Paolo Mori, auteur du génial Unusual Suspects, mais aussi de jeux plus ambitieux comme Libertalia ou Dogs of War, est l’un de mes créateurs de jeux préférés. J’avais de mes quelques parties d’Ethnos, originellement publié par CMON en 2017, un excellent souvenir, même si le jeu ne semblait pas tout à fait fini. Les choix graphiques étaient discutables, un peu plats. La carte divisée en six régions ne servait pas à grand-chose. Bref, un jeu au potentiel énorme, mais qui semblait avoir été développé et édité à la va-vite.
Je me suis donc réjoui lorsque j’ai appris que l’équipe des Space-Cowboys, qui avait déjà édité un autre excellent jeu de Paolo, Libertalia, préparait une nouvelle version d’Ethnos. Archeos Society vient de sortir, il est magnifique. J’en ai vite fait deux parties qui sont tombées un peu à plat. Ne me souvenant plus bien des règles d’Ethnos, je suis allé rouvrir ma vieille boite pour voir ce qui avait changé. J’ai tout de suite compris le problème, qui me semble illustrer une erreur que font aujourd’hui la plupart des éditeurs : vouloir expurger les jeux de tout ce qui est un peu agressif parce que la guerre, la violence, tout ça, c’est mal (et ça ne se vend pas).
La guerre, la violence, c’est en effet très mal dans la vraie vie, mais cela ne pose pas de problème dans les films ou les romans. Il ne devrait pas en aller autrement dans les jeux, d’autant que c’est un excellent moyen de générer de l’interaction entre les joueurs. La baston n’était déjà pas très sanglante dans Ethnos, qui était plus un jeu de majorité que d’affrontement, et je pense qu’il aurait fallu en rajouter un peu en permettant à certains peuples de franchir les frontières pour attaquer les voisins. Le choix inverse a été fait dans Archeos Society, où les rivalités pour le contrôle des six régions ont été remplacées par l’avancement de pions sur des pistes. Ce ne sont même pas des courses, il n’y a pas de prix pour le premier où de possibilité de faire un croche-pied à celui qui vous dépasse. Le fun, l’intérêt, l’interaction ont été supprimés et remplacés par des systèmes de score tarabiscotés, différents sur chaque piste, poussant chaque joueur à faire ses calculs en ignorant complètement ses adversaires.
Bref, même si les neuf-dixièmes des règles sont identiques, Ethnos et Archeos Society sont des jeux très différents. Ethnos était un jeu léger, que l’on jouait avec et contre ses adversaires. Archeos Society est, pour l’essentiel, un exercice d’optimisation mathématique que l’on fait chacun pour soi. Ethnos était un jeu simple, amusant, méchant, tout public. Archeos Society est un jeu sérieux, froid, techniquement intéressant mais qui reste sans doute trop simple pour les amateurs de gros jeux stratégiques.
Beaucoup d’éditeurs sont convaincus qu’un jeu de société ne peut aujourd’hui être un succès que s’il est gentil – gentil rose ou gentil vert -, si l’on peut jouer pour soi sans jouer contre les autres. J’ai récemment discuté avec l’un d’entre eux, qui envisageait de rééditer Isla Dorada, jeu méchant s’il en est, mais en en retirant les possibilités de blocage qui en font tout le charme. Curieusement, ceux qui tiennent ce discours citent toujours les deux mêmes mauvais exemples, Les Aventuriers du Rail et les Colons de Catan. Ce sont certes d’excellents jeux grand public mais, si l’on ne s’y fait pas vraiment la guerre, la course et le blocage y sont très présents.
Alors, certes, j’aime bien les jeux un peu agressifs, un peu méchants, ou pour parler politiquement correct « interactifs ». C’est un goût personnel, mais je pense qu’il reste très partagé, et sans doute plus dans le grand public que dans le petit milieu des professionnels et des initiés du jeu de société. J’en suis suffisamment convaincu pour continuer à faire des jeux « interactifs ».
Quelques jours seulement après avoir écrit cet article, je suis tombé sur un tweet de mon ami Eric Lang dans lequel il mettait en avant une autre manifestation de la même erreur d’analyse.
Il constatait que beaucoup de la complexité inutile des jeux de société récents était due à la volonté de minimiser les « feel bad moments », expression que je ne sais pas trop comment traduire, disons les moments où un joueur peut avoir l’impression de s’en prendre plein la gueule. Je n’avais pas employé cette expression, mais c’est précisément pour cette raison que les régions d’Ethnos sont devenues les pistes de score d’Archéos Society.
Eric pointe sur un autre procédé des éditeurs, qui demandent au concepteur du jeu d’introduire des « compensations » pour le joueur qui perd un combat ou une majorité, que ce soit à la suite d’un manque de chance ou d’un bon coup adverse, afin que la perte ne soit pas trop fortement ressentie.
C’est généralement une erreur pour deux raisons. D’abord, comme le remarque Eric, parce que ces « compensations », par exemple des bonus à utiliser plus tard pour modifier un jet de dé, complexifient les règles. Mais aussi et surtout parce ces « feel bad » moments, font partie du plaisir du jeu, ne serait ce que pour mieux mettre en avant les « feel good » moments. Un jeu où on ne rate jamais vraiment son coup, c’est aussi un jeu ou l’on ne réussit jamais vraiment, c’est un jeu plat.
Eric cite comme exemple King of Tokyo, de Richard Garfield, mais mes plus grands succès, Diamant, Mascarade ou Citadelles sont aussi des jeux qui peuvent parfois sembler injustes. Non seulement cela ne pose pas de problèmes aux joueurs, mais je suis convaincu que c’est une des raisons de leur succès.
Si je prends l’exemple de Citadelles, les alternatives à l’Assassin, Sorcière et Magistrat, sont effectivement une réponse à une demande de l’éditeur, qui voulait que le joueur tué, parfois un peu par erreur, ne perde pas complètement son tour. Je ne joue jamais avec ces personnages plus complexes, et je ne crois pas que beaucoup de joueurs y aient recours. L’assassin est injuste, mais il est aussi tellement plus simple et plus drôle.
Je ne suis pas toujours opposé aux compensations. Quand cela rentre dans le thème, ne complique pas trop les règles, ne ralentit pas le jeu et peut relancer la partie, pourquoi pas. Dans un de mes prototypes, le singe qui réveille le tigre reçoit un brin de moustache qu’il pourra utiliser plus tard pour refuser une carte et en piocher une autre. Cela passe parce que c’est simple. Trop souvent, et je m’y suis parfois laissé entraîner, les compensations s’accumulent au point qu’il devient presque indifférent de perdre ou de réussir un jet de dé, de piocher une bonne carte ou une mauvaise, et le jeu perd alors tout son sel.
J’ajouterai que les éditeurs qui cherchent à minimiser ces « moments négatifs » se méprennent assez largement sur la nature du plaisir ludique. Bien sûr, quand on joue, on cherche à gagner, c’est le principe même du jeu. Mais ce qui apporte le plaisir du jeu, ce n’est pas le résultat, la victoire, c’est la tension qui y mène – ou pas. On ne se souvient avec plaisir des parties que l’on a gagné que quand on a failli les perdre, et on se souvient avec le même plaisir de celles que l’on a perdu mais que l’on aurait pu gagner. Pourquoi tant de gens jouent-ils au poker, qui n’est guère fait que de “feel bad” moments ?
Ces éditeurs – pas tous, heureusement – me semblent oublier que les jeux sont achetés par des gens qui aiment jouer, qui cherchent à gagner mais acceptent de perdre. Les gens qui n’aiment pas perdre ne jouent pas.
Quelques mois plus tard encore, je me suis rappelé la grande théorie de mon ami Bruno Cathala, selon laquelle le plaisir du jeu vient en grande partie de la frustration du joueur à qui il manque toujours une carte, un point d’action, un jet de dé, une case pour pouvoir faire ce qu’il veut. Cette frustration est très voisine de celle que j’ai décrit plus haut, que ressent le joueur qui prépare longuement son coup… pour se faire soudain bloquer par une route ou un ouvrier posé par le joueur à sa droite. Elle est bien sûr tout aussi présente dans les jeux coopératifs, où c’est le système qui vient nous embêter.
Cet article a généré, depuis que je l’ai publié, pas mal de discussions parfois un peu arrosées avec d’autres auteurs de jeux. Si tous ne mettent pas toujours en avant la même émotion négative, je ne crois pas qu’il y en ait un seul qui m’ait dit faire, ou chercher à faire, des jeux « positifs ». C’est un fantasme d’éditeur, et un mauvais argument commercial qui repose sur une méconnaissance des joueurs et des mécanismes du plaisir ludique.
My favorite game by the talented designer Paolo Moris is certainly Unusual Suspects, but he mostly designed more ambitious stuff, games like Libertalia or Dogs of War. I played a few games of Ethnos, when it was published in 2017 by CMON, and thoroughly enjoyed them, even when the game felt a bit unfinished. The art was good but the graphics bland. The map was divided in six regions which didn’t mean much in game terms. It felt like a fabulous game which had been developed and published a bit too fast.
I rejoiced when I heard that the Space Cowboys team, which was already responsible for publishing another of Paolo’s great designs, Libertalia, was working on a retheme of Ethnos. Archeos Society is just out, and it looks gorgeous. I played it twice and it fell flat twice. Since I didn’t remember Ethnos very well, I just opened my old box and browsed through the rules to check the changes. I instantly saw the problem. The game has been thoroughly expurgated from everything a bit aggressive, from every possibility to attack other players, because war and violence 1)are bad and 2) don’t sell. Such bowdlerization has recently become commonplace with game publishers.
War and violence are certainly bad in real life, but they are not a problem in novels and movies. They should not be either in games, especially since they make for an efficient way to generate interaction between the players. The fight was not very bloody in Ethnos, which was technically more an area majority game than a war game, and I think it could have been improved with the possibility, for some people, to cross borders and attack neighbors. Anyway, the opposite has been done in Archeos Society, where the rivalry for the control of the six regions has been replaced with simply moving players pieces on various scoring tracks. These are not even race tracks, since there’s no bonus for the first one past the post, and no possibility to trip opponents up. The fun and interactive part of the game has been replaced by complex scoring systems, different on every track, so that each player makes their own calculations, mostly ignoring opponents.
As a result, even when nine tenths of the rules are the same, Ethnos and Archeos Society feel completely different. Ethnos was a true game, played with and against opponents. Archeos Society feels like a math optimization problem. Ethnos was simple, fun, nasty, a game for every casual gamer. Archeos Society feels serious, cold, technically challenging but still probably too simple for hardcore gamers.
Most publishers nowadays seem to believe that a game can only be a major hit if it is cute – meaning either pink cute or green cute – if one can play for oneself without playing against the other. I even recently got an email from a publisher who wanted to republish Isla Dorada, a deliberately nasty game, with removing the blocking possibilities which make most of its charm. Ironically, those who adhere to this narrative always give the same two examples, Ticket to Ride and Settlers of Catan. Both are outstanding games, and not about war, but blocking, and sometimes aggressive blocking, is one of their essential features.
I like aggressive, even mean, games – or, to use the euphemized term, interactive games. It’s a personal taste, but I think it is a very common one, and probably more among casual gamers than among hardcore ones and publishers. And I intend to keep on designing “interactive” games.
A few days only after I posted this blogpost, I read a tweet by my friend Eric Lang, in which he highlighted another manifestation of most publishers’ aversion fore negative effects in games.
He noticed that some of the unnecessary complexity of modern board games came from trying to minimize “feel bad moments” in games. I didn’t use this wording, but it is for this exact reason that the regions in Ethnos have been replaced by scoring tracks in Archeos Society.
The other reaction pointed by Eric is publishers asking the designer to add “compensations” for the player who loses a fight or a majority, be it because of bad luck or of an opponent’s clever move, so that the loss doesn’t feel too bad.
It is usually an error for two reasons. First because, and that was Eric’s main point, these compensations are added rules and make the game more complex. Another reason is that these “feel bad” moments are part of a game’s fun, if only because they help emphasizing the good moments. A game with no real bad moments is also a game with no real good moments – it feels flat.
Eric gives one example of game with simple rules bad moments, Richard Garfield’s King of Tokyo. My three best-selling games, Diamant, Mascarade and Citadels, are also merciless and even sometimes unfair. It doesn’t seem to be a problem for players, I even think it’s one of the reasons for their success.
In the recent editions of Citadels, there are two #1 cards designed to replace the Assassin, the Witch and the Magistrate. These two characters come from a demand by the publisher, who wanted to make the #1 character’s effect less violent for the affected player. I never play with these more complex characters, and I don’t think many players do. The assassin is so much simpler and more fun.
I’m not totally against compensations. If it fits with the story, if it doesn’t slow or complexify the game, if it adds to the tension, why not. In a prototype I’m working on at the moment, the monkey who wakes up the tiger can keep a whisker and use it later to discard a card and redraw. It’s OK because there’s a fun story in it, and it’s simple. In too many games, compensations are such that it doesn’t really matter any more if your die roll is a hit or miss, if the card you draw is good or bad – and the game becomes tenseless.
The publishers who want to minimize these “bad moments” misunderstand the essence of the gaming pleasure. Of course, players try to win, that’s the whole point of the game. The fun, however, is not in the result, in winning, it is in the tension, in trying to win. The games we best remember are those we won but nearly lost, and those we lost but could have won. Why do so many people play poker, a game which is mostly “feel bad moments”.
Many publishers – not all, luckily – seem to forget that the people who buy and play games are people who like playing. This means they try to win, but they dont mind losing. People who hate losing don’t play games.
A few months later, I remembered that Bruno Cathala had once explained to me his theory that gaming pleasure is largely based on frustration, on the players always missing one card, one action point, one spot on the die, on space on the track to do what they want. This frustration is not very different from that described above, of the player patiently preparing a move to see it blocked by a road or a worker placed the player on their right, just before their turn comes. It is not different in cooperative games, where blocking is done by the system.
This article has generated, since I published it six months ago, many half-drunk discussions with fellow game designers. While we don’t all claim to aim at the exact same negative emotion, I don’t think a single designer ever told me they design, or would like to design, entirely « positive » games. This idea is both a publisher’s fantasy, and a bad sales pitch due to a misunderstanding of gamers and the nature of gaming fun.
100% d’accord avec le développement, je dirais même que Archeos société ou j’ai initiés des gens avec la configuration de base, et bien comme ils n’ont même pas voulu tester une seconde partie, il n’ont pas été plus que ça intéressés par les autres cartes ou les plateaux sur les autres faces, a trop épurer d’entrée on en perd le coté ” aller on y revient “
100% d’accord avec toi Bruno. Personnellement je déplore en tout domaine l’outrageuse imposition du “politiquement correct”. Et encore un plus dans le domaine ludique, qui doit être tout sauf “L’école de fans”. La prise de risque (tenter le coup, même si ce n’est pas sûr ou, au contraire reporter son action à plus tard, quitte à ne pas pouvoir la faire), l’attente angoissante (qu’un autre fasse avant nous l’action tant désirée), la frustration ( devoir notre action nous passer sous le nez), sont à mon sens autant de qualités propres à tout bon jeu. Le reste est juste bon pour les cours de récré maternelles.
J’ai créé un prototype de jeu familial qui a déjà remporté un concours dans un petit festival. Je l’ai déjà présenté à quelques éditeurs dont certains m’ont reproché la “méchanceté ” de certaines cartes, alors que ce sont justement celles que tout le monde adore et qui font tout le sel et les retournements de situation du jeu ! J’ai posé la question à des joueurs qui m’ont tous dit de ne surtout pas y toucher. Je ne les enlèverai pas pour être édité, je garde mon cap ! 🙂
Certaines personnes détestent “Innovation” de Carl Chudyk, parce que certaines cartes sont très méchantes. Mais quel plaisir quand on arrive à retourner la situation quand on s’est fait dépecer par une “Anatomie” ou une “Vaccination” trop efficace et qu’on arrive finalement quand même à gagner la partie. Il y a toujours de l’espoir avec ce jeu !
Merci de citer Innovation qui est mon jeu (à 2!) préféré pour illustrer le propos de M. Faidutti auxquels j’adhère. Maintenant je sais pourquoi j’aime certains jeux et je sais mieux choisir les futurs !