➕ À l’auberge de la licorne, rue de la licorne.

On trouve dans bien des villes de France, mais aussi d’Angleterre et d’Allemagne, des auberges de la licorne. Il y en avait une à Paris, dans la rue de la licorne qui fut détruite sous le Second Empire.

« Vers la fin du quinzième siècle, on montra dans celte rue une licorne ou unicorne venue d’Afrique. Bourgeois et manants de Paris la regardaient alors comme un animal fabuleux. Toute la cité fui eu émoi. À l’une des extrémités de la rue, une taverne fameuse profitant de la vogue arbora pour enseigne une licorne, dont la corne unique était dorée. Elle était fréquentée par les filles de joie de la rue du Val d’Amour et les soudards; elle donna le nom de son enseigne à la rue.[1]»

La rue de la licorne en 1865, gravure de A.P. Martial.

« La rue de la licorne était, dans la Cité, presque entièrement habitée au XVe siècle par des pâtissiers, des gaufriers et des oblayers[2]. Elle était dans le voisinage des rues de la Calandre, des Marmouzets, de Perpignan et formait avec elles le quartier dit du Val d’Amour. Elle touchait de près à la rue aux Fèves de fameuse mémoire dont le cabaret à l’enseigne du Lapin blanc a été illustré par Eugène Sue, et comme cette rue elle abritait dans ces derniers temps des établissements de consommation fréquentés par des femmes de mauvaise vie, des repris de justice et les agents de la sûreté[3] ».

La rue de la licorne en 1865, juste avant sa démolition.
Photo de Charles Marville.

Si l’on en croit Théophile Gautier, l’auberge de la licorne était encore là, ou de nouveau là, dans les années 1810, quand se déroule l’action de son roman, Les deux étoiles : «  Voilà donc notre héros à la tête de onze mille six cents livres en bons écus d’or bien trébuchants et bien luisants au soleil. Nanti de ce trésor, Henry Maingot s’achemina vers les endroits de réunion des clercs de la Basoche. Ces lieux de réunion étaient alors les cabarets de la Cornemuse et du Puits-qui-Parle, rue de la Harpe ; de la Tour-d’Argent et des Trois-Marteaux, rue Saint-Jacques ; de la Licorne, dans la rue du même nom ; de la Croix-de-Lorraine, dans la rue des Cordeliers ; du Bourdon-d’Or, sur la place Cambrai. Dès son entrée dans chacun de ces cabarets, les fourneaux s’allument, les tables se dressent, les bouteilles s’alignent, les gobelets se choquent[4] ».

Albert Robida, Le Cœur de Paris, 1896.

Comme nombre des étroites rues du centre de la capitale, la rue de la licorne abritait à l’occasion une activité assez populaire dans le Paris du XIXe siècle, la construction de barricades. En 1832, « Le 6 juin, vers dix heures du matin, des mauvais sujets s’étaient réunis à des étrangers au quartier. Déjà, plusieurs barricades avaient été élevées dans les rues de la Licorne, de la Calandre et de la Juiverie. Ces retranchements pouvaient protéger tous les rebelles de la rive gauche de la Seine, inquiéter les troupes bivouaquées sur les ponts et les quais et leur devenir très funestes. Cette organisation, dans un quartier dénué de troupes, était d’autant plus alarmante pour les habitants paisibles, qu’ils avaient tout à redouter de ces forcenés[5]
Sous le Second Empire, en 1865, la rue de la licorne fut détruite pour permettre l’assainissement du centre de Paris et l’agrandissement de l’Hôtel Dieu, et peut-être aussi parce qu’elle se prêtait trop bien aux sorties nocturnes et aux activités révolutionnaires.

Bien d’autres villes avaient leur rue et leur taverne de la licorne, et ce aussi bien en France qu’en Allemagne ou en Angleterre. Dans son journal de voyage, Michel de Montaigne notait déjà, à la date du 27 septembre 1580,  à propos de Remiremont : « belle petite ville & bon logis à la licorne ; car toutes les villes de Lorrene ont les hostelleries autant commodes & le tretement aussi bon qu’en nul endroit de France ».

Au XIXe siècle, lorsque le prolifique Ponson du Terrail, l’auteur de Rocambole, qui écrivait un peu vite et ne prenait pas toujours le temps de la recherche documentaire, avait besoin d’un nom de brick ou de frégate, mais aussi d’auberge ou de taverne, la licorne faisait souvent l’affaire. On trouve donc une brasserie de la licorne dans L’héritage du comédien, une auberge de la licorne dans La juive du Château-Trompette, une hôtellerie de la licorne dans Le capitaine des pénitents noirs et, parce qu’il faut quand même varier un peu, une auberge de la licorne d’or dans Le pacte de sang et Les spadassins de l’opéra, une hôtellerie de la licorne d’argent « que ne fréquentaient point les gentilshommes » dans La jeunesse du roi Henri, devenue  de la licorne blanche dans Les amours d’Henri IV.

Tavernes, auberges et hôtels de la licorne sont toujours nombreux, mais ils sont parfois assez récents, même et surtout quand ils prennent l’air ancien. Promenez-vous dans Provins, Troyes, Brantôme, Carcassonne ou toute autre cité faisant commerce de son caractère médiéval, authentique ou non, et vous avez de bonnes chances de déjeuner à l’auberge de la licorne. C’est là une autre connotation, récente et en partie usurpée, de la blanche bête, devenue une sorte d’icône touristique du Moyen Âge. 893 entreprises françaises ont pour nom licorne ou la licorne, mais si elles sont présentes dans tous les secteurs d’activité, les hôtels, restaurants et auberges sont les plus nombreux – avec les assurances,  la licorne ne protégeant pas que contre le poison.

L’Auberge de la licorne était aussi une série télévisée des années soixante, sans doute très mauvaise puisqu’il est difficile d’en trouver le moindre résumé, la moindre critique – la seule chose qui semble avoir mérité d’être sauvée est la musique du générique, qui traîne encore ici et là, et quelques images où l’on voit une curieuse licorne de bois servir d’enseigne à une auberge située sur la frontière franco-allemande. C’est aussi la référence médiévale, et la popularité du roman de Peter Beagle outre-Rhin,  qui a valu à Michael Robert Rhein, le chanteur de l’excellent groupe de folk-metal allemand In Extremo (je suis fan) son surnom de dernière licorne.

Moins nombreux, quelques-uns des cafés et bars de la licorne surfent plus sur les arcs-en-ciel et l’unicorn food que sur l’histoire et les vieilles pierres. C’est le cas des Unicorn Café, surtout asiatiques mais aussi présents en Amérique ; le plus connu est celui de Bangkok, dont je me suis laissé dire que ce n’était guère qu’un piège à touristes. À Miami, l’Unicorn Factory est un instagram playground où vous pouvez vous photographier entouré de licornes pastel slalomant entre les étoiles, les fleurs, les cascades et les arcs-en-ciel.


[1] Amédiée de Ponthieu, Légendes du vieux Paris, 1869.
[2] Pâtissiers fabriquant des oublies.
[3] Le Journal des débats, 27 octobre 1881.
[4] Théophile Gautier, Les deux étoiles, 1848.
[5] Maurice Barthélémy, Vie et aventures de Vidocq, 1858

➕ L’Orient pompeux

Au XIXe siècle, pour quelques savants et nombre de curieux et de voyageurs, la licorne vit dans le Sud de l’Afrique ou dans l’Himalaya. Chez les auteurs romantiques, elle gagne parfois déjà l’Europe d’un Moyen Âge imaginaire, mais elle ne quitte pas encore complètement l’Orient.

C’est dans les années 1710 que sont publiés en France les Contes des Mille et une Nuits pour une partie traduits et pour une autre imaginés par Antoine Galland. On y croise quelques griffons, et l’oiseau roc, mais nulle licorne. Le genre du conte oriental, mêlant orientalisme, divertissement baroque, parfois ambitions philosophiques, connut un grand succès jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et les licornes s’y firent rapidement une place, montures de princes et de guerriers dans La Princesse de Babylone de Voltaire, plus souvent tirant le char de quelque noble dame. Dans Les épisodes de Vathek de William Bedford, des licornes noires tirent le char funèbre de la princesse Gulzara. Dans le libertin et anonyme Atalzaide,une petite mais fière licorne d’Orient garde la chasteté de sa maîtresse.

Dans la littérature orientaliste romantique du XIXe siècle, souvent pompeuse voire pompière, la licorne est parfois déjà la blanche cavale des forêts d’Europe, mais elle reste aussi une créature plus ou moins mythique du Proche et Moyen Orient antique. On ne croit plus vraiment, comme dans les années 1700, que des licornes aient été rituellement sacrifiées à Babylone ou Persépolis, mais elles apparaissent régulièrement dans les descriptions ampoulées sinon de la faune locale, du moins des sculptures et bas-reliefs.
Certes, la blanche bête est absente du plus connu de ces textes, du seul sans doute qui soit encore lu, Salammbô, où l’on apprend seulement que les cent membres du Conseil des Anciens de Carthage avaient un bâton de corne de narval, précision d’ailleurs un peu anachronique. Elle apparaît en revanche régulièrement dans d’autres romans, surtout en France, chez des auteurs populaires aujourd’hui un peu oubliés.

La dame à la licorne, À mon seul désir.
Musée de Cluny, Paris.

Des tapisseries du Moyen Âge ou de la Renaissance dont le thème nous semble aujourd’hui tout à fait médiéval, sont alors parfois interprétées comme décrivant des scènes orientales. Dans la toute première description de La Dame à la licorne, George Sand voit « quelque chose d’asiatique[1] » au visage et aux parures de la dame, et dans le croissant des armoiries un symbole oriental. Pour Prosper Mérimée, il y a dans les tapisseries du château de Boussac « quelque chose de singulier qui permet de croire même à d’autres qu’à M. Jourdain, qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc [2]».Mademoiselle de Maupin, dans le roman éponyme de Théophile Gauthier, décrit les licornes des tapisseries médiévales « poursuivies par des chasseurs en habit de sarrasin ».

Gustave Moreau, Les licornes, 1885.
Musée Gustave Moreau, Paris.

Sur les peintures du Gustave Moreau, orientalisme et médiévalisme se confondent plus ou moins dans un exotisme précis mais générique. Les licornes médiévales et barbichues du tableau éponyme côtoient sur les murs de son musée parisien la cavale unicorne à la robe blanche teintée de sable du Poète persan.

Vers la fin du XIXe siècle, les fantaisies orientales gagnent en légèreté, et la licorne, peut-être un peu trop prétentieuse, s’en échappe alors pour rejoindre, définitivement sans doute, les univers de la fantaisie médiévale.

Le Prince allait répondre sans doute, lorsque l’attention de la Princesse fut détournée par l’Objet qui lui était le plus cher au monde: c’était une Licorne de la petite espèce, de la hauteur environ d’un Lévrier d’Angleterre, et différente seulement de ces animaux par une corne d’ivoire longue de deux pieds environ, qui s’élevait au-dessus des yeux, entre les deux oreilles & lui donnait une physionomie de fantaisie, à qui le Prince fût obligé de donner des louanges. Le récit de ses gentillesses dura beaucoup plus longtems que le Prince ne l’aurait désiré, et il fût même obligé de se lever pour lui aller chercher à boire, et lorsqu’après avoir caressé sa maîtresse, elle se fut couchée fur un carreau de velours bleu qui était auprès d’elle, le Prince continua en ces termes. […]
Le Prince avait trop lu de Romans, savait trop de chansons, pour ne pas sentir tous les avantages d’une pareille situation; il baisa tendrement la main d’Atalzaide, et devenant ensuite plus téméraire, il portait la sienne au bas de sa robe, lorsque la Licorne qui était auprès lui donna un si furieux coup sur les doigts, en lui laissant tomber sa corne sur la main, qu’il la retira promptement par un mouvement machinal dont il ne fut pas le maître. La Licorne en même temps sauta sur le giron de la princesse, et tenant sa corne comme une lance en arrêt, menaçait le Prince de tous côtés, et se présentait toujours pour s’opposer à ses entreprises. Après plusieurs tentatives inutiles, il comprit enfin, que l’heure de son bonheur n’était pas venue; il jugea cependant que pour sa réputation il ne fallait pas aller appeler de secours étranger, d’autant plus qu’Atalzaide ne paraissait souffrir aucun mal: il s’assit sur un sofa, fort éloigné d’elle. La Licorne se coucha fur les genoux de fa maitresse toujours disposée à la défendre.

Atalzaïde, 1746.

— Et où est-il ce pays de mon cher inconnu ? Quel est le nom de ce héros ? Comment se nomme son empire ? Car je ne croirai pas plus qu’il est un berger que je ne crois que vous êtes une chauve-souris.
— Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n’est pas roi, et je ne sais même s’il voudrait s’abaisser à l’être ; il aime trop ses compatriotes : il est berger comme eux. Mais n’allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu’eux ; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu’ils reçoivent de leurs maîtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maîtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais : c’est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l’Orient. D’ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l’homme. Ces gros diamants qu’Amazan a eu l’honneur de vous offrir sont d’une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l’avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu’un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation : il se présenta suivi de dix mille éléphants et d’un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants, comme j’ai vu sur votre table des mauviettes enfilées dans des brochettes d’or.  

— Voltaire, La Princesse de Baylone, 1768.

Illustration de Leon Zack pour une édition moderne de La princesse de Babylone, 1930.

Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu’il était sans passion, la consolait en chemin ; il lui remontrait avec douceur qu’il était triste de se punir pour les fautes d’un autre ; qu’Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez nombreuses de fidélité pour qu’elle pût lui pardonner de s’être oublié un moment ; que c’était un juste à qui la grâce d’Orosmade avait manqué ; qu’il n’en serait que plus constant désormais dans l’amour et dans la vertu ; que le désir d’expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-même ; qu’elle n’en serait que plus heureuse ; que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonné de semblables écarts, et s’en étaient bien trouvées ; il lui en rapportait des exemples, et il possédait tellement l’art de conter que le cœur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible ; elle aurait voulu n’être point si tôt partie : elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n’osait revenir sur ses pas ; combattue entre l’envie de pardonner et celle de montrer sa colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes ; elle courait le monde selon la prédiction de l’oracle de son père.

— Voltaire, La Princesse de Baylone, 1768.

Mille ouvriers annonçoient un quatrième char bien plus riche que les précédens : il étoit attelé de douze licornes & fourni de vaisselle, de monnoies & de meubles d’argent. Le char étoit lui même d’argent massif, & portoit l’Intendant d’Abudah. Il étoit suivi de cent chameaux chargés aussi d’argenterie.
A quelque distance on voyoit mille cavaliers armés de pied en cap à la manière des Sarrasins, puis sur des mulets richement caparaçonnés, cinq cents Marchands étrangers, les premiers de leur nation, & tous remarquables par la magnificence de leurs équipages. Suivoit un char d’or massif tiré par quatre éléphans.

— James Ridley, Les contes des génies, ou les charmantes leçons d’Horam, fils d’Asmar, 1782.

Nous nous rendîmes dans la grande cour du palais ; au milieu de laquelle était une litière de bois de sandal, attelée à quatre licornes noires. Au son aigu de mille instruments lugubres, et aux cris encore plus perçants des Choucaniens, le corps de Gulzara fut mis dans cette litière, sur laquelle on étendit un grand tapis de toile d’argent, en laissant à découvert le gracieux visage de cette belle princesse, qui en effet ne paraissait qu’endormie.

— William Bedford, Les épisodes de Vathek, 1782

Le peuple avait raison ; car le cortége qui, passant sous la porte du Peuple, descendait lentement dans le cours, ne pouvait être pris que pour la plus grotesque mascarade qu’on eût jamais vue.
Sur douze petites licornes blanches comme la neige, avec des sabots dorés, étaient montés des êtres enveloppés de longues tuniques de satin rouge, et ils jouaient très-agréablement de petits fifres d’argent, ou faisait résonner des cymbales et des tambours. Leurs tuniques, en quelque sorte semblables à celles des pénitents, avaient seulement à la place des yeux une ouverture tout garnie de tresses d’or, ce qui leur donnait un singulier aspect.

[…]

Les grandes portes du palais s’ouvrirent, et tout à coup les cris de joie du peuple se turent à la fois, et l’on regarda, dans le silence profond de l’étonnement le plus complet, le prodige qui eut alors lieu. Les licornes, les chevaux, les mulets, les voitures, les autruches, les dames, les Maures et les pages entrèrent dans la porte étroite, et montèrent sans difficulté les degrés de marbre de l’escalier ; et un cri d’admiration, répété par mille voix, remplis les airs lorsque la porte se referma avec le bruit du tonnerre sur les derniers vingt-quatre Maures qui y entrèrent en formant une ligue blanche.

E.T.A. Hoffmann, La princesse Brambilla, 1821

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine, mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse. J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.
Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer. Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantasmatique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions.
Que de choses ces graves personnages auraient à dire s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée! De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins !

— Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, 1834

Il ne faut pas oublier, dispersés dans un vaste horizon, les animaux emblématiques qui ont reparu si souvent dans les visions des prophètes de la captivité, et qui là, du haut des monuments ou sous les portiques, à l’entrée du désert, s’agitent, s’élancent, battent de l’aile autour de cet empire naissant comme pour l’inviter à partir : chevaux caparaçonnés qui frappent du pied le chapiteau des colonnes; centaures à la barbe pendante; sphinx aux têtes de patriarches, au front mitré; licornes, béliers de l’Écriture, qui encore aujourd’hui heurtent de la tête l’occident, le midi, l’aquilon et le pays de la gloire ; taureaux chargés du diadème ; chérubins des Mèdes ; léopards aux faces d’aigle ; dragons assis sur le trône, aux bonds rapides, à la voix de tonnerre , aux battements d’ailes pareils au bruit d’un camp. Ces monstres semblent régner de droit divin sur toute la nature vivante. Dans ces sculptures revit la figure de l’empire des Mèdes et des Perse, la tête d’un mage sur le corps d’un taureau.

— Edgar Quinet, Du génie des religions, 1842

— Les Villes :Vous êtes notre aînée, vous êtes la plus grande, dites, que faut-il faire ?
— Babylone :Attelez vos licornes ; chacune montez sur vos chariots retentissants : formez autour de ma chaudière une ronde enchantée. Bactres, hâte-toi, jette dans ma chaudière, en passant, ton centaure de bronze ; Persépolis, jetez-moi les pieds dorés des dragons de l’Iran ; Memphis, ramassez sur vos escaliers les écailles de votre crocodile ; Thèbes, coupez avec vos ciseaux les tresses aplaties de votre noire déesse ; Ninive, apportez-moi les étoiles scintillantes que vos prêtres ont attachées sur votre mitre ; Saba, envoyez-moi, sur un éléphant de l’Inde, votre Dieu à mille têtes d’ivoire, couché dans sa pagode. Passez, tournez vite autour de mon foyer magique, villes d’Orient, sur vos chariots. Je mêle et je broie avec mes devins cieux et terre.

— Edgar Quinet, Ahasverus, 1843

La bague s’est ternie, le sabre s’est rouillé, le carquois s’est vidé. Dans mon pays, les cyprès verdissaient les gazelles bondissaient, l’antilope aux yeux d’or broutait des rameaux d’or; des lions de pierre fouillaient le sable avec leurs griffes, et des licornes couronnées attendaient le jugement dernier.

— Edgar Quinet, Ahasverus, 1843

Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leur robe blanche. Leur front casqué d’or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans hindous ; des concubines, plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre ; ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre, ils montaient sur des licornes ; ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.

— Maxime du Camp, Égypte et Nubie, 1854

Charles Hyppolite de Paravey, Traditions primitives conservées dans les hiéroglyphes des anciens peuples, 1853.

Au centre de la cohorte , sur une blanche Licorne, était une femme enveloppée d’un voile noir. Elle faisait des signes à Roustem ; on eût dit qu’elle invitait le chevalier à la secourir , à la délivrer. La lutte qui s’engagea mérile une description détaillée. Abrége ce conte, Ismaïl, dit le Caliſe impa­tient. Tu sais que je n’aime point les images de la guerre : c’est pour celle raison que j’ai été sur­nommé le Pacifique. Roustem dissipa l’escorte et délivra la princesse de Bengale. Cette aventure doit être racontée en peu de mots. Roustem fit une jonchée de morts et de blessés, et délivra la femme au voile noir, dit Ismail ; mais au lieu d’une blanche Licorne qu’il croyait avoir vue, le chevalier ne trouva plus qu’une chamelle grise, au lieu de la princesse de Bengale qu’il cherchait, qu’une vieille femme dégue­nillée, et couverte d’habits noirs, très sales, une Bohémienne dont le front ridé et le visage grima­çant rappelaient le singe que les Bateleurs de Cordoue affablent d’une coiffe et montrent au peuple pour le faire rire.

— Joseph-Augustin Chaho, Safer et les houris espagnoles, 1854

—Vous étiez trop jeune, poursuivit Jacques, quand votre père est mort, pour qu’il pût  vous initier au grand mystère.
— Quel mystère? Fis-je étonné.
— Le mystère du parchemin ; mais j’ai recueilli son dernier soupir, et il a eu le temps  de me donner les indications nécessaires.
— Un mystère… Un parchemin? balbutiai-je de plus en plus surpris.
— Le voilà.
Et Jacques mit sous mes yeux une feuille, non de parchemin, mais de papyrus, jaunie, couverte de signes mystérieux et qui étaient pour moi une énigme. Dans un coin, il y avait un sceau plus énigmatique encore, représentant une licorne et un croissant.

— Pierre Alexis Ponson du Terrail, Les Fils de Judas[3], 1867

Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome et du silphium bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Elisa ; et cette boîte de neige contient une outre de Chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie et qui se boit pur dans une corne de licorne.

— Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1874

Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras, et la face de l’Inconnu se dévoilera.

— Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1874

Les lampes éclairaient doucement les vieilles tapisseries dont les murs étaient recouverts. C’était l’admirable série des amours de Renaud et d’Armide. Sous une tente de pourpre et d’or, le chevalier, couché aux pieds de l’enchanteresse, souriait en levant d’un bras alangui une large coupe ciselée. Plus loin, les deux chevaliers libérateurs traversaient la forêt enchantée, écartant à l’aide du bouclier magique les monstres qui tentaient de leur barrer le passage. Et enfin, dans la bataille livrée par les Chrétiens aux troupes du Soudan sous les murs de Jérusalem, Armide, debout sur son char traîné par des licornes blanches, lançait avec rage contre Renaud, couvert du sang des infidèles, les redoutables traits de son carquois.

— Georges Ohnet, Le Maître de Forges, 1882

Alors le feu de l’ivresse envahit la multitude étincelante ! On maudit le nom de l’horrible statue qui, frappée du soleil, appelait, aux travaux des Pharaons, les ancêtres, — lorsque, accédant à la menace, levée sur eux toujours, de ces roseaux brûlants que dévora le bâton de l’Échappé-des-eaux, ils se résignaient à creuser, sur le granit rose des pyramidions, malgré la défense des Livres-futurs, — malgré la prohibition du Lévitique ! — les simulacres des ibis, des criosphynx, des phœnix et des licornes, êtres en horreur au Saint-des-saints, ou, en durs hiéroglyphes, les hauts faits (nombreux comme le sable, évanouis comme lui), et les noms d’abomination de ces dynasties oubliées filles de Menès le Ténébreux. On maudit les oignons du salaire, les levains du pain de Memphis. Malgré l’alliance avec le roi Nëchao, les Plaies sont évoquées dans les acclamations.

— Villers de l’Isle Adam, L’annonciateur, in Contes cruels, 1893

Elle fait cailler le sang des petits chrétiens, elle jette des parcelles d’hosties dans l’urine de licorne, pour faire rougir la lune…. Voilà ce qui nous a vaincus !

— Paul Adam, Princesses byzantines, 1893.


[1] L’Illustration, 3 juillet 1847.
[2] Lettre à Ludovic Vitet, juillet 1841.
[3] Quel titre !

➕ André Brink, Tout au contraire, 1998

Dans Tout au contraire, le romancier sud-africain André Brink écrit le journal imaginaire d’un aventurier bien réel, Étienne Barbier, qui vécut au Cap dans les années 1730 et prit part à quelques expéditions dans l’intérieur des terres.

Harris W. Cornwallis, Portraits of the Game and Wild Animals of Southern Africa, 1840

Le dimanche 10 avril, à deux jours de marche au-delà de l’Oliphants River, en fin d’après-midi, alors que je reviens à cheval d’une reconnaissance solitaire – on m’a envoyé explorer les possibilités de trouver de l’eau et des paturages dans cette région aride où notre expédition s’apprête à entrer -, j’avance face au soleil couchant. […]  
Et je vois la licorne. Elle apparaît, héraldique et plate devant le soleil, debout dans une attitude vigilante, la tête dressée, plus grande que les gazelles de la région, avec une forme rappelant celle du cheval, une créature avec une crinière d’un blanc pur – autant qu’on peut le distinguer devant le disque ardent du soleil – et sa longue corne unique se dresse comme un cimeterre sur son front.
Je descends de cheval, je charge mon fusil en prenant bien soin malgré mes mains tremblantes que la poudre, le plomb et la bourre sont bien enfoncés à leur place, je m’agenouille pour appuyer le canon sur un des nombreux rochers pointus, je vise et je fais feu. Inutile de recharger : je suis assez bon tireur. En roulant doucement sur lui-même, l’animal s’effondre sur place. Une seule tache rouge au-dessus de ses yeux noirs et humides, sous sa corne unique. Je m’élance vers l’animal et je reste là longtemps stupéfait par la beauté de cette créature.
Une émotion étrange m’envahit : non pas l’ivresse d’avoir d’un seul coup de fusil introduit une créature mythique dans le domaine du possible, voire du réel, mais la tristesse. Je me tiens sur une frontière solitaire, et personne ne peut dire ce qu’il y a au-delà.
Cependant, je dois m’occuper de choses concrètes. Avant la nuit, il faut que je dépouille la licorne et que je coupe la tête pour rapporter ce trophée, cette triste victoire, au camp qui se trouve à une bonne heure de cheval au sud. À ce moment-là seulement, quand je me retourne pour prendre mon couteau dans les fontes de ma selle, je m’aperçois que mon cheval a décampé cheval a décampé et qu’on ne le voit nulle part. Je cours comme un fou dans toutes les directions, en l’appelant, en criant le plus fort que je peux, en lançant des prières et des imprécations contre la nuit qui descend. Mais seul le silence me répond, et les rafales d’un vent qui vient de se lever et qui forcira tout au long de la nuit.
Je me blottis contre la licorne morte. Il n’y a pas de lune. Pourtant, au fur et à mesure que la nuit s’obscurcit une pâle luminosité semble émaner de ce corps magnifique. Au loin, les bruits de l’Afrique – les ricanements des chacals, les cris dune hyène, poussés comme des points d’exclamation dans le vide. Et, dans le creux le plus obscur et le plus profond de la nuit, le bruit d’un lion, pas un rugissement, seulement un grondement sourd et rythmé qui s’éteint lentement, disparaît puis s’élève à nouveau, plus près chaque fois, dirait-on. La terre même semble répercuter le bruit. Je n’ai jamais éprouvé une telle terreur de toute ma vie; Je ne me suis jamais senti aussi totalement seul. Ce n’est pas seulement la proximité des prédateurs nocturnes qui me pétrifie à ce point, et pourtant Dieu sait que c’est déjà fort désagréable, c’est le sentiment déraisonnable que, d’une certaine façon, ce n’est pas ma présence ni celle de cette carcasse qui les attire, mais la nature même de l’acte que j’ai commis.
Et je ne peux rien faire. Il n’y a pas de bois pour allumer du feu autour de moi, et de toute façon il fait trop sombre pour en chercher. Je ne peux même pas prier, de peur que, si je ferme les yeux, cela ne précipite ma fin. Pendant toute la nuit, je reste assis là, en tremblant, en proie à une terreur au-delà de ce que l’esprit peut imaginer, abandonné à tout ce qui se prépare à venger le massacre de la licorne. Et pendant toute la nuit, les prédateurs ne cessent de rôder autour de moi, accroupi contre le cadavre de l’animal fabuleux.
L’aube se lève enfin, enveloppée d’une brume blanche qui vient de la mer lointaine. Les hurlements, les cris et les grondements commencent à disparaître. Quand il y a assez de lumière, je peux voir les traces qui dessinent un cercle parfait dont je suis le centre, et dont le rayon ne fait pas plus de vingt pas. La licorne gît immobile, raidie par la mort, d’un blanc pur, avec la tache de la tête qui maintenant a noirci, juste en dessous de la corne unique, là où la balle l’a frappée. Je sais que je dois partir. Il n’y a que terreur dans ce lieu désolé. .
Fiévreusement, je construis à la hâte un tumulus de rochers au-dessus du corps pour le mettre à l’abri du soleil et des prédateurs qui pourraient venir et je me dépêche de rentrer au camp à pied. Trois heures plus tard, des éclaireurs me rencontrent. Je peux à peine parler – à cause de la fatigue évidemment, mais aussi de la peur inexprimable que l’aventure a instillée en moi.
Ils m’offrent une gourde d’eau et un morceau de biltong, et me ramènent, assis devant l’homme le moins lourd. Le lendemain, je conduis une expédition jusqu’à l’endroit où j’ai passé la nuit, encore marqué par le tumulus. Mais aucune trace de la licorne, bien que les pierres soient toujours à la place où je les ai entassées et qu’il n’y ait aucune trace de maraudeurs.
Un groupe de Hottentots nomades peut-être? Mais ce qui compte, c’est qu’elle n’est plus là. Et personne ne me croira.
Sauf, je dois le noter, le joueur de tambour Nic Wijs, un artiste consommé avec son instrument, mais en dehors de ça un homme peu communicatif, qui préfère rester seul et qui, spontanément, alors que les autres sont retournés à leurs occupations, m’assure brièvement, presque sur un ton bourru, qu’il sait que je dis la vérité. « Je peux l’affirmer, dit-il, parce que moi-même, j’ai eu quelques visions dans ce pays. » Il n’est pas prêt à en dire plus, mais pour moi cela suffit.

Une antilope sable d’Afrique du sud, Hippotragus Niger, de profil.
Photo Bernard Dupont, Wikimedia Commons

Quelques années plus tard, dans les geôles du cap, l’aventurier à la vie mouvementée commence cependant à douter de ses souvenirs :

Je veux bien reconnaître que je me suis peut-être trompé à propos de la licorne. Le soleil se trouvait juste derrière elle, je l’avais dans les yeux quand je l’ai vue pour la première fois ; et quand je suis arrivé près du corps abattu, il commençait à faire sombre. Et le lendemain matin, je me suis mis en route avant le lever du soleil. C’était peut-être – je ne peux pas le dire avec certitude – un oryx avec une seule corne.

Si l’original de ce récit n’existe pas, André Brink a vraisemblablement rencontré l’idée de la licorne dans des lettres et récits de voyage écrits quelques dizaines d’années plus tard et qu’il a utilisés pour construire son roman. Celui de ces textes qui eut le plus de retentissement fut écrit vers 1770 par le voyageur suédois Anders Sparman :

Il existe dans une plaine du pays des Hottentots-Chinois, sur la surface unie d’un rocher, un dessin représentant une licorne, et qu’on nous peint ordinairement sous la forme d’un cheval, ayant une corne au front. Quoique le dessin soit grossièrement tracé, et tel qu’on peut l’attendre d’un peuple sauvage et sans arts, c’est le même animal que nous appelons licorne. La personne qui m’a positivement assuré ce fait était un ancien voyageur, un des plus attentifs observateurs de la nature que j’aie connus, le même Jakob Kok dont j’ai souvent parlé ci-devant; et c’est de lui seul que je tiens cette particularité. Les Hottentots-Chinois lui dirent que celui qui avait tracé cette esquisse avait voulu représenter un animal semblable en tout aux chevaux sur lesquels lui et sa suite étaient montés, excepté qu’il avait une corne au front. Ils ajoutèrent que cet animal était extrêmement léger à la course, méchant et furieux, en sorte que, quand il courait après eux, ils n’osaient l’attaquer en champ clos, ni se montrer devant lui en plaine, mais qu’ils grimpaient sur quelque rocher escarpé, où ils faisaient quelque bruit retentissant; que l’animal naturellement curieux venait au son, et qu’alors ils pouvaient sans danger le tuer à coups de flèches empoisonnées[1].

John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

Une fois éliminé tout ce qui peut être sujet à caution, il ne nous reste qu’une antilope de profil, grossièrement dessinée sur un caillou. Mais Sparrman renforçait son argumentation par un argument qui fait aujourd’hui sourire mais pouvait à l’époque sembler plein de bon sens à ses lecteurs Européens :

Il ne paraît pas probable que les Hottentots Chinois, barbares et grossiers comme ils sont, aient pu, par la seule force de leur imagination, se représenter un être de cette espèce, s’il n’était que chimérique, et surtout inventer une relation aussi circonstanciée de la manière de la chasser .

Dessins de licorne et d’autre animaux sauvages sur les rochers.
John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

[1] André Sparrman, Voyage au Cap de Bonne Espérance et autour du Monde avec le Capitaine Cook , Paris, 1787.

➕ La licorne, c’est bon, mangez-en !

Lorsque, le 1er avril 2012, les très sérieux conservateurs des manuscrits de la British Library ont publié des images d’une recette de licorne dans un livre de cuisine médiéval, beaucoup s’y sont laissés prendre.

Jamais les bestiaires médiévaux ne laissent entendre que la licorne pourrait être chassée pour sa viande. Tout au plus lit-on dans l’une des versions de la Lettre au Prêtre Jean que, parmi les nombreuses bêtes qui vivent dans le désert autour de « Babilone la déserte », se trouvent des cerfs et porcs rouges comme le sang et des « unicornes ki sont boin à menghier[1] ». Lorsque, à la Renaissance, la licorne devient une blanche et fine bête, et un symbole de pureté, l’idée devient carrément de mauvais goût.

Heureusement, quelques auteurs ne craignent pas le mauvais goût. Le Morgante Maggiore de Luigi Pulci, parodie de chanson de geste écrite au XVe siècle, est un peu l’équivalent italien, en vers, des aventures de Pantagruel. Les deux héros de ce poème burlesque, après avoir mis le feu à une auberge et s’être enfuis sur le chameau de l’aubergiste, rencontrent à l’orée d’une forêt de Terre Sainte une licorne qui trempait prudemment sa corne dans un ruisseau avant de boire. Ils la tuent, la font rôtir au bord du chemin et s’en régalent avant de s’endormir pour une bonne sieste. Les héros du Morgante Maggiore, aussi portés sur la nourriture que Pantagruel, cuisinent également au fil de leurs aventures exotiques d’autres échantillons de la faune locale, éléphant, basilisc et crocodile.

La recette de licorne de la British Library.

C’est peut-être ce qui a donné à des conservateurs taquins l’idée de publier le 1er avril 2012, sur le très sérieux site des manuscrits de la British Library, quelques images d’une recette de licorne grillée trouvée dans un livre de cuisine médiévale, le add ms 142012 – ce qui fait beaucoup. Bien des chasseurs de licorne en ligne s’y sont laissés prendre, et l’on retrouve parfois encore ces images sur des sites internet qui se veulent très sérieux.

Le père jésuite Jérôme Lobo, au début du XVIIe siècle, après avoir décrit les petites licornes brunes à corne blanche d’Éthiopie, confirme ce que disait déjà la lettre du Prêtre-Jean, « les gens les plus barbares du monde sont les peuples de ces pays ; ils mangent de la chair de ces bêtes comme de toutes les autres[2]». Deux siècles plus tard, le major Latter précise de même, à propos de l’antilope unicorne du Tibet, qu’elle « était très sauvage et rarement capturée vivante, bien qu’elle soit fréquemment tuée pour sa viande[3]». La licorne de ces voyageurs étant un animal comme les autres, il n’y a rien d’étonnant à ce « détail qui ne s’invente pas » qui donne à leurs récits ue couleur locale.

Les textes des bestiaires arabes comme celui de Zakaria Al Qazwini, qui décrit trois variétés de licornes, Karkadann, Shadavar et Harish, ne précisent jamais si leur viande peut être consommée, peut-être parce que la réponse est évidente. Shadavar et Karkadann étant féroces et carnivores, ils sont haram sans même qu’il soit besoin de regarder leurs caractéristiques physiques. Pas de problèmes en revanche pour consommer du harish, très proche de la licorne européenne, décrit comme une sorte de chèvre ou d’antilope, donc vraisemblablement herbivore, ruminant et à sabots fendus. Encore que… on peut penser que les licornes observées en 1503 à La Mecque par le voyageur italien Ludovico Barthema étaient des harish, or il les décrit comme ayant des sabots de chèvre, fendus, aux pattes avant et des sabots chevalins, massifs, aux pattes arrière. Là, ça se complique sérieusement.

Aucune version du Deutéronome en hébreu, grec ou latin ne prend clairement position sur le statut rituel de la licorne. Je n’ai trouvé que deux traductions en langue vulgaire, l’une en français en 1587 et l’autre en gallois en 1588, qui la citent nommément, parmi les animaux purs. Encore faut-il avoir tué la bête dans les règles, ce qui a peu de chances d’être le cas si l’on en croit les illustrations des bestiaires, où la licorne est transpercée mais jamais égorgée.

Les peintures ou gravures montrant Noé sacrifiant les animaux après le déluge sont plus rares que celles de l’embarquement ou du débarquement de l’arche mais l’une d’entre elles, que l’on trouve dans quelques bibles et commentaires du XVIe siècle, montre clairement une licorne promise au sacrifice.

Le débat avait de toute façon peu d’intérêt pratique, du moins en Europe où l’on ne croise pas de licornes tous les jours. Même le marrane Laurent Catelan, auteur d’une très détaillée Histoire de la nature, chasse, propriétez, vertus et usages de la lycorne, et dont nous savons, par les notes de voyage de l’étudiant bâlois Félix Platter, que la famille respectait scrupuleusement les interdits alimentaires, ne semble pas s’être demandé si la viande de licorne pouvait être considérée comme casher. 

Tout devient possible aujourd’hui puisque l’on peut acheter, sinon dans nos supermarchés, du moins en ligne, des boites de viande de licorne. Dans le film Jojo Rabbit, le héros rêve que son ami imaginaire Hitler se fait servir à dîner une tête de licorne, qui n’est pas sans rappeler celle qui figurait sur une de mes cartes noires lorsque, il y a bien longtemps, je jouais à Magic the Gathering. Le gag fonctionne aussi bien qu’à l’époque de Luigi Pulci, preuve que l’image de la licorne n’a pas tellement changé.

S’est ajoutée à cela ces dernières années une mode de l’ « unicorn food », des gâteaux, des desserts, parfois des boissons, bleus, roses, mauves et arcs-en-ciel, sans doute terriblement sucrés. La référence n’est plus la même, on ne mange pas de licorne, on mange des trucs aux couleurs de la licorne, peut-être même des trucs que les licornes pourraient manger, même si ce n’est pas très bon pour la ligne. Je ne suis pas très dessert, je n’aime pas les sucreries, je n’ai pas essayé…

Côté boisson, la licorne semble avoir une certaine affinité d’une part avec les smoothies et capuccinos, qui relèvent alors de l’unicorn food, d’autre part avec la bière, car une bonne bière doit être préparée avec de l’eau pure. La première marque de bière japonaise est la kirin, même si cette bestiole n’est pas vraiment une licorne ; en France la brasserie de Saverne s’est, depuis quelques années, rebaptisée la licorne, animal qui figure sur les armoiries de la ville.


[1] Bibliothèque Nationale, ms fr 9644, cité in Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris, 1839, tome II, p.465.
[2] Jérôme Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
[3] The Asiatic Journal, décembre 1820.

➕ Une aventure dans le Népaul

Récit de Guy d’Armen  paru dans L’Intrépide, 7 décembre 1930

Je venais de passer trois années à Pondichéry, commença Jacques Hardant. J’occupais là les fonctions de consul il y a une vingtaine d’années. J’avais droit à un congé de six mois comme il est d’usage, mais je ne tenais nullement à le passer tout entier en France. L’Inde avait en effet pour moi des charmes incomparables et je voulais profiter de ma liberté pour visiter le Népaul que je ne connaissais pas encore. À cette époque, le résident était M. Smith, un aimable gentleman que j’avais connu sur un paquebot et qui m’avait invité plusieurs fois à venir le voir. Je l’informai de ma visite par télégramme et, deux jours après, j’arrivais au palais d’été de la résidence qui se trouve dans la vallée de l’Arroun. Curieux pays que celui qu’arrose l’Arroun. Il y a là des couches de sel autour desquelles se rassemblent les ruminants de toutes sortes.
Je pensai tout de suite qu’il serait possible de satisfaire mes goûts de chasseur. Aussi ce fut une des premières questions que je posai à mon hôte.
– Vous pourrez chasser à peu près tous les fauves connus, me dit Smith. Vous trouverez même des antilopes qui passent pour légendaires.
– Comment, légendaires ? interrogeai-je.
– Mais oui, vous rencontrerez des licornes.
J’avoue que cette assertion m’étonna fort. Je connaissais la forme attribuée par la légende aux licornes, mais je ne pensais pas que l’animal pût exister réellement. Mon étonnement amusa fort mon hôte.
-Vous avez pu remarquer, me dit-il, qu’on voit souvent des sculptures représentant cet animal dans tous les temples bouddhiques. Si vous allez dans la vallée supérieure de l ‘Arroun, vous y verrez des indigènes qui vous parleront de la licorne, qu’ils appellent tchirou. C’est une antilope de couleur rougeâtre à la partie supérieure et blanche à la partie inférieure.. Elle possède une corne noire longue et pointue plantée au milieu du front ; en outre, deux touffes de crin sortent du côté extérieur de chaque narine. Le poil est dur et paraît creux comme celui de tous les animaux qui habitent au nord de l’Himalaya. Je crois, d’ailleurs qu’on trouve la licorne ailleurs que dans le Népaul, puisque des voyageurs ont signalé son existence dans la Haute-Nubie et dans l’Afrique centrale. En tout cas, si celle bête n’a pas la férocité que lui attribuent les Arabes, elle est dangereuse quand elle est blessée. Vous pourrez la chasser si vous voulez, mais – soyez prudent. D’abord, elle est extrêmement farouche et s’enfuit au moindre bruit; ensuite, elle résiste très courageusement.

Cette chasse me tentait. Je savais fort bien que l’existence de la licorne était niée par pas mal de naturalistes français et il me plaisait assez de leur prouver qu’ils étaient dans l’erreur.
Je déjeunai donc de fort bon appétit et je me mis en route. Je m’engageai d’abord dans un labyrinthe allant tantôt à droite, tantôt à gauche. Parfois, j’étais obligé de revenir sur mes pas pour éviter des gouffres ou contourner des pics qui me paraissaient inaccessibles. Mais je trouvai bientôt l’Arroun dont les bords m’offraient un chemin très praticable. La végétation était d’ailleurs absolument différente de celle qu’on rencontre dans le Népaul en général ; il y avait surtout des pins de toutes tailles comme on en trouve dans les contreforts de l’Himalaya. En hiver, il m’eût été impossible de circuler dans cette région par suite de la chute des neiges, mais nous étions au cœur de l’été, de sorte que je n’avais rien à craindre des avalanches. Je trouvai bientôt un petit plateau où s’élevait un obo, sorte de monument bouddhique en pierres amoncelées surmontées de banderoles et d’ossements. Je jugeai que c’était un excellent poste pour me mettre à l’affût. Il y avait, en effet, à une trentaine de mètres de moi, des couches de sel gemme, et Smith m’avait dit que les tchirous avaient l’habitude de se rassembler autour de ces couches pour lécher le sel. Je me dissimulai donc sons la voûte de l’obo et j’attendis. Il vint de multiples animaux qui léchèrent consciencieusement le sel, mais je ne tirai point. J’étais décidé en effet à ne faire parler la poudre que lorsque je verrais une licorne.
Au bout de deux heures d’attente, je vis un premier animal qui qui me parut répondre au signalement donné par le résident. Il était bien de couleur rougeâtre et il possédait une longue corne pointue au milieu du front. J’observai que cette corne avait trois légères courbures et un certain nombre d’anneaux circulaires à la base. Tout cela concordait bien avec les sculptures que j’avais eu l’occasion de voir dans les temples bouddhiques. Je restai un instant à contempler cet animal qui léchait le sel. Il fut d’ailleurs rejoint par un autre de même apparence mais un peu plus petit. Je pensai aussitôt que c’était la femelle. Les deux animaux paraissaient lécher le sel gemme avec une visible satisfaction. Je retenais ma respiration pour ne pas les effrayer ; je me rendis d’ailleurs bientôt compte que ma présence n’avait pas été soupçonnée.
Avec des précautions infinies, je passai le canon de ma carabine entre deux pierres et je visai longuement l’une des licornes. J’avais des chevrotines et ne doutai pas un seul instant que l’animal ne fût foudroyé.

Je pressai la détente et une détonation, longuement répercutée par les échos environnants, retentit. L’animal roula par terre pendant que son compagnon s’enfuyait à une vitesse prodigieuse. Je n’avais pas songé à doubler pour tuer ce dernier. Tout à la joie de ce que je croyais une réussite inespérée, je courus vers  ma victime qui se débattait par terre.
Au moment où j’arrivai, la licorne se dressa avec une incroyable souplesse : elle était moins gravement atteinte que je n’aurai cru. Elle me présenta sa longue corne pointue avec la même attitude que les chèvres sauvages. Mais je puis assurer qu’il semblait y avoir singulièrement plus d’énergie dans le geste de la licorne. Aussi je n’hésitai pas : je brandis ma carabine et j’en assenai un coup violent qui manqua malheureusement sa destination. La licorne avait en effet fait un bond de côté et la crosse de ma carabine était entrée en contact avec le sol. Il y eut ·un craquement sec et je constatai avec dépit que la crosse venait de se briser : ma carabine de Purdey­O’Moore, à laquelle je tenais tant, était maintenant hors d’état de me servir.
Je n’avais plus que mon poignard qui, fort heureusement, n’avait pas quitté ma ceinture.
Alors s’engagea le duel le plus singulier que l’imagination humaine puisse concevoir. Nous luttions à armes égales, moi avec mon poignard, et la licorne avec sa longue corne pointue, mais l’animal était, malgré sa blessure, singulièrement plus agile que moi. La bête cherchait manifestement à m’atteindre à la poitrine et elle faisait des bonds désordonnés dans ·ce but. J’esquivai de mon mieux ces attaques, tantôt en sautant brusquement de côté, tantôt en parant avec mon poignard. Deux ou trois fois la pointe de mon arme avait rencontré le crâne dur de la licorne, mais sans autre résultat que de l’exaspérer davantage. Je vis que, dans cette lutte, je finirais par avoir le dessous. Alors, je battis en retraite dans la direction de l’obo tout en me garant des coups de corne. Je réussis ma manœuvre au bout de quelques minutes non sans avoir été atteint au côté droit. Tout en me défendant, j’amoncelais devant moi une certaine quantité de pierres que je poussais avec mon pied chaque fois que j’en avais le loisir. Je pus ainsi boucher l’entrée de la voûte de l’obo. Certes, je n’avais pas bouché cette entrée complètement, mais il y avait suffisamment de pierres pour gêner les attaques de l’animal. Je me trouvais dans une meilleure position que précédemment, mais le tchirou continuait ses attaques de plus belle. Je l’avais cependant atteint légèrement au défaut de l’épaule et cette blessure l’avait rendu prudent.
Tout à coup, je poussai une exclamation de terreur. Le second tchirou arrivait à toute allure pour porter secours à son compagnon. Je pensai qu’il avait dû s’enfuir à peu de distance et revenir quand il avait entendu les cris de l’autre licorne. Cette fois, ma situation devenait singulièrement plus défavorable. Le nouveau venu pouvait en effet m’attaquer par une autre issue que celle de l ‘entrée. Il y avait derrière moi une seconde petite passe un peu plus étroite que la première, par laquelle mon nouvel ennemi pouvait s’introduire. Il n’y manqua d’ailleurs pas. Affolé, je pris des pierres et je commençai un bombardement en règle. Je réussis à obtenir un certain répit que je mis à profit pour examiner rapidement les moyens que j’avais de m’en tirer. Les deux licornes ne paraissaient nullement décidées à s’enfuir. Je compris alors l’origine de leur réputation de courage. Ces deux maudits animaux se jetaient avec une furie extraordinaire dans ma direction chaque fois qu’ils estimaient avoir quelque chance de m’atteindre. Je constatai avec dépit que le jet de pierres ne produisait aucun résultat, car les deux tchirous évitaient avec adresse mes lourds projectiles. Je crois que j’eus l’impression à ce moment que je ne m’en tirerais pas sans une blessure sérieuse. Au moment où je m’y attendais le moins, l’un des tchirous sauta avec agilité sur le rebord du mur en pierres sèches et bondit sur moi. J’eus la sensation d’un coup de poignard et je m’évanouis …

Quand je me réveillai, j’étais couché dans une chambre de la résidence. Je vis tout de suite le visage angoissé de Smith et celui du médecin .
– Il l’a échappé belle, dit ce dernier … Pas de fièvre, c’est la preuve que notre sérum antitétanique a fait son effet.
Je devinai alors qu’on m’avait fait une piqûre de sérum à cause de la blessure faite par la corne. Je sentais, d’ailleurs, une affreuse brûlure au côté droit. Je me rappelais confusément ce qui m’était arrivé.
Le lendemain, quand.je fus un peu mieux, j’interrogeai mon hôte pour savoir les conditions dans lesquelles on m’avait découvert.
– Lorsque vint la nuit, me dit le résident, je commençai à être inquiet car je savais que vous deviez rentrer avant le crépuscule en raison des dangers qu’offre la circulation dans ‘obscurité. Je me suis tout d’abord dit que vous aviez dû rouler dans un gouffre comme il en existe tout le long de la vallée de l’Arroun. Cette hypothèse était plausible, car cet accident est arrivé plusieurs fois à des imprudents que la chasse avait entraînés. Je me mis donc en route avec une escorte composée d’une trentaine de Gourkas bien armés. Nous avions ensuite convenu d’emmener un certain nombre de chiens du pays doués d’un flair remarquable. Cette précaution était absolument indispensable pour orienter nos recherches. Nous savions fort bien quel chemin vous aviez suivi, tout au moins au début. Les chiens pouvaient donc sentir votre trace et nous guider dans la mesure de leurs moyens. D’autre part, je n’ignorais pas que vous aviez l’intention de chasser des licornes. Cela m’indiquait que vous aviez dû vraisemblablement prendre un poste d’affût à proximité d’un endroit où il existait du sel gemme apparent. Je dois vous dire que nous passâmes d’abord un certain temps dans une première région de la vallée où il existait précisément des couches de sel gemme. Les chiens furetèrent partout, mais ils ne trouvèrent rien . Nous trouvâmes alors une autre trace que les chiens suivirent avec insistance. Tout à coup, un de mes Gourkas s’écria : ” Voilà des traces de sang !”. Je m ‘approchai et je vis qu’effectivement il y avait une large tramée de sang près d’une muraille de sel gemme. Je pensai aussitôt que nous étions sur la bonne piste. Quelques instants après, en effet, les chiens poussèrent des aboiements lugubres . Mon cœur se serra à la pensée que nous allions peut-être vous découvrir là sans vie. Vous étiez étendu à l’intérieur d’un obo dont les pierres avaient été remuées. Il y avait même des pierres que vous avez dû lancer.
Je racontai à mon ami ce qui m’était arrivé et le furieux combat que j’avais dû soutenir contre les deux licornes déchainées.
– C’est bien ce que j’ai pensé, me dit le résident. Quand je me suis penché sur vous, j’ai vu que vous aviez une blessure profonde dans le côté droit. Je n’ai pas douté un seul instant que vous n’ayez été chargé par une licorne. D’autant plus que, quelques instants plus tard, nous avons découvert votre carabine dont la crosse était brisée. Dès lors, le drame se reconstituait aisément. Aussi, je pensai que la première chose à faire était de vous faire faire une piqûre antitétanique dès votre arrivée ici. Vous êtes heureusement hors de danger maintenant.

En 1949, c’est encore dans l’Himalaya que Donald et ses neveux partent chercher la licorne.
Carl Barks, Trail of the Unicorn, 1949.

➕ Se déguiser en licorne.

Depuis le Moyen Âge, on déguise les chevaux et on se déguise en licorne, mais cela n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui.

Les costumes de licorne, pour les hommes comme pour les animaux, ne sont pas une invention récente. Les chevaux de la Renaissance étaient parfois armés d’une corne factice, à l’occasion d’une fête, mais aussi pour prendre part aux solennelles entrées royales. Lorsque Jacques de Lalaing arriva à la fête de la toison d’or, à Gand, en 1445, « son cheval estoit couvert de drap damas gris, broudé de gros estocz jectans flamme de feu, et de sa lettre, qui fut un K, qui est une lettre hors du nombre des aultres. Et après luy venoient quatre chevaulx couverts de velours noir chargé d’orfavrerie dorée et blanche, moult richement ; et avoient lesditz chevaulx champfrains d’argent, dont yssoit une longue corne tenant au front, à manière de licorne, et furent icelles tortivées d’or et d’argent[1] ».

Francesco Primaticcio, dit Le Primatice, artiste multicarte à la cour de François Ier, a croqué un costume de mascarade. L’actrice, car cela semble être une femme, montait un cheval – une licorne – de bois. Les jambes qui apparaissent sur le côté sont factices, celles de la dame étant cachées par le caparaçon. Peut-être le personnage était-il destiné à faire une entrée soudaine et inattendue lors d’une fête ou d’un banquet, tout comme au cours du mariage de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York, en 1468, «entra dedans ladicte salle une licorgne grande et bien artificiellement faicte sur laquelle seoit ung lupart (léopard) tenant à une pate banerolle de mondit seigneur, et à lautre une marguerite de laquelle devant la table il fist à icelui seigneur présent[2]».

Lors du banquet qui suivit l’entrée de François Ier à Paris, en 1515, un entremets, qui, comme son nom l’indique, est originellement un petit spectacle donné entre deux plats, présenta « une belle licorne allant boire à la fontaine, laquelle une jeune pucelle prist, la menant en lesse et la présenta à la table dudict seigneur[3]». Le repas se déroulant à l’intérieur, cette licorne n’était sans doute pas un cheval, ce pouvait être une chèvre, c’était plus probablement un acteur.

Au mariage de sa sœur Lucrèce, Cesare Borgia, qui n’incarnait pas mieux qu’elle la chasteté et l’innocence, apparut portant un masque de licorne[4]. Il a certainement dansé à un moment ou à un autre avec Giulia Farnese. L’épisode est repris dans la série Borgia – non, ce n’est pas la même que la série les Borgias dont je parle dans le chapitre de mon livre consacré à la belle Giulia – mais on ignore si le masque de Cesare était aussi impressionnant.

On croise des licornes au théâtre, plus souvent dans des ballets. Inspiré par la tapisserie et par le roman, La Dame à la licorne de Jean Cocteau, en 1953, met en scène le face-à-face entre la force du chevalier au lion, et la pureté de la dame à la licorne. La force triomphe, la dame perd sa virginité, le miroir est terni, la licorne se laisse dépérir, le chevalier abandonne la dame qui reste seule et meurt. Les costumes dessinés par Cocteau sont d’une sobriété qui tranche avec les couleurs vives des licornes qui dansent dans les soirées d’aujourd’hui.

Rien n’est plus facile de nos jours que de se déguiser en licorne.  Amazon propose plusieurs centaines de costumes, dans des esprits variés. Pour les enfants, il y a les modèles « carapaçon », sur le même principe que celui du Primatice, et les modèles « princesse », tous deux clairement destinés aux petites filles. Pour les adultes, il y a le style rigolo et le style sexy. Pour les grands comme les petits, venus du Japon, il y a les modèles pyjamas, ou kigurumi, et ce sont eux qui se vendent le mieux, au point que l’on en croise parfois dans les festivals ou dans certaines rues de Paris. Les plus fauchés ou paresseux peuvent se contenter du serre-tête, supportant juste une corne blanche, dorée ou arc-en-ciel.

Les bouées licornes que l’on voit l’été à la plage, et parfois paraît-il sur des pistes de danse, sont un peu des costumes aussi. Leurs couleurs sont les mêmes que celles des peluches, blanc, avec souvent pas mal de rose, un peu de bleu ou de doré, et parfois la queue ou la crinière multicolore. La corne est le plus souvent argentée ou dorée.

Des banquets du Moyen-Age au ballet de Jean Cocteau, les costumes de licorne relevaient de la mise en scène de la pureté. Les déguisements d’aujourd’hui, que l’on croise aussi bien aux anniversaires de petites filles qu’à la gay pride ou à Burning Man, sont plus colorés, plus légers. Se déguiser en licorne, c’est toujours rêver, mais c’est devenu une rêverie plus légère, moins sérieuse.


[1] Mémoires d’Olivier de la Marche, maître d’hôtel et capitaine des gardes de Charles le Téméraire, Paris, 1888 (1474), tome 2, p.101.
[2]   Olivier de la Marche, Description inédite des fêtes célébrées à Bruges en 1468 à l’occasion du mariage du duc Charles le Téméraire avec Marguerite d’York, Dijon, 1877, cité in Bengt Dahlbæck, La Tradition médiévale dans les fêtes françaises de la Renaissance, in Les Fêtes de la Renaissance, Paris, 1956.
[3] Lise Roy & William Kemp, « France qui son cœur lui présente », les relations de l’entrée de François Ier à Paris en 1515, 2014.
[4] L’épisode est cité dans la biographie de Cesare Borgia par Sarah Bradford, mais j’ignore sa source première.

➕ Où peut-on voir des licornes ?

Les chasseurs de licorne, tant ceux qui travaillaient en bibliothèque que ceux qui traquaient l’animal sur le terrain, l’ont aperçu sur tous les continents. Il est donc possible de dresser une carte de son habitat, et même de s’intéresser à ses migrations.

On distingue, en étudiant l’habitat attribué à diverses époques à la licorne, une constante et un mouvement. D’une part, l’unicorne fut toujours associée à deux régions, dont la localisation et les frontières sont il est vrai restées longtemps assez floues, l’Inde et l’Éthiopie. Un incunable  tout imprégné encore de pensée médiévale assure que « Éthiope est une région qui est située vers la partie de midi, où il y a multitude de bêtes venimeuses comme serpents, basilics, grands dragons et aspics, et il y a des licornes et de bêtes cruelles à si grand abondance qu’il semble que ce soient fourmis qui saillent d’une fourmilière tant y en a ». Quelques feuillets plus loin, nous apprenons que « en Inde sont licornes, éléphants et dragons en grand multitude et que autrefois on. En voit tant en une journée qu’on ne les peut nombrer[1] ». 

Cette première cosmographie est encore riche de merveilles, fontaines miraculeuses et peuples monstrueux, auxquelles les savants de la Renaissance refuseraient bientôt de croire, mais la licorne survécut tant aux savants qu’aux dragons. En cela, elle ressemble au griffon dont les aires, faute d’une trop hypothétique Hyperborée, furent reléguées dans les montagnes de l’Inde et du Caucase.

Sur cette miniature de la fin du XVe siècle, la création est organisée géographiquement. Les animaux d’Occident émergent d’un feuillage touffu, ceux d’Orient, éléphant et licorne, d’une forêt plus aérée.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 662 Res

L’habitat de la licorne, comme celui des Amazones auxquelles on peut s’étonner qu’elle n’ait jamais été associée, fut aussi sans cesse repoussé aux bornes de l’univers connu, pour en marquer la limite. Quand les côtes de l’Afrique furent explorées puis colonisées, la bête s’enfuit vers l’intérieur des terres. Quand les blancs commencèrent à manquer sur les cartes de l’Ancien Monde, elle franchit les océans pour réapparaître sur les terres nouvellement découvertes, ou sur d’’autres qui ne le seraient jamais. Il et donc tentant de dresser une carte de ces voyages.

Jusqu’au XVIIe siècle, les témoignages concernant l’Éthiopie sont les plus fréquents, les plus remarqués étant ceux de Luigi Barthema et du père Jérôme Lobo, mais quelques voyageurs ont aussi pu observer l’animal en Inde. Bien que visiblement de la même espèce, les unicornes du nouveau monde sont plus septentrionales, présentes essentiellement au Canada.

En 1516, sur un portulan de Vesconte Maggiolo, les côtes de l’Amérique sont assez bien dessinées, mais, faute sans doute de témoignage suffisamment solide, le cartographe ne s’est pas encore risqué à dessiner les occupants de ce continent encore mystérieux. L’Afrique et l’Asie, mieux connues, sont peuplées de chameaux, lions, éléphants, licornes et dragons.

La mappemonde de Petrus Plancius, en 1594, fut la première à exploiter les quatre coins du cadre rectangulaire pour y montrer les peuples et la faune des différentes régions du monde, procédé qui allait être repris par de nombreux cartographes. Les créatures merveilleuses y sont peu nombreuses. En terre australe, baptisée Magallanica, un petit dragon et un grand oiseau inidentifiable observent une nombreuse troupe d’aborigènes chargeant à dos d’éléphant. En Asie, un oiseau de paradis, dénué de pattes puisqu’il ne se pose jamais à terre, survole une scène de bataille tandis qu’une licorne trempe la pointe de sa corne dans les eaux d’un fleuve.  Cette carte fut un considérable succès de librairie, et toutes les grandes bibliothèques d’Europe en ont un exemplaire. Quelques-uns sont de simples gravures en noir et blanc, mais la plupart des acheteurs ont opté pour l’édition de luxe, coloriée à la main. Comme il était de coutume, les peintres  palliaient un peu à l’ennui et personnalisaient chaque copie en changeant un peu les couleurs. Crocodile et oiseau de paradis prennent toutes les teintes de l’arc en ciel, rhinocéros, girafe et éléphant passent par diverses nuances de blanc, de beige et de gris, mais les licornes sont, sur la douzaine d’exemplaires que j’ai pu consulter en ligne, invariablement blanches, ou tout au plus gris pâle.

Il faut des circonstances exceptionnelles, comme un hiver très dur, pour que des licornes fassent leur apparition en Europe. En Mars 1635, la gazette de Théophraste Renaudot rapporte de Silésie que « le froid est si grand en ce pays… que les loups affamés courent ici autour à vingtaines, ce qui fait qu’on n’ose cheminer qu’en troupes et en armes. Plusieurs assurent aussi avoir vu un animal tel qu’on dépeint la licorne, dans la grande forêt de Prinkenau[2] ».

La licorne, bien sûr, se rencontre dans les pays imaginaires et souvent parodiques. Le roi Arthur en a ramenée une de l’Île du nain géant dans le Chevalier au Papegau, Amadis de Gaule en a vu dans l’Île Ferme. Dans un passage moqueur de The Obstinate Lady, Aston Cockayne, en 1657, décrit ainsi le fabuleux royaume des Antipodes :

I will give you the situation of the country. Some of the ancient geographers, as Heliodorus, Amadis de Gaul and Palmerin d’Oliva, affirm it to lie a thousand Italian miles from Istmos at Corinth; but some modern writers as Don Quixote, Parismus, Montelion and Merlin say it is a peninsula in Arabia Felix, where the Phenix is. But learned Hollingshed affirms, the South indiaes are separated from Armenia by the Calydonian forest, from Asia minor by the Venetian Gulf and from China by a great brick wall. There, instead of cherry-stones, children play with pearls. And, for glass, the windows are of broad diamonds. Hunters have no horns but the unicorns.

Le Siècle des Lumières ne s’intéresse guère à la licorne, et les voyageurs d’alors ont peu vu un animal auquel ils ne croyaient guère, peut-être parce qu’ils ne le cherchaient pas. Au XIXe siècle, entre romantisme et orientalisme, les rapports redeviennent nombreux, quoique toujours de seconde main. La licorne des Indes s’est réfugiée sur les contreforts de l’Himalaya ; sa cousine africaine, presque éteinte en Abyssinie, survit au sud du continent, ou du moins dans l’imaginaire des Boers.

Ces licornes, qui n’ont plus rien de commun avec le lourdingue rhinocéros, s’apparentent plutôt à la légère antilope. En 1863 encore, George Percy Badger, le traducteur anglais des voyages de Luigi Barthema, affirme croire à l’existence de la licorne, « dans les régions inexplorées de l’Afrique centrale ou dans les montagnes du Thibet ». Et lorsque la très sérieuse Revue Britannique doit constater, en 1827, que les rumeurs de la présence de licornes au Tibet sont vraisemblablement infondées, elle en conclut que cet animal ne peut habiter que « dans l’imagination des poètes et des romanciers » ou… « dans l’Océanie, dont la zoologie n’est pas encore entièrement connue[3]».


[1] C’est le secret de l’histoire naturelle, contenant les merveilles et choses mémorables du monde, slnd, ch XVII, fol 19, BNF, Rés. S 741. Une autre édition tout aussi rare se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal, 8° S 8627.
[2] La Gazette, Nouvelles ordinaires du troisiesme mars 1635.
[3] Revue Britannique, 1827, t.XIII, p.372.

➕ Licornes de la lune et des étoiles

Faute de trouver des licornes sur notre bonne vieille terre, certains sont allés les chercher dans le ciel, où une constellation de la licorne rejoignit, au XVIIe siècle, les figures plus connues que sont le Sagittaire ou le Capricorne. Au XIXe siècle, c’est sur la lune que l’on a voulu voir des licornes.

Le capricorne, et plus rarement le bélier, avaient déjà parfois, depuis le Moyen Âge, des allures de licorne. Quelques graveurs de la Renaissance ont représenté la vierge zodiacale accompagnée d’une licorne. Ces unicornes n’étaient cependant là que par accident, et ce n’est qu’au XVIIe siècle que la licorne, ou plus précisément le monoceros, prend formellement place sur les cartes du ciel.

Le cartographe et astronome Petrus Plancius (1552-1622), suite aux observations des navigateurs hollandais, entreprit en effet de compléter la cartographie céleste. Il définit et donna des noms bien européens aux constellations australes, et ajouta en outre aux cartes célestes quelques figures difficilement visibles, faites d’étoiles lointaines et un peu floues. Certaines ont été oubliées, d’autres sont restées, comme le Monoceros. Située juste en dessous de Canis Minor, cette licorne se retrouve, sur bien des atlas, à porter sur son dos un petit chien ; c’est assez mignon.

En 1908, William Butler Yeats avait le grade de Monoceros de Astris dans la société secrète de la Golden Dawn, mettait des licornes et des étoiles sur ses ex libris, et publia une pièce intitulée La Licorne des étoiles. Les seules licornes que l’on y croise, nombreuses et violentes, sont dans les rêves de pureté et de destruction de l’un des personnages, Martin.

Il n’était de toute façon pas besoin de monter jusqu’aux étoiles pour trouver des licornes. Les deux voyageurs qui, au XVIIe siècle, avaient foulé le sol lunaire,  Domingo Gonsales[1] et Savinien de Cyrano de Bergerac[2], y avaient observé bien des curiosités, mais nul quadrupède unicorne. Deux siècles plus tard, les progrès de l’imagerie scientifique allaient permettre de les découvrir.

Le New York Sun, un quotidien à sensation américain, publia au mois d’août 1835 une série de lettres d’Andrew Grant, secrétaire de Sir John Herschel, l’un des astronomes les plus connus de l’époque. Depuis l’Afrique du Sud, où les savants venaient d’installer le plus puissant télescope jamais construit, il y décrivait les merveilles que les dernières inventions techniques avaient permis d’observer sur la surface de notre satellite. On y voyait des montagnes de cristal, des fleuves, des lacs, des forêts, et bien évidemment plusieurs espèces d’oiseaux et de mammifères. Des castors marchaient sur leurs pattes arrières en portant leurs petits dans les bras, des cerfs blancs à corne noire et des licornes galopaient sous les palmiers. La licorne de lune « est de couleur bleu métallique, de la taille d’une chèvre, avec une petite barbichette et une corne légèrement inclinée vers l’avant. Seul le mâle est armé d’une corne ; la femelle n’en a pas mais sa queue est plus longue. Ces animaux vivent en troupeau sur les coteaux escarpés en bordure de la forêt. Ces licornes ont l’élégance et la rapidité de l’antilope, galopant à grande vitesse et sautent comme de jeunes agneaux[3]». Ces licornes de lune tenaient, par leur barbichette, de la créature légendaire, mais aussi, par leur allure d’antilope, de l’animal unicorne que certains cherchaient alors en Afrique ou en Asie. La couleur bleue métallique était une innovation intéressante, le détail qui ne s’invente pas. Les créatures sélénites les plus fantastiques et les plus discutées dans la presse étaient néanmoins des hommes de petite taille, dotés d’une fine fourrure, d’ailes de chauve-souris et d’une libido débordante et volontiers aérienne. Civilisés, ils vivaient en communauté hiérarchisées et bâtissaient des temples coniques.

Ces articles connurent un immense succès populaire, faisant doubler durablement le tirage du New York Sun, et ce même après que, en septembre, la rédaction eut reconnu que tout cela n’était qu’un canular.

Andrew Grant n’existait pas. Découvrant ces articles avec plusieurs mois de retard, à son retour d’Afrique du Sud, le tout à fait réel astronome Sir John Herschel prit l’affaire avec un flegme très britannique mais dut, jusqu’à la fin de ses jours, répéter régulièrement lors de ses conférences que, non, il n’avait pas vu de licornes et d’hommes chauve-souris s’ébattre sur la lune.

Les articles du New York Sun signalaient également la présence sur la lune de petits bisons, sans préciser qu’ils étaient unicornes, mais c’est ainsi que les imagina l’artiste italien qui réalisa en 1836, après que le canular avait été éventé, une série d’illustrations de toutes ces découvertes. Il dessina des licornes non pas bleu acier mais rousses, ainsi que l’on imaginait alors les antilopes unicornes d’Afrique du Sud.

Les astronautes qui, un siècle et demi plus tard, ont posé le pied sur notre satellite n’ont rien vu – ou alors on nous cache quelque chose, ou ils n’y sont pas vraiment allé, ou les deux. D’ailleurs, vous avez sûrement remarqué qu’il y a trois lunes sur le blason de la Dame à la licorne, et que les licornes d’Éthiopie vivaient dans les montagnes de la lune – qui n’existent pas vraiment non plus, mais c’est une autre histoire.


[1] Francis Godwin, The Man in the Moone, 1638.
[2] Savinien de Cyrano de Bergerac, Histoire comique des états et empires de la lune, 1657.
[3] The New York Sun, 26 août 1835.

➕ Lord Dunsany, La fille du roi des elfes, 1924

Traduit par Odile Pidoux

L’un après l’autre ils se séparèrent sur le seuil de leurs maisons. Mais trois ou quatre d’entre eux habitaient à l’extrémité du village, au pied même de la colline, et voici ce qu’ils aperçurent avant d’entrer chez eux : toute blanche et nettement éclairée par les dernières lueurs du ciel où se levaient les étoiles, une licorne, l’air effarouché et fatigué du gibier pourchassé, dévalait la pente devant eux. Ils se frottèrent les yeux, se lissèrent la barbe d’un air dubitatif et n’en crurent pas leurs yeux.

[…]

Les licornes revinrent paître selon leur habitude aux confins du royaume, habitat naturel de toutes les créatures fabuleuses, où elles se remirent à grignoter les lys au pied des versants montagneux et à se glisser parfois le soir, quand tout est tranquille, à travers la frontière crépusculaire pour aller goûter l’herbe terrestre. C’est d’ailleurs en raison de leur goût pour les pâturages terrestres – semblable à ce goût pour l’eau de mer qu’éprouve une fois l’an le grand cerf des Highlands – que l’existence de la licorne est bien connue des hommes quoiqu’elle se range, par son appartenance, parmi les animaux fabuleux. Il arrive aussi à notre renard familier de traverser la frontière en certaines saisons, et c’est de là-bas qu’il ramène ce relent de mystère. Il est, pour le Royaume Enchanté, un animal fabuleux, tout comme la licorne l’est à nos yeux.

À vrai dire, il arrivait rarement que les paysans de cette région eussent une chance d’apercevoir une licorne puisque leurs visages s’étaient à jamais détournés du Royaume Enchanté. L’éclat, la beauté, le charme et l’histoire même de cette terre magique ne concernaient que ceux qui avaient du temps à consacrer à de telles choses ; mais les autres étaient absorbés par les récoltes, le soin de bêtes qui n’avaient rien de fabuleux, l’entretien des toits de chaume et des haies et par mille autres tâches encore. Ils parvenaient à peine, à la fin de chaque année, à sortir vainqueurs de leur éternel combat contre l’hiver, aussi savaient-ils bien que s’ils autorisaient – ne fût-ce qu’un instant – une seule de leur pensée à se tourner vers le Royaume Enchanté, celui-ci les attirerait bien vite et son charme absorberait bientôt tous leurs loisirs, sans plus leur laisser le temps de réparer leurs toits, de tailler leurs haies ou de labourer leurs terres. Or voici qu’Orion, attiré par le son des cornes du Royaume Enchanté que, seul, il entendait le soir grâce à cette aptitude à percevoir les choses magiques qu’il tenait de son ascendance, voici donc qu’Orion et sa meute parvinrent un jour en un de ces champs que traverse la frontière crépusculaire, où il découvrit les licornes en train de paître. Suivi de ses chiens, il se glissa le long d’une haie, parvint à couper la retraite d’une licorne, l’empêchant de se réfugier au Royaume Enchanté. C’était la licorne qui devait traverser un soir la vallée des Aulnes, le poitrail tout luisant des flocons d’écume qui étincelaient d’un éclat argenté dans le clair de lune, c’était elle qui, haletante, pourchassée, épuisée, était apparue comme pour annoncer la venue d’une nouvelle dynastie à un pays aux coutumes vieillissantes, ou, comme un marin de retour d’un lointain voyage au-delà des mers, la découverte d’un nouveau continent où la vie s’écoule plus heureuse.

Gravure de Sidney Sime pour The King of Elfland’s Daughter, 1924

[…]

Dans un village, il est peu d’événements qui ne suscitent des commentaires. L’apparition de la licorne ne fit pas exception à la règle. En effet les trois villageois qui l’aperçurent au clair de lune le racontèrent aussitôt à leurs familles dont la plupart s’en furent colporter la bonne nouvelle dans les maisons voisines. Dans la vallée, en effet, tout événement surnaturel était considéré comme bénéfique dans la mesure où il constituait un sujet de conversation ; et l’on considérait que les conversations étaient bien utiles pour passer le temps après le travail. Aussi parla-t-on longtemps de la licorne.

Un ou deux jours plus tard, le Parlement du Pays des Aulnes se réunit à nouveau dans la forge de Narl pour discuter autour des chopes d’hydromel du problème de la licorne. Les uns exprimèrent leur joie et déclarèrent qu’Orion était donc bien magique puisqu’il avait pourchassé une licorne, animal surnaturel de par sa provenance même.

— N’est-il pas vrai, dit l’un, qu’il a foulé du pied une terre dont il n’est pas séant que nous parlions, et qu’il est de ce fait magique lui-même, comme tout ce qui vient de là-bas ?

Certains approuvèrent, convaincus de récolter enfin les fruits de tous leurs projets.
Mais les autres alléguèrent que la bête si bête il y avait – était apparue à la lueur de la lune et que dans ce cas, qui pouvait être certain qu’il s’agissait bien d’une licorne ? L’un ajouta qu’il était fort difficile de distinguer quoi que ce soit au clair de lune et un autre déclara qu’il était quasi impossible de reconnaître une licorne. Ils entamèrent alors une discussion à propos de la taille et de l’apparence de ces animaux, se référant à toutes les légendes où elles figurent, sans parvenir pour autant à se mettre d’accord entre eux sur le fait de savoir si oui ou non leur jeune maître avait chassé la licorne. Finalement Narl, voyant qu’ils ne parviendraient pas ainsi à établir la vérité et estimant qu’il fallait, une fois pour toutes, décider si l’événement avait eu lieu ou non, Narl se leva et déclara qu’il était temps de passer au vote. Ils agirent donc selon un procédé habituel qui consistait à jeter des coquillages de couleurs variées dans une corne passée de main en main et votèrent au sujet de la licorne, comme Narl l’avait ordonné. Il se fit un grand silence quand Narl fit le compte des coquillages. Et c’est ainsi qu’il fut établi, par vote, que la licorne n’avait pas existé.

[…]

Quand la licorne atteignit le sommet de la colline, les chiens la talonnaient. Alors elle fit une brusque volte-face et dressant son unique corne elle les attendit, menaçante. Aussitôt les chiens l’entourèrent en aboyant furieusement, mais, baissant sa tête cornue, elle se défendit avec des mouvements d’une grâce si rapide qu’elle resta inaccessible à leur emprise. Ils savaient, quand il le fallait, reconnaître le danger mortel et, malgré leur pressant désir d’en finir avec leur proie, ils reculèrent devant la corne étincelante. Alors survint Orion armé de son arc. Pourtant il ne tira pas. Est-ce parce qu’il lui était difficile d’atteindre son but sans blesser l’un de ses chiens, ou fut-il tout simplement saisi du sentiment qui nous est familier aujourd’hui, qu’un tel geste n’eût pas été loyal envers la licorne ? Quoi qu’il en soit, il tira de son fourreau une vieille épée qu’il portait au côté, et, se frayant un passage parmi ses chiens, il engagea le combat avec la corne mortelle. Alors la licorne cambra le cou, et rapide comme l’éclair la corne s’élança vers Orion. Malgré la fatigue il restait assez de force à ce poitrail puissant pour ajuster un tel coup et Orion le para de justesse. Il visa la gorge de la licorne, mais la corne détourna l’épée et se fendit à nouveau. Il réussit encore à parer de toute la force de son bras, mais il s’en fallut d’un pouce. Il repartit à l’assaut, mais la licorne dévia la trajectoire avec, eût-on dit, un certain dédain. Sans relâche, elle attaquait, visant droit au cœur d’Orion, qui reculait sous ses assauts répétés. Par le seul pouvoir de son cou blanc et musclé qui se détendait, comme un arc bandé pour lancer sa corne mortelle, elle parvint à fatiguer le bras d’Orion. Il attaqua encore, sans plus de succès ; il vit alors, à la faible clarté des étoiles, briller un éclair cruel dans l’œil de la licorne, il vit luire devant lui l’arc immaculé et terrifiant de son cou et il comprit qu’il ne parviendrait pas à résister davantage à ses coups puissants. Soudain, l’un des chiens réussit à s’agripper au flanc droit de la licorne. En un instant d’autres bondirent aussi après avoir choisi leur prise, et ils ne furent plus bientôt qu’une horde basculant lentement de droite et de gauche au hasard des soubresauts de leur proie. Orion renonça au combat car plusieurs chiens lui cachaient maintenant la gorge de son adversaire dont sortaient des grondements terribles, tels qu’on n’en entend jamais en nos contrées ; bientôt ne lui parvint plus rien que les grognements rauques des chiens acharnés sur la splendide carcasse et vautrés dans le sang surnaturel.

Florence Magnin, Le bosquet de la licorne.

[…]

Orion redescendit ainsi les collines dans la nuit, jusqu’au moment où il aperçut à ses pieds la vallée, où fumaient les cheminées du village et où l’accueillit la lumière tardive d’une fenêtre éclairée à l’une des tours de son château. Il regagna le village par les sentiers familiers, puis alla enfermer ses chiens au chenil et l’aube commençait à peine à naître au sommet des collines quand il sonna de la trompe à la porte arrière du château. La première chose que vit le vieux gardien venu lui ouvrir fut la corne gigantesque qui se balançait au-dessus de la tête d’Orion.

Cette corne devait – des années plus tard – être adressée en présent au roi François 1er par le pape. Benvenuto Cellini le rapporte dans ses mémoires et raconte comment le pape Clément les envoya chercher, lui et un certain Tobbie, et leur ordonna de lui soumettre des plans pour monter et sertir la plus belle corne de licorne jamais vue dans le monde. On peut juger de la félicité d’Orion quand on sait que cette corne, la première qu’il avait possédée de sa vie, devait être considérée, des générations plus tard, comme la plus belle qui se fût jamais vue, et cela dans la ville même de Rome, où ne manquaient pourtant point les occasions de voir et de comparer entre eux de tels objets. Car on devait pouvoir se procurer un certain nombre de ces étranges cornes pour que le Pape ait été en mesure de choisir, pour le présent qu’il désirait faire, la plus belle qui se fût jamais vue ; mais à l’époque moins fastueuse où se situe mon histoire, ce genre de trophées était si rare que les licornes étaient encore considérées comme des animaux fabuleux. C’est aux environs de 1530 que l’on peut placer l’année de ce présent au roi François 1er et la corne fut sertie dans une monture d’or et ce fut Tobbie et non Benvenuto Cellini qui obtint la commande. Si je mentionne la date, c’est parce que certains ne s’intéressent aux contes que dans la mesure où l’histoire s’y réfère çà et là et se soucient, en matière historique, des faits plutôt que de la philosophie. Si un tel lecteur a suivi jusqu’ici les aventures d’Orion, il doit être désormais avide de pouvoir se référer à une date ou à quelque fait historique. Pour la date, je lui livre celle de 1530. Quant au fait historique, je fais mention de ce présent généreux rapporté par Benvenuto Cellini car il se pourrait bien que mon lecteur, en rencontrant ces histoires de licornes, se soit senti tellement éloigné de l’histoire et tellement désemparé qu’il soit besoin, en ce moment précis, de le ramener aux faits historiques. Quant à savoir comment cette corne magique réussit à sortir du château des Aulnes, en quelles mains elle erra avant de réapparaître dans la ville de Rome, ce serait la matière, vous vous en doutez bien, d’un autre ouvrage.

Gravure de Sidney Sime pour A Dreamer’s Tale de Lord Dunsany, 1910.

“You shall have centuries of sleep,” said the soul, “but you must not sleep now, for I have seen deep meadows with purple flowers flaming tall and strange above the brilliant grass, and herds of pure white unicorns that gambol there for joy, and a river running by with a glittering galleon on it, all of gold, that goes from an unknown inland to an unknown isle of the sea to take a song from the King of Over-the-Hills to the Queen of Far-Away.

— Lord Dunsany, A Dreamer’s Tale, 1910

➕ Arthur Conan Doyle, En jouant avec le feu, 1894

Traduction de Louis Labat, 1911

Je ne prétends pas expliquer ce qui se passa, le 14 avril dernier, au n° 17 de Badderly Gardens. Traduite en noir sur du blanc, mon opinion paraîtrait, j’imagine, trop absurde, trop grossière pour mériter considération. Mais qu’il se soit passé quelque chose, et quelque chose de nature à marquer sur chacun de nous pour le reste de sa vie, c’est ce qu’établit avec toute la certitude possible l’unanimité de cinq témoignages. Je me bornerai à un compte-rendu très exact, qui sera soumis à John Moir, Harvey Deacon et Mrs Delamere, et ne recevra aucune publicité s’ils ne le confirment volontiers sur tous les points. Quant à Paul Le Duc, il faudra que je me passe de sa caution, car il semble avoir quitté l’Angleterre.
Ce fut John Moir, l’associé principal bien connu de la maison Moir, Moir et Sanderson, qui, dans le principe dirigea notre attention vers les questions d’occultisme. Comme il advient souvent chez des hommes d’affaires durs, et pratiques, il y avait dans sa nature un certain mysticisme, par quoi il avait incliné à l’examen, puis, éventuellement, à l’acceptation de ces déconcertants phénomènes qui, avec beaucoup d’impostures et beaucoup de niaiseries, se groupent sous la commune désignation d’occultisme. Ses recherches, entreprises en toute liberté d’esprit, avaient malheureusement versé dans le dogme, et il était devenu fanatique et tranchant autant que dévot peut l’être.
Il représentait dans notre petit cercle la catégorie d’hommes qui ont fait de ces singuliers phénomènes une nouvelle religion.
Nous avions pour médium sa sœur, Mrs. Delamere, la femme du sculpteur dont le nom est en train de se révéler. L’expérience nous avait démontré qu’en ces matières vouloir opérer sans médium était aussi vain que de vouloir, en astronomie, opérer sans télescope. D’autre part, nous repoussions tous avec horreur l’idée d’introduire parmi nous un médium à gages. Homme ou femme, ne se croirait-il pas tenu de nous en donner pour notre argent, et la tentation de fraude ne serait-elle pas trop forte ? Quel crédit mériteraient des phénomènes produits à raison d’une guinée par heure ? Fort heureusement, Moir avait découvert chez sa sœur une nature de médium ; c’est-à-dire qu’il la considérait comme une batterie de cette force magnétique animale qui est la seule forme d’énergie assez subtile pour que nous agissions sur elle du plan spirituel comme nous agissons du plan matériel. Il va de soi qu’en m’exprimant ainsi je n’entends pas faire une pétition de principe : j’indique simplement par quelle théorie nous expliquions nous-mêmes, à raison ou à tort, ce que nous voyions. La dame venait sans l’assentiment bien formel de son mari ; et quoiqu’elle ne manifestât jamais une très grande force psychique, nous en obtenions au moins ces phénomènes usuels de transmission de pensée si puérils et si mystérieux tout ensemble. Chaque dimanche soir, nous nous réunissions dans l’atelier d’Harvey Deacon, à Badderly Gardens, la maison qui fait le coin de Merton Park Road.
L’œuvre de Harvey Deacon, par la qualité d’imagination dont elle rendait témoignage, semblait trahir chez l’artiste la passion de l’outré et du sensationnel. À l’origine, un certain pittoresque l’avait attiré vers l’étude de l’occultisme ; mais son attention ne tarda pas à tomber en arrêt devant quelques-uns des phénomènes dont je parlais tout à l’heure, et il en vint rapidement à se convaincre que ce qu’il avait pris pour une amusette, pour un passe-temps d’après-dîner, constituait une réalité formidable. C’était un homme d’un cerveau remarquablement lucide et logique, un vrai petit-fils de son ancêtre, le célèbre professeur Scotch ; et il représentait, lui, dans notre groupe, l’élément critique, l’homme sans préjugés, préparé à suivre les faits aussi longtemps qu’il peut les voir, et ne laissant pas ses théories prendre l’avance sur ses données. Sa circonspection agaçait Moir autant, que Moir le divertissait par sa foi robuste ; mais, chacun à sa manière, ils apportaient l’un et l’autre dans la question une même ardeur.
Et moi ? Qui représentais-je, à vrai dire ? Non pas le dévot. Non pas la critique scientifique. Mais, plus justement, le dilettante. Préoccupé de toujours rester « dans le mouvement », je me félicitais de toute sensation nouvelle qui me fît sortir de moi-même. Sans disposition personnelle à l’enthousiasme, j’aime les enthousiastes. Les propos de Moir m’emplissaient d’un vague bien-être, comme si j’eusse senti par eux que nous tenions la clef des portes de la mort. L’atmosphère apaisante des séances, toutes lumières voilées, me causait un délice. J’y assistais parce que je m’y amusais.
Ce fut, comme je l’ai dit, le 14 avril dernier que survint l’événement très singulier qui m’occupe. En arrivant à l’atelier, j’y trouvai Mrs. Delamere, qui avait pris le thé dans l’après-midi avec Mrs. Harvey Deacon. Pas d’autre homme que Deacon lui-même, en compagnie de qui les deux dames examinaient un tableau commencé sur un chevalet. Je ne me pique pas de connaissances en art et n’ai jamais fait profession de comprendre ce que Harvey Deacon veut mettre dans ses peintures ; mais je voyais bien ce qu’il y avait d’ingéniosité inventive dans cette composition où entraient des fées, des animaux et des figures allégoriques de toutes sortes. Les dames se répandaient en louanges ; assurément, le tableau était d’une belle couleur.

— Qu’en pensez-vous, Markham ? me demanda le peintre.
— J’avoue que cela me dépasse, répliquai-je. Ces bêtes, qui sont-elles ?
— Des monstres mythiques, des créatures imaginaires, des emblèmes héraldiques, toute une espèce de cortège fantasque.
— Avec un cheval blanc en tête ?
— Ce n’est pas un cheval blanc, fit-il, d’un ton d’humeur qui me surprit, car il était gai d’ordinaire et se prenait rarement au sérieux.
— Qu’est-ce alors ?
— Comment voyez-vous là un cheval ? C’est une licorne ! Je vous ai parlé d’animaux héraldiques. Ne reconnaissez-vous pas celui-là ?
— Désolé, Deacon, répondis-je ; car il avait l’air vraiment contrarié.
Mais sa propre irritation le fit rire.
— Excusez-moi, Markham ! dit-il. Le fait est que je me suis donné un mal terrible pour cette bête. J’ai passé la journée à la peindre, à la repeindre, à essayer d’imaginer l’aspect que pourrait avoir une licorne vivante et bondissante. J’y suis arrivé à la fin comme je l’espérais. De sorte qu’en vous trompant vous m’avez touché au point sensible.
— Mais oui, naturellement, c’est une licorne ! m’écriai-je ; car je le sentais très affecté de mon incompréhension. Et voilà, parbleu, la corne ! Mais je n’avais encore vu cet animal que sur les armes royales et n’y avais jamais songé. Quant aux autres, ce sont, n’est-ce pas, des griffons, des basilics, des dragons de toute espèce ?
— Oui. Mais de ce côté-là pas de difficulté. Je n’ai eu d’ennui qu’avec la licorne. Allons, assez parlé de tout ça jusqu’à demain.
Il retourna la toile sur le chevalet, et nous causâmes d’autre chose.
Moir fut en retard ce soir-là. Quand il arriva, il amenait avec lui, à notre vive surprise, un Français, courtaud et robuste, qu’il nous présenta sous le nom de Monsieur Paul Le Duc. Je dis : « À notre vive surprise » ; car nous tenions pour principe que toute immixtion étrangère dans notre cercle spirituel en dérangeait les conditions et y introduisait un élément de doute. Nous savions pouvoir nous fier les uns aux autres ; mais la présence d’un intrus viciait les résultats de nos expériences. Cependant, Moir nous réconcilia très vite avec l’idée d’une innovation. M. Le Duc était un adepte réputé de l’occultisme, un voyant, un médium et un mystique. Il voyageait en Angleterre avec une lettre d’introduction que lui avait donnée pour Moir le président des Frères de la Rose-Croix de Paris. Et si Moir l’avait amené à notre petite séance, si nous devions nous sentir honorés de sa présence, quoi de plus naturel ?
C’était, je le répète, un homme petit et solide, avec une large figure lisse et glabre, n’ayant rien de remarquable que deux grands yeux clairs, en velours, qui regardaient vaguement et fixement devant eux. Bien habillé, au surplus, et de bonnes manières. Mrs. Deacon, qui avait des préventions contre nos recherches, quitta la chambre. Alors, nous fîmes une demi-obscurité, selon notre  habitude, et rapprochâmes nos sièges de la table d’acajou carrée qui occupait le centre de l’atelier. Bien que très réduite, la lumière restait suffisante pour nous permettre de nous voir distinctement les uns les autres. Je me souviens que même je pouvais observer les curieuses petites mains potelées que le Français étalait sur la table.— À la bonne heure ! dit-il. Voilà des années que je n’ai pris place à une table dans les mêmes conditions que ce soir. Cela m’amuse. Vous êtes médium, Madame ? Allez-vous jusqu’à la catalepsie ?
— Pas précisément, dit Mrs. Delamere. Mais j’ai toujours l’impression d’une très forte envie de dormir.
— C’est le premier stade. Abandonnez-vous entièrement, et la catalepsie arrive. Une fois la catalepsie arrivée, votre âme se précipite au dehors, tandis que du dehors se précipite en vous une autre âme, avec qui l’on entre ainsi en correspondance directe par la parole ou l’écriture. Vous remettez à autrui le gouvernement de votre machine. Hein ! qu’est-ce que des licornes peuvent avoir à faire ici ?
Harvey Deacon sursauta. Le Français bougeait lentement la tête, et ses yeux, autour de lui, scrutaient les ténèbres qui drapaient les murs.
— Drôle de chose ! fit-il, toujours des licornes ! Qui donc a pensé aussi fortement à un sujet aussi bizarre ?
— C’est merveilleux ! s’exclama Deacon. J’ai toute la journée essayé de peindre une licorne. Comment le savez-vous ?
— Vous avez pensé aux licornes dans cette chambre.
— En effet.
— Mais, cher monsieur, les pensées sont des choses. Quand vous imaginez une chose, vous en faites une. L’ignoriez-vous ? Je peux voir, moi, vos licornes, parce que ce n’est pas seulement avec les yeux que je peux les voir.
— Voulez-vous dire que rien qu’en y pensant je crée une chose qui n’a jamais eu d’existence ?
— Certainement. C’est le fait qui gît sous tous les autres faits. Et c’est la raison pourquoi une pensée de mal constitue un danger par elle-même.
— Vos licornes sont sur le plan astral, je suppose ? interrogea Moir.
— Tout cela, ce sont des mots, mes amis. Elles sont là… quelque part… ou partout. Moi-même, je ne saurais le dire : Je les vois. Je ne pourrais pas les toucher.
— Et vous ne pourriez pas nous les faire voir ?
— Ce serait les matérialiser. Tenez ! il y a une expérience à faire. Mais le pouvoir manque. Voyons un peu de quel pouvoir nous disposons. Nous agirons en conséquence. Me permettez-vous de vous placer à ma guise ?
— Vous en savez beaucoup plus long que nous sur ce chapitre, dit Harvey Deacon. Je vous donne pleine autorité.
— Les conditions peuvent n’être pas bonnes. Essayons nos moyens. Madame voudra bien garder sa place. Je me mettrai près d’elle. Monsieur que voici, à côté de moi. Monsieur Moir se mettra de l’autre côté de Madame, car il convient d’alterner les bruns et les blonds. Là. Et maintenant, avec votre permission, je vais éteindre toutes les lumières.
— Quel avantage y trouvez-vous ? demandai-je.
— La force que nous utilisons est une vibration de l’éther ; la lumière aussi en est une. Supprimons la lumière, et nous gardons pour nous tous les fils. Vous ne craignez pas le noir, Madame ? Quel plaisir qu’une pareille séance !
D’abord, l’obscurité parut absolue. Mais au bout de quelques minutes nos yeux s’y habituèrent, juste assez pour nous permettre de nous voir les uns les autres ; très confusément, certes, car je n’apercevais dans la chambre rien que le cercle immobile et sombre des figures. Tous, nous prenions la chose à cœur, beaucoup plus que jamais auparavant.
— Vous mettrez vos mains devant vous : il n’y a pas à craindre que nous nous touchions, étant si peu nombreux devant une table si grande. Vous, Madame, vous vous replierez sur vous-même. Si le sommeil vient, vous ne lutterez pas. Du silence, à présent. Et attendons.
Alors, en silence, nous attendîmes, fixant l’ombre devant nous. Une pendule faisait tic-tac dans le vestibule. Un chien, au loin, aboyait par intermittences. Une fois ou deux, un cab passa bruyamment dans la rue, et l’éclair de ses lanternes, par l’intervalle des rideaux, déchira gaiement l’opacité de nos ténèbres. J’éprouvais ces malaises physiques que m’avaient rendus familiers nos séances précédentes : froid dans les pieds, picotements dans les mains, chaleur dans les paumes, impression de courant d’air dans le dos. Il me venait aux avant-bras, et plus spécialement, me semblait-il, à l’avant-bras gauche, qui était le plus rapproché de notre visiteur, d’étranges petits élancements, dus sans doute à quelque trouble du système vasculaire, mais dignes néanmoins d’attention. En même temps, j’avais le sentiment d’une expectative presque douloureuse. Et le silence sévère gardé par mes compagnons me laissait deviner chez eux une tension nerveuse non moindre que la mienne. Tout d’un coup, il y eut, dans l’obscurité, un son bas et sifflant, la respiration mince et pressée d’une femme.
Puis, la respiration se fit encore plus pressée et plus mince, comme entre des dents serrées ; puis, elle s’arrêta, dans un grand soupir accompagné d’un sourd bruissement de robe.
— Qu’y a-t-il ? Est-ce que tout va bien ? demanda quelqu’un dans l’ombre.
— Oui, dit le Français, tout va bien. C’est Madame. Elle vient de tomber en catalepsie. Maintenant, Messieurs, si vous voulez bien vous tenir tranquilles, vous verrez, j’imagine, quelque chose qui vous intéressera.
Encore le tic-tac dans le vestibule. Encore la respiration du médium, plus profonde, à présent, et plus pleine. Encore, par instants, la lueur fugitive, et toujours plus agréable, des lanternes d’un hansom. Sur quel abîme nous jetions un pont ! D’un côté, le monde éternel, dont le voile se soulevait à demi ; de l’autre, les cabs de Londres I La table frémissait de pulsations puissantes. Sous nos doigts, elle se balançait avec certitude, en cadence, d’un mouvement facile, plongeant et creusant. Toute sa substance rendait de petits claquements secs, de petits craquements brusques, les crépitements d’un feu de file ou d’un feu de salve, les pétillements d’un fagot qu’on allume par une nuit glaciale.
— Il y a beaucoup de pouvoir, annonça le Français. Je le constate par la table.
J’avais cru d’abord à une illusion personnelle, mais tout le monde pouvait maintenant s’en apercevoir comme moi : une lumière phosphorescente, d’un gris jaunâtre — et je  devrais dire une vapeur lumineuse plutôt qu’une lumière — flottait au ras de la table. Elle roulait, s’enroulait, ondulait en plis d’une transparence blafarde, tournait en spirales comme une fumée. Je distinguais à sa lueur sinistre les doigts du Français, blancs et carrés du bout.
— Ça marche ! criait-il, c’est splendide !
— Appelons-nous l’alphabet ? demanda Moir.
— Mais non. Nous avons mieux à faire. C’est vraiment un jeu grossier que d’obliger la table à s’incliner pour chaque lettre. Avec un médium comme Madame, nous devons faire mieux.
— Oui, nous ferons mieux, prononça une voix.
— Qui est-ce ? Quelle est la personne qui a parlé ? Est-ce vous, Markham ?
— Pas le moins du monde.
— C’est Madame qui a parlé.
— Mais ce n’était pas sa voix.
— Est-ce vous, Mrs. Delamere ?
— Ce n’est pas le médium, mais c’est le pouvoir qui agit par l’organe du médium, intervint l’étrange, la profonde voix.
— Où est Mrs. Delamere ? J’espère que ceci ne peut pas avoir de fâcheuses conséquences pour elle ?
— Elle est heureuse sur un autre plan d’existence. Elle a pris ma place, comme j’ai pris la sienne.
— Qui êtes-vous ?
— Peu vous importe. Je suis quelqu’un qui a vécu comme vous, et qui est mort comme vous mourrez.
Nous entendîmes au dehors les roues d’un cab ; puis la voiture s’arrêta tout proche ; il y eut une discussion de pourboire, des grommellements de cocher. Le nuage gris-jaune continuait de tordre ses minces volutes sur la table. Sans briller nulle part, il luisait confusément dans la direction du médium. On eût dit qu’il s’agglomérait devant Mrs. Delamere. Une impression de peur et de froid me saisit au cœur. Il me sembla que nous approchions avec une légèreté cavalière le plus auguste des sacrements, cette communion avec la mort dont parlent les Pères de l’Église.
— Ne croyez-vous pas que nous allons trop loin ? m’écriai-je. Et ne serait-il pas temps de lever la séance ?
— Tous les pouvoirs sont faits pour qu’on en use, formula Harvey Deacon. Si nous pouvons continuer, nous le devons. Chaque nouveau progrès de la connaissance a passé d’abord pour illicite. Il est parfaitement légitime et convenable que nous cherchions à connaître la nature de la mort.
— Parfaitement légitime et convenable, dit la voix.
— Voyons, que pourrions-nous demander ? cria Moir, très excité. Une preuve ! Voulez-vous me donner une preuve de votre présence réelle ?
— Quelle preuve désirez-vous ?
— Eh bien ! par exemple… j’ai quelques pièces de monnaie dans ma poche. Voulez-vous me dire combien ?
— Nous revenons pour enseigner, non pour deviner de puériles énigmes.
— Attrapez, monsieur Moir ! dit le Français. L’esprit parle de bon sens.
— Ceci est une religion et non pas un jeu, reprit la voix, dure et froide.
— En effet, dit Moir ; c’est bien ainsi que je l’envisage. Désolé de vous avoir posé cette stupide question. Ne saurai-je pas qui vous êtes ?
— Que vous importe ?
— Êtes-vous esprit depuis longtemps ?
— Oui.
— Depuis combien de temps ? — Nous ne calculons pas la durée comme vous. Nos conditions diffèrent.
— Êtes-vous heureux ?
— Oui.
— Vous ne voudriez pas revenir, à la vie ?
— Non. Non, certes.
— Avez-vous des occupations ?
— Comment, sans occupations, pourrions-nous être heureux ?
— Que faites-vous ?
— Je vous ai dit que nos conditions sont absolument différentes.
— Pouvez-vous nous donner une idée de vos travaux ?
— Nous travaillons pour notre propre perfectionnement et pour l’avancement des autres.
— Vous est-il agréable de venir ici ce soir ?
— J’y viens avec joie si, en y venant, je puis faire quelque bien.
— Faire le bien, c’est donc votre but ?
— C’est, sur chaque plan, le but de toute existence.
— Vous entendez, Markham ? Voilà qui répond à vos scrupules.
En effet, je ne gardais plus aucun doute ; je n’éprouvais plus que de l’intérêt.
— Dans votre vie, connaissez-vous la douleur ? demandai-je.
— Non. La douleur est chose corporelle.
— Mais l’affliction mentale ?
— Oui : l’on peut toujours être inquiet ou triste.
— Rencontrez-vous les amis que vous avez connus sur la terre ?
— Quelques-uns.
— Seulement quelques-uns ?
— Seulement les sympathiques.
— Les époux se retrouvent-ils ?
— Quand ils se sont vraiment aimés.
— Et dans le cas contraire ?
— Ils ne sont plus rien l’un pour l’autre.
— Il faut donc qu’il y ait affinité spirituelle ?
— Évidemment.
— Ce que nous faisons est-il bien ?
— Si vous le faites dans le bon esprit.
— Qu’entendez-vous par le mauvais esprit ?
— L’esprit de curiosité et de légèreté.
— Peut-il en résulter un mal ? 
— Un mal très sérieux.
— Quelle sorte de mal ?
— Vous pouvez déchaîner des forces sur lesquelles vous n’avez pas d’empire,
— Des forces mauvaises ?
— Des forces inéprouvées.
— Vous dites qu’elles sont dangereuses. Dangereuses pour le corps ou pour l’âme ?
— Quelquefois pour l’un et pour l’autre.
Il y eut un silence, et l’obscurité parut devenir plus épaisse, cependant que le brouillard gris-jaune nouait ses fumées par-dessus la table.
— Auriez-vous quelque question à poser, Moir ? demanda Deacon.
— Une seule. Est-ce que l’on prie dans votre monde ?
— On prie dans tous les mondes.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est reconnaître des forces extérieures à soi-même.
— À quelle religion appartenez-vous là-bas ?
— Nous différons dans nos religions, comme vous.
— Vous ne possédez pas la certitude ?
— Nous avons seulement la foi.
— Ces questions de religion, interrompit le Français, vous intéressent, vous autres Anglais, qui êtes un peuple grave. Pour nous, elles manquent, de gaîté. Il me semble qu’avec le pouvoir dont nous disposons, nous serions en mesure de tenter quelque grande expérience, de quoi causer ensuite.
— Il ne saurait, dit Moir, rien y avoir de plus intéressant que ce qui nous occupe.
— À merveille, si c’est votre-avis, acquiesça le Français, d’un ton aigre. Pour ma part, tout ceci me fait l’effet du rebattu ; et puisqu’une grande force nous est donnée ce soir, j’aimerais la mettre à l’épreuve. Si vous avez d’autres questions à poser, posez-les ; après quoi nous pourrons toujours essayer quelque chose.
Mais le charme était rompu. Nous posâmes en vain questions sur questions : le médium resta muet sur sa chaise. Seul, le bruit profond et régulier de sa respiration trahissait sa présence. Sur la table, la fumée ne cessait pas de tournoyer.
— Vous avez troublé l’harmonie : n’attendez plus de réponse.
L’ombre parut redoubler dans la chambre, avec le silence. Le même sentiment d’appréhension qui m’avait si lourdement oppressé au début de la séance me pesa de nouveau sur le cœur. Les cheveux me picotaient aux racines.
— Ça opère ! ça opère ! cria le Français.
Il se fit dans sa voix comme un déchirement ; et je compris que chez lui aussi toutes les cordes étaient tendues à rompre.
Le brouillard transparent s’écarta peu à peu de la table, se mit à flotter mollement autour de la pièce, alla s’amonceler dans le coin le plus reculé et le plus sombre, pour finir par s’y agréger en un corps brillant, en un étrange et mobile noyau de lumière, mais de lumière non éclairante, et doué d’un éclat propre sans faculté de rayonnement. Il avait passé du gris-jaune à un rouge sinistre. Puis, sur ce noyau, s’enroula une substance noirâtre et fuligineuse, qui s’épaissit, durcit, devint encore plus dense, encore plus noire. Puis, la lumière s’évanouit, absorbée par ce qui s’était formé autour d’elle.
— Partie !
— Silence ! Il y a quelque chose dans la chambre.
Dans le coin où avait paru la  lumière nous entendîmes quelque chose qui soufflait bruyamment et se démenait dans les ténèbres.
— Qu’y a-t-il ? Le Duc, qu’avez-vous fait ?
— Ça va. Rien à craindre.
La voix du Français vibrait d’émotion.
— Juste ciel, Moir ! Il y a un gros animal dans la chambre ! Là… tout près de ma chaise ! Éloignez-vous ! éloignez-vous !
C’était Deacon qui parlait. Puis vint le bruit d’un choc sur un corps dur. Et ensuite… ensuite… Mais comment dire ce qui arriva ensuite ?

Dimanche illustré, 1er novembre 1925


Quelque chose d’énorme se heurtait à nous dans le noir, se cabrait, piaffait, écrasait, bondissait, s’ébrouait. La table vola en éclats, et nous prîmes la fuite dans tous les sens. L’énorme chose grondait, nous bousculant, se ruant avec une force horrible d’un bout à l’autre de la chambre. Nous poussions tous des cris d’épouvante ; nous nous traînions sur nos mains, sur nos genoux, cherchant à nous dérober aux attaques. Je ne sais quoi se posa sur ma main droite, et mes os s’écrasèrent sous la pression.
— De la lumière ! de la lumière ! hurla quelqu’un.
— Moir, vous avez des allumettes… des allumettes !
— Je n’en ai pas une seule ! Deacon, où sont les allumettes ? Les allumettes, pour l’amour de Dieu !
— Je n’arrive pas à les trouver. Voyons, le Français, arrêtez cela !
— C’est au-dessus de mes moyens ! Oh ! mon Dieu ! je ne puis plus l’arrêter ! La porte… où est la porte ?
Ma main, par bonheur, en tâtonnant dans la nuit, trouva la poignée. La chose soufflante, ronflante, galopante, passa d’un bond devant moi et alla donner de la tête contre la cloison, qui rendit un bruit terrible. Je tournai la poignée, et, tous, nous fûmes dehors à la minute, la porte fermée derrière nous. À l’intérieur, il y eut un épouvantable fracas d’objets mis en pièces.

Arthur Conan Doyle, Du mystérieux au tragique, illustrations de Manuel Orazi, 1911.


— Qu’est-ce que cela ? Au nom du ciel, qu’est-ce ?
— Un cheval. Je l’ai vu quand la porte s’est ouverte. Mais Mrs. Delamere ?…
— Il faut aller la sauver. Venez, Markham, vite ! Plus nous tarderions, moins nous aurions de courage.
La porte ouverte, brusquement, nous nous précipitâmes. Nous trouvâmes Mrs. Delamere étendue sur le plancher, parmi les débris de sa chaise. Nous la relevâmes, l’emportâmes au plus vite, et, comme nous arrivions à la porte, je jetai derrière moi un regard à la dérobée. Deux étranges yeux dardaient sur nous leurs flammes. Des sabots claquèrent. Je n’eus que le temps de refermer la porte : un choc violent la fendit de haut en bas !
— Ça va passer au travers ! Ça passe !
Un autre choc, et, par la brèche de la porte, quelque chose se fit jour : une longue pointe blanche qui luisait sous la lumière de la lampe. Elle brilla un instant devant nous, puis, avec un bruit sec, elle disparut.
— Hâtez-vous ! hâtez-vous ! par ici ! ordonnait à grands cris Harvey Deacon. Emportez-la ! Par ici ! Vite !
Nous avions cherché asile dans la salle à manger et refermé la lourde porte de chêne. Nous étendîmes sur le sofa Mrs. Delamere sans connaissance. Pendant ce temps, Moir, le rude brasseur d’affaires, s’affaissait, évanoui, sur le tapis du foyer. Harvey Deacon, blanc comme un cadavre, avait des convulsions d’épileptique. Nous entendîmes se briser la porte de l’atelier ; d’un bout à l’autre du vestibule, ce furent des allées et venues reniflantes et trépignantes, qui emplirent la maison d’un furieux vacarme. Sa tête dans les mains, le Français sanglotait comme un enfant épouvanté.
— Que faire ? demandai-je, en le secouant durement par les épaules. Si nous prenions un fusil ?
— Non, non ! Le pouvoir va cesser. Cela va finir.
— Fou que vous êtes, vous risquiez de nous tuer avec vos infernales expériences !
— Je ne savais pas. Comment aurais-je prévu la terreur qui l’affole ? Vous en êtes cause. Vous l’avez frappé.
Tout d’un coup, Harvey Deacon sursauta :
— Dieu du ciel !
Un cri terrible avait fait retentir la maison.
— C’est ma femme ! Tant pis, je sors ! Dussé-je avoir affaire au diable !
Rouvrant la porte, il s’élança. À l’extrémité du couloir, en bas de l’escalier, Mrs. Deacon gisait, inanimée, terrassée par ce qu’elle avait vu. Nulle trace de rien d’autre.
Nous regardâmes autour de nous avec horreur. Partout l’immobilité, le silence. Je m’avançai lentement vers la porte de l’atelier, noire et béante, attendant à chaque instant d’en voir sortir quelque abominable forme. Rien ne venait. Un calme absolu régnait dans la pièce. Le regard tendu, le souffle au bout des lèvres, nous allâmes jusqu’au seuil et scrutâmes les ténèbres silencieuses. Elles n’étaient plus partout des ténèbres : un nuage lumineux, avec un centre incandescent, voltigeait dans un angle. Lentement, il diminua d’éclat et de consistance, devint de plus en plus mince, de plus en plus pâle ; puis la même obscurité profonde réenvahit l’atelier. À la minute même où tremblota le dernier rayon de la lueur sinistre, le Français poussa un cri de joie.
— À la bonne heure ! Personne de blessé. Rien que la porte brisée et les dames effrayées. Mais nous avons fait, mes amis, ce que personne n’avait jamais fait encore !
— Eh bien, dit Harvey Deacon, autant que je pourrai l’empêcher, cela ne se refera pas, je vous l’assure !
Et voilà ce qui advint, le 14 avril dernier, au n° 17 de Badderly Gardens. J’ai commencé par dire que cela me paraît trop grotesque pour que je réponde de ce qui vraiment se passa. Je donne mes impressions — ou plutôt nos impressions, puisqu’elles sont corroborées par Harvey Deacon et John Moir, — pour ce qu’elles valent. Libre à vous, s’il vous plaît, d’imaginer que nous fûmes victimes d’une extraordinaire et savante mystification ; ou de croire avec nous que nous subîmes une réelle et terrifiante épreuve. Peut-être encore mieux informé que nous en ces questions d’occultisme, aurez-vous à nous citer quelque chose d’analogue. En ce cas, une lettre adressée à M. William Markham, 146 M., l’Albany, nous aiderait à jeter un peu de lumière sur des faits encore très obscurs pour nous.

Saint Nicholas, vol.22, 1875