Un thème, pour quoi faire ?
A theme, what for ?

Deux des nouveautés les plus remarquées de la fin 2005, toutes deux assez rapidement oubliées depuis, amènent à se demander à quoi peut bien servir un thème dans un jeu de société.
Big Kini est un excellent jeu de majorité, aux mécanismes dynamiques et bien conçus, mais qui souffre visiblement d’un thème inadapté. Les parties sont intéressantes et disputées, mais ces histoires de ministres en shorts et de barons en tongs, ces exportations de cigares dans des îles ignorant qu’elles ont des voisins, ces colons qui font ou ne font pas d’enfants selon l’îlot où ils s’installent, tout cela n’a guère de sens et n’aide pas à entrer dans la logique du jeu. Après ma première partie, j’en discutai un peu dans les allées du salon d’Essen. J’appris ainsi que le prototype de l’auteur était un jeu de conquête et d’exploration spatiale dont l’éditeur, pour des raisons commerciales (qui se limitent sans doute à la légende selon laquelle« la science fiction ne se vend pas »), avait déplacé l’action dans le monde exotique et ensoleillé des îles du Pacifique. Le jeu reste bon malgré un mauvais thème, mais c’est quand même dommage tant il serait de toute évidence meilleur, car plus naturel et plus fluide, dans son univers d’origine.
Paru également pour Essen 2005, Mesopotamia, est un jeu de points d’action à la Tikal, qui tourne bien qui m’a laissé assez dubitatif. L’une des raisons de mon peu d’enthousiasme est, là encore, un thème maladroit qui n’a même pas, comme dans Big Kini, la vague excuse d’un vague humour. Pourquoi diable avoir situé en Mésopotamie un jeu sur le plateau duquel ne coule ni deux, ni même un seul fleuve, mais où fument en revanche de nombreux volcans ? La couleur locale mésopotamienne s’y limite à quelques jolis dessins de prêtres aux barbes huilées et tressées, et à une pyramide aztèque rebaptisée en hâte temple de Marduk. On devine aisément que l’auteur avait d’abord situé l’action quelque part en Amérique du Sud et que, parmi les offrandes à amener au temple pour l’emporter, il y avait sans doute quelques sacrifices humains. Les civilisations précolombiennes étant habituellement censées plutôt bien se vendre, le changement de thème laisse perplexe.

Update : Après avoir rédigé cet article, j’ai été orienté vers quelques articles fort sérieux expliquant que, selon les théories historiques les plus récentes, il y aurait sans doute eu des volcans en activité en Asie mineure dans la haute Antiquité. Je l’ignorais, comme l’ignoraient sans doute la plupart des joueurs, et ce plus en termes de plausibilité historique n’en est donc pas vraiment pour l’imaginaire des joueurs. Peut-être un paragraphe expliquant ce point n’aurait-il pas été déplacé à la fin des règles. Quoi qu’il en soit, cela n’explique pas l’absence des deux fleuves.

Ces deux thèmes inadaptés, rapidement plaqués sur des jeux conçus pour conter d’autres histoires et décrire d’autres univers, sont autant d’erreurs éditoriales. L’intention de l’éditeur ou de l’auteur croyant rendre le jeu plus attractif en lui donnant un thème qu’il pense plus vendeur est bien sûre louable, mais lorsque cette modification nuit à l’intérêt du jeu, je crains qu’elle ne soit contre-productive, y compris d’un simple point de vue commercial.
Certains jeux, ceux qui sont fondés sur un mécanisme unique et simple, supportent aisément un changement de thème, car ils n’ont pas réellement besoin d’un thème pour fonctionner. J’aime bien l’aspect de Babylone, et la référence à la tour de Babel que l’on ne peut pas bâtir jusqu’au bout, mais reconnais bien volontiers que cette histoire n’est en rien nécessaire au jeu.
Lorsque les jeux sont plus complexes, intègrent plusieurs mécanismes, le thème devient plus qu’un décor. Il est ce qui donne sens au jeu, ce qui fait la cohérence interne du système de règles, et ce pas seulement pour les jeux qui ont été dès l’origine construits à partir du thème. Dans Big Kini, un ministre à cheval sur deux îles n’a aucun sens, mais dans le prototype – que je reconstruis en imagination sans l’avoir jamais vu – un vaisseau spatial naviguant dans l’espace entre deux planètes était sans nul doute à sa place, et c’est parce que c’était sa place que l’auteur l’avait mis là.

De nombreux éditeurs ne semblent pas comprendre la fonction du thème dans la création ludique. S’ils admettent qu’il soit l’essence d’un jeu de rôle ou de simulation, ils n’y voient dans un jeu de société qu’un élément décoratif, voire une simple astuce pédagogique pour présenter les règles de façon moins abstraite. Je crois même avoir entendu Stefan Brück, pourtant un éditeur et un développeur talentueux, exprimer très exactement ce point de vue. Le thème permettrait de parler de cochons, de wagons ou de chevaliers au lieu de variables mathématiques A, B et C, de prestige, d’influence ou de haricots au lieu de points de victoire, mais n’aurait aucune autre fonction et ne serait, à la limite, pas vraiment nécessaire à un jeu qui existerait, dans l’absolu, en dehors de lui.
C’est parfois vrai. Toc Toc Toc !, tel que Gwenaël Bouquin et moi l’avons soumis aux éditeurs, contait l’histoire d’auberges à la croisée des chemins, où les aventuriers s’arrêtaient pour boire quelques chopes et passer la nuit. Hollywood tel que nous l’avions imaginé avec Michael Schacht était une histoire de nobles en quête de riches terres et de titres prestigieux. Si nous avons accepté de modifier le thème de ces petits jeux de cartes, c’est qu’ils étaient au fond assez abstraits, et que le nouveau thème y faisait autant sens que l’ancien – même s’il est un peu curieux que les vamps de Toc Toc Toc ! ne restent jamais dans une fête. J’ai en revanche systématiquement rejeté les propositions du même type pour Citadelles ou La Vallées des Mammouths – et personne n’a encore osé en faire pour Mystère à l’Abbaye.

Il reste que dans les meilleurs jeux, les plus complets, les plus aboutis, ceux qui ont demandé un réel travail de développement, le thème a tant influencé les mécanismes que peu à peu, à force d’influences réciproques, les deux ont fini par se confondre. Le thème n’est alors plus une seulement un artifice de présentation d’un système fondamentalement abstrait, mais devient le support d’un ensemble de références et de clins d’œil qui sont un élément essentiel de l’expérience ludique – sans que cela fasse nécessairement du jeu une simulation. Vouloir garder tels quels les mécanismes et les équilibres d’un jeu en en changeant le thème, c’est accepter de se retrouver avec des mécanismes ne faisant pas sens avec le récit, ce qui ne peut que nuire à l’expérience du joueur. Dans le Monopoly du Seigneur des Anneaux, vous pouvez bâtir un hôtel en Mordor.

Cela ne signifie pas qu’il faille toujours s’interdire de modifier le thème des jeux de société un peu complexes. Himalaya, anciennement Marchands d’Empire, ou Shogun, réincarnation de Wallenstein, sont des exemples de changements de thème réussis, un peu par chance sans doute, mais aussi parce que le nouveau thème a été longuement réfléchi, et parce que l’auteur a pris soin de trouver de nouvelles références, de nouveaux clins d’œil, parfois de nouveaux petits points de règles, pour que le jeu conserve son sens, c’est à dire continue à raconter une histoire, dans le nouvel univers. On peut aussi, comme Richard Borg l’a fait pour créer Memoir 44, puis Battlelore, à partir de Battle Cry, reprendre presque à zéro le développement pour adapter le principe général du jeu au nouvel univers, avec de nouvelles unités, de nouveaux pouvoirs, de nouvelles règles et de nouveaux tests. – mais là, ce n’est plus le même jeu.

Trop souvent cependant, le changement opéré par un éditeur se limite à un simple rechercher/remplacer dans les règles, et le résultat confine alors souvent au ridicule, au point d’ôter toute clatré et tout intérêt au jeu..
Alan R. Moon et Richard Borg avaient, il y a quelques années de cela, conçu un magnifique jeu de guerre et de majorité dans l’univers du japon médiéval. Je suis convaincu que si l’empereur n’avait pas été changé en ancêtre et le shogun en ancien, si les lanciers et samurais n’étaient pas devenus des Tschurungas carrés et cylindriques, Wongar, qui s’appellerait sans doute Shogun, serait aujourd’hui un grand classique. Tel qu’il fut publié, on l’a oublié, comme on oubliera Mesopotamia et Big Kini. La même mésaventure est arrivée à Dominique Ehrhard, dont l’ excellent jeu de course de bateaux à aubes sur le Mississipi a été étrangement déplacé dans le Val de Loire, région que seuls des Autrichiens peuvent trouver vaguement exotique, puis agrémenté d’illustrations qui feraient plutôt penser à la Vallée du Rhin. Un jeu qui laisse ainsi passer sa première chance en rencontre rarement une seconde – c’est bien dommage pour Nottingham, dont j’ai récemment traduit les règles, et qui a l’air bien astucieux. Cette histoire de brigands qui attaquent une diligence pour contraindre les passagers à échanger leurs bijoux contre des chandeliers n’est pas très convaincante.

Pour d’autres exemples de jeux dont le thème a été changé par l’éditeur, et une discussion des résultats de ces transformations, vous pouvez consulter la liste que j’ai créée à ce sujet sur le Boardgamegeek.


Two of the most noticed games at the 2005 Essen fair, Big Kini and Mesopotamia, have been largely forgotten since. I think I know why, and this will be an occasion to discuss the function of the theme in a board or card game.
Big Kini is a cleverly designed and very dynamic majority game, but it obviously suffers from an ill-fitted setting. Games are fun and challenging, but this stories of barons in flip-flops and ministers in shorts, these islands exporting cigars while they don’t know they have neighbors, these settlers making children or not depending on the islet where they build their camp, all this doesn’t make any sense, and therefore doesn’t help players to get in the game’s logic. After my first game, I discussed it here and there in the Essen fair’s alleys, and soon learned that the author’s prototype was a space exploration and conquest game. The publisher, for commercial reasons – Science Fiction games are not supposed to sell – decided to move the game’s action in the sunny and exotic southern seas. Well, despite a forced theme, the game is still really good, but I don’t doubt it would be better, because more natural, more fluid, more evident, in its original world.
Mesopotamia also appeared at Essen 2005. This action points game, of the Tikal family, works well but left me a bit cold. The main reason for my lack of enthusiasm is probably not in the game systems, they are good, but, once more, an ill fitted theme. At least, in Big Kini, the theme was treated with some humor and sometimes tried to make fun of itself. Why call “Mesopotamia” a game with neither two, nor even one, river, but with lots of smoking volcanoes? The only local color elements in the game are a few priests with braided beards and an Aztec pyramid hastily renamed Marduk temple. It is obvious the action was first intended to take place somewhere in South America, and there were some human sacrifices among the offerings to be brought to the pyramid temples. Since pre-colombian civilizations are supposed to sell well, I wonder what were the reasons for the change.

Update : After I wrote this article, I was sent the urls of some recent articles explaining that, according to the latest historic theories, there were probably active volcanoes in the Middle-East in the High Antiquity. Like most players, I didn’t know this, and it means that this might make the game more historically accurate, but doesn’t make it more accurate to our imagination. Well, it could have worked with a paragraph explaining this at the end of the rules, but there’s none. And it doesn’t explain why there are no rivers in Mesopotamia.

These two themes, hastily pasted on games that were obviously designed to tell other stories, to describe other settings, are obvious editorial mistakes. I can understand the intent of the author or publisher who wants to make the game more attractive with changing the setting for one that’s supposed to sell better. I’ afraid that, when the result is to make the game weaker, it is counterproductive, even on a purely commercial point of view.
Some games, mostly those based on a single and simple mechanism, can easily have their setting changed, because it’s just a setting and not a real theme, and they don’t need it to work. I like the look of Babylon, and the underlying story of the Babel tower that you can never build to the end, but I’m the first to admit it’s not necessary to the game.
When games are more complex, and involve many game systems, the theme becomes much more than a background setting. It becomes what gives a meaning to the game’s action, what makes the game coherent – and this is true not only for the games that were designed starting from the theme. In Big Kini, a baron standing with one flip-flop on an island and the other on a second island makes no sense, but in the prototype – which I’ve never seen and now reconstruct in my mind – a spaceship in deep space between two planets of the same system certainly made sense – and it had been put there because it made sense.

Many publishers don’t seem to understand what the theme stands for in a boardgame. They admit that the theme is critical in a role playing or a simulation game. In a card or board game, they think it’s just added color, or at best a kind of pedagogic tool to explain the rules in a less abstract way. I think I remember Stefan Brück, who is talented game publisher and developer, saying exactly this. He explained that the only use of the theme was to help writing the rules, and to have names such as pigs, trains or knights instead mathematical variables A, B or C, and beans, prestige or influence for victory points. He thoughtthink For him, the essence of the game existed without the theme, and a good game could even work without theme.
It’s sometimes so. When Gwenaêl Bouquin and I submitted Knock Knock! to publishers, the game was about taverns at a fantasy forest crossroads, where adventurers stopped for the night. The Hollywood card game as Michael Schacht and I had designed it was about mediaeval barons in search of rich fiefs and nobility titles. We accepted to have the setting of these small card games changed because they were, in fact, abstract games, and the new setting made as much sense as the old one – even when I still find a bit strange that Knock Knock’s vamps never stay at a party. On the other hand, I always refused proposal to change the theme of Citadels or vally of the Mammoths – and noone dared to suggest a change of theme in Mystery of the Abbey.

In the best games, the richest ones, the ones which have been really developed, the theme has had so much influence on the systems that they have become one, and that it’s impossible to remove the theme without violence. The theme has become much more than an artificial pedagogic tool, pasted up setting. It is now the basis for all the references and “eye winks” which make for most of the fun of gaming – and this doesn’t make that the game has to become a simulation. Keep the systems and change the theme, and you get a game where the structure doesn’t make sense with the background story, and which can only feel unsatisfying. Ever wanted to build a hotel in Mordor? You can in Monopoly – Lord of the Rings edition.

This doesn’t mean you must never change the theme in a complex boardgame. Himalaya, a reworking of Marchands d’Empire, or Shogun, the new edition of Wallenstein, are examples of successful theme changes. There may be some luck in it. There’s probably more – the new theme has been chosen carefully to fit most of the existing systems, and the author has added new winks, new references, and usually a few thematic rules, so that the game still tells a coherent story in its new setting. Another way is to make like Richard Borg when he reworked Battle Cry to design Memoir 44 and then Battlelore. This means starting the development from the beginning, with not only a new setting, but also new units, new effects, new rules, new tests – but then, it’s really a new game.

Most time, a theme change made by a publisher is little more than a “search and replace” in the rules. The result can be ridiculous, and often removes most of the interest from the game.
A few years ago, Alan R. Moon and Richard Borg had designed a wonderful war and majority game settled in Mediaeval Japan. I’m confident that, if the Emperor had not become an ancestor and the shogun an elder, if lancers and samurais had not become square and round Tjurungas, Wongar, probably as Shogun, would have become a classic. As published, it was quickly forgotten, as will Mesopotamia dn Big Kini. The same misadventure happened to Dominique Ehrhard, whose Mississipi steamboats game has been moved to the Loire valley, a place only Austrian people can find exotic, and then illustrated with graphics that look more like the Rhine valley. A game that misses its first chance rarely finds a second one. It’s a pity for Nottingham, a game which rules I recently translated into French, and which sounds clever. This story of brigands attacking the stagecoach to force the passengers to trade their candlesticks for necklaces is definitely unconvincing.

For other examples of game whose theme has been changed, for good or for bad, by the publisher, see this boardgamegeek list.

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