Dans la création ludique, comme dans beaucoup de domaines, les contraintes peuvent être une source d’inspiration dont il faut ensuite savoir s’affranchir. En 2022, j’ai voulu me livrer à une sorte d’exercice de style, en créant plusieurs petits jeux de 18 cartes, un format apprécié des éditeurs puisque l’on peut en mettre trois sur une planche de 54 cartes, le format standard des imprimeurs. Deux de ces jeux sont aujourd’hui publiés, 6 Suspects, qui est resté bien sagement dans le format des 18 cartes, et Migo, qui l’a un peu explosé, passant à 25 cartes et quelques jetons. C’est aussi ce qui est arrivé à Fruit Cocktail, qui devrait bientôt arriver dans la même collection que Migo, et à Harvest Valley, J’ai plus récemment conçu un autre jeu à deux joueurs qui semble destiné à rester dans le format 18 cartes, Les Sorcières de Minuit, qui cherche un éditeur.
Mais revenons à Harvest Valley, ou plutôt à Preachers’ War, la guerre des prédicateurs, qui était le nom de mes premiers prototypes. C’était un jeu de pose de cartes dans lequel chacun des joueurs, deux ou trois à l’origine, jouait un prêtre qui cherchait à attirer les ouailles dans son église, au détriment de celle du voisin. Les joueurs posaient donc sur une grille des cartes paysans, qui allaient à la messe dans l’église orthogonalement adjacente, ainsi que des chevaliers qui, parce qu’ils sont à cheval, pouvaient aussi à la messe en diagonale. Bien sûr, les paysans se détournaient de l’église si un joueur plaçait une taverne à proximité, et les chevaliers préféraient aller combattre les dragons, c’est quand même plus classe. À l’inverse, une relique bien placée pouvait augmenter l’attractivité et donc la rentabilité d’un lieu de culte.

Le thème fonctionnait bien, mais tous les éditeurs auxquels j’ai présenté le jeu avaient la même réaction – on ne peut pas se moquer de la religion. C’est gentil, ça passera peut-être, mais on ne veut pas prendre le risque. C’est dommage parce que, moi, j’aime bien me moquer de la religion. Sachant qu’ils prennent leurs religions bien moins au sérieux que nous, je l’ai aussi montré à des éditeurs japonais, en proposant de remplacer les chevaliers par des samurais et les églises par des temples bouddhistes ou des sanctuaires shinto, mais je n’ai pas eu beaucoup plus de succès.
Antoine Davrou, qui gérait alors Ghost Dog, le petit éditeur de Migo, apprécia le jeu et me proposa un autre thème, les éditeurs cherchant, au salon de Cannes ou d’Essen, d’obtenir le meilleur emplacement pour leur stand afin de faire la promotion des nouveautés. Il me suggéra aussi d’ajouter quelques cartes pour que l’on puisse jouer à 4 ou 5 joueurs, et tant pis pour le format que je m’étais imposé à l’origine. On a bricolé un prototype, le nouveau thème ne fonctionnait pas vraiment, et on a laissé tomber.
J’ai continué à montrer mon petit jeu, notamment à Arnaud Chevalier, de Matagot, qui avait publié 6 Suspects. Arnaud ne voyait pas très bien ce jeu dans la même gamme, mais m’a mis en contact avec David Harding, de l’éditeur australien Grail Games, qui avait une petite gamme de jeux de cartes en « pixel art » dans laquelle il pensait que Preachers’ War pouvait avoir sa place.
C’est David Harding qui a trouvé un nouveau thème, l’agriculture, et Preachers’ War est devenu Harvest Valley, référence à Harvest Moon, qui fut un grand succès sur Game Boy. Les églises sont donc devenues des fermes, les paysans des légumes, les chevaliers des arbres fruitiers. Tavernes et dragons sont devenus sangliers et corneilles détruisant les récoltes.
Dans l’éternel et vain débat sur thème et mécanismes dans les jeux, et ce qui vient en premier, on oublie souvent qu’il peut y avoir entre les deux des allers-retours. Il n’est pas rare qu’un jeu change de thème, et parfois à plusieurs reprises, entre le premier prototype et le jeu édité. Cela peut initialement nuire à la cohérence du jeu, certains systèmes inspirés par le thème initial n’ayant plus beaucoup de sens dans celui finalement publié. Mais à l’inverse, le nouveau thème peut suggérer de nouveaux mécanismes et enrichir le jeu. C’est ce qui s’est produit ici, et qui a fait de Harvest Valley un bien meilleur jeu que ne l’était Preachers’ War. Si les fermiers cultivent des légumes et des arbres fruitiers, me suis-je dit, pourquoi ne planteraient-ils pas aussi des céréales ? C’était l’occasion d’introduire une troisième manière de marquer des points, en plantant de larges champs de blés composés de plusieurs tuiles adjacentes.
C’est un conseil que je donne souvent aux auteurs de jeu : vous pouvez acceptez un changement de thème proposé par l’éditeur, mais faites-en sorte d’avoir le temps de retravailler vous-même le jeu dans sa nouvelle incarnation. Certains des effets et des mécanismes qui étaient inspirés de l’ancien thème peuvent ne pas avoir beaucoup de sens dans le nouveau, qui a l’inverse peut vous donner de nouvelles idées de cartes ou de règles.
Le jeu fait partie d’une collection de petites boites bon marché au parti-pris graphique assez original, inspiré des jeux pour Game-Boy des années 90, et toutes illustrées par Francisco Coda. C’est un univers que je connais mal, mais c’est très mignon ! Les autres jeux de la série sont Level 10, un jeu de coopération et de communication limitée de la famille de The Game ou Hanabi, ainsi que Ohio Bob, le cousin d’Indiana Jones et Aliens Attack, inspiré de Space Invaders, deux jeux pour 1 ou 2 joueurs don’t je ne sais pas grand chose puisqu’ils devraient sortir en même temps que Harvest Valley.
Harvest Valley
Un jeu de Bruno Faidutti
Illustré par Francisco Coda
2 à 5 joueurs – 15 minutes
Publié par Grail Games
Boardgamegeek
With boardgame design, like with many creative activities, constraints can bring inspiration, especially when one knows when to get rid of them. In 2022, I decided to try a kind of stylistic exercise, with designing a series of 18 cards games, a format much liked by publishers because one can print three copies on a standard 54 cards game printing sheet. Two of these games have been published since, 6 Suspects, which stayed at 18 cards, and Migo, which exploded or overflowed the format since it now has 25 cards and a few tokens. This also happened with two other games, Fruit Cocktail, which will soon be published in the same series as Migo, and Harvest Valley. More recently, I designed another one, Midnight Witches, which has managed to stay at 18 cards and is now looking for a publisher.
But let’s go back to Harvest Valley or, since this was the name of its first prototype, Preachers War. Preachers War was a card/tile laying game in which each one of the two or three players was a priest trying to attract the most flock to his church, if needed with diverting them from other churches. Each player on turn played a card in a grid. Peasant were going to orthogonally adjacent churches, while knights, being on horses, could also go worship diagonally. Of course, peasants would give up church if there was an adjacent tavern, while knights could be diverted to fight a dragon. Conversely, a well-placed relic could make a church more attractive and therefore more profitable.

The theme worked well, but all the publishers to which I showed the game had the same reaction – “better not mock religion. It’s done in a cute way, it would probably be OK, but I don’t want to take the risk.” Pity, I really enjoy mocking religion, may be because I know it too well. Knowing that they don’t take their religions as seriously as we take ours, I also showed this game to Japanese publishers, replacing churches with buddhist temples and Shinto shrines and knights with samurais, but I wasn’t really more successful.
Antoine Davrou, who was then managing a small French publisher, Ghost Dog and had just published Migo, enjoyed the game and suggested another setting, publishers trying to get the best spot for their booth at the Essen or Cannes game fair to promote their new games. He also suggested that I add more cards so that the game could be played with 4 or 5 players, even when it would not fit anymore in the 18 cards format. We made a prototype, but the new theme did not work that well and we gave up.
I kept on showing my prototype to publishers, among which Arnaud Charpentier, of Matagot, who had just made 6 Suspects. Arnaud did not think my game could fit in the same line, but put me in contact with David Harding, of the small Australian publisher Grail Games, who had a line of small “pixel art” card games in which he thought my game could fit.
David found the new setting, agriculture, and Preachers War has become Harvest Valley, a wink at the old Game Boy game Harvest Moon. Churches have become farms, peasants vegetables, knights fruit trees. Tavernes and dragons have become wild boars and crows eager to destroy your harvest.
The discussion about what comes first in boardgame design, theme or mechanism, is largely vain because both happen, but even more because it often goes both ways, back and forth. The theme of a game often changes between the first prototype and the published version. It sometimes weakens the game’s consistency, when some of the rules or effects designed within the original storyline don’t make much sense in the new ones. Conversely, the new setting can also inspire new mechanisms and make the game richer. That’s what happened with Harvest Valley. If farmers plant vegetables and fruit trees, why not also grain ? This was the opportunity for introducing a third way of scoring points, with building large wheat fields made of several adjacent tiles.
I often give this advice to wannabe boardgame designers: you can accept a change of theme suggested by the publisher, but make sure to keep enough time to rework the game in its new setting. Some of the effects designed for the old game can become meaningless in the new one, and should be removed, but conversely the new one can give ideas for new cards or abilities.
Harvest Valley is part of a small series of small and cheap boxes with an original graphic style – nineties style pixel art -, all with art by Francisco Coda. It is a world I don’t know much about, but it looks cute. The other games in the series so far are Level 10, a cooperative communication game in the style of Hanabi or The Game, as well as Ohio Bob, Indiana Jones’ cousin, and Aliens Attack!, inspired by Space Invaders, two 1-2 player games of which I know nothing since they will be published together with Harvest Valley.
Harvest Valley
A game by Bruno Faidutti
Art by Francisco Coda
2 to 5 players – 15 minutes
Published by Grail Games
Boardgamegeek