Journalistes, jeux de société et jeux video
Journalists, boardgames and video games.

Avec la période des fêtes, articles de presse et reportages télévisés sur les jeux de société se sont comme chaque année multipliés, et je m’en réjouis. La problématique ses journalistes, et dont on ne parvient jamais à les faire démordre, est cependant toujours la même, les jeux de société « résisteraient » aux jeux video (avec ou sans s, comme vous préférez, ce n’est pas bien important), voire même connaîtraient un « retour » après la grande vague de ces derniers. J’ai essayé à bien des reprises de les faire se départir de ce truisme, mais les rares fois où j’ai cru y parvenir, je l’ai néanmoins retrouvé dans l’article ou le reportage final. Et quand, comme dans cette récente interview de Nadine Seul dans Le Point, le journaliste a fini par comprendre qu’il était un peu idiot de présenter le jeu de société comme un rival du jeu vidéo, c’est sa rédaction qui réintroduit cette problématique paresseuse dans un titre sans lien avec le contenu de l’article.

Opposer le jeu de société au jeu video a autant de sens qu’opposer le cinéma à la littérature, ou la chanson à la musique. Les auteurs et les éditeurs de jeux de société ne sont pas hostiles aux jeux video, et ne voient pas en ce dernier un féroce concurrent mais plutôt un sympathique cousin qui a bien réussi. La plupart d’entre eux pratiquent assidument les jeux video, et beaucoup travaillent même également dans ce domaine. Les passerelles sont en effet nombreuses entre les deux univers. Les auteurs passent volontiers de l’un à l’autre, comme mon ami Manuel Rozoy. Il n’est pas rare non plus que les éditeurs de jeux en pixels s’essaient aux jeux en carton, ou l’inverse, et je travaille en ce moment avec Ankama. Les premières ébauches de jeux video sont d’ailleurs parfois réalisées sous forme de jeux « physiques », même si l’on passe ensuite rapidement à l’étape suivante. Inversement, certains jeux de société s’inspirent, avec plus ou moins de succès, de techniques venues du jeu video. Certes, je ne suis pas le mieux placé pour rédiger cet argumentaire, pratiquant moi-même très peu le jeu vidéo et ne m’y étant essayé comme auteur que de façon très marginale, avec Fearz!, passé largement inaperçu. Je suis cependant plutôt une exception, et mon peu d’enthousiasme pour les jeux vidéos, et notamment pour ceux qui flirtent avec la réalité virtuelle, vient plus d’une relative indifférence à l’image, la même qui fait que je suis moins intéressé par le cinéma que par la littérature, que d’un rejet ou d’un refus réactionnaire de la technologie et de la modernité.

Présenter le succès actuel du jeu de société comme une résistance ou un retour face aux méchants jeux videos (allez, je vais mettre un s cette fois-ci, histoire de déclencher une guerre civile) a d’autant moins de sens qu’il ne s’est jamais vendu autant de jeux de société. Le jeu de société ne résiste pas, il se développe plus que jamais; il ne revient pas, puisqu’il n’est jamais parti et n’a jamais été aussi loin. Il est peut-être dans une bulle, mais c’est une autre question.
Tout au contraire, le succès actuel des jeux de société doit beaucoup au jeu video, et dans une moindre mesure au jeu de rôle et au poker, qui, depuis une trentaine d’années, ont enfin fait accepter l’idée que les adultes pouvaient jouer sans en avoir honte, que le jeu, quelle qu’en soit la forme, n’était pas une activité réservée aux enfants. Né dans les années soixante, joueur depuis les années quatre-vingt, j’ai été témoin de cette évolution, du passage d’un monde ou l’adulte joueur était vu comme un enfant refusant de grandir et de prendre le monde au sérieux à un monde où le jeu est un loisir comme un autre, et même un loisir plutôt valorisé. Ce sont aussi jeu video et jeu de rôles qui ont fait accepter une certaine complexité dans les jeux de société. Les jeux de société stratégiques, exigeants et relativement longs, comme Terraforming Mars ou Scythe, et même des jeux de complexité intermédiaire comme Catan ou Les Aventuriers du rail, n’auraient sans doute jamais vu le jour, ou en tout cas jamais rencontré de succès commercial, si les jeux vidéos n’avaient habitué les joueurs à une certaine sophistication.
La vraie nouveauté est sans doute là, dans le fait qu’il y a aujourd’hui un grand nombre de joueurs de jeux de société adultes, qui pour la plupart pratiquent également le jeu video, et une offre de jeux infiniment plus riche que pour les générations précédentes, qui n’avaient guère le choix qu’entre le Scrabble, le rami et la belote (ou le tarot, ou le bridge, selon les régions et les milieux sociaux). Certes, il y avait depuis les années soixante Diplomacy ou Civilization, mais c’était des jeux de niche, deux en cinquante ans, pour un public restreint et élitiste, dont les successeurs sont presque devenus grand public.
J’attends donc, un jour, que la presse écrite ou la télévision change de scénario, raconte la véritable histoire, explique comment le jeu de rôle et le jeu video ont enclenché un véritable renouveau du jeu de société, et reconnaisse que tous ces jeux sont cousins, et plus complémentaires que concurrents.

Je commence à connaître les journalistes qui viennent m’interroger sur le succès actuel des jeux de société. Ils arrivent avec des à priori très positifs sur le jeu de société, mais je sais ce qu’ils voudraient me faire dire, que le jeu de société est une activité sociale, familiale, interactive, rassurante, tout ce que le jeu video, solitaire, violent, pathologique et angoissant, ne serait pas.
La plupart d’entre eux travaillant pour la presse écrite ou la télévision, concurrencés aujourd’hui par les nouveaux médias disponibles sur internet, ils ont sans doute tendance à plaquer sur le monde du jeu un paradigme qui ne s’y applique pas vraiment.
Certes, on pratique plus souvent le jeu video avec seul devant son écran en buvant un café, mais on peut parfois, et de plus en plus, être à plusieurs devant un même écran, et sans aller jusque là , on joue souvent en réseau, ce qui est certes plus solitaire que le jeu en groupe, mais moins que la lecture. Certes, on pratique le jeu de société autour d’une table avec des amis et des bières, mais les jeux en solitaire (qui personnellement m’ennuient) se développent, et jouer autour d’une table est parfois un moyen de passer un bon moment avec des gens avec qui l’on n’a pas nécessairement très envie de discuter et de refaire le monde. Bref, ce sont des formes de jeu différentes, avec des caractéristiques différentes, mais il est idiot de vouloir systématiquement opposer des jeux sur table « sociaux » et des jeux sur écran « antisociaux ». Les joueurs le savent bien, tout comme les éditeurs qui ont sous les yeux bien des études de marché montrant que joueurs de jeux video et de jeux de société sont le plus souvent les mêmes personnes.

Il reste que le jeu de société, comme les livres en papier, peut en effet avoir un caractère rassurant dans une société où l’on se sent un peu parfois dépassé par une technologie que l’on maîtrise mal. Cela peut expliquer que l’on joue en « réel » à des jeux pour lesquels le support informatique serait techniquement plus adapté, que ce soit des objets monstrueux comme Gloomhaven ou le 7ème Continent, ou des jeux de déduction comme Sherlock Holmes Détective Conseil, deux genres qui d’ailleurs ne m’attirent pas vraiment. Cela peut expliquer aussi pourquoi, malgré quelques exceptions comme Unlock, les jeux « hybrides » ont jusqu’ici eu bien du mal à s’imposer. Celui qui se « replie » un temps sur le papier n’a pas nécessairement envie d’être aussitôt renvoyé à la machine, mais cela ne fait pas pour autant de lui un luddite désireux de la briser, et ne l’empêchera même pas de se rasseoir devant le lendemain avec un certain plaisir.


It’s Christmas time, and, like every year, there is a sudden increase in newspaper articles and TV reports about boardgames, which is basically a good thing. Unfortunately, journalists always stubbornly use the same narrative : boardgames are « resisting » the video game invasion, or even are making a « comeback ». At least it’s what French journalists are saying, I suspect it might be a bit less systematic but probably still dominant in the US and the rest of the world. I often tried to make them deviate from this truism, usually with little success. I sometimes thought I had been clear and convincing, but regularly still found it in the final report or article. Sometimes, like in a recent article in the French magazine Le Point, the journalist finally understood that it was wrong and stupid to present boardgames and video games as rivals… but his board reintroduced this lazy idea in the article’s title, which bore little relations with the article’s content.

Opposing video games and board games makes as much sens as opposing movies and literature, or music and songs. Boardgames designers and publishers are not hostile to video games. They don’t see them the video game business as a rival, a competitor, but rather as a nice and successful cousin. Most of them are avid video game players, and many also work in the video game business, since there are many relations, and regular coming and goings, between the two worlds. Some designers regularly move from one to the other, like my friend Manuel Rozoy. Pixel games publishers very often have a try at cardboard ones, and I’m now working with Ankama. The very first drafts of many video games are often cardboard or paper and pen prototypes. Conversely, more and more boardgames borrow ideas and systems first imagined for video games. I might not be the best person to tell about it, since I almost never play video games, and my only attempt at designing one, Fearz!, went largely unnoticed. I am, however, an exception. The reason I’m not very interested in video games, and especially in the ones which flirt with virtual reality, is due to a general indifference with pictures, which also makes me more interested in books than in movies, and not to a reactionary rejection of technology and modernity.

« Good old board games resisting bad video games » is an absurd narrative. There has never been that many boardgames sold. Boardgames are not « resisting », they are developing more than ever. They are not coming back, since they have never receded and have never been that far. There might be a bubble, but that’s a completely different question.
It’s the opposite. The recent success of boardgames is largely due to video games, and to a lesser extent role playing games and poker, which have finally made adult gaming something normal and socially acceptable. I was born in the early sixties, I play since the eighties, and I’ve witnessed the transition from a world in which gaming was a children thing, and adult gamers were seen as old kids refusing to take the world seriously and to live the reality, into a world in which gaming is a perfectly acceptable leisure activity, and sometimes even a rewarding and well appreciated one. We owe this, in a large part, to video games.
Furthermore, role playing games and video games have also made relatively complex board and card games more acceptable. Strategic and demanding games such as Terraforming Mars or Scythe, may be even middle weight games such as Settlers of Catan and Ticket to Ride, would not have been designed and published, or at least would not have been very successful if video games had not first made gamers accustomed to some sophistication.
The real novelty is that there are now scores of adult boardgamers, most of which also play video games, and an overwhelming choice of games for everyone. Oolder generations could only chose between scrabble, hearts, poker or bridge, most of which were even only acceptable in some limited social circles. Yes, I know, there was Diplomacy and Civilization, but these were exceptions, two games in fifty years for a niche and elitist marker; there are dozens of more complex games now published every year, and some of them are almost mainstream.

I’m still waiting for the day when magazines and TVs will change their narrative, and will tell the true story of how role playing games and video games have triggered the revival of boardgames, and that all these games are related, but not really in competition.

I’m starting to know the journalists who visit me to discuss the popularity of boardgames. They come with a positive bu relatively obsolete idea of boardgames, and I know what they want me to tell – that boardgames are a social, casual, interactive, reassuring family leisure, while video games are the exact opposite a solitary, violent, pathological nerve racking activity. Most of these journalists work for newspapers, for magazines or for TV channels. These medias resent being weakened by new online competitors, and tend to copy-paste this paradigm into other activities where it is not always relevant (OK, this might be less true in the US, I’m writing mostly about French journalists)
It’s true that video games are often played solitary, in front of one’s screen and with a cup of coffee, but there can sometimes be more than one player in front of a screen. Also, while online network gaming might be less social than multiplayer gaming around a table, it’s still far more social than good old book reading.
It’s true that boardgames are mostly played with friends, around a table, with beer or wine, but there are more and more solitary boardgames (in which I’m not really interested). Furthermore, playing boardgames is often a way to have some good time with people with whom one doesn’t really want to discuss personal or political matters.
In short, these are indeed different ways of gaming, but it makes no sense to systematically oppose « social » boardgames and asocial video games. Players know this, as do publishers who have ordered and read market surveys which regularly show that video gamers and board gamers are mostly the same persons.


Cardboard boardgames can nevertheless, like paper books, feel reassuring, because we understand how their crude technology works. This might be the reason why gamers can enjoy playing analog versions of games for which computers are obviously a more efficient media, be they monster heavy stuff like Gloomhaven or the 7th Continent or deduction games like Sherlock Holmes Private Detective. This might also explain why, except for a few very specific objects such as Unlock, hybrid games have not so far been very successful. Gamers withdrawing for a while into the cardboard world probably don’t want to be sent back at once to the computer one, but this doesn’t mean they have become luddites wanting to break the machines. They just want some rest, and will sit with renewed pleasure in front of their computer the next day.

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