Jeux de jambes et sports de l’esprit
Mind Sports and Body Games

La revendication récurrente de certains joueurs, et souvent de leurs “fédérations”, demandant que le bridge, les échecs, et peut-être d’autres que j’oublie, soient considérés comme des « sports de l’esprit » étonne et inquiète ceux qui, comme moi, sont convaincus que ce sont des jeux et n’envisagent pas qu’ils ne le soient plus. Elle amène aussi à s’interroger sur ce qui sépare, et surtout ce qui rapproche, le jeu du sport.

Si l’on entend par jeu une activité intellectuelle, déconnectée du réel, caractérisée par un système de règles arbitraires, on réalise bien que de nombreux sports en sont très proches. Ce sont en effet des activités physiques, déconnectées du réel, et caractérisées par un système de règles arbitraires. Beaucoup d’activités demandant à la fois des capacités physiques et intellectuelles, la frontière entre sport et jeu peut alors être très floue, comme le montrent les statuts ambigus du billard ou de la pétanque. Aucune raison objective ne justifie que le Ping Pong soit un sport (pour parler sportivement et politiquement correct, il faut, paraît-il, dire tennis de table), et que Carabande soit un jeu, ni que le football soit un sport et la balle au prisonnier un jeu.

Tous les sports ne sont pourtant pas également proches du jeu. Ce n’est pas pour rien que l’on parle de « jouer au football » ou de « jouer au tennis », mais pas de « jouer au ski » ou de « jouer à la course ». Les sports qui s’apparentent le plus clairement au jeu sont alors ceux ou la compétition est présente, mais relève plus de l’interaction réglée avec un autre joueur, une autre équipe, que de la simple recherche de performance. Les sports où l’on affronte un adversaire, ou une équipe adverse, en tentant de marquer des buts ou des points, sont des jeux. Ceux où l’on essaie seulement de faire mieux que ses rivaux, ou simplement de faire de son mieux, en courant plus vite ou en sautant plus haut, le sont sans doute un peu moins

Tout cela montre bien le ridicule de la revendication d’une absurde catégorie des « sports de l’esprit », car un sport de l’esprit, cela s’appelle un jeu, et un jeu plutôt physique, cela s’appelle un sport. Si le bridge, le scrabble ou les échecs sont des sports de l’esprit, c’est tout aussi vrai du morpion, des Aventuriers du rail ou de Citadelles – et mieux vaut alors continuer à parler de jeu pour être sûr d’être compris et ne pas tout mélanger.

Pourquoi donc cette curieuse volonté, chez certains joueurs, de voir leur jeu préféré assimilé à un sport ? On devine des motivations très terre à terre, mais compréhensibles, comme la volonté de passer plus souvent à la télévision, d’obtenir plus facilement des subventions, de séduire plus aisément des sponsors. Le poker a pourtant récemment montré qu’un jeu pouvait avoir un grand succès dans les médias, et attirer des financements conséquents, sans se faire passer pour un sport. Plus regrettable, et c’est pour cela que cette revendication m’attriste, elle révèle une volonté de se distinguer des autres jeux, tenus pour moins nobles, voire pas vraiment sérieux, et sous entend que le terme même de jeu serait presque insultant. Peut-être aussi faut-il y voir le souci de mettre plus encore l’accent sur la compétition, généralement plus présente dans le sport que dans le jeu – même s’il y a des exceptions dans les deux camps. Or si un peu de compétition est sans doute nécessaire au jeu, un jeu ne fonctionnant que si chacun fait tout son possible pour gagner, trop de compétition tue l’esprit ludique en brisant la frontière nécessaire entre le monde du jeu et le monde réel, dans lequel le vainqueur du jeu ne doit pas avoir d’importance, de crédit ou de renommée particulière – car dès lors ce n’est plus tout à fait un jeu.

C’est paradoxalement cette proximité entre jeu et sport qui explique sans doute le peu de succès des jeux à thème sportif, la fausse bonne idée la plus récurrente chez les auteurs et éditeurs de jeux de société. On ne compte plus les jeux sur le football ou sur le cyclisme et, quels que soient leur qualité, leur niveau de complexité, l’élégance du matériel ou la puissance du réseau de distribution, aucun n’a jamais été un succès commercial. Un jeu sur le sport, c’est un peu un jeu sur le jeu, et le sport apparaît donc aux joueurs comme un thème fort peu exotique – même pour quelqu’un qui, comme moi, n’a pas pratiqué le moindre sport depuis bien longtemps.


Regularly, some dedicated players of chess, bridge or some other game, as well as their “official” federation demand that their game be considered a sport – a “brain sport”. This demand is very unsettling for those, like me, who are deeply convinced they are just games, and don’t want them to be anything else. It is also a good reason to think on what makes the difference between game and sport.

If a game is an intellectual activity, disconnected in time and aim from the real world, and with a set of arbitrary rules, it is clear many sports are not far from it – they are physical activities, disconnected in time and aim from the real world, and with a set of arbitrary rules. Since many activities require both physical and intellectual abilities, the limit between game and sport is necessarily blurred, as you can see with activities like pool and snooker – game or sport ? There’s no objective reason making ping pong (now politically and “sportively” correctly called table-tennis) a sport and Carabande a game, making football a sport and catch the flag a game.

All sports are not as gamey. You play football or tennis, you don’t play ski or running. The sports that are the more similar to games are those where competition lies more in the regulated interaction with another team or another player than in the pursuit of performance. Sports in which you face another team, trying to score goals or points, are also games. Those in which you just try to do better, faster or higher than anyone else, or than you use to do, are not really games.

Requesting some games to be considered “brain sports” is therefore meaningless. A brain sport is called game, and a physical game is usually called a sport. If chess, bridge or scrabble are brain sports, then Five in row, Ticket to Ride and Citadels are as well. Better keep on speaking about games, so that everyone understands.

Why, then, this strange request from players who want their favorite game to be called a sport ? There are obvious and very trivial reason, such as more opportunities to be on TV, and may be to attract state or town subsidies. Poker has nevertheless recently managed to go on TV and attract much media attention without disguising itself as a sport. A more sad and worrying point is that this demand is also a try at making these games different from others, which are to stay plain games. This pretense may also hide a will to focus more on competition, since there is usually more competition in sports than in games – even when there are exceptions in both worlds. Some competition is probably necessary in a game, since a game doesn’t really work if players don’t make all they can to win, but too much competition breaks the game with breaking the necessary firm limit between the game world and the real one, in which the winner of the game must not matter in any way – if it does, it’s not a game anymore.

The proximity between sport and games is probably the main reason why sport games don’t sell. Sport themed games is probably the most common bad idea among authors and publishers. Dozens of games about soccer or cycling have been published in France these last years and, no matter their quality, their complexity, their components, their publisher or distributor, they all were flops. A game about sport, it’s something like a game about gaming, and there’s nothing less exotic for a gamer – even someone like me who didn’t practise any sport for years.

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