Tristes programmes
Sad curriculums

Je viens, enfin, de finaliser quelque chose que j’aurais dû faire depuis bien longtemps, mon inscription au système de sécurité sociale des auteurs, l’Agessa. Jusqu’ici, je ne m’en étais guère préoccupé. Je payais mes cotisation sociales, mais n’avais pas vraiment besoin d’en faire plus, bénéficiant de l’assurance maladie comme enseignant.
Du coup, je me pose un peu la question d’arrêter l’enseignement. C’est un métier épuisant, mais qui me donne le sentiment d’avoir une utilité sociale, ce qui n’est pas tout à fait le cas quand je m’amuse à créer des jeux, et qui m’apporte une ouverture sur le monde que je ne trouverai jamais dans le monde ludique. Certes, le jeu me permet de voyager et de voir des auteurs, des éditeurs, des joueurs du monde entier, mais ce sont malgré tout des gens qui se ressemblent et qui me ressemblent, qui ont un peu les mêmes passions, les mêmes références culturelles, le même âge. Rien de tel avec l’enseignement où les élèves comme les profs sont bien différents les uns des autres.

Et puis, et c’est sans doute l’essentiel, j’aime enseigner – du moins tant que ce que j’enseigne a un sens, un intérêt pour moi et une utilité pour les élèves. Et je ne suis pas sûr du tout que cela puisse encore être le cas avec les nouveaux programmes d’économie et de sociologie, que je devrais en principe commencer à appliquer l’an prochain, et qui sont à la fois une catastrophe pédagogique et une escroquerie scientifique.

Ces programmes sont une catastrophe pédagogique parce qu’ils proposent une vision purement mathématique et désincarnée de l’économie et de la société, partant de modèles (par ailleurs très discutables) au lieu de partir des réalités que, bien souvent, les élèves ne connaissent pas vraiment. On nous propose un enseignement cul par dessus tête, dans lequel les élèves devront étudier la forme des courbes de coût marginal (ce qui nécessite des outils mathématiques qu’ils ne maîtrisent pas) avant de s’interroger sur le chômage, les inégalités ou le rôle de l’état – un peu comme si les profs de maths s’interdisaient d’aborder les quatre opérations avant d’avoir terminé la théorie des nombres. Et qu’on ne vienne pas me reprocher de mépriser les modèles – je suis auteur de jeu, je crée des modèles tous les jours, je sais à quoi cela sert, et pourquoi il faut s’en méfier.

Une pédagogie intelligente fait réfléchir les élèves en partant du réel et de sa complexité. On peut discuter du rapprochement entre économie et sociologie au lycée – personnellement, j’aurais plutôt fait un bloc histoire, sociologie, littérature et un autre économie- géographie – mais ce rapprochement éco-socio avait jusqu’ici pour grande qualité de permettre de partir des objets sociaux contemporains , par exemple l’emploi, la consommation, les problèmes écologiques, et de les étudier sous des approches différentes et complémentaires. On apprenait ainsi aux élèves à porter des regards multiples et distanciés sur un même objet. Tout cela disparait, on étudiera des problèmes abstraits en économie, et des thématiques sans risques en sociologie, en évitant soigneusement de croiser les regards, car cela pourrait laisser croire aux élèves (devenus de bêtes apprenants) que nous vivons dans une société complexe et qu’ils ont les capacités pour et le droit de réfléchir.

Ces programmes sont une escroquerie scientifique parce qu’ils évacuent délibérément la pluralité des analyses et des approches. Ainsi, par exemple, le programme de seconde n’envisage plus le chômage que sous un angle unique, son lien avec le manque de qualification de la main d’œuvre. Trente-cinq ans d’enseignement m’ont au moins appris une chose, c’est qu’il ne faut pas prendre les élèves pour des cons (individuellement, on a parfois raison, mais collectivement, on a toujours tort). C’est bien les prendre pour des cons qu’imaginer qu’on va les convaincre ainsi qu’ils auront un bon boulot bien payé s’ils travaillent sagement à l’école.
De même, la sociologie devient purement individualiste, qu’elle soit abstraite ou statistique, évacuant toute analyse en termes de groupes sociaux, alors que les deux approches étaient jusqu’ici présentés concurremment. C’est là encore prendre les élèves pour des imbéciles que penser qu’on leur fera ainsi croire qu’il n’y a plus de classes sociales.

Je pourrais continuer longtemps… Cette dérive était déjà un peu à l’œuvre dans les programmes précédents, qui datent de 2012 (voici ce que j’en disais à l’époque), mais les profs étaient heureusement parvenus à contourner un peu leur logique pour redonner du sens et de l’intérêt à cet enseignement. Avec la nouvelle version 2019, cela va devenir encore plus difficile, d’autant plus que la nouvelle organisation du bac limite fortement la liberté pédagogique des enseignants.

Du coup, je commence sérieusement à me demander si cela vaut la peine de continuer à faire un boulot qui est en train de perdre son sens, et ce pour des raisons minables. Cette catastrophe n’est en effet même pas l’aboutissement d’un vaste complot pour inculquer une vision « moderne » de l’économie et de la société à nos chères têtes blondes. C’est juste le résultat d’une convergence de hasard entre une poignée de patrons un peu allumés qui s’imaginent à tort que nous enseignons la lutte des classes à nos élèves, quelques universitaires qui ne pensent qu’à valoriser leurs travaux personnels, et une minuscule coterie de profs dont le gourou s’imagine encore être de gauche (ils se reconnaitront tous s’ils lisent ce texte). Il suffit malheureusement de si peu pour saborder un enseignement qui a fait la preuve de son utilité.


I finally managed to finalize the paperwork to be entitled to the French writers and authors social security system. Though I made sure I always paid my premiums, I didn’t bother with getting any benefits so far because I already get them as a teacher.
Anyway, I can now more comfortably think of quitting teaching. It’s a terribly exhausting job, but it gave me so far a feeling of social usefulness thatI don’t really get when I have fun designing games. It also gave me opportunities to meet really varied people, something which rarely happens in the board gaming world. Sure, I travel and meet gamers, game publishers and game designers all around the world, but these people are all more or less alike, and more or less like me; they have the same hobbies, the same interests, the same cultural references.  Teachers and students are a much more eclectic bunch .
The real point, however, is that I really enjoy teaching – as long as what I teach makes some sense, has some meaning to me and some usefulness for my students. I’m not sure this can still be the case with the new official economics and sociology curriculums (or should I write curricula?) which I’m supposed to teach next year. These curriculums are pedagogically catastrophic and scientifically dishonest.

They are pedagogically catastrophic because they teach a completely mathematical and dehumanized vision of economics and social science. They start from abstract (and questionable) models and not from the social realities which students more or less know. We are supposed to study the shapes of marginal cost curves (with students who lack the necessary maths) before even discussing unemployment, income inequality or state intervention. This is placing the cart before the horse, as if math teachers refused to use the four arithmetic operations until they have studied number theory in depth. And please don’t tell me I despise models, I’m a boardgames designer, I design models every day, I know what they are useful for but also why we should be wary of them.

Good pedagogy starts from reality and acknowledges its complexity. One can discuss the way subjects are regrouped in French schools – economics with sociology, history with geography, literature with French language – and I would probably have preferred other pairings. Anyway, the main point of the economics / sociology pairing was to study social realities, such as employment, consumption or ecological issues, from different and distanced points of view. We won’t be able to do this any more, since we will have to study abstract models in economics, and harmless risk-free topics in sociology. Everything is made to forbid any interdisciplinary view which could suggest that we live in a complex society and that students are allowed to think by themselves.

These curriculums are scientifically dishonest because they Ignore the scientific debate and the plurality of analysis. Fr example, unemployment is now only studied in its relation with qualification. I’ve been teaching for 35 years now, and I’ve learned it’s always a mistake to take students for fools – some individuals might be fools, but they’re never as a group. They know quite well it’s more complex, and taking them for fools won’t convince them to study harder at school in order to get a well paid job.
Similarly, sociology is becoming purely individualistic, any approach in terms of social groups having been carefully removed from the curriculum. Once more, we are really taking students for fools if we think this will convince them there are no more social classesin our wonderful modern world.

I could go on for pages. This trend was already present in the last version of the programs, which were written in 2012. Luckily, teachers have managed to circumvent some of the issues in order to bring back meaning and interest to their lectures. This will become much harder with the 2019 curiculum, especially when the new baccalaureat schedule also reduces pedagogical freedom.

I am therefore starting to wonder if I should quit a job which will lost most of its meaning, and all this for extremely petty reasons. This disaster is not even the result of a capitalist or libertarian conspiracy to inculcate a bright « modern » vision of economics to our children. It’s just the result of a random convergence between a few disconnected industry bosses who honestly think we are teaching class struggle, a few academic dons who only think of pushing their own fields of study, and a tiny teachers clique whose guru honestly think he is still a liberal. I bet they will all recognize themselves if they happen to read this text. Unfortunately, it seems this unlikely alliance is enough to dismantle the social science teaching in French high schools.

 

4 thoughts on “Tristes programmes
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  1. Mais si tous les profs qui ont un sens critique quittent le navire, dans quelles mains se retrouveront les élèves? Votre travail n’en devient il pas plus essentiel?

    • Il y a malheureusement beaucoup de profs qui ont un sens critique et pas d’autres revenus, et qui seront donc bien obligés de rester. Je connais une douzaine de profs d’éco et socio, mais aucun jusqu’ici qui approve ces programmes.

  2. Si cela peut te rassurer, les programmes d’histoire-géo sont d’une bétise incroyable: on voudrait que les élèves s’ennuient en cours qu’on ne s’y prendrait pas autrement…
    Pas de complot donc contre les SES mais catastrophe pour tous. Il me reste les jeux de plateau et les playmobils ;o)

  3. Pour rebondir sur la fin de ton propos, je dirai, à la manière de Michel Rocard “Il faut toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante, le complot nécessite un esprit rare”
    Eve, de Rouen

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