Ces dernières semaines, j’ai fait dans des bars ou des boutiques plusieurs démonstrations de Mascarade, souvent suivies de discussions avec les joueurs. L’une des questions qui m’ont parfois été posées est celle de l’influence du poker sur les jeux que j’imagine.
Bien sûr, tous mes jeux, tous les jeux sans doute, ont été influencés par un ou plusieurs jeux plus anciens. Jamais Serge et moi n’aurions imaginé Mystère à l’Abbaye si nous n’avions pas joué au Cluedo, jamais je n’aurais conçu Novembre Rouge sans avoir joué aux Chevaliers de la Table Ronde. Mais il est aussi quelques jeux, ou familles de jeux, dont on peut sentir l’influence, parfois moins visible car plus profonde, dans la plupart de mes créations. Trois me viennent à l’idée, les jeux de rôles, Cosmic Encounter et le poker – et quelle que soit la simplicité de Mascarade, on peut y reconnaître ces trois origines : l’univers médiéval fantastique typique des premiers jeux de rôles, les pouvoirs spécifiques à chaque joueur venus de Rencontre Cosmique, et un bluff qui se rapproche assez du poker – plus sans doute que celui de Citadelles. J’ai déjà parlé ici de Cosmic Encounter, je parlerai des jeux de rôles une autre fois, et je voudrais parler aujourd’hui de mon expérience du poker, de ce qu’elle implique pour ma conception du jeu, et de son impact sur mes créations.
J’ai énormément joué au poker, mais c’était il y a bien longtemps dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, au temps où l’on utilisait en Europe des plaques et non des jetons. Il fut un temps où nos soirées jeux se terminaient systématiquement par une table de poker qui durait jusqu’au premier métro. Les enjeux étaient loin d’être ridicules, mais n’étaient jamais dramatiques. Au début, nous jouions surtout, comme cela se faisait à l’époque, au poker fermé (draw) et au stud 5. Après quelques années, les tables de mon entourage sont devenues “dealer’s choice”, et nombreux sont les auteurs de jeux qui ont alors fait leurs premières armes en inventant des variantes farfelues, aux noms toujours plus improbables, sans-dessous-dessus, 1,2,3 soleil ! ou ascenseur moldave. Certaines de ces variantes ont fini dans mes jeux, comme la taupe, une sorte d’anaconda inversé que je trouve bien plus amusante que l’anaconda classique et que l’on retrouve dans le passage des cartes de Mystère à l’Abbaye.
J’ai cessé de jouer au poker au début des années 2000. Peut-être y a-t-il eu de ma part un peu de snobisme a abandonner le jeu auquel tout le monde se mettait alors à jouer, mais ce ne fut certainement pas la raison principale. Je n’ai pas non plus cessé de jouer au poker parce que j’ai changé ou vieilli, j’ai cessé de jouer au poker parce que le poker lui-même a profondément changé et, je pense, vieilli. En même temps qu’il est passé dans le grand public, le poker s’est assagi, standardisé. Tout le monde s’est mis à jouer au Texas Hold’Em, ou à un nombre assez limité de variantes très proches, style Omaha ou Ananas, et en quelques mois c’en fut fini de l’exubérance créative du Dealer’s Choice. Moins fou, moins varié, moins créatif, le jeu est aussi devenu plus technique, comme l’illustre le fait que les grands joueurs soient passés du statut d’aventurier à celui de champion, comme de vulgaires sportifs ou joueurs d’échecs. Pour couronner le tout sont arrivés coup sur coup les lunettes noires et le poker en ligne, enlevant au poker deux de ses plus grands charmes, le plaisir de regarder le visage des adversaires et celui de boire avec eux bière ou whisky.
Qu’est-ce qu’un jeu ? C’est l’une des questions rituelles, et assez futiles, que discutent régulièrement joueurs et auteurs de jeux. Je n’y donne pas toujours la même réponse, mais j’insiste souvent sur la séparation stricte entre le monde du jeu et le monde réel. Les jeux d’argent semblent à première vue infirmer cette définition, puisque contrairement à ce qu’il se passe dans les autres jeux de société, la victoire ou la défaite ont un effet dans le monde réel : le vainqueur est plus riche, le perdant plus pauvre. Dans un jeu classique, non intéressé, les joueurs cherchent de toutes leurs forces à gagner, mais la victoire ou la défaite leur sont ensuite indifférentes, le vrai plaisir étant dans le déroulement de la partie. On cherche à gagner, mais on ne joue pas pour gagner. Dans les jeux d’argent (je ne parle pas ici des jeux de hasard, qui sont plus des paris que des jeux), on cherche à gagner et on joue pour gagner – ou, plus souvent qu’on ne le croit, pour perdre, car c’est plus enivrant. Pourtant, il est bien évident que le poker, par ses mécanismes, par la manière dont on le pratique, est un jeu. En Chine, il est habituel de miser de l’argent dans de très nombreux jeux où personne ne le fait en occident, et si cela peut avoir un effet sur l’ambiance de la partie et la manière de jouer, cela ne change pas la nature, les règles, le déroulement du jeu. Ma définition du jeu doit donc être nuancée. La séparation entre le monde réel et le monde du jeu n’est pas nécessairement totale, elle peut concerner certains aspects seulement. Ainsi, dans un jeu d’argent comme le poker, si l’enjeu monétaire (terme significatif) appartient bien au monde réel, c’est la manière dont il est gagné ou perdu qui n’a rien à voir avec les mécanismes économiques, ce qui donne à toute partie de poker un caractère à la fois ironique et dramatique. À l’inverse, un simulateur de vol peut-être considéré comme un jeu parce que, si les mécanismes sont quasiment identiques à ceux d’un vol réel, l’enjeu n’est pas le même – s’écraser au sol y est moins grave.
Je garde de mes années poker un excellent souvenir, et j’ai très souvent, en imaginant des jeux, cherché à recréer ce qui fait l’essence du poker, le fait que les joueurs se retrouvent réellement, psychologiquement, face à face, ou, pour le dire en termes plus techniques, que le jeu ne serve pas totalement d’interface entre les joueurs. Au poker, on joue avec des cartes, on joue avec de l’argent, mais on joue surtout avec des joueurs – ce qui en fait un vrai jeu “de société”. Citadelles, Aux Pierres du Dragon, Lettre de Marque, Lost Temple et, tout récemment, Mascarade, sont des jeux dans lesquels je pense être arrivé à créer entre les joueurs une tension psychologique qui s’apparente à celle du poker, et ce malgré l’absence d’enjeu “réel”, sonnant et trébuchant.
La tension du poker vient en effet de l’argent, qui autant que les cartes sert de support aux tactiques et au bluff des joueurs. On ne peut pas vraiment jouer au poker avec des haricots, ni même avec des mises trop faibles.
C’est pourquoi, sans être capable de comprendre moi-même précisément la recette que j’ai employée, je suis particulièrement fier de jeux comme Citadelles ou Mascarade dans lesquels, bien qu’il n’y ait aucun enjeu financier à la partie, on se retrouve souvent à regarder un adversaire dans les yeux, en silence, tentant de deviner, de sentir, s’il a pris l’évêque ou le marchand, ou s’il a échangé ou non sa carte, ou s’il pensait qu’on le croirait ou non. Ce n’est pas par hasard qu’il y a beaucoup de “ou” dans cette phrase, et que mes testeurs avaient baptisé le prototype de Mascarade “ou pas?”. « Ou pas ? », c’est une question que l’on peut se poser en dévisageant un joueur, mais pas en regardant une carte ou un plateau de jeu – qui de toute façon n’ont aucune émotion à dissimuler ou à laisser paraître.
These last weeks, I’ve often demoed Mascarade in bars and game shops, and these sessions were often followed by casual discussions with players. One of the questions I was often asked was wether my game designs were influenced by poker.
Of course, all my boardgames, and probably all games, have been influenced by one or more older games. Serge and I would never have designed Mystery of the Abbey if we had not played Clue, and I would never have designed Red November if I had not played Shadows over Camelot. but there are also games, or game families, whose more vague but deeper influence can be felt in all my game designs. These are role playings games, Cosmic Encounter and Poker. Mascarade has deceptively simple rules, but it can be traced to these three roots. The medieval fantasy setting comes from the first role playing games, the character abilities come from Cosmic Encounter’s aliens, and the bluffing feels like poker – and probably more so than in Citadels. I’ve already written about Cosmic Encounter on this blog, I’ll tell some other time about RPGs and LARPs, let’s deal now with my experience with poker, how it challenges the usual definition of games, and how it consciously inspires my game design philosophy.
I played poker a lot. It was long ago, in the eighties and nineties, when European gamers still used pearly rectangular chips and not US style circular ones. Our boardgame sessions used to be followed by a long poker game, until the first metro. Stakes were far from ridiculous, but never dramatically high. In the first times, we played mostly draw poker and stud 5, which were the most popular then. After a few years, all my friends poker tables became dealer’s choice, and a few game designers made their first steps with inventing zany poker variants with unlikely names that I can’t translate in English. Some of these variants found their way into my games, like the mole, a kind of reverse anaconda, which I used for the card passing system in Mystery of the Abbey.
I stopped playing poker in the early 2000s. There may have been some snobbishness in giving up the game when it was becoming mainstream, but that was certainly not the main reason. I didn’t stop playing poker because I was changing or getting old, I stopped playing poker because the game itself was changing and, in a way, getting old. When it became mainstream, poker was standardized and lost its whackiness. Everybody was suddenly playing only Texas Hold’em, or a very limited selection of very similar games, like Omaha or Ananas, and after a few months the exuberance and creativity of dealer’s choice table was over. Less zany, less varied, less creative, poker also became more technical. Good players were no more fool or adventurists, they were boring champions, like chess players or sportsmen. Then came, one after the other, dark glasses and online games, depriving poker of two of its great charms, looking at opponents’ faces and drinking beer and whisky.
“What is a game ?” is one of the futile questions that gamers and game designers ritually discuss after a few games and a few beers. I don’t always give the same answer, but I usually emphasize the strict distinction between the gaming world and the real one. Gambling games seem to challenge this definition, since unlike in any other games, winning or losing has a lasting impact in the real life : some players get richer, others poorer. When nothing “real” is at stake, players make all they can to win or lose, because that’s what makes the game challenging, but ultimately don’t mind if they win or lose. In games with a monetary stake like poker (but not in gambling games purely based on luck, which are more about betting than playing), players try to win, and do mind if they win or lose. Some players like to win, some enjoy the rapture of losing money, but all of them try to win as hard as they can.
Despite this, poker has gamey mechanisms, a gamey feeling, and is obviously a game. In China, it is usual to add some monetary stake to any kind of game, including games which are never played for money in the west. It may change the mood of the game, the way some players make their decisions, but it doesn’t change its nature, its rules, its mechanisms and story arc. This means that my definition of what a game is must be refined. The distinction between game and reality doesn’t need to be strict, it may affect only some aspects of them. In a gambling game like poker, the stakes belong to reality, but the way they are lost or won has nothing to do with economic reality, and that’s what makes every game of poker both ironic and dramatic. Conversely, a flight simulator is a game because, while its mechanisms are almost identical to real ones, the stakes are not the same, and a crash much less serious.
I have fond memories of my poker years. When designing games, I have often tried to recreate what makes the special essence of poker, the real and psychological face to face between players – or, to put it otherwise, the fact that the game is not always a complete interface between players. Poker is played with cards and with money, but mostly with players. It’s not a party game, but it’s definitely a social game.
In games like Citadels, Fist of Dragonstones, Letter of Marque, Lost Temple and, last of all, Mascarade, I think I managed to create a similar psychological tension between players, based mostly on the possibility of bluff, and I did it without the easy trick of money stakes.
The tension in poker comes indeed from the stakes, which are as important a game component as the cards. Poker for beans, or even for low stakes, doesn’t work. That’s why, even when I don’t know exactly the recipe I used, I’m quite proud of games like Citadels and Mascarade in which, even when there’s no real stake, players often look into each other’s eyes, trying to guess if the opponent chose the bishop or the merchant, or if he swapped his card or not, or if he thought you’ll call his bluff, or not. That’s a lot of “or” and “or not”, and my playtesters nicknames the prototype of Mascarade the “or not?” game. This is indeed a question one can ask oneself when looking the face – the poker face – of another player, but it’s not a question to consider when looking at a card or a board, which have little emotion to hide or show.