L’imagination dans la boite, les paradoxes de la création de jeu de société
An open mind in a closed box, the paradoxes of boardgame design

Je ne suis pas de ces profs qui donnent aux élèves une méthode toute prête, avec l’illusion qu’elle puisse convenir à tous les tempéraments. Je glisse quand même quelques conseils qui me semblent pouvoir s’appliquer de manière assez générale, et notamment celui de ne jamais commencer à rédiger un texte avant d’avoir un plan, et donc une idée assez précise de ce que l’on va dire. Bref, réfléchir avant de commencer à écrire, ce qui n’interdit bien sûr pas de continuer à réfléchir quand on écrit.

Je ne donnerais pourtant pas ce conseil aux auteurs de jeu, et cela illustre un peu les limites du rapprochement entre la création ludique et le travail d’écriture, qu’il s’agisse d’articles, d’essais ou de romans. Contrairement à celui qui rédige un texte, l’auteur de jeu part toujours un peu à l’aventure, sans schéma préétabli, sans « roadmap » – encore un mot anglais qui n’a pas vraiment d’équivalent en français. S’il sait exactement où il veut aller, quel thème, quel style, combien de joueurs, quelle durée, il n’arrivera sans doute nulle part. L’auteur de jeu n’écrit pas une histoire, n’expose pas une théorie, il construit de bric et de broc, par approximations successives, un système qui ne peut pas vraiment avoir de sens intrinsèque mais qui fonctionne – ou pas. C’est une activité qui tient plus de la cuisine ou du bricolage que de l’écriture, il y faut savoir improviser, réagir, ne surtout pas être tenu par un cadre trop contraignant – ce qui est paradoxal car le jeu est, lui, la structure la plus rigide qui soit. C’est pour cela que je n’ai aucun problème pour travailler avec des éditeurs dont les opinions politiques sont assez éoloignées des miennes, et que le seul discours politique ou litéraire que je tienne parfois, assez rarement, dans mes jeux prend la forme de citations ou de gags, et non d’une argumentation que la structure même du jeu rendrait simpliste ou malhonnête.

En anglais, penser « hors des sentiers battus » se dit penser « out of the box », hors de la boite, expression récente et dont l’origine est d’ailleurs dans le monde du jeu. La fonction du jeu est de créer, pour un temps limité, un cadre intellectuel réglé fermé et rassurant à l’intérieur duquel les joueurs puissent penser quelques temps sans le moindre risque de sortir de la boite. L’auteur de jeu doit pourtant lui, dans une certaine mesure, être capable de sortir un peu de sa boite – pas trop loin quand même, car créer des jeux reste un peu un jeu, une activité dont l’intérêt vient largement de ce qu’elle est inutile.

Cela renvoie à un autre paradoxe. Alors que le jeu est une activité sociale, exercée en groupe et souvent après quelques verres, les auteurs de jeux sont, dans leur grande majorité, des gens qui ont un tempérament plutôt solitaire. Les studios, comme Kaedama ou Prospero Hall, sont rares, et l’immense majorité des auteurs travaillent le plus souvent seuls. Je sais qu’il peut m’arriver de généraliser à partir de mon cas personnel, mais je peux vous assurer que, sur ce point, j’ai fait quelques stats et elles sont assez impressionnantes. Lors des salons ludiques, j’ai souvent constaté que les auteurs, moi le premier, restaient bien plus souvent à méditer dans leur coin que les illustrateurs, les éditeurs, les commerciaux et, surtout, les joueurs. Pour autant, les auteurs de jeu aiment jouer, et jouer avec d’autres, tout comme les écrivains aiment lire et les musiciens écouter de la musique – mais il est vrai que l’interaction sociale générée par les jeux est un peu particulière.

On m’objectera peut-être que je suis, justement, l’un des auteurs ayant publié le plus de jeux conçus avec un coauteur. C’est effectivement le cas, mais le travail de conception du jeu, souvent avec un co-auteur se trouvant à l’autre bout du monde, relève plus souvent du relais, chacun travaillant à son tour et répondant aux blocages rencontrés par son partenaire, que de la collaboration. Les réunions de brain-storming à deux autour d’une table, ou même d’un appel video, sont relativement rares – à l’exception souvent de celle qui lance le projet, et c’est justement pour cela que le co-autorat est particulièrement difficile. En effet, les deux auteurs s’entendent généralement au début sur un projet, une feuille de route, et cela  rend plus difficile que pour un projet en solo les changements de thème ou de mécanique en cours de route, les rebonds pour faire un jeu finalement bien différent du projet initial, bref, cette ouverture souvent nécessaire à la réussite.

Tout cela renvoie à la nature des interactions sociales créées par les jeux de société – je ne parlerai pas ici des jeux video ou des jeux de rôles, dont le cas est assez différent et, je pense, plus complexe. Certes, les jeux créent de l’interaction sociale mais, parce qu’il faut comme je l’ai dit plus haut rester « dans la boite », l’interaction et la capacité d’initiative (ce que les anglophones appellent « agency », encore un mot anglais sans équivalent français) restent superficielles, limitées, encadrées. L’une des grandes qualités sociales du jeu est d’ailleurs de permettre de passer un bon moment avec des gens que l’on connaît, que l’on aime bien, mais avec qui on n’a pas nécessairement envie de raconter sa vie ou de parler politique. Et quand on joue avec ceux avec qui l’on a l’habitude raconter sa vie ou parler politique, c’est justement pour prendre un break.

Cela nous amène à un troisième paradoxe, qui semble remettre en cause un peu tout ce que j’ai écrit jusque-là, le succès récent des jeux de société pour un seul joueur – qu’il est assez ironique, du coup, d’appeler « jeux de société ». Cela existe en fait depuis longtemps dans le jeu video, des énormes jeux ouverts aux réussites, et ces dernières sont plus anciennes encore sous forme de jeux de cartes – mon grand-père en faisait quand j’étais enfant. Rien de vraiment nouveau, et je ne pense pas que la mode actuelle perdure longtemps, tant l’ordinateur se prête mieux que la boite en carton aux activités solitaires. Je ne l’espère pas en tout cas, je ne semble pas très doué pour concevoir des jeux solo, ni même pour imaginer des versions solitaires de mes créations. J’entends dire beaucoup de bien de la variante solo de The Artemis Odyssey, mais c’est Serge Laget qui en était entièrement responsable, je n’ai fait qu’y jouer quatre ou cinq fois pour donner mon opinion.



As a teacher, I am careful not to promote to my student a unique studying method which should work for every one of them. I nevertheless give a few advice which, I think, are valid for everyone. One of them is to never start writing a text without having, at least, a plan, an outline, a precise idea of what they want to say. In short, think first and then write, even though one should keep thinking while writing. 

Surprisingly, I don’t’ give this same advice to wannabe game designers, and this is a good illustration of the major differences between boardgame design and other writing works, be they writing articles, essays or novels. Unlike the writer, the game designer usually starts without an outline of what they want to do, they go on an adventure without a roadmap. If you know exactly where you are going, what theme, what length, what style, how many players, you will probably end not going anywhere. The game designer is not telling a story, is not defending an opinion, is not explaining a theory. The game designer is working by successive approximations, and it feels as much like cooking than as writing – all the while building a game, meaning a closed and rigid structure entirely defined by its rules. This is why I have no problem working with publishers whose political ideas are very different from mine, and why the only political, social or literary discourse I sometimes smuggle in is made of a few discreet quotes and puns. Trying to do more, to develop a real reasoning, would be simplistic and/or dishonest.

I like the English expression “thinking out of the box”. The French nearest equivalent means something like “leaving the well-trodden paths”, which is not exactly the same idea. Thinking out of the box is a relatively recent expression, whose origin is, no surprise, in games. The function of a game is to imprison the players for a limited time in a small reassuring world, bound by clear and finite rules, a small world with no risk of thinking out of the box. The game designer, on the other hand, must be able to get out of the box – but not too far, since designing a game is still a bit of a game, an activity whose main point is that it has no point – it just has rules.

This brings us to a second paradox. While playing boardgames is mostly a social activity, mostly played in groups and after some wine or beer, most game designers are loners. Studios, like Kaedama or Prospero Hall, are the exception and most game designers usually work alone. I know that I too often generalize from my personal experience, but I can assure you it’s not the case here – I made a few stats, they are impressive. At game fairs, I’ve even noticed that game designers were meditating, alone, in a corner of the booth, much more often than illustrators, publishers, commercials and, most of all, players. They enjoy playing games, like writers enjoy reading and musicians enjoy other people’s music, but game design is not a social activity like gaming is. This social aspect should not be overstated, though.

This might sound surprising coming from a game designer who is well-known for his many co-designs, often with a co-designer in some far away country. I do it, I like it, but co-design is more often a relay, each designer in turn solving the issues and blockings met by the other, than a true collaboration. Brain-storming meeting at the same table, or even through video-calls, are relatively rare, except at the very beginning, and that’s why co-design, which has its plus, can also be more difficult. Usually, both designers first discuss a relatively precise idea before starting working on it, a project if not a roadmap. It makes major changes in theme or mechanism, or even bouncing to a completely different game idea, more difficult than in solo design, it constrains designers to stay more or less in the box they have initially designed.

True, games are creating social interaction and player agency, but these are extremely specific. I am only here discussing boardgames, since I think the issue is a bit different with video games and role-playing games. True, boardgames bring players around the same table, with drinks and snacks, but the interaction and agency (a word which unfortunately has no equivalent in French, so this paragraph was easier to write in English) they generate are superficial, limited by the rules and therefore, once more, strictly enclosed in the box. This is why one of the great qualities of boardgames is that they give an opportunity to have a good time with people we like but don’t really want to discuss politics or personal matters with. And when we play with people we use to discuss politics or personal stuff with, we enjoy the break.

There’s another paradox, which seems to negate most of what I’ve written here so far, the recent emergence of one player boardgames. This is still marginal, though, and not that new. There are already thousands of one players video games, being monster open world games or just phone solitaire games. Solitaire card games have been here for centuries, and my grandfather, the only person in my family with some interest in gaming, used to play it a lot. I have some doubts about the recent trend towards one player boardgames, because computer seem to be a much more convenient tool for solitaire gaming than cardboard. I’m also very bad at designing solo games. I’ve heard lots of nice things about the solo version of The Artemis Odyssey, but this part was only Serge’s work. I just played it a few times to check it worked – indeed, it does.

6 thoughts on “L’imagination dans la boite, les paradoxes de la création de jeu de société
An open mind in a closed box, the paradoxes of boardgame design

  1. Agency pourrait-être traduit par contrôle en français. C’est le mot le plus proche. Cependant, vu qu’agency vient du latent agentia, je me demande s’il n’y a pas moyen d’utiliser le mot agence, même s’il n’est pas encore compris dans ce sens 🙂

  2. Un autre commentaire pour les jeux en solo cette fois.
    Je joue aux jeux de société pour toutes les raisons évoquées dans ton article, Bruno, mais également pour me déconnecter des écrans qui occupent mon quotidien.
    Il m’arrive donc de jouer solo à certains jeux de société qui le permettent. C’est également une bonne manière d’apprendre un jeu avant de l’enseigner à mon groupe.
    Ce n’est pas cependant ma manière préférée de jouer.

    Merci pour les bons articles intéressants et provocateurs de reflexion.

  3. Je rebondis sur ce que dit Karim
    Passant déjà 8h00/jour sur le pc pour le professionnel, il m’arrive de plus en plus souvent de vouloir décrocher des “écrans” lorsque je m’adonne au plaisir ludique. De ce fait les possibilités de jouer en solo à un jeu de société me permet cet éloignement (surtout en semaine quand les amis ludiques ne sont pas disponibles). Autre apport de jouer solo à un jeu de société que sur écran, c’est le fait de gérer certaines tâches (mise en place, calcul de résultat, recherche du meilleur coup, commetre des erreurs,..), qui sinon seraient automatisée, permettant ainsi à notre cerveau de rester efficient en tout domaine. Et bien entendu ce côté “matériel” que n’apporte pas le digital en pouvant sentir les textures du bois, des cartes,… 🙂

    Le jeu solo n’est effectivement pas nouveau, entre le solitaire ou les mots croisés, nos aieuls si adonnaient déjà. Certes cela reste “ironique” d’avoir un jeu de société pour y jouer seul, mais dans une société de plus en plus hyperconnectée avec ses innombrables réseaux sociaux, on y retrouve de plus en plus de “solitaire” qui, par choix ou par manque de possibilité, n’ont pas de réseau physique ludique ou autre. Alors oui, l’un des but d’un jeu de société est de partager un moment convivial et d’échanges avec d’autres personnes, mais il est bien aussi de penser à ceux qui n’ont pas cette chance.

    Les réalités des uns n’est pas forcément celles des autres!

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