twitter, Facebook et telegram étant plus ou moins bloqués ici, Instragram sert à tout. c’est pour cela que je mets beaucoup de liens instagram.)
Le petit monde du jeu de société iranien, une demi-douzaine d’éditeurs, une vingtaine d’auteurs et quelques illustrateurs, compte bien en effet ne pas se limiter à produire pour le marché local. De premières créations originales, dont m’a-t-il semblé pas mal de jeux à identités secrètes, ont été publiées en Iran. Rien ne s’oppose à ce qu’elles parviennent en Europe, et j’espère que rien ne s’opposera bientôt à ce qu’elles atteignent les États-Unis.
Tous ici m’ont tous cité les exemples du Japon et de la Corée du sud qui, partis de presque rien, sont devenus en quelques années tout à la fois des marchés importants et des lieux de création ludique originale.
Toute la journée du samedi, j’ai animé un atelier de création avec une vingtaine de jeunes auteurs iraniens, talentueux, passionnés, et très curieux d’apprendre quelques « trucs » d’un vieil auteur comme moi. C’est un exercice auquel je me suis déjà livré quelques fois en Europe, et ce n’était en rien différent ici.
Le rêve de beaucoup est de placer un jeu en occident, et certains envisagent même le voyage à Essen. Pour avoir plus de chances de se faire remarquer des éditeurs européens, je suggérai de jouer l’exotisme et de partir d’un thème typiquement persan. Je proposai les chats, qui me semblent être les véritables maîtres de Téhéran, et m’attendais un peu aux tapis, d’autant que j’avais déjà quelques jours auparavant joué à un prototype sur ce thème.
Je me suis retrouvé avec, sur les six jeux proposés, deux sur le thème du Taarof, les règles de politesse iraniennes, qui valent bien les japonaises. Le jeu qui m’a semblé le plus original et le plus intéressant, mais qui était loin d’être abouti, porte sur le Qanât, ancien système d’irrigation amenant l’eau souterraine dans les villages, qui a donné le français canal.
Il y avait là des auteurs talentueux, qui ont la même culture ludique que ceux que j’ai pu croiser lors d’ateliers similaires en Europe. Après l’Europe de l’Est, puis le Japon, puis la Corée, puis peut-être la Chine, je ne serais donc guère étonné que les iraniens ne soient, dans les années qui viennent, les prochains à apporter un peu d’air frais, pourtant bien rare à Téhéran, dans la création ludique. Ce qu’il manque sans doute en Iran, c’est une convention de jeu de société, un salon, qui pourrait être un moyen de faire découvrir la scène ludique locale aux acteurs étrangers.
Je termine ce compte rendu dans l’aéroport d’Istanbul, en attendant ma correspondance pour Paris. Je reviens d’un pays sympathique, accueillant, mais surtout, contrairement à ce que l’on imagine souvent en occident, d’un pays moderne et « normal ». Je l’ai déjà dit au début de cet article, mais je le répète ici parce que c’est le message que tous les iraniens que j’ai croisés m’ont demandé de faire passer. C’est vrai en matière de jeu, mais c’est surtout vrai en général.
I’m just back from one week in Tehran, where I was invited by my local publisher, Houpaa games. It was an interesting and enlightening travel.
There are ways…
Iran is an intriguing country. The idea most western people have of it is of a traditional, closed and rather restrained society. I stayed there only one week, I didn’t really leave Tehran, and my impressions of Iran are certainly informed by the people I was hanging out with, young intellectuals from the capital. These are strong caveats, but Teheran gave me the opposite impression, that of a modern, hospitable and very open city.
Teheran is a monstrous city, 15 millions inhabitants, the poor ones in the south, the middle class in the center, the rich in the north, on the hills. Despite large avenues, traffic jams never really recede and, under a blazing sun, driving feels like a violent video game where one never knows who is friend or foe.
In some ways, the social life reminded me of Eastern Europe a few years before the fall of the Berlin Wall. Totalitarianism has become soft and feels a bit absurd – the boardgamegeek website is blocked but the New York Times isn’t. The religious regime has no real problem with young people not being religious at all and not following the rules in their daily life, as long as it can keep up appearances and there’s no open contestation. The result is not hypocrisy but light hearted, often humorous, distanciation. There’s no alcohol but “there are ways”, ways I didn’t take the time to explore because I decided a dry week could do me good. There’s no Facebook or Twitter but “there are ways”, and I wonder if I would have had the same answer about Tinder. Women resent the compulsory scarf, but “there are ways” to simultaneously respect the rules and mock them.
While the religious regime is clearly unpopular among the educated people I spoke with, Donald Trump is even more since no one here understands the logic of economic sanctions which generate an obsidional reflex and thus foster the regime they are supposed to fight.
Despite the very specific situation of Iran on the international scene, Tehran tries very hard, and quite successfully, to be a normal and lively city. I was there in a time of great tension with the US and Great-Britain, but I would not have noticed it if I had not, when back at my hotel at night, browsed the Le Monde and New-York Times websites. No one there, however, seems to believe in a war. The Iranians I talked with are certain their government is bluffing and think it’s the same with Donald Trump – I wish I was as confident.
Boardgaming in Iran
Iran is the only country in the Middle-East where modern boardgames got a real following. There’s even a small but striving gaming scene, with players but also designers, publishers, websites like Roomizgames, blogs and podcasts. There’s nothing like this in the Arab world, or even in Turkey. I’m thinking of a few explanations using culture, history and geopolitics, but I don’t have the time to develop them here.
Due to the recent fall of the Iranian rial, imported games are unaffordable for anyone except the big cities bourgeoisie – but I checked in a shop a copy of Scythe, at a price of two-thirds of the average monthly wages. There are, however, a few games by Iranian designers and several localizations of western games. These persian language versions are sometimes unauthorized copies, but this is less and less the case. Just as it happened before in a few other emerging countries, Iranian publishers are more and more trying to do things legally and to enter the global boardgaming world. Of course, US publishers, who are forbidden to license their games in Iran, might keep getting copied a bit longer.
Aside from abstract two players games, like the Gigamic line which can be found everywhere, bluffing and hidden identity games are clearly the most popular. Dej, the perfectly legal and authorized persian version of my Citadels has quickly sold a first 8.000 copies print run, and a second print run of 5000 copies just hit the shelves. I know many western publishers who would be happy with such numbers.
Last but not least, there are about 100 boardgame cafés, usually also selling games, in the big cities of Iran (a dozen adresses in Tehran). The regulars are mostly young and educated people of both sexes, many of them quite westernized. I spotted a few true hipster silhouettes, and the mood is not different from that of boardgame cafés in Paris or Tokyo. People play all day long, drinking tea, coffee and strange syrups full of strange seeds. I’ve spent a full afternoon in the oldest one, the Café Board. Gamers were playing Wingspan, Splendor, Cash & Guns, Chinatown, Dixit, Codenames and, of course, Dej. I seized the opportunity to playtest a few of my prototypes.
I was invited by Houpaa, or Hoopa, the biggest Iranian game publisher, and its head Alireza Lolagar. Houpaa publishes mostly children books and family games, and Dej was their first try at more adult games. My stay in Tehran gave an opportunity to launch Korobar, the persian translation of my Venture Angels. I spent some time in their offices, in the center of Tehran, where I pitched them some of my last prototypes and games recently published in Europe. Another publisher, Roomiz games, will soon publish a “local style” version of one of my favorite card games, Dominique Ehrhard’s Condottiere.
Iranian design
Another Iranian publisher, Dorehami games, showed me an interesting and original hidden identity game, Two Khans. Another one, Reality Game, publishes Zaar, an ambitious locally designed persian horror game based on old persian legends about demons and exorcism, with impressive components. They will share with Houpaa an iranian booth at the next Essen fair.
(Note : Twitter, Facebook and Telegram being more or less blocked here, Instagram is used for everything, that’s why there are many instagram links in this post).
The very small Iranian boardgaming world, five or six publishers, a two dozen game designers and a few illustrators, now aims at more than the local market. Several Iranian designed games have already been published there, many of them hidden identity games. There’s no reason why they could not arrive in Europe, but reaching the United States might prove difficult (hint for my American friends : if you want to help, just get rid of Trump in 2020). People here regularly told me they wanted to emulate Japan and South Korea which, in a few years, have become both major markets and major sources for boardgames.
On Saturday, I held a game design workshop with two dozens of young Iranian designers. They are talented, passionate, and eager to learn some tricks from a seasoned game designer. I had already held similar workshops in Europe and it was in no way different.
Their dream is to get a game published in the west, and some of them are considering a trip to Essen. In order to be noticed by European publishers, I suggested they play the exotic card and I told them to start from a typically persian theme. I suggested cats, which I suspect are the true masters of Tehran, and was expecting carpets, since I had already been shown a persian carpets prototype. I got two games about Taarof, the persian politeness rules, which seem to be as sophisticated as the japanese ones. The most exciting project, ambitious but unfinished at the end of the day, was one about Qanat, the old irrigation system bringing water from underground wells, which gave the English word Canal.
There were really talented designers there, with the same gaming culture as the ones I’ve met at similar meetings in Europe. After eastern Europeans, Japanese, Koreans, now may be Chinese, I would not be surprised if Iranians were the next ones to bring some fresh air in the boardgaming world – even when fresh air is quite rare in Teheran. What’s lacking also in Iran is a game convention, even modest in the beginning. It could be a way to show the Iranian boardgame scene to foreign designers and publishers.
I’m finishing to write this report in the Istanbul airport, waiting for my connecting flight to Paris. I’m back from a nice and hospitable country but, most of all, from a modern and “normal” country. I’ve already said this at the beginning of this post, but I repeat it here because many in the west don’t know this, and because it’s the message all the Iranians I’ve talked with have asked me to repeat again and again. It’s true with boardgames, but it’s also true in general.
Merci pour l’article, très intéressant!
très intéressant ! bravo à toi ! Marco
Thank you for insight into this country. The sanction policies not only forbid economic trade, but cultural trade. It is so much easier to treat someone as an enemy if you’re literally unable to communicate with them.
Fantastic article, Bruno — thanks!
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In a way I envy Iranian Boardgamers. Here in the UK in those early days everyone seemed to know each other.