Rencontres ludopathiques 2016
2016 Ludopathic Gathering

Playing in the sun

Il ml’a fallu presqu’une semaine pour me remettre des rencontres ludopathiques. Je suis rentré de ces quatre jours – cinq pour moi, puisque j’étais à Etourvy dès le mardi – totalement épuisé et vaguement enrhumé. J’ai repris des forces, j’ai rangé un ou deux milliers de jeux dont beaucoup ne ressortiront plus avant l’année prochaine, j’ai posté sur Facebook les photos envoyées par les uns et les autres, et je m’attaque maintenant au traditionnel compte-rendu sur mon site web.

Je commence, parce qu’il faut le faire si je veux qu’ils reviennent ou qu’ils me renvoient des jeux l’année prochaine, par les remerciements aux éditeurs. Merci, donc, à  ceux qui sont venus en personne à Etourvy (Blue Orange, Gigamic (que j’essaie de faire venir depuis quinze ans), Iello, Tasty Minstrel Games, Days of Wonder, Letheia, FunForge, Matagot, Superlude, Portal, Libellud, Lui-Même, Sweet November, Horrible Games, Flatlined Games, MESABoardgames, Passport Game Studios, Purple Brain) et à ceux qui ont gentiment envoyé petits ou gros colis pour la table de prix (In Ludo Veritas, Edge, Blackrock, Matagot, Ravensburger, Abacus, Steve Jackson Games, White Goblin, FFG, Space Cowboys, Jolly Thinkers, Repos Prod, Gameworks , Tasty Minstrel, Philibert). Je ne sais pas quel était le plus gros colis, mais celui qui venait de plus loin était certainement celui de Jolly Thinkers, l’éditeur chinois de l’excellent CS-Files / Deception / Murder in Hong Kong – très joué tout au long du week-end.

Parce qu’il y avait de nombreux éditeurs, il y avait aussi de nombreux auteurs – à moins que ce ne soit l’inverse – et les prototypes ont beaucoup tourné. Ignacy Trzewiczek a installé ses premiers martiens sur une table qu’ils n’ont plus quitté du week-end. Bruno Cathala bougeait un peu plus, mais j’ai vu bien souvent le même jeu que l’an dernier, en plus vert et moins égyptien. On notait aussi les conséquences dramatiques du passage de Cthulhu dans le domaine public. Si je n’ai pas repéré les prototypes d’Arve, c’est parce qu’ils sont si bien faits que je les prenais régulièrement pour des jeux édités – et j’attends avec impatience le jeu de cartes avec des Samurais dont j’ai observé un bout de partie le dernier jour. J’arrête là, parce que si j’essaie de citer tous les auteurs, je vais inévitablement me fâcher avec ceux que je vais oublier, mais vous pouvez les chercher sur les photos.

Moi aussi, j’avais amené quelques protos, mais je n’ai pas eu vraiment le temps de les faire tourner et de me vendre auprès des éditeurs. Dolorès et Chawai, qui devraient tous deux sortir avant la fin de l’année, ont tourné un peu, mais sans moi. Tout juste a-t-on confirmé avec Benoit Forget, de Purple Brain, un deal qui était déjà dans l’air. Les rencontres ludopathiques sont de plus en plus professionnelles mais professionnellement je suis sans doute l’auteur qui en bénéficie le moins, trop occupé que je suis à la gestion de tout ce petit monde. Il y a un truc qui cloche…..

Codenames

Le grand succès des rencontres fut, sans grande surprise, le nouveau Taboo, Codenames, de Vlaada Chvatil. Il a été joué en français sur les jolies boites toutes neuves apportées par l’équipe de Iello, mais aussi en anglais, puis avec les cartes de Hall of Fame, un jeu italien sur les hommes célèbres, puis avec les cartes de Cards against Humanity, puis avec celles du Doigt dans la Chatte, le prototype de Martin Vidberg, et même avec vingt-cinq boites de jeu disposées en carré. On a envisagé un codenames grandeur nature avec 25 joueurs en guise de cartes, mais cela ne s’est pas fait.

Les autres grands succès du week-end, ceux que l’on voit toujours sur les photos, ont été Imagine, le jeu de dessins qui bougent de Shotaro Nakashima, et Potion Explosion. Lorenzo Silva, l’un des auteurs de Potion Explosion, avait fait le voyage depuis Milan. N’ayant pas encore joué à son jeu, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus – si ce n’est que ça ressemble à un mélange entre Candy Crush et Harry Potter, et qu’il est rare que la foule éclairée des ludopathiques se trompe quand elle plébiscite un nouveau jeu.

Photo Party

Côté jeu d’ambiance débile en extérieur, le prototype de la nouvelle version de Photo Party, jeu de Laurent Escoffier qui se joue désormais par équipe, a donné des résultats étonnants. La deuxième partie, celle du samedi, a mobilisé trois équipes de 10 joueurs. Je poste quelques photos ci-dessous, vous en avez plus sur Facebook, et pour les règles, voire les contrats d’édition, il faut voir avec Laurent.
J’avais prévu le matériel pour un Hippo Gloutons grandeur nature, avec des joueurs hippos allongés sur des skateboard et brandissant des cuvettes en plastique, mais l’expérience s’est avérée peu convaincante et les balles de piscine ont été recyclées dans d’autres jeux – notamment Photo Party où elles ont permis de distinguer les équipes. On a fait aussi deux Brouhahas, un classique avec des  bruits d’animaux et un en chanson, mais je n’ai curieusement aucune photo !

Mission : Red Planet

J’ai eu un certain succès en faisant la promo de Kheops, dont les premières boites étaient arrivées juste à temps pour le week-end. Ce jeu à deux à la fois stratégique et chaotique (après tout, c’est Serge Laget et moi qui l’avons conçu) a été beaucoup joué. J’ai vu aussi pas mal de parties de Mission: Planète Rouge, Blood Rage, Black Fleet, Lanterns, Isle of Skye, Abracada quoi, Agent Trouble, Focus, Qui Paire Gagne, et de quelques petits jeux de cartes, Triout, Parade et Dao (ces deux derniers étant assez proches). Eric Hanuise venait peut-être à Etourvy avec l’intention de faire jouer Argo, mais il a eu la malchance de tomber sur ma boite de King’s Forge, un jeu qu’il adore mais qui est à peu près introuvable, et l’a donc fait tourner tout le week-end – moi, je n’y ai toujours pas joué. Ne pas confondre avec Dice Forge, le joli proto de Libellud, qui tournait pas mal aussi.
Sur la grande table qui, il y a quelques années, supportait les vastes paysages d’Heroscape, de riches insensés avaient installé un Cthulhu Wars avec toutes les extensions, sans doute le jeu le plus impressionnant sur les photos. Et puis, il y a eu les classiques des ludopathiques, auxquels je joue tous les ans, les incontournables Situation 4 et Clusterfuck.

Blood Rage

Ça, c’est ce que j’ai vu, mais il y avait tellement de monde et de jeux que j’imagine que d’autres joueurs ont vu autre chose. En effet, nous étions nombreux – cent vingt personnes environ le samedi – et certains, surtout les plus jeunes, bougeaient sans cesse. Nous avons clairement atteint la capacité limite du domaine. Le temps splendide nous a permis de pas mal nous étaler dans la cour et sur la pelouse, mais je ne sais pas bien comment nous aurions fait si, comme l’an dernier, il avait plu. L’absence de quelques habitués, partis pour Tokyo ou retenus en Suisse ou ailleurs, avait permis d’inviter de nouvelles têtes et de rajeunir un peu le public des ludopathiques, ce qui a été très apprécié. Le problème, c’est que si les habitués veulent revenir en 2017, il va falloir trouver des lits et des places à table pour tout le monde….. Bon, j’ai encore quelques mois pour réfléchir au problème.

Enfin bon, il fait beau, ce qui nous a permis de nous promener alentour, de jouer au Mollky ou à Photo Party, mais je ne vais pas m’attarder sur le sujet, les photos seront plus parlantes que mes mots.

À l’année prochaine.


Etourvy

It’s been almost a week since I went back from the ludopathic gathering with a truckload of games, exhausted and vaguely ill. I have not yet completely recovered from these crazy four days – five days for me since I was in Etourvy on Tuesday. I’ve had a few long nights of sleep, I’ve put back on their shelves a few thousand game, many of which will stay there until next year. I’ve posted the pictures taken by the attendees on Facebook, and now I must write traditional short report.

Let’s start with the publishers acknowledgements, which are required if I want them to come back or to send more games next year. Thanks to the publisher who personally attended the gathering (Blue Orange, Gigamic (which I had been trying to lure in Etourvy for fifteen years), Iello, Tasty Minstrel Games, Days of Wonder, Letheia, FunForge, Matagot, Superlude, Portal, Libellud, Lui-Même, Sweet November, Horrible Games, Flatlined Games, MESABoardgames, Passport Game Studios, Purple Brain) and to those who sent parcels with games for the prize table (In Ludo Veritas, Edge, Blackrock, Matagot, Ravensburger, Abacus, Steve Jackson Games, White Goblin, FFG, Space Cowboys, Jolly Thinkers, Repos Prod, Gameworks , Tasty Minstrel, Philibert). I don’t know who sent the biggest parcel, but I know the one coming from farthest away was CS-Files, aka Deception, aka Murder in Hong Kong, sent by a Chinese publisher, Jolly Thinkers. It was played a lot.

Because there were many publishers, there were also many game designers – or may be it’s the reverse – and prototypes were played as much as published games. Ignacy Trzewiczek had installed his first martians on a table and they didn’t leave it for the whole week-end. Bruno Cathala was moving a bit, but was often playing the same game as last year, only less Egyptian and more green. The dramatic impact of Cthulhu becoming public domain could also be witnessed here and there. I mistook a few of Arve’s nicely produced prototypes for published games, and even if I saw only a few rounds, I’m impatiently waiting for his small Samurai card game. Better stop here, because if I try to list all game designers, I will necessarily anger the ones I will forget – anyway, you can check all of them on the pictures below.

Like every other game designer, I had brought some prototypes, but I didn’t find the time and opportunity to get them played and shown to publishers. There were a few games of Dolorès and Chawai, both of which ought to be published later this year, but without me. Well, at least I manage to play a game and confirm a deal with Benoit Forget, of Purple Brain. The ludopathic gathering are more and more a place for business, which is certainly not a bad thing, but being always busy with organizing, I end up being the designer with the fewest business opportunities. There’s something wrong….

Potion Explosion

Unsurprisingly, this year’s big hit was the new Taboo, Vlaada Chvatil’s Codenames. It was played in French with the brand new boxes brought by the Iello team, but it was also played in English, played with the cards from Hall of Fame, an Italian game about celebrities, played with the cards from « Finger in the Pussy », a prototype by Martin Vidberg, played with the white cards from Cards against Humanity, and even played with actual game boxes. We planned about playing it with 25 people instead of cards, but it didn’t work out.

The two other big hits, the games that are on all the pictures, were Shotaro Nakashima’s game of moving pictures, Imagine, and an Italian game about Harry Potter playing Candy Crush, Potion Explosion. Lorenzo Silva, one of the designers of Potion Explosion, had made the trip from Milan. Since I’ve not played the game yet, I cannot tell much about it, but the educated crowd of the ludopathic gathering has rarely been wrong when praising a new game.

Photo Party

As for outdoors zany party games, the most popular this year was the new Photo Party prototype by Laurent Escoffier. Photo Party is now a team game, and the results – you can see some of them in the pictures album below – were surprising, especially when, on Saturday afternoon, we played with three teams of ten players. For more pictures, look on facebook, and for rules or for discussing a publishing contract, since the game is looking for a publisher, contact Laurent.
I had planned to play a live action Hungry Hippos, with hippos lying on skateboards and using plastic basins to capture swimming pool balls, but it didn’t work very well and we recycled the colored balls for other improvised outdoor games – including Photo Party. We also played two games of blind Brouhaha, one with animal noises and one with musical tunes, but surprisingly I have no picture of them.

Kheops

I successfully managed to push Kheops, whose first boxes had been delivered just on time for the gathering. this strategic and chaotic game (after all, it’s by Serge Laget and me) was much played. I also witnessed many games of Mission: Red Planet, Blood Rage, Black Fleet, Lanterns, Isle of Skye, Abraca…what?, Spyfall, Focus (a new party game by Mathilde Spriet, not available in English yet), Pluckin’ Pairs (just published in French), and a few light card games, Triout, Parade and Dao – the latter two being quite similar. Eric Hanuise had come to Etourvy with the clear intent to play Argo, but unfortunately he stumbled on my copy of King’s Forge, a game he likes a lot but which is impossible to get in Europe, so he spent much of his time teaching it – and I’ve yet to play it. There was some confusion at times between King’s Forge and Dice Forge, a nice looking prototype which was brought, I think, by Libellud.

On the big oval table which, a few years ago, used to support large Heroscape landscapes, some rich mad guys had installed a Cthulhu Wars set, with all the expansions. The pictures are impressive. I also played two games which have become classics at my gathering, Situation 4 and Clusterfuck.

Cthulhu Wars

This is what I’ve seen, but there were two main halls, and so many peopleand games that other attendees may have seen other stuff. We were more than a hundred people on Saturday, and some of us, especially the youngest ones, were perpetually moving around. We have clearly reached the maximum capacity of the place at Etourvy. Thanks to a gorgeous weather, we could spread to the courtyard and the lawn, but I don’t know how we could have managed with a rainy weather like last year. Many regulars were missing, some of them because they were at the Tokyo Games Market. This made room for new people, but if the regulars come back next yea, I’ll have troubles finding beds for everybody. Well, I’ve a few months now to think on the problem.

Anyway, the weather was good, which allowed some of us to walk around, to play Mollky and Photo Party, etc…. But pictures tell more about this than words.

See you next year.


Ignacy Trzewiczek’s video report

Quelles histoires racontent les jeux ?
What kind of stories do boardgames tell ?

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Ignacy Trzewiczek est un ami et, surtout, un auteur de jeux talentueux. Comme moi, il aime prendre le temps de réfléchir sur ce qu’il fait, c’est à dire sur le jeu. Il livre régulièrement ses réflexions sur son blog, et a publié il y a deux ans un passionnant recueil, Boardgames that Tell Stories, composé pour moitié de ses articles sur le jeu, et pour moitié de textes d’autres personnalités du tout petit monde du jeu de société. Ce fut un succès, et deux ans plus tard arrive un second recueil auquel j’ai participé, avec un article dans lequel je me demande quel genre d’histoire les jeux racontent. Vous y trouverez aussi des articles des auteurs de jeux Mike Fitzgerald, Paul Peterson, Vengelis Bagiartakis, Tony Boydell, Michael Hendricks, Cédrick Chaboussit, Eric Summerer, Ludovic Maublanc, Eric Lang, Mike Elliott and Stephen Buonocore et même de la charmante Merry, la compagne d’Ignacy.

Le livre étant en anglais, je pense que je peux me permettre de publier ici une traduction française de mon texte. Si vous lire tout le reste, il faudra vous procurer le livre en anglais. Pour l’instant, je crois qu’il n’est envoyé qu’aux souscripteurs, mais il finira certainement sur Amazon comme le premier tome.

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Quelles histoires racontent les jeux ?

Donc, les jeux racontent des histoires. La phrase est d’Ignacy, mais l’idée n’est pas neuve. Je la défends, en paroles et en actes, depuis que je fais ce métier. Je répète souvent que je me sens comme un romancier paresseux, très paresseux, qui concevrait la structure de son récit, le squelette, et s’arrêterait au moment où la tache réellement difficile, le véritable travail, l’écriture, aurait dû commencer. Les jeux de société racontent donc toujours des histoires, mais ils ne le font pas tout à fait de la même manière que les livres, les films ou même les jeux de rôles. ils ne racontent aussi pas les mêmes histoires et, d’une certaine manière, racontent toujours deux histoires, que l’on pourrait appeler celle du jeu et celle des joueurs.

Un jeu n’a nul besoin de zombies, d’astronautes ou de sous-mariniers gnomes et soviétiques pour raconter une histoire. Même les jeux les plus abstraits, les plus apparemment techniques, y parviennent très bien. Une partie d’échecs ne se situe dans aucun univers particulier; ce n’est pas vraiment une représentation de la guerre (et l’idée que ce puisse en être une est assez récente) mais c’est une histoire avec un début et une fin, du suspense, des retournements de situation, une histoire qui peut ensuite être racontée avec autant d’inflexions dramatiques qu’un roman. Bien sûr, c’est encore plus vrai d’une partie de Zombicide.

Il y a cependant une différence importante entre les jeux et les films ou les romans. Le jeu lui-même n’est pas l’histoire, il est un générateur d’histoires. L’auteur n’a pas écrit un récit complet, il a conçu une sorte de machine permettant aux joueurs de créer leur propre histoire. L’auteur de jeu est plus proche peut-être de l’auteur de théâtre, ou même du compositeur de musique, dont le morceau ne sera vraiment créé, et sera créé différemment à chaque fois, que lorsqu’il sera joué par les musiciens. C’est là que se situe la paresse de l’auteur de jeu – et peut-être du compositeur.

Théoriquement, jouets et jeux sont des choses complètement différentes. Un jeu a des règles précises, qui doivent être respectées par les joueurs, tandis qu’un jouet n’a pas de règles et peut être utilisé librement. Pourtant, la plupart des gens considèrent spontanément jeux et jouets comme des choses similaires. Les deux mots ont la même origine, le latin jocus – dont le sens n’était pourtant ni jeu, ni jouet, mais plutôt plaisanterie (il a d’ailleurs donné joke en anglais). Le même verbe, jouer, désigne l’utilisation du jeu comme du jouet – et s’emploie aussi pour le jeu théâtral et pour la musique, ce qui pourrait conduire à d’autres développements intéressants. La raison de cette confusion est sans doute que nous sentons intuitivement que, si le jeu s’apparente au livre, il a aussi quelque chose du jouet. Un jeu n’est pas tout à fait un jouet, puisque nous ne pouvons en faire ce que nous voulons, mais il est plus proche du jouet que ne le sont un roman ou un film, car l’histoire qu’il raconte n’est pas toujours exactement la même et dépend en partie des joueurs – comme une représentation théâtrale ou un concert, d’ailleurs.

Le jeu est fait de liberté et de contraintes. Le jeu nous demande de prendre des décisions libres dans un cadre déterminé par des règles précises, ce qui le distingue de la réalité dans laquelle nous prenons des décisions dont nous ne savons pas très bien si elles sont libres dans un cadre auquel nous ne comprenons goutte. Celui qui lit un livre ou regarde un film ne peux pas influer sur le cours de l’histoire. Il peut avoir sa propre interprétation, essayer de deviner ce qu’il va se passer, il peut accélérer ou ralentir sa lecture – et encore, cela n’est pas possible au cinéma -, il peut fermer son livre ou quitter la salle, mais il ne peut changer un mot du texte. Un livre ou un film raconte toujours plus ou moins la même histoire, et ce même si l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Un jeu raconte une nouvelle histoire à chaque partie, même si ces récits ont beaucoup en commun. C’est pourquoi jouer et rejouer encore et encore au même jeu est plus intéressant et plus intelligent que lire et relire sans cesse le même livre. Mais bon, j’avais dit que j’arrêtais de parler de religion.

Les joueurs de jeux video, ou de jeux de rôles, pourraient me reprocher d’ignorer la récente tendance narrativiste. Il est vrai que leurs jeux sont souvent construits comme des romans, avec un scénario très directif dans lequel les actions des joueurs visent plus à leur permettre d’exprimer leurs personnalités qu’à influer sur le récit. Cette tendance s’exprime aussi dans le jeu de société, avec les jeux coopératifs, les jeux de type Legacy, les hybrides de jeux de rôles comme Time Stories – mais même dans ces jeux, les joueurs ont rarement le sentiment que tout est déjà écrit.

Comme les livres et les films, les jeux peuvent être courts ou longs, légers ou lourds, simples ou complexes, sans prétention ou ambitieux. Les genres, et les émotions générées, ne sont cependant pas les mêmes.
Il y a, par exemple, d’innombrables romans d’amour et drames ou comédies romantiques, il n’y a pas de jeu romantique – et l’idée d’en créer un ne m’excite pas particulièrement. L’une des raisons est que le joueur n’incarne pas toujours un personnage, il peut aussi contrôler une ville, une nation, une entreprise, une civilisation extra-terrestre, ou une entité vague et abstraite, les pions rouges ou les pions verts. Une autre raison est sans doute que le fait que les joueurs puissent prendre des décisions et influer sur le déroulement du récit entraîne paradoxalement une relation beaucoup moins empathique avec les personnages, car ils ne se sentent pas emportés par l’histoire, au fil du destin. On croit sans doute moins à une histoire que l’on contrôle, que l’on écrit, et la « suspension temporaire d’incrédulité » (temporary suspension of disbelief) est bien moins forte dans un jeu, quel qu’il soit, que dans un livre ou un film. Cette suspension me semble plus proche de celle que l’on éprouve devant une photo ou un tableau, pour lequel nous devons imaginer, et nous contrôlons donc, le passé et le futur. C’est même vrai des jeux de rôles, où même la mort d’un personnage que l’on joue depuis vingt ans fait verser moins de larmes que celle d’emma Bovary ou d’Anna Karenine. Les jeux peuvent être tendus, crispés, dramatiques même, mais ils ne sont presque jamais tristes. Je ne connais qu’un seul jeu triste, Les Poilus, et c’est ce qui le rend unique – à l’ouest, rien de nouveau.

Pas de romance, pas de tristesse dans les jeux, mais beaucoup de compétition – et ce même dans les jeux dits coopératifs, où l’on affronte toujours un ennemi commun. Les jeux de guerre et de course sont si nombreux car la guerre et la course sont les deux archétypes du conflit social – on se bat l’un contre l’autre où l’on veut parvenir avant lui au but. Il y a bien des films ou des romans de guerre, mais ils ne sont pas si nombreux, et on trouve généralement au cœur du récit non pas la guerre elle-même mais une romance sans espoir ou une histoire d’amitié virile. Il n’y a pas beaucoup de film de course, et je n’ai jamais entendu parler de « roman de course ». Quant à bâtir des cités ou développer des réseaux ferrés, ce ne sont pas non plus des thèmes très excitants pour un roman – à moins d’y ajouter une bonne dose d’amour, de crime, de vengeance ou de critique sociale.

Il y a pourtant un thème qui semble aussi populaire, et traité un peu de la même manière, dans les romans, les films ou les jeux – l’enquête policière. La raison est sans doute à chercher non pas du côté des jeux, mais de celui de la littérature et du cinéma. Le lecteur d’un polar, du moins si le texte est bon et si le lecteur apprécie le genre (ce qui n’est pas mon cas) n’est pas emporté par le récit comme il le serait dans un roman d’amour ou d’aventure. Il enquête, il cherche à comprendre ce qu’il s’est passé, et à en déduire ce qu’il va arriver. Ce n’est pas exactement jouer à un jeu, mais c’en est assez proche.

Les jeux sont très interactifs, les romans et les films ne le sont pas. Pour construire leur histoire, les joueurs doivent chercher la victoire, et raisonner en termes tactiques et stratégiques. Cela laisse peu de place à la subtilité, aux sentiments, à l’empathie. L’histoire peut être complexe et mouvementée, mais l’univers dans lequel elle se déroule doit être entièrement maîtrisé par les joueurs avant même que ne démarre la partie – contrairement à ce qui se passe dans les livres ou films, où l’univers est parfois révélé petit à petit lorsque le récit avance. C’est peut-être pour cela que, en matière de jeu, on appelle un peu improprement « thème » ce qui s’appelle univers dans un film ou un livre – les jeux n’ont bien souvent pas vraiment de thème, au sens où l’on entend ce mot dans d’autres domaines, ou ont tous plus ou moins le même, la compétition. C’est aussi un peu pour cela que l’action des jeux de société se déroule si souvent dans des contextes historiques ou exotiques relativement simplistes, voire caricaturaux, thème que j’ai déjà longuement abordé sur ce site.
Il y a moins de texte et moins de profondeur dans un jeu que dans un film, tout comme il y a le plus souvent moins de texte et moins de profondeur dans un film que dans un livre. En outre, lors d’une partie de jeu, les joueurs consacrent la plus grande partie de leur énergie intellectuelle à essayer d’exploiter au mieux les règles pour parvenir à la victoire. Le « thème » doit les y aider, et doit donc faciliter l’appréhension de ces règles. Il importe assez peu qu’il soit authentique ou profond, mais il faut qu’il soit évident. En littérature ou au cinéma, l’inverse se produit aussi, les événements rythmant le récit étant un outil pour attirer le lecteur dans les profondeurs et la vérité de l’univers décrit. Certes, dans les meilleurs romans, les meilleurs films, les meilleurs jeux, le processus est dialectique.
Celui qui lit un roman ou regarde un film ne consacre guère de temps ni d’énergie à se demander comment lire, comment regarder, et espère que la compréhension, s’il y a des choses à comprendre, viendra d’elle-même. Celui qui joue consacre la plus grande part de son temps et de son énergie à réfléchir à ses coups, à sa tactique, à sa stratégie, ou à essayer de deviner l’adversaire, ce qui laisse peu de temps et de cerveau disponible pour envisager les sous-entendus du jeu, les subtilités de son univers. C’est aussi pour cela que les jeux ne sont jamais très politiques, ou le sont de manière très superficielle et didactique.

Paradoxalement, le fait que l’histoire contée par le jeu ne soit pas entièrement écrite avant que la partie n’ait été jouée ne libère pas, comme on aurait pu le penser, plus de place pour l’imagination des joueurs. Comme je l’ai dit plus haut, le joueur est engagé dans une réflexion stratégique, pas dans une rêverie romantique. Si l’histoire est incomplète, le monde dans lequel elle se déroule est plus cadré, plus limité, plus défini que celui d’un roman ou d’un film. Le lecteur d’un roman essaie toujours plus ou moins de « comprendre » ce qu’il se passe derrière le récit, comment les personnages pensent et agissent, ce qui fait avancer l’histoire. Il y a toujours plus dans un film ou un roman que ce qui est montré ou écrit, parce que le scénariste, le réalisateur ou l’écrivain a une idée précise de ce qui motive chaque personnage. Ces motifs, ces ressorts sont plus faciles à saisir dans certains films et romans que dans d’autres, mais ils ne sont pas révélés comme dans une règle de jeu, où ils sont présentés, noir sur blanc, sous l’intitulé « but du jeu ».

Les règles sont le seul texte du jeu. Elles sont moins qu’un récit ou un essai, mais plus qu’un mode d’emploi. Elles sont ce qui permet aux joueurs de créer l’histoire. Les ressorts cachés dans un film ou un roman sont par nécessité exposés à la vue de tous dans un jeu. Un jeu n’a pas de profondeur cachée, ou s’il en a elle ne peut être que tactique ou stratégique.

Bien sûr, les choix des joueurs sont essentiels, et ajoutent un peu de mystère et d’humanité à l’histoire, du moins s’ils ne jouent pas comme des ordinateurs calculant le meilleur coup possible. Les grands joueurs d’échecs vous diront que chaque bon joueur a son style, ce qui signifie que même dans un jeu entièrement calculatoire, il y a quelque chose de plus humain et de plus profond que la stratégie abstraite – et c’est bien sûr encore plus vrai du poker, et de tous les jeux qui font largement appel à la psychologie. Il n’y aurait pourtant guère de sens à chercher à expliquer les pensées et les décisions d’un joueur d’échecs ou de poker par les subtilités psychologiques que l’on peut déployer pour décortiquer celles d’Emma Bovary, ou même seulement de Jane Eyre. Un homme vivant est plus réel et plus profond qu’un personnage de roman, mais, en devenant joueur, il se simplifie, il n’a plus qu’un motif, gagner, et un moyen, la règle.

En relisant ce que j’ai écrit jusqu’ici, je me rends compte qu’il y a une ambiguïté dans ce que j’appelle l’ « histoire » contée par le jeu – ambiguïté qui rejoint celle du mot « thème » employé à tort et à travers dans le monde ludique. Parfois, l’histoire est celle racontée par les règles du jeu et les actions des joueurs, par exemple celle des survivants à un naufrage explorant une île déserte; parfois, c’est l’histoire des relations entre les joueurs, du jeu défensif de l’un et des paris risqués d’un autre, de la tension qui monte, des jets de dés et des pioches de cartes. Ces deux histoires sont liées. La première est en partie la résultante de la seconde, et la seconde peut influer sur la première lorsqu’un joueur essaie d’incarner un personnage ou un style. On pourrait en dire autant d’un film, mais seul un professionnel du cinéma considèrera que l’histoire d’un film n’est pas l’histoire racontée par le film, mais plutôt celle de ce qui s’est passé entre les acteurs, le réalisateur et toute l’équipe durant le tournage. Dans un jeu, ces deux histoires sont sans cesse entremêlées, et c’est peut-être cette confusion qui fait que les jeux sont si prenants malgré leur superficialité.

J’aime les jeux qui racontent des histoires, et le font dans les deux sens que j’ai donnés à cette expression. C’est sans doute pourquoi j’essaie d’imaginer des jeux dans lesquels les joueurs ne peuvent pas se cacher derrière leurs cartes, derrière leurs pions, et jouent réellement les uns contre les autres et non contre du carton. C’est aussi pourquoi j’aime les jeux aux thèmes simples et forts, un peu caricaturaux. Un bon jeu est un jeu vous apporte à la fois tous les ingrédients thématiques pour construire le récit, et les règles incitant les joueurs à créer l’histoire ensemble. Un bon jeu, c’est deux bonnes histoires qui n’en font qu’une.


Ignacy Trzewiczek is a friend and, which is probably more important for you, a talented boardgame designer. Like me, he likes to take the time to think on what he does – meaning games. His thoughts on games and game design can be found on his blog, and he also published, two years ago, a much noticed collection of articles, Boardgames That tell Stories. Half of the texts were his, and half from other personalities from the very small boardgaming world. Two years later, he asked me for a text for the second book in the series, and I wrote one on « What Kind of Stories do Boardgames Tell ? ». It also has articles about boardgames design by game designers Mike Fitzgerald, Paul Peterson, Vengelis Bagiartakis, Tony Boydell, Michael Hendricks, Cédrick Chaboussit, Eric Summerer, Ludovic Maublanc, Eric Lang, Mike Elliott and Stephen Buonocor, and even by the charming Merry Nowak-Trzewiczek.
I’ll publish it here in one or two years, but for now, if you want to read it, you’ll have to buy Ignacy’s book – unless you can read the French translation here over. I think it’s only sent to Kickstarter backer so far, but it will certainly end up on Amazon some day, like the first compendium did.