Idées reçues et truismes
Commonplaces and truisms

Il y a quelques jours, écoutant par hasard la radio dans ma voiture, j’ai entendu un journaliste interroger sur le jeu de société la responsable de l’exposition Kidexpo, qui se tient en ce moment à Paris. Ses réponses étaient impressionnantes de suffisance, d’inconsistance et de méconnaissance du sujet. En effet, elle ne faisait que reprendre un certain nombre d’idées reçues fausses ou simplistes, et montrait une ignorance crasse aussi bien de ce que sont aujourd’hui le marché et le milieu du jeu que des rares réflexions qui ont été menées sur le sujet par les sociologues ou philosophes, ou même simplement pas les joueurs. J’ai donc décidé de détruire ici quelques unes de ces idées fausses, même si je sais bien que l’audience de mon blog n’est pas grand chose en comparaison de celle de France Inter.

Idée fausse n°1 : le jeu, c’est d’abord pour les enfants.

Certes, les adultes consacrent moins de temps à jouer que les enfants, sans doute parce qu’ils en perdent plus à travailler et à discuter, mais cela ne signifie en rien que le jeu soit une activité spécifiquement enfantine. Le jeu, qui permet de se réfugier quelques temps dans un univers aux règles simples et arbitraires, est tout autant nécessaire aux adultes. Peut-être parce que notre société devient chaque jour plus complexe et moins compréhensible, les adultes jouent de plus en plus. Le marché du jeu pour adultes, que ce soit sous forme de jeu vidéo ou de jeu de société, est celui qui se développe le plus rapidement, et beaucoup des jeux rangés dans la catégorie enfants, comme par exemple Jungle Speed ou Dobble, sont au moins autant joués par des adultes. Et je ne parle pas des jeux vidéos, avec tous les articles sur le danger des jeux en réseau pour les adolescents, alors que la moyenne d’âge des joueurs de WoW est au delà de trente ans.

Idée fausse n°2 : les jeux en ligne sont en train de tuer le jeu de société.

Vu le développement des jeux en réseau depuis une dizaine d’année, s’ils avaient vraiment entrepris de tuer le jeu de société, ce dernier serait mort depuis longtemps, or il se porte plutôt bien. Loin de tuer le jeu de société, les jeux de rôles dans les années quatre-vingt, les jeux de cartes à collectionner dans les années quatre-vingt-dix, le renouveau du poker et les jeux informatiques aujourd’hui, lui ont amené de nouveaux adeptes. En effet, toutes ces nouvelles formes de jeu ont permis à beaucoup de réaliser que le jeu n’était pas une activité réservée aux enfants. Toutes les études de marché montrent que les gros consommateurs de jeux de société et de jeux informatiques sont assez largement les mêmes personnes. Comme ce sont les mêmes qui consomment aussi de la bande dessinée, de la littérature et des séries télé, on peut se demander s’il leur reste du temps pour travailler, mais c’est une autre question.
Les mondes du jeu informatique et du jeu de société sont d’ailleurs très proches. Beaucoup d’auteurs et d’éditeurs s’intéressent aux deux domaines, et les passages de l’un à l’autre ne sont pas rares. L’un des plus amusants est sans doute le bon vieux chamboultou des foires, devenu Angry Birds sur nos téléphones, avant de revenir en jeu de société, comme si l’on réinventait le chamboultou.

Idée fausse n°3 : les seuls jeux qui se vendent bien sont les grands classiques, Monopoly, Cluedo, Risk et autres.

Je n’ai pas les chiffres – il faut payer pour les avoir – mais je suis à peu près certain que les ventes de Jungle Speed, Time’s Up, Les Aventuriers du Rail, Dobble ou Les Loups Garous ne sont pas ridicules à côté de celles du Monopoly ou du Cluedo. Il faudrait en outre tenir compte du fait que beaucoup des “grands classiques” sont des cadeaux offerts par des parents ou grand parents qui ne connaissent pas les jeux plus modernes à des enfants qui  n’y joueront jamais, ou une seule fois. Bref, les grands classiques sont toujours là, mais les jeux plus récents, et souvent bien plus subtils, sont loin d’être marginaux et gagnent régulièrement des parts de marché.

Idée fausse n°4 : un bon jeu est un jeu éducatif.

C’est très exactement le contraire : les jeux éducatifs sont tous mauvais. Ils sont répétitifs, didactiques et ennuyeux, et ce pour deux raisons. D’abord, ils ne sont pas conçus pour faire jouer, pour amuser ou intéresser les joueurs, mais pour leur faire apprendre ou comprendre quelque chose. Rien d’étonnant par conséquent à ce qu’ils soient moins fascinants que des jeux qui ont été conçus pour jouer. Surtout, tout le plaisir du jeu vient de sa déconnection avec le réel, de ce qu’il ne sert à rien. Si cela doit servir à quelque chose, ne serait-ce qu’à apprendre, ce n’est plus vraiment un jeu, et il n’y à plus de plaisir. Comme les grands classiques cités plus haut, les jeux éducatifs ne sont généralement pas achetés par les pauvres malheureux qui vont devoir y jouer, mais par leurs parents, grands parents ou parfois par leurs instituteurs.
Le jeu est une chose, l’éducation en est une autre. En tant que joueur, auteur de jeu et enseignant, j’ai pu constater que la mode du jeu éducatif nuisait à la fois à l’image du jeu et à l’efficacité de l’enseignement.

Idée fausse n°5 : le jeu, ce n’est pas sérieux.

Au contraire du travail, qu’il vaut souvent mieux faire sans trop y croire et sans le prendre au sérieux, le jeu demande à être pris très sérieusement, à ce que l’on entre dans le jeu, à ce que l’on se prenne au jeu. Dans la vraie vie, il est sans doute préférable de ne pas toujours chercher à être un “winner”, pour éviter les désillusions et pour ne pas avoir l’air trop ridicule. Dans un jeu, il faut chercher à gagner à tout prix, sinon le jeu ne fonctionne pas et tout le monde s’ennuie. On peut, et c’est d’ailleurs mon cas, avoir un goût particulier pour les jeux qui font appel à l’humour, comme on peut apprécier les films ou les romans comiques, mais l’humour n’est pas plus consubstantiel au jeu qu’il ne l’est à la littérature ou au cinéma. Il n’y a pas la moindre trace d’humour dans les échecs, dans les Aventuriers du Rail, dans les Colons de Catan – ce qui n’empêche pas que l’on puisse s’y amuser ou, plus précisément, s’y divertir. Pascal l’avait bien compris dans sa théorie du divertissement, et Freud l’a dit plus clairement encore : le contraire du jeu, ce n’est pas le sérieux, c’est le réel.

Le jeu de société, art mineur, est souvent bien mal traité par des médias qui n’y connaissent rien. Ils ne s’intéressent qu’à l’aspect commercial, qu’ils traitent à grands coups de poncifs et d’idées reçues, et ignorent totalement l’aspect créatif. On pourrait au moins attendre des prétendus spécialistes interrogés qu’ils fassent l’effort de remettre les choses en place, mais cela demanderait sans doute qu’eux-même connaissent un peu leur sujet!


A few days ago, while absent-mindedly listening to the radio in my car, I heard a short interview of the manager of Kidexpo, an exhibition actually taking place in Paris. She was asked about boardgames, and her answers were appalling, inconsistent, obsolete and malinformed. She was basically repeating the most simplistic truisms and commonplaces about games, and clearly didn’t have the slightest knowledge neither of the game market and the gaming world nor of the recent reflections on games by sociologists or philosophers – or even only by gamers. That’s why I’ve decided to write about these commonplaces, and to explain why they are wrong, even when I know there are much fewer people reading my blog than listening to the French national radio.

Commonplace #1 : Games are first and foremost for children.

Of course, adults spend much less time playing than children, probably because they loose much more time working and talking nonsense, but this doesn’t imply that games are a specifically childish thing. Games are an efficient way to leave the actual world for a while and take refuge in a simpler and more arbitrary one, something adults need as much as children. In a society becoming more complex every day, adults are taking a sane and safe refuge in gaming. The market for adult games, be they video games or boardgames, is growing fast, and many of the games usually sold as children games, such as Jungle Speed, are often played by adults. As for video games, the many press articles about the danger of online games for teenagers are quite funny when you know that the average WoW player is over thirty.

Commonplace #2 : Online games are slowly killing traditional boardgames.

If it were true, given the success of online gaming these ten last years, boardgames ought to be dead for a while. As a matter of fact, they are alive, and their sales is growing. The reality is exactly the reverse. Role playing games in the 1980s, Collectable card games in the 1990s, online games and the renewal of poker these ten last years, all these trends brought new people to boardgames. They helped young adults realize that games are not just for kids, and these people started to be interested in other kind of games. All the market researches show that boardgames and computer games big buyers are mostly the same persons. Since these same persons are also buying lots of comics and novels and watching lots of TV series and movies, one can wonder if they still have time for work, but that’s a different question.
The boardgame and computer game business worlds are very similar, and often involve the same people. Many game authors can design one or the other, many publishers move from one to the other, and sometimes back. A good illustration of this is Angry Birds. It was first a computer adaptation of a traditional fair game – known in French as Chamboultou, but I couldn’t find its English name. Now, the successful computer game is reimplemented as a boardgame that feels exactly like the original fair game.

Commonplace #3 : Best sellers are still only Monopoly, Clue and the like, and its gonna stay so.

I don’t know the exact figures – one must pay to geth them – but at least in France, I’m sure the sales of Jungle Speed, Time’s Up, Ticket to Ride, Settlers of Catan, Dobble or Werewolves are not ridiculous when compared with the ones of Monopoly or Clue. One must also consider that the “old classics” are often bought by older people who don’t know anything about more recent games, and offer them as a gift to children who will probably not play them, or just once. It’s true the old classics are still there, and some of them are not bad games – I quite like Clue – but more recent, and more subtle, games are not to be dismissed and are steadily growing.

Commonplace #4 : A good game is also an educational tool.

It is the exact opposite. Educational games are bad games, and it can’t be otherwise. They are repetitive, didactic and boring. They are not designed to play, to raise the attention of players, but to teach them or make them understand something. No wonder they are less challenging than games that were designed to be challenging. The real pleasure in playing comes from the total disjuncture from the real world, from the knowledge that the game is useless. If it’s not useless, if it teaches something, it’s not a game and it cannot be played as a game. Like most of the old classics, so-called educational games are usually bought by well intentioned parents or grandparents, or sometimes teachers, and then imposed on the youngest ones, who would certainly prefer a real game, like the ones the adults play.
Games are one thing, teaching is another. As a gamer, game designer and teacher, I’ve had many occasions to confirm that trying to bring them together just make education less efficient and gaming less exciting.

Commonplace #5 : Games are not intended to be taken seriously.

Unlike work, which needs some detachment and ought not to be taken too seriously, games need to be played with the utmost seriousness and dedication. Always trying to be a winner in real life is a very bad idea, since it brings disappointment and often makes you look ridiculous. In a game, if all players are not trying to win, the game simply falls flat and becomes pointless and boring. The reason is that victory is its only point, when no one has the slightest idea what the point of real life is.
This doesn’t mean games can’t be fun. I like fun games, and I think I design fun games, but fun is no more a necessary feature of games than it is of novels or movies. They can be fun, they don’t have to. There’s not the slightest fun in Chess, Ticket to Ride or Settlers of Catan, but this doesn’t mean one can’t have fun playing them. That’s what Blaise Pascal has explained in his theory of diversion, and that’s what Freud later said : the opposite of play is not seriousness, it’s reality.

Boardgames are a minor art and are often very badly treated by mass medias. Journalists only look at the commercial aspect, and their ideas about it are mostly commonplaces and truisms. They totally ignore the creative aspect. When so-called specialists are called in, one could at least hope they try to put things right. Of course, they can’t if they don’t know much more about the topic.

3 thoughts on “Idées reçues et truismes
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