Un certain Blaise Pascal
Blaise Pascal

Je regrette parfois que l’on ne se préoccupe plus guère, comme c’était le cas dans les années soixante-dix, de savoir d’où chacun parle et, surtout, d’où chacun voit. Comme joueur, je regarde le jeu de l’intérieur. Comme auteur de jeu, je ne le vois pas d’en haut mais plutôt d’avant. Ce sont deux points de vue intéressants, mais qui n’interdisent pas une certaine curiosité quant aux autres regards possibles, du dehors, d’après, d’en haut, d’ailleurs.

Beaucoup de disciplines se sont intéressées aux jeux. Il y a une histoire des jeux, souvent descriptive et encyclopédique plus que réflexive et analytique mais qui n’en a que plus de charme pour l’amateur. Il y a une sociologie du jeu, une ethnologie du jeu, et sans doute bien d’autres. Les deux disciplines les plus souvent convoquées pour parler de jeu sont néanmoins les deux « reines » (à chacun de choisir son allégeance) que sont mathématique et philosophie. Ce sont d’ailleurs les seules à proposer, presque clefs en main, des « théorie des jeux ». Curieusement, le même personnage – Blaise Pascal – a marqué l’une et l’autre de ces approches du jeu. Il y a même quelque chose de fascinant dans l’intérêt persistant d’un personnage aussi sévère, aussi non joueur, pour le thème du jeu. Et je ne dirai rien du pari, sur lequel mon point de vue rejoindrait plutôt celui de Prévert…

Interrogé par l’un de ses amis sur la manière rationnelle de partager les mises lorsque, d’un commun accord, les joueurs décidaient d’interrompre avant terme une partie de cartes, Pascal jeta les bases du calcul des probabilités dans sa « théorie des parties », qui est, d’une certaine manière, à l’origine de ce que les mathématiciens appellent aujourd’hui « théorie des jeux ».

Ce que les mathématiciens appellent aujourd’hui « jeu » n’a cependant guère plus à voir avec les jeux que nous pratiquons que l’espérance mathématique n’a à voir avec les espoirs que nous pouvons connaître. En mathématique, un jeu est une situation impliquant plusieurs acteurs et dans laquelle les conséquences des choix d’un acteur interagissent avec les conséquences des choix des autres acteurs. De telles situations sont certes très fréquentes dans les jeux, mais elles le sont tout autant dans la vie réelle, même si les situations ludiques sont plus souvent modélisables. La mal nommée théorie des jeux devrait donc, en toute rigueur, s’appeler « théorie des choix stratégiques ». Comme professeur d’économie en lycée, il m’est arrivé d’avoir recours, dans ses bases les plus élémentaires, à la théorie des jeux. Comme auteur de jeu, ou comme joueur, je n’en ai pas vraiment l’usage.

Ma conception personnelle du jeu doit sans doute beaucoup aux pensées de Pascal sur le divertissement – tant pis si ce n’est guère original. Le divertissement pascalien ne se limite certes pas au jeu, mais le jeu en est sans doute l’archétype. L’un de mes jeux, qui devrait paraître l’an prochain, se veut même un clin d’œil humoristique aux Pensées – ce qui prouve que l’on peut même faire de l’humour avec Pascal.

Plus que Pascal, ce sont cependant aujourd’hui Johan Huizinga et Roger Caillois qui sont régulièrement cités à propos de jeu. Pour intéressants qu’ils soient, leurs travaux sont également, du point de vue des joueurs, inadéquats. Huizinga a certes raison quand il montre qu’il y a ce qu’il appelle « du jeu » dans les domaines les plus sérieux et variés de notre histoire culturelle, mais le jeu des joueurs n’est pas celui qui est partout – c’est celui qui est spécifiquement dans les jeux. Si Caillois ne va pas aussi loin, sa classification, souvent citée, s’avère extrêmement peu opératoire, ce qui est pourtant le seul intérêt d’une classification. Il range en outre parmi les jeux des activités qui, comme les tours de manège, qui ne sont de toute évidence pas des jeux au sens où nous l’entendons. À contre courant de ces visions englobantes qui diluent le jeu dans le monde, Colas Duflo, dans Jouer et Philosopher, tente de cerner ce qui fait la spécificité de l’activité ludique, et cette fois, son jeu semble bien le mien. C’est donc, après Pascal, la lecture que je conseille au joueur désireux de réfléchir « de l’extérieur » sur le jeu, même si l’on en retient surtout que la simple définition du jeu n’est pas une mince affaire.


I sometimes regret that few people now take in consideration, like one used to say in the seventies,“where from one speaks” and, probably more important, “where from one looks”. As a gamer, I look at games from the inside. As a game author, I look at them not from upstairs but, in a way, from before. Those are interesting points of view, but I am nevertheless curious of other possible looks, from outside, from after, from upstairs, from anywhere else.

Games have been studied in many different ways. The history of games is often more encyclopedic and descriptive than reflexive and analytic, but this makes it even more charming for the amateur. The sociology of games usually focuses on gambling games, sometimes on MMORPG. The ethnology of games is more concerned with abstracts. There are many others. The two disciplines most usually called for when “seriously” discussing games are, however, the two queen subjects (one can chose one’s allegiance) – mathematics and philosophy. They are the only ones who dare to have full blown “theories of games”. Incidentally, the same Blaise Pascal was an originator of both. There’s something fascinating in such a serious, obviously non-gamer character, being fascinated with the idea of gaming. Talk about stupid wagers…

Pascal was asked by one of his friends on how to share the bets when a gambling game had to stop before its natural end. Studying this issue, Pascal laid down the basic principles of probability theory, which later led to what is now called game theory.

The problem is that what mathematicians now call “game” is very different from what gamers, and most people, call game. For mathematical theory, a game is a situation involving two or more actors, and in which the choices made by the different actors interact one with another. Such situations are quite usual in games, but they are in no way specific to games, even when the ones in games are usually easier to formalize than the ones in real life. The mathematical “game theory” ought to be called “theory of strategic choices”. As a teacher in economics, I sometimes made use of the basics of game theory. As a gamer or game designer, I don’t really need it.

My own idea of gaming owes a lot to Blaise Pascal’s Pensées – not something very original in France, where it is one of the authors often dealt with in high school, either in the literature course or in the philosophy one. Pascal’s “distraction” covers much more than games, but games are probably the archetypal pascalian distraction. One of my games to be published next year is even a kind of big humorous pun on Pascal – which proves that one can even make fun of Pascal.

(I apologize if what follows sounds a bit foreign to English speaking readers. Unfortunately, French intellectuals have often ignored English thinkers in the last century. As a result, even when we use basically the same intellectual categories, we often don’t know and quote the same authors. I don’t think many American readers know of Roger Caillois, and I’m sure there are more interesting American or English philosophers or sociologists who dealt with games and of which I’ve never heard… Anyway, I can only think and write with what I know).

More than Pascal, the recurrent intellectual references about games are now Johan Huizinga and Roger Caillois. Their works are interesting but are also, for a gamer, mostly inadequate. Huizinga is certainly right when he sees “game” at work almost everywhere in our cultural history, but the gamers’ game is not the game that is everywhere – it’s the game that is specifically in games. Caillois doesn’t have such a large idea of games, but his classification of games nevertheless doesn’t work, and accepts activities, like merry-go-rounds, which are obviously not games in a gamer’s sense. Against these enveloping conceptions of games, Colas Duflo, in “Jouer et philosopher” tries to define what makes the specificity of a game, what set it aside from other activities, and what he calls a game seems to be what I also call a game. That’s why it is, after Pascal, the reading I recommend to anyone who wants to think on games from an exterior point of view. Of course, it’s only in French, and I’m sure there are very interesting sociology or philosophy books about gaming written in English – I just don’t know about them. I’m willing to read them if you give me some names and titles.

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