Dans Dragons, les joueurs ne sont pas comme trop souvent de vulgaires aventuriers avides de gloire et de crânes de dragons à accrocher au dessus de la cheminée, mais bien les fiers et nobles reptiles ailés et cracheurs de feu. Ceci dit, pour très anciens qu’ils soient, les dragons n’en sont pas plus vertueux et philosophes pour autant, et leurs préoccupations sont bien proches de celles des aventuriers. Ils passent en effet leurs étés à survoler la campagne, attaquant châteaux et abbayes à la recherche d’or et de pierreries. L’hiver venu, ils retournent à leurs caves, très haut dans la montagne, où ils aiment à accrocher les armes et les armures des chevaliers qu’ils ont défaits. Ils y passent le temps à compter et recompter leurs trésors, et à les astiquer pour qu’ils brillent mieux sous les flammes. Auri sacra fames, voila pour la très antique sagesse de ceux qui jouent à se croire encore les rois du monde. Une partie de Dragons, c’est trois ou quatre étés, selon le nombre de joueurs, suivis d’autant d’hivers.
Dragons est un jeu de prise de risque, de stop ou encore (je préférais la vieille expression de quitte ou double, qui semble avoir disparu), dans lequel on joue moins avec la chance qu’avec les nerfs des autres joueurs. Chacun à son tour ajoute une carte à l’une des piles de trésors, ou craque en s’emparant de l’une des piles, laissant ses collègues dragons continuer à piller la région. Il est toujours tentant d’ajouter encore quelques cartes sur une pile qui nous semble intéressante, mais c’est au risque de voir un autre reptile la ramasser sous notre museau. Dragons est aussi, un tout petit peu, un jeu de mémoire dans lequel on s’efforce de repérer discrètement les piles les plus intéressantes. Les subtilités du système de score font que la tactique n’en est pas non plus totalement absente.
Après trois ou quatre ans, ce qui équivaut à quelques jours en temps de dragon, Glaurung, Fafnir, Rhaegal, Falkor, Mélusine et les autres se retrouvent pour comparer leurs magots.
Qui croirait que les puissants dragons sont, comme nous autres petits humains, des êtres faibles qui se laissent parfois entraîner par la soif de l’or au point d’en oublier les choses vraiment importantes de la vie, comme la nourriture? Les dragons doivent manger, et même manger plus que nous. Ceux qui n’ont pas accumulé assez de nourriture sont donc éliminés avant même l’évaluation des butins. À cinq ou six joueurs, il faut même manger équilibré, des vaches et des moutons.
Les dragons qui ont stocké, soigneusement grillée et séchée au coin du feu, assez de nourriture pour les longs hivers à venir, comparent ensuite leurs magots. Les pièces d’or en sont bien sûr la valeur de base, mais bijoux et joyaux en tous genre sont également très prisés. La légende veut que les dragons mâles préfèrent les couronnes et sceptres royaux, et les gemmes bleues, tandis que les femelles recherchent les colliers, les torques et les pierres roses, mais rien n’est moins sûr. On n’est même pas certain, en fait, qu’il y ait des dragons mâles et femelles, les quelques inconscients qui se sont approchés des monstres d’assez près pour s’en assurer n’étant pas revenus pour conter leur histoire.
Les dragons tiennent fermement à leur réputation, et une caverne bien tenue se doit d’être inexpugnable. Quelques armures, heaumes, boucliers et épées, alignées avec soin sur les murs de la grotte, montrent le peu de cas que l’hôte des lieux fait des chevaliers les mieux équipés.
Il est enfin une légende qui se transmet chez les dragons de génération en génération, celle de l’anneau unique. Rien n’est plus classe pour un dragon que d’avoir, dans son trésor, un anneau unique – mais encore faut-il, bien sûr, qu’il soit vraiment unique, et il y en a trois dans le jeu. Enfin, il ne suffit pas d’avoir un trésor, il faut aussi le ranger, l’entretenir, le faire briller sous les flammes de son propriétaire.
Concevoir un jeu, c’est souvent du travail, mais pas toujours. Il y a ceux qui demandent des années de tests, de réflexions, de bidouillages pour, parfois, n’arriver nulle part. Il y a ceux qui marchent tout de suite, ou presque tout de suite. Dragons est de ces derniers, puisqu’il ne s’est écoulé que quelques jours entre l’idée et les premières parties, quelques semaines entre le jour où j’ai fait jouer l’équipe de Matagot, croisée un peu par hasard au Nid, un bar à jeux parisien, et la signature du contrat, et quelques mois entre cette dernière et la parution du jeu. J’aimerais que cela se passe toujours ainsi.
L’une des premières ébauches de David pour Dragons
Pour les illustrations, tout est allé très vite aussi avec mon ami et presque voisin David Cochard, avec qui je travaille pas mal ces temps-ci. David a récemment illustré Waka-Tanka, Kamasutra, et est en train de s’attaquer à mes Jongleurs et ménestrels, à paraître l’an prochain. Il avait bien aimé dessiner des dragons il y a quelques années pour Dungeon Petz,, de Vlaada Chvatil, et a été heureux de s’y remettre. Des figurines comme celles que j’avais utilisées pour mon prototype auraient coûté trop cher pour un simple jeu de cartes, et elles ont été remplacées par des silhouettes en carton. Non content de dessiner six dragons, de face et de dos, David s’est ensuite amusé à représenter les reptiles sur les bijoux, sur les couronnes, sur les armes et les armures. Dans un royaume dont ils perturbent la vie quotidienne depuis des générations, on peut en effet imaginer que l’image des dragons est présente un peu partout.
Même si je n’en étais pas vraiment conscient durant le développement du jeu, la mécanique de Dragons s’inspire sans doute un peu de De l’Orc pour les Braves, un jeu de cartes que j’avais conçu avec Alan R. Moon, et qui a été publié il y a bien longtemps par Asmodée, et presque aussitôt oublié. Les sensations de jeu sont bien différentes, puisque De l’Orc pour les Braves était un jeu frénétique et passablement chaotique, joué en temps réel. On y trouvait cependant déjà les piles disposées en cercle sur lesquelles les cartes s’accumulent, et dont les joueurs doivent mémoriser les cartes pour déterminer le meilleur tas et s’en emparer le premier.
je suis certes le spécialiste mondial et incontesté de la licorne, qui était le sujet de ma thèse d’histoire, mais dans le monde ludique, je me suis plus intéressé aux dragons. Avant Dragons, il y eut en effet L’Or des Dragons, en 2001, récemment réédité par White Goblin et IDW games. Les joueurs y sont des aventuriers qui attaquent les dragons pour s’emparer de leurs trésors, ce qui est assez aisé, puis se partagent le butin, ce qui est plus difficile. Dans Aux Pierres des Dragons, dont une nouvelle édition devrait sortir en 2018, les mêmes aventuriers se retrouvent à la taverne du coin, où ils boivent, jouent et se racontent leurs aventures. Il y a des dragons aussi dans Citadelles, très discrets, dans Castel, et surtout dans King’s Life, qui vient de paraître chez Pandasaurus Games. Il y en a aussi dans quelques uns de mes projets en développement. Je n’étais plus tout à fait sûr, je viens de vérifier, il n’y a pas de Dragon dans De l’Orc pour les Braves.
« Les auteurs ont beaucoup débattu aux sujet des dragons ailés. Ces animaux existent-ils réellement dans la nature, ou ne se rencontrent-ils que dans les fables et les contes ? Nous-même avons longtemps été hésitant sur la question de l’existence des dragons. Nous avons finalement laissé tout doute de côté, après avoir non seulement lu des extraits de nombre d’auteurs reconnus, mais aussi recueilli des témoignages oculaires dignes de foi. Ces animaux monstrueux installent leurs nids et élèvent leurs petits dans des antres souterraines qui sont le sujet de ce livre. »
Athanase Kircher, Mundus Subterraneus, 1665
Mon intérêt pour les dragons vient bien sûr d’une jeunesse passée à lire des romans fantastiques et à pratiquer le jeu de rôle – même si je suis vite passé au GN où, pour des raisons techniques, les reptiles volants et cracheurs de feu sont plus rares. Il doit cependant aussi beaucoup au très baroque Athanase Kircher, dont j’ai croisé le chemin en faisant des recherches sur les licornes de la Renaissance. La bibliographie de ce polymathe haut en couleurs, si tant est que cette expression puisse s’appliquer à un père jésuite, est impressionnante.
Contrairement à ce que cette gravure de la China Illustrata pourrait laisser croire, Athanase Kirchner n’est pas certain de la présence de dragons en Chine. Il est en revanche positif sur la Suisse, dont les sommets sont infestés de dragons, et où se déroule sans doute l’action de mon jeu.
Dans son Mundus Subterraneus, paru en 1665, le frère jésuite décrit avec soin les différentes variétés de dragons vivant dans les hautes montagnes, ainsi que dans les fleuves de lave reliant les volcans du monde entier. Ce n’est qu’une facette de son œuvre. Dans Arca Noe, on trouve les plans complets, avec cotes, de l’Arche de Noe, qui bien sûr abritait un couple de licornes – et même deux couples, mais c’est une autre histoire. Kircher a de même précisé dans Turris Babel toutes les spécifications techniques de la tour de Babel, avec les dimensions et les matériaux utilisés. Oedipus Aegyptiaticus, un siècle et demi avant Champollion, c’est trois tomes de traductions de hiéroglyphes – tout faux, certes, mais avec quelques bonnes intuitions. China Illustrata est une vaste encyclopédie des connaissances sur l’extrême orient de ce savant qui avait beaucoup voyagé entre Allemagne, France et Italie. Enfin, dans Musurgia Universalis, le père Kircher fut le premier à présenter les plans du célèbre orgue à chats, instrument rarissime tant il est difficile de trouver des chats bien accordés.
Ce dragon bossu d’Éthiopie est décrit dans un ouvrage un peu plus ancien, Draconum et Serpentum Historia, d’Ulysse Aldrovandi.
Dragons
Un jeu de Bruno Faidutti
Illustrations de David Cochard
3 à 6 joueurs – 30 minutes
Publié par Matagot (avril 2018)
Boardgamegeek
Players in Dragons are not impersonating common and greedy adventurers, eager for gold and dragons’ heads to hang as trophy over the fireplace, but proud, noble, winged and fire-breathing dragons. Anyway, dragons might be fantastically ancient, but this doesn’t make them much wiser and virtuous, and their main preoccupations are very similar to the adventurers’ ones. The spent the summer flying over the countryside, attacking castles and abbeys for gold, gems and jewels. When winter comes, they fly back to their caves, high in he mountain, where they love to display the weapons and armour of knights they have defeated. They spend their time counting and recounting their treasures, and polishing it so that it shines under their fiery breath. Auri sacra fames, so much for the ancient wisdom of these creatures who like to think they are still kings in the world. A game of Dragons is three or four summers, depending on the number of players, and as many winters.
Dragons is a risk taking card game, double or quits, in which one plays less against luck than against the other players’ nerves. Each player on turn either adds one more card to a treasure pile, or yields and take one of the piles, letting other dragons keep on rampaging the kingdom. Adding cards to a pile is tempting but risky, because some other dragon can always steal it just under your big fiery nose. It is also, though to a much lesser extent, a memory game in which one tries to discreetly spot and focus on the most interesting piles. Last but not least, it’s a tactical game, because there’s some subtleties in the scoring. Nothing revolutionary, but an easy, fun, light and tense card game.
After three or four years, which amounts to a few days in dragons’ time, Glaurung, Fafnir, Rhaegal, Falkor, Melusine and their kind meet to check who has the biggest and shiniest hoard.
Mighty dragons, like us petty humans, are weak creatures. They can get so enthralled by wealth that they forget about the really important things in life, like food. Even dragons must eat, and they even must eat far more than we do. Dragons who didn’t stock enough food are out of the game. With 5 or 6 players, one must even keep a balanced diet, with cows and sheep. Surviving dragons, those who kept enough smoked meat for the coming winter, compare their hoards.
Though gold coins are the base asset, jewellery is extremely popular with dragons. The saying goes that male dragons collect royal crowns and scepters, while females prefer women pieces such as necklaces, torques and bracelets, but we’re actually not even sure there are male and female dragons. No one has ever seen a dragon from near enough to ascertain it and come back to to tell the tale.
Dragons also enjoy bragging that they defeated proud and wel born knights who wanted to kill them and steal their treasure. To support the story, and the dragon’s reputation, one must show the knight’s equipment, helmet, breastplate, shield and sword.
The legend of the one ring is one of the oldest stories in dragons’ tradition, and what is old for dragons is indeed very old. Every dragon fancies having a one ring, the one ring, in its treasure. Of course, two same rings cannot be unique, and there are three in the game. Last but not least, owning a treasure is not enough, one must also make it shine under the its owner’s flames, and that’s were polish comes handy.
Designing a game is not always hard work. Some games spend years in development, tests, thoughts and tweakings, sometimes for no avail. Other ones play well at once, and Dragons is one of them. There were only a few days between the idea and the first playtests, a few weeks between the day I showed the game to the Matagot team in a parisian game café, and a tew months more until the game was published. I would like things to go always that smoothly.
One of David’s first sketches for Dragons
Things went very fast as well with my friend David Cochard, with whom I’m working a lot these last times. David already made the graphics for Waka-Tanka,, for Kamasutra, and is now working on my Jugglers and Minstrels game, to be published next year. David had enjoyed drawing dragons, years ago, for Vlaada Chvatil’s Dungeon Petz, and was glad to be back at it. Plastic dragon miniatures like the one in my prototype would have made what is basically a card game far too expensive, so David had to draw six dragon cardboard standups, face and back. He then decided to draw dragons on the jewels, the crowns, the weapons and amor pieces. In a kingdom whose daily life is being disrupted by dragons for centuries, the image of the mighty animal ought indeed to be everywhere.
I wasn’t conscious of it while working on Dragons, but the mechanics of this game were probably inspired by an older card game I designed with Alan R. Moon, and which hasn’t been published in English, though we had found a name for it, For a Few Orcs More. The two games feel very different, since For a Few Orcs More was a real time and rather chaotic game. The core idea of Dragons, cards accumulating in face up piles placed in circle, and players trying to remember what is were to determine the best pile and seize it first, was already there.
I’m the world specialist on unicorns, not on dragons, but while my PhD in history is about unicorns, my games more often involve dragons. There were several long before Dragons. Dragon’s Gold, first published in 2001, is about adventuring parties attacking dragons to steal their treasures, which is relatively easy, and then dividing up the booty, which is much more complex. This game has recently been republished by IDW and White Goblin. In Fist of Dragonstones, adventurers are back at the local tavern, drinking beer, discussing their adventures and playing some games. A new and updated version of this game ought to be published in 2018. There are few and discreet dragons in Citadels, there’s one in Castel, and there’s one in King’s Life, just published by Pandasaurus. There are a few more in games I’m working on at the moment. I’ve just checked, since I wasn’t certain, but there’s no Dragon in For a Few Orcs More.
« There has been lots of controversy between writers about winged dragons. Are there really such animals in nature, or do they appear only in fables and fairy tales? We have long been undecided on the question of the existence off dragons. After having not only read many respected authors, but also listened to first hand testimonies by trustful people, we have set aside our doubts. These monstrous animals indeed make their nests and breed their young in underground caverns, which are the topic of this book. »
Athanasius Kircher, Mundus Subterraneus, 1665
My interest for dragons comes from my youth, largely spent reading fantasy novels and playing RPGs, even though I soon moved into LARPS where, for obvious technical reasons, giant flying and fire breathing reptiles are scarcer. But I also occasionally met dragons while researching unicorns, for example in the books of a very baroque character, Athanasius Kircher. This colourful polymath, if one can say this of a jesuit priest, has an impressing bibliography.
Contrary to what this engraving from China Illustrata suggests, Athanasius Kirchner is not certain that there were living dragons in China. He is far more confident about Switzerland, whose highest mountains are infested with dragons, and where the action of my game probably takes place.
In his Mundus Subterraneus, published in 1665, the jesuit father carefully distinguishes the different species of dragons living in the hight mountains, as well as in the lava rivers joining all the volcanoes in the world. That’s only one side of his works. In Arca Noe, Kircher unveiled the plans of Noah’s Arch, with its exact measurements, and of course a room for two unicorns – well, actually four, but that’s another story. Similarly, in Turris Babel, he gave the exact measurements of the Babel Tower, as well as the materials used. 150 years before Champollion, Kircher published Oedipus Aegyptiaticus, three heavy tomes of hieroglyph translations. It’s all wrong, but he had some clever intuitions. China Illustrata is a vast encyclopaedia of the far east, written by someone who travelled a lot between France, Italy and Germany. Last but not least, in Musurgia Universalis, the SJ father was the first to discuss a revolutionary musical instrument, the cat organ, still very rare because it requires well tuned cats.
These dragons are described in Edward Topsell’s History of Four-footed Beasts and Serpents and Insects, published in 1607, of which I own a nice fac-simile.
Dragons
A game by Bruno Faidutti
Illustrated by David Cochard
3 – 6 players – 30 minutes
Published by Matagot (april 2018)
Boardgamegeek