➕ Neil Gaiman, Stardust, 1999

Un jeune homme, une étoile, une licorne, sept frères, un arbre et la reine des sorcières.

Traduction de Frédérique Le Boucher

Et, soudain, il y eut un fracas épouvantable, là-bas, de l’autre côté de la clairière – au cœur des futaies semblait-il –, puis un grand cri inarticulé. C’est alors qu’un énorme cheval blanc surgit dans la lumière. Ses flancs lacérés ruisselaient de sang. Il chargea à travers la clairière, puis volta et, baissant la tête, s’apprêta à affronter son poursuivant. Ce dernier bondit à sa suite avec un rugissement si terrifiant que Tristran en eut la chair de poule. C’était un lion, mais un lion qui ne ressemblait en rien à celui que Tristran avait vu, un jour, à la foire d’un village voisin : une pauvre bête édentée aux yeux chassieux et au pelage mité. Ce lion-ci était gigantesque et presque doré dans le soleil tardif. Il déboula dans la clairière, puis se figea et riva les yeux sur son adversaire en retroussant les babines.
Le cheval blanc semblait terrorisé. Une lueur de folie dansait dans ses prunelles de jais et un mélange d’écume et de sang souillait sa crinière en bataille. C’est alors que Tristran aperçut la longue corne d’ivoire qui lui ornait le front. Tout à coup, la licorne se cabra et s’ébroua avec des hennissements de terreur. Un de ses sabots heurta le lion à l’épaule. Le fauve poussa un hurlement de chat échaudé et recula d’un bond. Puis, tout en restant à distance respectueuse, il se mit à tourner autour de sa rivale, sans quitter des yeux le redoutable rostre qui demeurait pointé sur lui. Tous les sens aux aguets, la licorne suivait le moindre de ses mouvements.
— Arrêtez-les, chuchota l’étoile. Ils vont s’entre-tuer.
Le lion défia son adversaire d’un grondement menaçant. Ce fut d’abord comme un lointain roulement de tonnerre qui allait s’amplifiant et s’acheva par un formidable rugissement qui fit trembler ciel et terre. Même les rochers tressautaient. C’est alors que le lion attaqua. La licorne plongea, corne en avant. Bientôt, la clairière ne fut plus qu’or, pourpre et argent mêlés. Agrippé au dos de sa proie, emprisonnant son cou dans l’étau de ses mâchoires, les crocs plantés dans sa chair, le lion lui labourait les flancs de ses longues griffes acérées. La licorne gémissait, ruait et se roulait dans l’herbe pour déloger le félin. Mais elle avait beau donner de la corne, des dents et des sabots, s’efforçant par tous les moyens de l’atteindre, son tortionnaire conservait l’avantage.
— Je vous en prie, faites quelque chose, le supplia la jeune fille, d’un ton pressant. Le lion va la massacrer.
Tristran lui aurait volontiers expliqué qu’à trop s’approcher des bêtes en furie, il ne pourrait guère y gagner que coups de sabots et de griffes à l’envi, voire de se faire embrocher, hacher menu et dévorer, et que, si, par miracle, il réussissait à y survivre, il ne voyait toujours pas ce qu’il aurait pu faire, n’ayant pas même, à portée de la main, le moindre seau d’eau : instrument essentiel de la méthode wallienne pour séparer les animaux belliqueux qui se battaient entre eux. Mais, toutes ces belles pensées n’avaient pas encore eu le temps de lui traverser l’esprit que Tristran Thorn se trouvait déjà au centre de la clairière et si près des bêtes qu’en étendant le bras il aurait pu les toucher. L’odeur du lion était forte, animale, terrifiante et la supplique dans les yeux noirs de la licorne, intolérable.

Lion et Licorne pour la couronne se battaient, songea-t-il, se remémorant la vieille comptine.
Dans toute la ville, le Lion la Licorne poursuivait
Il la frappa une fois
Il la frappa deux fois
De toutes ses forces, trois fois de suite il la frappa
Que ne ferait-on pour rester roi ?

Et, sans plus attendre, il ramassa la couronne – qui était lourde et lisse comme du plomb –, puis, se dirigeant vers les combattants, s’adressa au lion avec cette façon toute particulière qu’il avait de parler aux béliers enragés, brebis rétives et autres quadrupèdes par trop agités sur les terres de son père :
— Là, là… tout doux, tout doux… la voilà ta couronne…
Tel un gros chat malmenant une écharpe, le lion secouait la licorne entre ses mâchoires. Il lança à Tristran un regard dans lequel se lisait la plus vive perplexité.
— Salut, fit Tristran.
Et, sur ces bonnes paroles, il tendit la couronne vers le grand fauve à la crinière tout emmêlée de feuilles et de petites boules de bardane.
— Tu as gagné, lui dit-il, se rapprochant d’un pas. Lâche la licorne, maintenant. Laisse-la partir.
Il tendit alors des mains tremblantes et couronna le lion.

Le lion sauta lourdement à bas de sa proie, puis, tête haute, se mit à arpenter la clairière en silence, dans une attitude régalienne. Parvenu à la lisière de la forêt, il prit le temps de lécher consciencieusement ses blessures de sa grande langue toute rouge, puis, avec un ronronnement de tremblement de terre, s’enfonça dans la forêt.
L’étoile clopina jusqu’à la licorne. Les yeux clos, l’animal demeurait prostré dans l’herbe ensanglantée et la jeune fille s’assit tant bien que mal près de lui, sa jambe cassée étendue sur le côté. Puis elle commença à lui caresser l’encolure avec force murmures compatissants.
La licorne souleva les paupières, riva sur elle ses prunelles de jais, puis posa la tête sur ses genoux et ferma de nouveau les yeux.

Ce soir-là, Tristran grignota son dernier croûton de pain en guise de souper, sous le regard impavide de l’étoile qui, comme à son habitude, mit un point d’honneur à ne rien avaler. Elle avait insisté pour qu’ils restent aux côtés de la licorne et Tristran n’avait pas eu le cœur de le lui refuser.
La nuit était tombée, plongeant la clairière dans l’obscurité, mais les étoiles scintillaient par milliers et la femme-étoile brillait comme si, la frôlant au passage, la Voie Lactée l’avait poudrée de lumière céleste. La licorne ne luisait que très faiblement, guère plus que la lune lorsqu’un nuage vient à voiler sa face blême. Allongé contre l’énorme masse de l’animal, Tristran sentait sa chaleur irradier dans la nuit. L’étoile s’était couchée de l’autre côté de la licorne et Tristran avait l’impression qu’elle la berçait. Il aurait bien aimé pouvoir écouter ce qu’elle lui disait. Les bribes de mélodie qui lui parvenaient avaient quelque chose d’étrange et d’envoûtant, mais l’étoile chantait si doucement qu’il ne pouvait presque pas l’entendre.
Il frôla des doigts la fine chaîne qui les liait l’un à l’autre : elle était froide comme la neige et aussi ténue qu’un rayon de lune sur un bief ou que l’éclat des écailles d’une truite qui remonte à la surface pour se nourrir.
À peine suivait-il, en pensée, la trajectoire du poisson argenté qu’il plongeait avec lui dans les profondeurs du sommeil.

Illustration de Charles Vess pour la très belle édition illustrée de Stardust.

[…]

C’était la solution la plus évidente. Après tout, ne les avait-elle pas suivis toute la matinée, allant même jusqu’à pousser l’étoile à petits coups de tête taquins ? En outre, depuis la veille, les fleurs de sang, qui s’étaient épanouies sur ses flancs sous les griffes du lion, avaient eu le temps de sécher et, pour certaines même, de se refermer.
Alors que l’étoile boitait misérablement, claudiquant et trébuchant presque à chaque pas, et qu’enchaîné à elle par la fine entrave d’argent qui leur ceignait le poignet, Tristran devait marcher à son rythme, d’une consternante lenteur.
Cependant, d’un certain côté, cette simple perspective le révulsait. À ses yeux, chevaucher une licorne tenait quasiment du sacrilège : une licorne n’était pas un cheval ; elle n’avait souscrit à aucun des pactes ancestraux qui liaient indéfectiblement l’Homme et sa « Plus Noble Conquête ». Au reste, il y avait, dans ses yeux noirs, une lueur farouche et, dans son pas, quelque chose de puissant et de retenu, comme un ressort près de se détendre ou un serpent près de mordre, qui faisaient d’elle une créature éminemment dangereuse et indomptable. Mais, d’un autre côté, il lui semblait, sans trop savoir sur quoi fonder cette impression, que la licorne s’était, en quelque sorte, attachée à l’étoile et ne souhaitait rien tant que lui rendre service, le cas échéant.
— Écoutez, hasarda-t-il finalement, je sais que vous avez juré de me mettre des bâtons dans les roues et tout ça, mais, si la licorne est d’accord, peut-être pourriez-vous monter sur son dos pendant un petit bout de chemin.
Pas de réponse.
— Hein ?
La jeune fille haussa les épaules.
Tristran se tourna vers la licorne et plongea les yeux dans le puits sans fond de ses prunelles noires.
 Vous me comprenez ? demanda-t-il.
La licorne ne réagit pas. Il avait espéré qu’elle hocherait la tête ou frapperait du pied, comme un cheval dressé qu’il avait vu, un jour, sur la place du village quand il était petit. Mais la licorne se contentait de le regarder fixement.
 Accepteriez-vous de porter cette demoiselle sur votre dos ? S’il vous plaît ?
La créature ne proféra pas le moindre mot, pas plus qu’elle ne frappa le sol du pied ni ne hocha la tête, mais elle se dirigea vers l’étoile et s’agenouilla à ses pieds.
Tristran aida l’étoile à se hisser sur sa monture. La jeune fille empoigna à deux mains la crinière en bataille et s’assit en amazone, sa jambe cassée projetée en avant comme un éperon. Et c’est ainsi que, pour quelques heures du moins, ils cheminèrent en silence.

Marchant à leurs côtés, la béquille sur l’épaule, avec son sac qui se balançait comme un balluchon, à un bout, et sa main droite, à l’autre, pour équilibrer le tout, Tristran se disait que, en définitive, faire monter l’étoile sur le dos de la licorne n’était peut-être pas une aussi bonne solution qu’il l’avait tout d’abord imaginé. Avant, il était certes obligé de ralentir pour régler son allure sur celle de l’étoile, mais, maintenant, s’il cessait un seul instant de courir pour rester à la hauteur de la licorne, la chaîne qui l’unissait à l’étoile pouvait se tendre brusquement, tirant la jeune fille en arrière, au risque de la faire tomber. Ses borborygmes rythmaient ses pas et la faim le tenaillait si cruellement qu’il finit par n’être plus, à ses propres yeux, qu’un estomac sur pattes, marchant, marchant, aussi vite qu’il le pouvait, en quête de nourriture et d’un improbable dîner.
Soudain, il trébucha.
— Arrêtez, je vous en prie ! s’écria-t-il, craignant de s’effondrer.
La licorne ralentit, puis s’immobilisa. L’étoile le dévisagea. Le pitoyable spectacle qu’il lui offrit lui arracha une grimace. Elle secoua la tête.
— Vous feriez mieux de monter, vous aussi, si la licorne y consent, lui dit-elle. Sinon vous allez finir par vous évanouir ou que sais-je de pis. Vous m’entraîneriez dans votre chute. Et puis, il faut que nous nous rendions dans quelque lieu où vous pourrez vous procurer de la nourriture. Vous êtes pâle à frémir.
Tristran acquiesça avec gratitude.
Manifestement consentante, la licorne semblait attendre passivement que Tristran veuille bien monter sur son dos. Mais l’entreprise n’était guère aisée. Autant essayer d’escalader un mur lisse : épuisant et totalement vain. Tristran finit par conduire l’animal jusqu’à un hêtre déraciné – probablement arraché, plusieurs années auparavant, par quelque tempête, vent violent ou géant en colère – et, tenant d’une main son sac et la béquille, il grimpa dans les racines, puis se jucha sur le tronc et, de là, sauta sur le dos de la noble créature.
— Il y a un village de l’autre côté de cette colline, annonça-t-il. J’espère y trouver de quoi manger.
Il flatta les flancs de la licorne qui se mit aussitôt au pas. Déséquilibré, il se rattrapa à la taille de l’étoile, sentant, sous ses doigts, l’étoffe soyeuse de sa robe diaphane et, en dessous, la grosse chaîne de la topaze dont elle ne se séparait jamais.
On ne chevauche pas une licorne comme on monte à cheval : une licorne ne bouge pas comme un cheval. Son allure a quelque chose de plus indiscipliné et de plus instable aussi. La licorne attendit que Tristran et l’étoile se fussent confortablement installés, puis, progressivement et sans effort, accéléra l’allure.
Les arbres défilaient de part et d’autre du chemin à une vitesse folle. L’étoile s’était couchée sur l’encolure, se cramponnant de toutes ses forces à la crinière de sa monture. Toute faim oubliée – si ventre affamé n’a point d’oreilles, transi d’effroi n’a plus guère d’estomac – Tristran serra les genoux, prenant les flancs de la licorne en étau, et se mit à prier pour ne pas être jeté à terre par une branche perdue. Cependant, la course éveillait en lui de nouvelles sensations, des sensations si fortes, si exaltantes qu’il ne tarda pas à y prendre goût. Chevaucher une licorne constitue, en effet, – pour ceux qui peuvent encore la tenter – une expérience incomparable. C’est à la fois follement exaltant et terriblement grisant. En un mot : génial !

Quand ils atteignirent les abords du village, le soleil se couchait. Ils traversaient une ondoyante prairie quand, brusquement, la licorne s’arrêta sous un chêne et refusa d’aller plus loin. Tristran sauta à terre et atterrit dans l’herbe avec un bruit mat. Il avait le fondement si endolori qu’il tenait à peine debout. Mais, comme l’étoile le regardait sans se plaindre le moins du monde, il s’efforça de conserver un tant soit peu sa dignité.
— Vous n’avez pas faim, vous ? lui demanda-t-il, tentant d’oublier ses courbatures à défaut de pouvoir les soulager.
Pas de réponse.
— Écoutez, reprit-il, je suis tout bonnement affamé. Je ne sais pas si vous… si les étoiles mangent, ni ce qu’elles mangent, mais je n’ai pas l’intention de vous laisser mourir de faim.
Il leva vers elle un regard interrogateur. Elle demeura d’abord impassible, puis, tout à coup, ses beaux yeux bleus s’embuèrent de larmes. Elle porta la main à son visage pour sécher ses pleurs, maculant ses joues de boue.
— Nous ne nous sustentons que d’obscurité et ne nous abreuvons que de lumière, dit-elle, d’un ton didactique, avant d’éclater en sanglots. Alors, je ne… n’ai pas… pas faim. Je me s… sens seule, j’ai p… peur, j’ai f… froid, je suis dé… désespérée et… pri… prisonnière, mais je n’ai… pas… pas faim.
— Ne pleurez pas, la consola Tristran. Écoutez, je vais aller au village chercher des vivres. Vous allez m’attendre ici. La licorne vous protégera s’il vient quelqu’un.
Il tendit les bras vers elle pour l’aider à descendre et la déposa dans l’herbe tout en douceur. Libérée de son fardeau, la licorne secoua sa crinière et se mit à paître avec enthousiasme.

Le film, en revanche, n’est pas terrible.

[…]

L’étoile était trempée jusqu’aux os quand elle parvint à l’entrée du défilé ; trempée, triste et grelottante. Mais ce n’était pas sur son sort qu’elle s’apitoyait. Broussailles et fougères sylvestres avaient peu à peu laissé place à la roche stérile et la licorne n’avait rien mangé depuis plus d’un jour entier. Et puis, ses sabots nus n’étaient pas faits pour les sentes pierreuses, ni son dos, pour porter un cavalier et, plus elle mettait de distance entre l’étoile et son geôlier, plus elle ralentissait.
Tout au long du trajet, l’étoile n’avait cessé de maudire le jour où elle était tombée dans ce monde pluvieux et hostile. Lui qui paraissait si beau, si accueillant, vu du ciel ! Mais c’était avant, avant sa chute. Maintenant, elle le détestait, lui et tout ce qui s’y rapportait. Tout, sauf la licorne. Pourtant, elle était tellement meurtrie par sa folle chevauchée, tellement courbaturée et fourbue qu’elle aurait volontiers renoncé à si douce compagnie pour peu qu’elle ait pu un seul instant se reposer.
Après ces longues heures passées sur les routes, sous une averse torrentielle, les lumières de l’auberge lui parurent le plus beau spectacle qu’il lui ait été donné de voir depuis son arrivée sur Terre. « Attention où tu mets les pieds. Attention où tu mets les pieds » semblait lui dire le clapotis de la pluie. Promesse de chaleur et de réconfort, le large pinceau de lumière dorée, qui sortait par la porte ouverte, paraissait fendre la grisaille pour lui ouvrir un chemin vers le salut. Parvenue à moins de cinq cents mètres de l’auberge, la licorne se figea subitement et refusa de faire un pas de plus.
— Holà ! lança une voix féminine depuis l’entrée.
L’étoile flatta sa monture, lui parlant doucement à l’oreille pour l’amadouer, mais la licorne ne voulut rien entendre. Paralysée dans la lumière blonde, tel quelque fantôme blafard surpris par le point du jour, elle refusait obstinément d’avancer.
— As-tu l’intention de rentrer, mignonne ? Ou vas-tu rester plantée là sous la pluie ?
Enjoué et amical, le ton de la voix lui fit chaud au cœur et la réconforta : juste ce qu’il fallait de sollicitude pour dégauchir un robuste sens pratique.
— On peut t’apporter à manger, si c’est des vivres que tu veux. Mais y a une belle flambée dans la ch’minée et assez d’eau chaude pour un bon bain. Rien d’tel pour s’réchauffer les os par c’temps d’chien.
— Je… je ne pourrai pas entrer toute seule, bredouilla l’étoile. Ma jambe…
— Oh ! ma pauv’petite ! J’vais dire à Billy d’te porter – c’est mon mari, Billy – et y a du foin et d’l’eau fraîche aux écuries pour ta bête.
Comme elle s’approchait d’elle, la licorne jeta des regards effarés en tous sens, tel un animal pris au piège.
— Là, là, ma belle, la cajola la femme de Billy. Je n’vais pas v’nir trop près. Après tout, ça fait beau temps qu’j’ai plus c’qu’il faut d’virginité pour toucher une licorne et belle lurette qu’on n’en a pas vu par ici, d’ailleurs…
La licorne consentit enfin à suivre la femme aux longs cheveux gris jusqu’aux écuries, mais elle paraissait nerveuse et demeurait toujours à distance respectueuse. Elle longea tout le bâtiment pour rejoindre la stalle du fond, y entra et se coucha dans la paille sèche. L’étoile parvint tant bien que mal à mettre pied à terre. Pâle et frissonnante, avec sa mine défaite et sa chevelure dégoulinante de pluie, elle avait tout d’un chat mouillé.

[…]

Rien de tout ce que Tristran avait vu depuis qu’il avait franchi la frontière du Pays des Fées ne lui avait paru plus beau, plus réjouissant que cette lumière scintillant au cœur de la tourmente. Tandis que Primus s’époumonait pour ameuter la maisonnée, il détela les chevaux épuisés et les mena l’un après l’autre aux écuries jouxtant l’auberge. Il y avait déjà un cheval blanc endormi dans la stalle du fond, mais il avait bien trop à faire pour y prêter attention.
Il savait – quelque part, en son for intérieur, dans ce mystérieux recoin de son esprit, de son cœur ou d’ailleurs, qui connaissait la direction et l’emplacement de choses qu’il n’avait jamais vues et de lieux où il n’était jamais allé – que l’étoile était tout près. C’était rassurant de la savoir si proche, en un sens, mais, en même temps, l’imminence des retrouvailles le rendait quelque peu nerveux. Il savait que les chevaux étaient plus fatigués et plus affamés que lui : son dîner – et donc, présumait-il, sa confrontation avec l’étoile – pourrait attendre.
— Je vais panser les chevaux, dit-il à Primus. Sinon, ils vont attraper froid.
L’homme lui posa la main sur l’épaule.
— Tu es un brave garçon. J’enverrai quelqu’un de l’auberge t’apporter une bonne pinte de bière.
Tout en bouchonnant les chevaux, Tristran ne cessait de penser à l’étoile. Qu’allait-il lui dire ? Et elle, qu’allait-elle lui dire ? Il brossait le dernier étalon quand une serveuse aux yeux éteints s’approcha de lui, une chope de vin fumant à la main.
— Posez ça là, lui dit-il. Je le boirai de bon cœur dès que j’aurai les mains libres.
La fille s’exécuta sans piper et sortit.
Ce fut à ce moment-là que le cheval enfermé dans la stalle du fond se mit à donner des coups de sabot dans sa porte.
— Du calme, là-bas ! cria Tristran. Du calme, l’ami. Je vais essayer de vous trouver un peu d’avoine et, s’il y en a assez, tu auras ta part comme tout le monde.
L’étalon dont il s’occupait avait un gros caillou coincé dans la fourchette du sabot antérieur droit et il s’efforçait de l’extraire avec douceur.
« Mademoiselle, avait-il décidé de lui dire, je vous prie d’accepter mes plus humbles et plus sincères excuses. » « Monsieur, lui répondrait-elle, je vous pardonne de grand cœur. Et maintenant, allons dans votre village où vous me présenterez à votre bien-aimée en tant que gage de votre fervente et indéfectible dévotion… »
Un formidable fracas interrompit ses méditations et un énorme cheval blanc – qui, il s’en rendit compte aussitôt, n’avait, à dire vrai, rien d’un cheval – enfonça la porte de sa stalle et chargea dans sa direction, rostre pointé sur lui.
Tristran se jeta dans la paille en se protégeant la tête des bras.
Au bout de quelques instants, comme il ne se passait rien, il hasarda un coup d’œil incertain. La licorne s’était immobilisée devant la chope de vin chaud et y plongeait sa corne.
Les jambes flageolantes, Tristran se releva. Le vin s’était mis à bouillonner et de petits nuages de vapeur nauséabonde s’en échappaient. C’est alors qu’une idée lui traversa l’esprit – souvenir de quelque conte de fées ou légende enfantine depuis longtemps oubliés, sans doute : la corne de licorne n’était-elle pas un puissant antidote…
— Du poison ! souffla-t-il.
La licorne redressa la tête. Quand elle riva son regard noir au sien, Tristran sut qu’il avait vu juste. Son cœur cognait dans sa poitrine. Le vent tourbillonnait autour de l’auberge en hurlant comme une sorcière en furie.
Tristran s’élançait déjà vers la porte de la stalle quand il se figea brusquement et réfléchit. Il fouilla dans la poche de sa tunique, y trouva une feuille de hêtre pourpre sèche adhérant à un petit morceau de cire. Il décolla la feuille avec soin, puis, l’appuyant contre son oreille, écouta attentivement ce que l’arbre avait à lui dire.

[…]

Primus ôta sa houppelande dégoulinante de pluie et la suspendit près du feu. Ce fut en remarquant la robe bleue de l’étoile qu’il se retourna et aperçut la jeune fille assise à la longue table.— 
— Une autre pensionnaire ? fit-il, en s’inclinant respectueusement. Heureux de vous rencontrer, Milady, par ce temps délétère. J’espère que…
Un fracas assourdissant l’interrompit. Le bruit provenait manifestement des écuries.
— Quelque chose a effrayé les chevaux, conclut Primus, en fronçant les sourcils.
— L’tonnerre, sans doute, suggéra la femme en rouge.
— Sans doute, répondit Primus.
Il avait déjà la tête ailleurs : quelque chose avait attiré son attention. Il se dirigea vers l’étoile et plongea les yeux dans les siens pendant un long moment.
— Vous… (Il sembla hésiter.) Vous avez la pierre de mon père. Vous détenez le Pouvoir de Stormhold.
La jeune fille le fusilla des yeux.
— Eh bien, fit-elle, demandez-le-moi que je sois enfin débarrassée de cette charge ridicule.
La femme de l’aubergiste se précipita vers eux et s’immobilisa au bout de la table.
— Ah mais ! vous n’croyez tout d’même pas qu’je vais vous laisser ennuyer mes autres clients comme ça, mon cher p’tit monsieur ! intervint-elle d’un ton sévère.
Le regard de Primus s’arrêta alors sur les couteaux posés devant elle. Il les reconnut aussitôt : ils étaient représentés dans de vieux parchemins qui tombaient en poussière sous les voûtes du Fort de la Tempête. Leur nom y était consigné. Il s’agissait là d’objets fort anciens datant du Premier Âge du monde.
La porte de l’auberge s’ouvrit en coup de vent.
— Primus ! s’écria Tristran, en se ruant à l’intérieur. On a tenté de m’empoisonner !
Lord Primus porta immédiatement la main à son épée courte, mais, au même instant, la reine des sorcières s’empara de son long couteau et, d’un geste souple et sûr, lui trancha la gorge.
Pour Tristran, tout s’était passé trop vite. Il était entré, avait vu l’étoile, Lord Primus, l’aubergiste et son étrange famille, puis le sang s’était mis à gicler, fontaine écarlate dans l’éclat infernal des flammes.
— Attrapez-le ! ordonna la femme en robe rouge. Attrapez-moi cet avorton !
Billy et sa fille se précipitèrent vers Tristran. C’est à ce moment-là que la licorne fit son entrée dans l’auberge.
D’un bond, Tristran s’écarta de son chemin. La créature se cabra sur ses postérieurs. Un coup de sabot envoya la serveuse rouler à terre.
Billy baissa le front et fonça tête baissée sur la licorne, comme s’il entendait lui donner un coup de boutoir. Sans une seconde d’hésitation, la licorne en fit autant. Et c’est ainsi que Billy l’Aubergiste connut une fin tragique.
— Idiot ! hurla sa femme, ivre de rage, en se ruant sur la licorne, un couteau dans chaque main.
Le sang qui lui recouvrait la main droite jusqu’au coude lui faisait comme un long gant écarlate assorti à sa robe.
Tristran s’était jeté à terre et rampait maintenant à quatre pattes vers la cheminée. Dans sa main gauche, il tenait le petit morceau de cire qui lui restait de sa bougie, la fameuse bougie à laquelle il devait d’être parvenu jusqu’ici. Il l’avait malaxé entre ses doigts pour le ramollir jusqu’à rendre la cire parfaitement malléable.
— Ça a intérêt à marcher, monologua-t-il.
Il espérait que l’arbre savait de quoi il parlait.
Comme il arrachait un lacet de son pourpoint pour en envelopper l’extrémité d’un petit cylindre de cire, il entendit la licorne pousser un hennissement de douleur.
— Que se passe-t-il exactement ? lui demanda l’étoile qui rampait vers lui.
— Je ne sais pas vraiment, avoua Tristran.
Soudain, la sorcière hurla. La licorne lui avait embroché l’épaule sur sa corne et la soulevait triomphalement, s’apprêtant déjà à la jeter à terre pour la piétiner jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais, tout empalée qu’elle fût, la sorcière n’en parvint pas moins à se retourner et plongea la pointe de sa lame effilée dans l’œil de la licorne, la lui enfonçant dans le crâne jusqu’à la garde.
Sa belle robe blanche toute maculée de pourpre, la bête s’effondra sur le plancher. Elle tomba d’abord à genoux, puis bascula sur le flanc, sa langue pie pendant lamentablement entre ses lèvres ouvertes, tandis que la vie la quittait avec le sang qui s’écoulait de ses blessures.
La reine des sorcières s’arracha à l’éperon d’ivoire qui lui transperçait l’épaule et, une main crispée sur sa plaie et l’autre tenant son couperet, se releva, chancelante.

Illustration de Charles Vess

[…]

Elle avait les cheveux tout gris, maintenant, et le visage bouffi, et des poches sous les yeux, et des rides dans le cou, et de profonds sillons de part et d’autre de la bouche. N’eût été le rouge écarlate de sa robe, on aurait pu la prendre pour un spectre tant elle était livide. Une déchirure lui dénudait l’épaule et, sous l’étoffe, apparaissait, obscène et toute fripée, une profonde cicatrice. Le noir carrosse qu’elle conduisait à travers les landes désolées luttait contre le vent et les rafales lui rabattaient les cheveux dans les yeux, la giflant sans vergogne. Les flancs écumant de sueur, la bouche sanguinolente, les quatre étalons noirs bronchaient de plus en plus souvent. Leurs sabots martelaient pourtant vaillamment le sentier boueux à travers l’étendue stérile des Désolandes, les bien nommées.
La reine des sorcières – qui était aussi la plus vieille des Lilim – arrêta son attelage à côté d’un éperon rocheux vert-de-gris qui jaillissait du sol marécageux telle une aiguille. Puis, lentement, très lentement (Il ne faut tout de même pas trop en demander à une dame qui n’est plus de première – ni même de seconde – jeunesse), elle descendit de la banquette du cocher et mit pied à terre.
Elle se dirigea ensuite vers la portière de gauche. Quand elle l’ouvrit, la tête de la licorne s’effondra au-dehors, pendant dans le vide avec sa dague toujours fichée dans l’œil. La sorcière voulut lui ouvrir la bouche, mais la rigidité cadavérique avait déjà fait son œuvre et les mâchoires résistaient. Elle grimpa péniblement dans le carrosse, puis se mordit la langue avec force, si fort que la douleur s’enfonçait dans sa chair comme une lame. Elle mordit jusqu’à ce qu’elle ait un goût salé et légèrement métallique dans la bouche. Elle mélangea alors sang et salive (Malédiction ! elle avait déjà plusieurs dents de devant qui commençaient à se déchausser !), puis elle cracha sur la langue pie de la licorne, s’éclaboussant les lèvres et le menton de sang. Elle grommela quelques syllabes que nous ne rapporterons pas ici, puis referma la bouche de la licorne.
— Descends de là, ordonna-t-elle au cadavre.
La licorne redressa la tête avec raideur. Ses jambes remuèrent, puis, tel un jeune poulain ou un faon qui apprend à marcher, elle eut un spasme convulsif, prit maladroitement appui sur ses pattes et, moitié descendant moitié tombant, s’affala hors du carrosse pour se rétablir dans la boue. Son flanc gauche, celui sur lequel elle avait été couchée dans le carrosse, était tout gonflé et noir à cause du sang et des humeurs accumulés. Handicapée par son œil crevé, elle tituba en direction de l’aiguille minérale jusqu’à une petite dépression qui faisait comme un bassin à sa base. Là, elle tomba à genoux sur ses antérieurs dans une macabre parodie de prière.
La reine des sorcières se pencha pour retirer son couteau planté dans l’orbite de la bête, puis l’égorgea. Le sang se mit aussitôt à sourdre de la blessure. Lentement, beaucoup trop lentement à son gré. Elle retourna alors vers le carrosse et en revint, tenant son couperet à la main. Elle entreprit ensuite de taillader le cou de la licorne, jusqu’à séparer la tête du corps. La tête tranchée tomba dans le petit bassin de pierre, bientôt rempli d’un sang épais, gluant et presque noir.
Elle prit alors la tête de la licorne par la corne et la posa à côté du corps, contre le rocher, puis se pencha de nouveau pour plonger les yeux dans la mare de sang. Deux visages lui rendirent son regard : les visages de deux femmes, bien plus vieilles qu’elle ne l’était à présent.
— Où elle est ? maugréa la première. Qu’est-ce que tu en as fait ?
— Non mais, regardez-la ! s’écria la deuxième des Lilim. Tu as pris tout ce qui nous restait de la jeunesse qu’on avait réussi à sauvegarder. C’est même moi qui l’avais extirpée de la poitrine de l’étoile de mes propres mains. Il y a longtemps, si longtemps déjà… Et pourtant ! il fallait voir comme elle hurlait et se débattait. Elle gigotait dans tous les sens. À voir ta tête, tu l’as déjà presque entièrement gaspillée.
— J’étais si près ! se défendit la sorcière. Las ! elle était protégée par une licorne. Mais j’ai réussi à avoir la tête de cette maudite carne et je vais la rapporter chez nous. Ça fait bien longtemps que nous n’avons pas usé de corne de licorne fraîchement moulue dans nos sortilèges.
— Je t’en ficherais de la corne de licorne ! explosa sa plus jeune sœur. Et l’étoile ?
— Je n’arrive pas à la retrouver. À croire qu’elle n’est plus en Féerie.
Un long silence s’ensuivit.
— Si, répondit finalement une de ses sœurs. Elle est encore en Féerie. Mais elle se rend à la Foire de Wall. C’est trop près du monde d’au-delà du mur pour nous. Et, une fois qu’elle sera passée de l’autre côté, on pourra faire une croix dessus.
Car chacune d’elles savait que, si l’étoile franchissait le mur et entrait dans le monde où les choses ne sont que ce qu’elles sont, elle serait immédiatement changée en un bout de métal granuleux, tombé du ciel par une belle nuit d’octobre, autant dire qu’elle ne serait plus qu’une petite chose froide et morte, et ne leur serait donc plus d’aucune utilité.
— Dans ce cas, je vais aller l’attendre dans la Passe de Pat Lepelleteur. Tous ceux qui vont à Wall sont obligés de la traverser.
Les deux vieilles lui jetèrent un regard réprobateur. La reine des sorcières se passa la langue sur les dents (À voir comment elle bougeait, celle du haut ne passerait pas la nuit.), puis cracha dans la mare de sang. La surface se rida et les Lilim disparurent. La flaque rouge ne reflétait plus que le ciel et les petits nuages blancs qui défilaient, tout là-haut, au-dessus des Désolandes.
Elle donna un coup de pied au cadavre décapité, qui s’écroula sur le flanc, et prit la tête de la licorne pour la porter jusqu’au siège du cocher. Elle la plaça à côté d’elle sur la banquette, s’assit, puis empoigna fermement les rênes et fouetta les chevaux. Quoique rétifs, les quatre étalons noirs partirent au petit trot sur-le-champ.

➕ Peter S. Beagle, La dernière licorne, 1968

La Dernière Licorne du charmant roman de Peter S. Beagle, paru en 1968, est belle, blanche et unique. Entendant un jour un chasseurs affirmer qu’elle est la dernière de son espèce, elle entreprend de parcourir le monde pour découvrir ce qu’il est advenu de ses congénères. Capturée et enfermée dans le cirque ambulant de la Mère Fortune, elle est libérée par un magicien maladroit, Schmendrick, qui s’emmèle un peu dans ses sorts et la change en femme. Elle tombe alors amoureuse du charmant prince Lir, dans une inversion du récit médiéval de la capture de la licorne, et découvre que c’est son père, le triste et méchant roi Haggard, qui a capturé les licornes avant de les enfermer sous les flots, gardées par le terrible taureau de feu.

La dernière licorne tient son nom, Amalthea, de la chèvre mythologique, nourrice de Zeus, à laquelle le jeune Dieu arracha un jour l’une de ses cornes, qui devint la corne d’abondance, mais elle est aussi une image christique. Ce mélange ne devrait guère perturber les chasseurs de licorne.

Dans les années 1980, un dessin animé, qui fut un immense succès commercial en Allemagne, a été tiré du roman. Il a réuni pour la première fois l’essentiel de l’équipe qui allait, par la suite, avec Hayao Miyazaki, créer le studio Ghibli. Le scénario a été écrit par l’auteur du roman, Peter Beagle, et le producteur américain a ensuite sous-traité à un studio japonais encore peu connu mais diablement talentueux l’essentiel de l’animation – le méchant taureau de feu a, du coup, une bonne dégaine de dragon oriental.

On reconnait les tapisseries de la chasse à la licorne

Traduit par Brigitte Mariot

La licorne vivait dans une forêt de lilas. Elle y vivait seule. Elle était très vieille bien qu’elle ne le sût pas et n’avait plus la couleur riante de l’écume de mer mais plutôt celle de la neige qui tombe au clair de lune. Ses yeux, cependant, étaient limpides et vifs et elle se déplaçait encore comme une ombre sur l’océan.

 Elle ne ressemblait pas du tout à un cheval unicorne comme on représente souvent les licornes. Elle était plus menue, avec des pieds fourchus. Elle possédait cette grâce ancestrale et sauvage que les chevaux n’ont jamais eue, qu’on trouve chez le daim en une pâle et timide imitation et chez les chèvres dans leur simulacre de danse. Son cou, long et mince, faisait paraître sa tête plus petite qu’elle n’était. Sa crinière descendait presque jusqu’au bas de son dos et était aussi douce que le duvet du pissenlit et aussi fine qu’un cirrhe. Ses oreilles étaient pointues, ses pattes fines, munies de touffes de poils blancs sur les chevilles. La longue corne au-dessus de ses yeux brillait et scintillait sous l’effet de sa propre lumière de coquillage, même au plus profond de la nuit. C’est avec elle qu’elle avait tué des dragons, guéri un roi dont la blessure empoisonnée ne voulait pas se refermer et fait tomber des noisettes pour des oursons.

[…]

Un jour, deux hommes à cheval, armés de grands arcs, traversèrent sa forêt ; ils chassaient le daim. La licorne les suivit avec tant de discrétion que même les chevaux ignorèrent sa présence. La vue des humains la remplissait d’un sentiment étrange et lointain, mêlé de tendresse et de terreur. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle restait cachée, mais elle aimait les regarder passer et les entendre parler.
            — Je n’aime pas cette forêt, grommela le plus vieux des deux chasseurs. Les créatures qui habitent dans la forêt d’une licorne apprennent des rudiments de magie à son contact et peuvent ainsi disparaître à leur guise. Nous ne trouverons pas de gibier ici.
           — Cela fait longtemps que les licornes sont parties, dit l’autre homme. Si elles ont jamais existé ! Cette forêt est pareille à toutes les autres.
            — Alors pourquoi les feuilles ou la neige ne tombent-elles jamais ici ? Je te le dis, il y a encore une licorne en ce bas monde. Je lui souhaite bonne chance à cette pauvre vieille bête solitaire ! Et aussi longtemps qu’elle vivra dans cette forêt, pas un chasseur ne ramènera ne serait-ce qu’une mésange à la maison ! Avance, avance, tu verras. Je les connais, moi, leurs manies, aux licornes !
            — Par les livres, renchérit l’autre. Seulement par les livres, les histoires et les chansons. Même pendant trois règnes, il n’y a pas eu le moindre indice de la présence d’une licorne dans ce pays ou dans n’importe quel autre. Tu ne t’y connais pas plus que moi en licornes, car j’ai lu les mêmes livres et entendu les mêmes histoires. Et je n’en ai jamais vu non plus.


Le premier chasseur garda le silence un moment et le second sifflota d’un air renfrogné. Celui-là dit finalement :
            — Mon arrière-grand-mère a vu une licorne, un jour. Elle avait l’habitude de m’en parler quand j’étais enfant.
— Oh ! Vraiment ! Et est-ce qu’elle l’a attrapée avec une bride en or ?
            — Non. Elle n’en avait pas. On n’a pas besoin d’une bride en or pour capturer une licorne, c’est une légende. Seul un cœur pur est nécessaire.
            — Oui, oui.
Le jeune homme gloussa.
            — Alors, elle est montée sur son dos ? À cru, sous les arbres, comme une nymphe aux premiers jours du monde ?            
— Mon arrière-grand-mère avait peur des grands animaux, répondit le premier chasseur. Elle ne l’a pas montée mais est restée assise calmement ; la licorne est venue poser sa tête sur ses genoux et s’est endormie. Mon arrière-grand-mère n’a plus bougé jusqu’à son réveil.
            — À quoi ressemblait-elle ? Pline voit en la licorne un animal très féroce. Son corps est celui d’un cheval, sa tête celle d’un daim, ses pieds ceux d’un éléphant, sa queue celle d’un ours ; son beuglement est grave. Elle possède une seule corne noire de deux coudées de long. Et les Chinois…
            — Mon arrière-grand-mère a seulement dit que la licorne exhalait des effluves agréables. Toute odeur de bête lui était insupportable, que ce soit celle d’un chat ou d’une vache, sans parler de celle d’un animal sauvage. Mais la sienne, elle l’apprécia. Elle se mit à pleurer un jour où elle m’en parlait. Bien sûr, elle était déjà très vieille à l’époque et versait une larme chaque fois qu’elle évoquait sa jeunesse.
           — Rebroussons chemin et allons chasser ailleurs, dit soudain le second chasseur.
La licorne s’enfonça silencieusement dans un bosquet tandis qu’ils faisaient faire demi-tour à leurs chevaux. Elle ne se remit à les suivre que lorsqu’ils se furent éloignés d’elle. Les hommes chevauchèrent en silence jusqu’à l’orée de la forêt, puis le deuxième chasseur demanda doucement :
— Pourquoi sont-elles parties, à ton avis ? Si tant est que de telles créatures aient jamais existé !
            — Qui sait ? Les temps changent. Penses-tu que notre époque soit favorable aux licornes ?
            — Non, mais je me demande si quelqu’un a déjà pensé que son époque était la bonne pour les licornes. Maintenant que j’en parle, il me semble avoir entendu des histoires à ce propos – mais je devais être à moitié ivre ou alors je pensais à autre chose. Bon, peu importe. Il y a encore assez de lumière pour chasser, si on se dépêche. Viens !
            Ils sortirent de la forêt. D’un coup de talon, ils mirent leurs montures au galop et filèrent à toute vitesse. Mais avant de disparaître au loin, le premier chasseur jeta un regard par-dessus son épaule et, comme s’il pouvait voir la licorne debout dans l’ombre, il s’écria :
            — Reste où tu es, pauvre bête ! Ce monde n’est pas pour toi ! Reste dans ta forêt, préserve tes arbres verts et fais que tes amis restent en vie pendant longtemps ! Ne prête pas attention aux jeunes filles : leur destin est de devenir de vieilles folles. Et bonne chance !

📖 Licornes ailées

Je suis spécialiste de la licorne. J’en connais quelques autres, ainsi que des experts en sirènes et gargouilles. Il y a sans doute, même si je n’ai jamais croisé son chemin, au moins un érudit qui connait toute l’histoire de Pégase et des chevaux ailés et qui, s’il lit un jour mon livre, risque d’être déçu.

Je suis en effet passé un peu vite sur les chevaux ailés et cornus d’Éthiopie, dont j’ai fait à tort une invention de la fin du Moyen Âge. Ils proviennent, comme le monoceros et beaucoup de créatures des bestiaires tardifs, de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. Au livre 8, quelques lignes au-dessus du passage sur les bœufs unicornes et tricornes, le naturaliste assure que « L’Éthiopie produit des lynx en grand nombre, des sphinx au poil roux, avec deux mamelles à la poitrine, et beaucoup d’autres animaux monstrueux, des chevaux ailés armés de cornes qu’on appelle pégases ». Pline devient plus prudent au livre X, où il écrit « Je regarde comme fabuleux les pégases, oiseaux à tête de cheval, et les griffons au bec crochu et aux longues oreilles, attribués les uns à la Scythie, les autres à l’Éthiopie ». C’est bien sûr le premier passage qui est repris dans quelques bestiaires encyclopédiques tardo-médiévaux, comme le De natura rerum de Thomas de Cantimpré ou le Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, qui situent donc ces pégases à cornes, comme parfois l’unicorne ou le monoceros, en Éthiopie.

Il reste que le texte de Pline est clair, ces chevaux ailés sont armés de cornes, cornibus armatos, au pluriel donc. Les enlumineurs leur ont toujours attribué au moins deux cornes, les plus généreux allant parfois jusqu’à cinq ou six. Ces armes sont souvent courtes et recourbées comme celles des taureaux, ou semblables à des bois de cerfs, le latin cornu désignant aussi bien les cornes des bovins et caprins que les bois des cervidés.

Ces pégases exotiques et cornus ne sont pas confondus avec le Pégase mythologique dont ils partagent le nom, cheval ailé qui n’a donc pas de corne. C’est en vain que l’on cherche une licorne ailée dans les miniatures illustrant les bestiaires, ou un pégase unicorne sur les pages décorées des nombreux manuscrits des Métamorphoses d’Ovide.

Les très rares licornes ailées des manuscrits, gravures, médailles et tapisseries de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance n’ont aucun lien avec les Pégases d’Ethiopie et sont des délires isolés, des créatures solitaires qui n’ont pas eu de descendance. Même en héraldique, où tous les animaux pouvaient à l’occasion se voir pousser des ailes, cela arrive moins souvent à la licorne qu’au cerf ou même au sanglier.

📖 Vers le pays des fées

C’est à la fin du XIXe siècle, dans la peinture et la poésie symboliste, que la licorne, animal exotique des déserts d’Orient devint ce qu’elle est restée depuis, une créature presque mythologique des forêts nordiques. Voici quelques poèmes et tableaux qui témoignent de cette dernière métamorphose.

Gustave Moreau, La licorne, circa 1885. Collection privée.

Pour Fernand Gregh, alors critique littéraire au Figaro, le genre manquait de finesse et de légèreté. Il n’avait pas complètement tort, mais cela n’en a pas moins un certain charme.

La poésie des symbolistes a exprimé des rêves abscons et froids, et non la vie. Ils ont créé tout un décor de glaives, d’urnes, de cyprès, de chimères et de licornes qui s’en va déjà rejoindre au magasin des accessoires surannés le décor romantique, les nacelles, les écharpes, les gondoles, les seins brunis et les saules, les cimeterres et les dagues qui en 1850 avaient déjà cessé de plaire.

— Fernand Gregh, Le Figaro, 1902

Arnold Böcklin, Sanctuaire gardé par une licorne, 1871. Schackgalerie, Munich

Et la belle s’endormit.

La belle, dont le sort fut de dormir cent ans
Au jardin du manoir et dans le vaste songe
Où le cri né des clairons sacrés se prolonge
Pour sonner son sommeil jusqu’à l’aube des Temps 

La belle pour l’éveil victorieux d’antans
Que son intacte chair proclamera mensonge
A chargé de joyaux sa main qui git et plonge
En un flot de crinière où les doigts sont latents.

Et tandis que des toits, des tours et des tourelles
Les colombes ont pris essor et qu’infidèles
Les Paons mystérieux ont fui vers la forêt

Couchée auprès de la Dormeuse, la Licorne
Attends l’heure et là-bas guette si reparaît
L’annonciateur vol blanchir l’aurore morne

Et le chevalier ne vint pas.

Les paons bleus l’ont cherché dans la forêt. Nul soir
N’a rougi son cimier d’ailes et de chimère ;
Les Colombes blanches dont l’aurore est la mère
Ont vu la tour déserte et vide le manoir

Et les Aïeux, dès jadis morts, n’eurent pas d’hoir
Avide d’aventure étrange et de mystère
Nul héros à venir, pour l’honneur de la terre,
Vaincre d’un baiser le magique sommeil noir.

L’endormie à jamais étale ses mains pâles
Où verdit une mort annulaire d’opales ;
Et la princesse va mourir s’il ne vient pas.

Plus n’a souci, Nul, de dissoudre un sortilège,
Et la licorne hennit rauque au ciel lilas
Ou frissonne une odeur de mort, d’ombre et de neige

Et la belle mourut.

La licorne ruée en fuite hume et croise
Les vents qui du midi remontent vers le nord,
Et sa crinière éparse ruisselle et se tord
Que nattait de rubis la Princesse danoise

Loin des glaciers et des neiges roses que boise
La verdure des pins où gronde comme un cor
L’écho du marteau lourd des Nains qui, forgeurs d’or,
Façonnent le hanap où l’on boit la cervoise

La Princesse aux doux yeux de lac, d’astre et de mers,
Est morte, et la Bête fabuleuse à travers
Les gels glauques, la nuit vaste, l’aurore morne,

Folle d’avoir flairé les mains froides de mort,
Se cabre, fonce et heurte et coupe de sa corne
Les vents qui du midi remontent vers le nord

— Henri de Régnier, Motifs de légende et de mélancolie, 1890.

John Duncan, The Riders of the Sidhe, 1911. MacManus Gallery, Dundee.

Rêve-nous tes palais, tes jardins, tes fontaines
Et tes terrasses d’or où bat la mer du soir
Et ta forêt magique où dans la nuit tu mènes
La Licorne d’argent, la Guivre et le Faon noir.

— Henri de Régnier, La Vigile des Grèves, in Poèmes anciens et romanesques, 1890

Gustave Moreau, Les licornes, 1885. Musée Gustave Moreau, Paris.

Ton amour est profond comme la forêt morne
Malgré ses roses et ton rire et tes oiseaux
Et la traîne de tes robes où la licorne
Écrasait des rubis au bris de ses sabots.

— Henri de Régnier, La Vigile des Grèves, in Poèmes anciens et romanesques, 1890

Gustave Moreau, La licorne, circa 1885. Musée Gustave Moreau, Paris

Et l’arbre a refermé son écorce fendue
Silencieusement sur la Dryade nue,
Prisonnière à jamais du tronc qui la retient,
Et, merveilleux combat héraldique et païen,
On ne reverra plus se heurter sous les branches
Le Centaure au poil rouge et la Licorne blanche.

— Henri de Régnier, La forêt, in Poèmes anciens et romanesques, 1890

Arnold Böcklin, Silence, 1885. Musée de Poznan.

Dormez, Princesses au manoir, nul cor, ô Mortes, 
N’éveillera vos rêves et nul glaive clair 
Ne heurtera de son pommeau vos hautes portes 
Où le béryl magique incruste son éclair. 

Le vent de la Mer vaste a déchiré les voiles 
Des nefs que l’albe aurore égara vers la nuit, 
Et l’essieu s’est brisé dans l’ombre sans étoiles; 
La licorne vers la forêt, d’un bond, a fui!

— Henri de Régnier, Motifs de légende et de mélancolie, 1890.

Ce petit tableau de 1885 se trouve, depuis qu’il a été vendu à Drouot en 1914, dans une collection privée parisienne. Je n’en ai pas trouvé de photographie en couleur.

Or sur or, dans la chaire d’or aux pieds croisés,
Elle siège, et sa chevelure épaisse et hère
Ruisselle sur sa robe ardente de lumière ;
Ses yeux sont beaux comme des couchants apaisés.

D’une main longue et vierge encore de baisers,
Elle caresse une licorne familière
Dont la corne est dorée et qui dans la crinière
A de grands joyaux d’or parmi les crins rosés.

Et voici que, dans l’or de midi qui l’embrase,
Cuirassé de rubis et casqué de topaze,
L’Amant paraît, le char attelé de griffons.

Et, par le palais maintenant désert et morne,
Le palais où les ors pâlissent aux plafonds,
Erre, silencieuse et seule, la licorne.

André-Ferdinand Hérold, Bellissende, 1890

Gustave Moreau, Les licornes, croquis.

De la mer propagée en lueurs de miroir
A l’horizon surgit en courbure de dôme
Un ciel d’azur profond et doux comme l’espoir.

Un vent marin chargé d’effluves que l’arôme
Des algues satura de parfums inconnus
Souffle sur les Jardins de l’étrange royaume

Où la pose hiératique des Dieux nus
Tressaille sous le poids des offrandes dont s’orne
Le marbre enguirlandé des torses ingénus,

Quand l’appel guttural henni par la Licorne
Frappant du pied le sol où réside un trésor
Vibre aux pointes des caps aigus comme sa corne.

— Henri de Régnier, Jouvence, in Episodes, sites et sonnets, 1891

John Duncan, Les licornes, 1933. Université d’Edinburgh.

Resplendissante, au pied du mont mystérieux ,
La troupe formidable et blonde des guerrières
Gardait, la lance au poing, les farouches clairières
Et la forêt terrible où sommeillent les dieux.

Et tous venaient vers la ténébreuse vallée
Sous les casques de bronze et les boucliers ronds ,
Vêtus de fer et d’or par de bons forgerons ,
Tous les héros, épris de gloire inviolée .

Frappant le ciel muet de sauvages clameurs,
Tous par les nuits, par les matins, par les vesprées ,
Ils venaient au galop des licornes cabrées :
« Nous verrons votre face, exécrables semeurs

Des désirs, des baisers et des larmes humaines ;
Ô voyageurs hagards qui hurlez dans le vent,
Nos bras étoufferont votre souffle vivant
Et nous tuerons en vous nos amours et nos haines.

Si vous ne craignez pas nos glaives, approchez :
Votre rire cruel insulte à nos misères.
Ô vautours, nous irons vous prendre dans vos aires,
Ô loups, nous forcerons vos repaires cachés ! »

Tous se riaient : là-haut, sous les sombres ramures,
Les calmes dieux semblaient immobiles et sourds.
Mais brandis par les mains des guerrières, toujours
Des javelots stridents vibraient sur les armures.

Et les héros, vainqueurs de monstres, les tueurs
Des dragons enflammés, des hydres et des stryges
Roulaient honteusement broyés sous les quadriges.
Leurs yeux mi-clos rougis de mourantes lueurs

Se tournaient vers les seins des prêtresses complices
Qui méprisant leurs cris et leurs râles derniers,
Joyeuses, bondissaient sur les rauques charniers
Et tendaient vers le ciel leurs mains triomphatrices.

— Pierre Quillard, Le bois sacré,1897

Gravure de H.J. Ford illustrant l’Orlando Furioso de l’Arioste.
Andrew Lang, The Red Book of Romance, 1905.

La Bête monstrueuse et le bon Chevalier
Ont lutté tout le jour : le dragon mort distille
Un suprême venin sur le sable infertile,
Et le triomphateur entre dans le hallier.

Il va, les yeux hagards d’un songe familier:
Là-bas, le palais d’or miraculeux rutile
Et la Princesse rêve, en sa grâce inutile,
À l’amant inconnu qui la doit éveiller.

Mais lorsque le vainqueur de l’hydre et des licornes
Vit, après le bois sombre et les escaliers mornes,
La vierge aux cheveux blonds comme un soleil d’Avril

Dans la jeune splendeur de sa puberté mûre,
L’angoisse de l’amour mordit son cœur viril
Et sa chair de héros trembla sous son armure.

— Pierre Quillard, La peur d’aimer, 1897

Armand Point, Dame à la licorne, 1898. Collection privée.

Pour un tableau d’Armand Point.

Lumineuse en sa robe où l’aurore a tremblé,
La Reine veut dompter, par le don du miracle,
La Licorne qui broute un tendre brin de blé,
Puis piaffe dans les fleurs, et s’ébroue et renâcle.

Malgré les jeux du paon qui s’éploie, ocellé,
Elle le mène au lieu désigné par l’oracle,
Où la femme, ayant lu dans le livre scellé,
Doit surprendre le Mal et détruire l’Obstacle.

Et lorsqu’au soir du monde où Jésus vaincra Pan,
La Licorne, dont l’œil luira du feu de l’âme,
Aura sous ses sabots écrasé le serpent,

La Voyante suivra la double croix de flamme
Qu’ouvrent au ciel l’essor et le glaive brandis
De l’Ange qui défend le prochain paradis.

Stuart Merrill, La princesse et la licorne, 1902

Armand Point, La Princesse et la licorne, 1889. Collection privée.

Elle était toute vêtue d’un brocart semé de feuilles de tremble, et, svelte et droite comme un lis, montait à cru une licorne, une élégante et fabuleuse bête de rêve au poil luisant comme du métal. La dame à la licorne portait sur ses cheveux noirs un casque d’or surmonté d’une petite couronne et, tel un chevalier, tenait une lance en arrêt. Elle barra le passage au jeune sire et, tandis qu’elle le menaçait de sa lance, elle démentait sa mauvaise intention d’un sourire et désignait du doigt à Bertram une énorme rose rouge saignant à sa ceinture ; mais lui n’avait que son idée de meurtre en tête ; il écartait du revers de l’épée la lance en fin acier de la belle guerrière et passait outre. La belle dame lui fouetta au passage la figure avec la rose de son gorgerin, mais c’est une rose sèche qui s’effeuilla et le jeune homme, s’étant retourné surpris, ne vit plus qu’une vieille femme qui fuyait au galop sur un âne.

— Jean Lorrain, Princesses d’ivoire et d’ivresse, 1902.

Armand Point, Dame à la licorne, 1896

L’une n’avait-elle pas péri, la première, à cause de sa robe blanche comme la neige que foulent, de leurs sabots de cristal, sur les tapisseries des chambres, des licornes qui marchent à travers des jardins, boivent à des vasques de jaspe, et s’agenouillent, sous des architectures, devant des Dames allégoriques de Sagesses et de Vertus ? L’autre ne mourut-elle pas parce que sa robe était bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’été, tandis que le vêtement de la plus jeune qui mourut aussi, douce et presque sans pleurer, imitait la teinte même de ces petites coquilles mauves qu’on trouve, sur le sable gris des grèves, là-bas, près de la Mer.

— Henri de Régnier, Le sixième mariage de Barbe Bleue, 1894

Arthur Bowen Davies, Unicorns (Legend – Sea – Calm), 1906. Metropolitan Museum, New York

Les nains forgeaient au soir pour le héros futur.
L’enclume sous leurs coups sonnait dans la clairière,
Et l’étincelle chue au choc du marteau dur
Posait son escarboucle aux tentures de lierre.

Les nains forgeaient, avec l’épée aux quillons d’or,
La targe d’airain noir où s’acharnait la guivre,
Le casque où le griffon tentait un vain essor
Et le cor triomphal ouvert en fleur de cuivre.

Les Kobolds martelaient et les licornes blanches
Éblouissant la nuit de soudaines clartés,
De leur corne trouaient le rideau vert des branches
Et frissonnaient au bruit des marteaux enchantés.

Mais quand les nains sentant se clore leur attente
Haussèrent vers le ciel le fer qui resplendit
Les licornes vers eux hennirent d’épouvante.
Et lointain, dans la brume, un cheval répondit.

— Léon Vérane, Les licornes, 1911

Louis Bombled, Vikings, circa 1900.

La licorne était bien sûr aussi à sa place dans le château de contes de fée de Neuschwanstein, terminé à la fin des années 1880. Elle y est cependant bien moins présente que le cygne, animal héraldique de Louis II de Bavière

Château de Neuschwanstein, salle des chanteurs.

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➕ La licorne, une jolie voiture

C’est aussi parce qu’elle est rapide et élégante, sauvage et belle, que la licorne a donné son nom à une marque automobile française, disparue après la seconde guerre mondiale.

« Nous avons procédé à une enquête, nos lecteurs s’en souviennent, recherchant les causes de l’adoption par les industriels du cycle et de l’automobile de la marque de fabrique symbolisant leur firme.
Nous avons dit pourquoi un oiseau de mer avait été choisi par un constructeur de cycles. Nous avons poursuivi notre enquête en demandant à une des plus importantes maisons d’automobiles les motifs qui avaient présidé au choix de « La Licorne » pour symboliser la voiture que nous voyons aujourd’hui.
L’ancien champion cycliste Corre, célèbre par ses performances de Bordeaux-Paris et des 24 heures, avait créé une marque d’automobile portant son nom.
En 1907, un industriel, M. Lestienne, s’intéressa à cette affaire. Il voulut alors accoler au nom de Corre une épithète superlative synthétisant toutes les qualités de la voiture que cette nouvelle société allait lancer. M. Lestienne, ses fils et le directeur de la maison, M. Baudot, s’étaient réunis pour dénicher cette enseigne qui devrait un jour convier le monde.
Les uns proposaient « Le pur-sang », mais cette marque était déjà déposée; les autres optaient pour «  La Cavale » mais ce mot pouvait être interprété d’une manière argotique et prêter à équivoque. Les noms de «Centaure » et d’ « Hippogriffe » étaient mis en avant, mais à chacun on trouvait de valables objections. Les imaginations de ces messieurs vagabondaient vers de mythologiques pensées, sans trouver le nom précis.
Tout en cherchant, M. Lestienne jouait avec sa bague qu’il laissa tomber. M. Baudot se précipite pour la ramasser et avant de la remettre il la contemple sur toutes ses faces. C’est alors qu’il voit gravée sur le chaton une superbe licorne. Il propose de suite cette appellation pour la nouvelle firme, représentant les armes du président de leur conseil d’administration. M. Lestienne se défendit, mais les arguments des administrateurs l’emportèrent. En effet, la licorne, a dit Voltaire, représente force, puissance, finesse, simplicité et douceur [1]. Ce magique et fabuleux animal symbolisant toutes les qualités que les administrateurs désiraient donner à leur voiture, l’unanimité se fit sur ce nom; la marque était créée !
Depuis ce jour l’héraldique animal darde sans cesse sa pointe acérée vers la victoire. Corre-La Licorne est aujourd’hui dans l’esprit de tous; à tel point que bien des provinciaux ne connaissent M Baudot que sous le nom de Corre et n’appellent M. Lestienne que M. Licorne. »

— L’Auto – Vélo, 14 janvier 1926

[1] Allusion sans doute à cette phrase de La Princesse de Babylone : « C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre.»

La Licorne se fit rapidement connaître par quelques succès dans des courses automobile, mais des choix industriels versatiles, hésitant comme la blanche bête entre robustesse et légèreté, entre force et vitesse, entre utilitaires et voitures de dames, entre sport et tourisme, l’empêchèrent de rencontrer un succès durable.

Déjà surtout connue pour ses grèves à répétition et ses patrons de chocs peu portés sur la négociation, La Licorne alourdit quelque peu son dossier durant l’occupation, quand elle fut rachetée par l’italien Bugatti et produisit des voitures électriques et des véhicules tout-terrain pour l’armée allemande. À la libération, le constructeur ne fit pas partie des entreprises choisies par l’état pour le plan de relance de l’industrie automobile.

La Licorne tenta sans grand succès de se reconvertir dans les camionnettes et dans les tracteurs ; même si l’on croise dans mon livre une ou deux licornes de labour, cela collait quand même moins avec l’image de la blanche bête. L’activité cessa en 1949, et les ateliers furent repris par d’autres constructeurs, Berliet puis Renault.

Les fauteuils licornes du designer Vladimir Kagan, très à la mode dans les années soixante, ont des teintes blanches ou beiges et surtout reposent sur un socle en V qui n’est  pas sans rappeler la corne de la licorne et donnent l’impression qu’ils sont prêts à décoller.

Vladimir Kagan, Fauteuil licorne.
Cleveland Art Museum.

Blanche, pure et surtout rapide, fendant l’air de corne effilée, tout semblait d’ailleurs prédestiner la licorne à devenir un avion ou, plus encore, une fusée. Pourtant, alors même que les licornes ailées se font nombreuses depuis une vingtaine d’années, cela n’a jamais été le cas, et les licornes, qui ne sont plus des voitures, sont surtout restées des bateaux. L’image médiévale et donc peu moderne de la bête, son glissement récent vers les univers ésotériques ou enfantins à l’opposé de la rigueur scientifique, ont sans doute découragé des ingénieurs un peu trop sérieux.

➕ Mike Resnick, Sur la piste de la licorne, 1987

Extrait d’un petit livre plein d’humour dont je conseille vivement la lecture, mais qui semble épuisé en français. Contrairement à ce que laisse penser ce passage, la recherche de la licorne ne s’y déroule pas dans la savane, mais à Manhattan, où une licorne semble avoir été enlevée par le gobelin Mürgenstürm.

Traduction de Jean-Marc Chambon.

Traquer la licorne avec fusil et appareil photographique
Monographie par le colonel Winnifred Carruthers, publiée par le Club des Sports Sanguinaires, Soc. Anonyme

Lorsqu’elle arriva à moins de deux cents mètres d’un troupeau de licornes dans la Savane du sud, Rheela des Sept Étoiles prêta serment à Quatr Mane, Dieu de la Chasse, puis se para de l’amulette de Kobassen, s’assura qu’elle était toujours sous le vent du troupeau et amorça son approche appareil photo en main.
Mais Rheela des Sept Etoiles avait commis une erreur – une erreur due à la négligence – et trente secondes plus tard elle était morte, brutalement empalée par une corne de licorne mâle.

Hotack le Tueur de Bêtes, s’engagea avec prudence sur les contreforts de la Montagne de Celui qui n’a pas de Nom. C’était un traqueur doué, un chasseur ignorant la peur, et un fin tireur. Il choisit son trophée, réussit à s’approcher suffisamment de l’animal pour lancer sa massue. Elle s’envola leste­ment et sûrement vers sa cible.
Et pourtant, moins d’une minute plus tard, Hotack, la jambe grièvement blessée par un coup de corne, eut à peine la force se hisser dans un Arbre Arc-en-ciel voisin. Il avait lui aussi commis une erreur – une erreur due à l’ignorance.

Bort le Pur avait réussi son safari. Il avait ramené trois chimères, une gorgone, et un très beau couple de griffons. Tandis que ses trolls dépeçaient la gorgone, il repéra une licorne qui semblait avoir une corne d’une taille record et, arme au poing, se mit à sa poursuite. Le terrain changea pro­gressivement, et Bort se retrouva bientôt avec de l’herbe jus­qu’aux épaules. Sans se laisser démonter, il continua de suivre la piste de la licorne dans l’épaisse végétation.
Mais Bort le Pur, lui aussi, avait commis une erreur – une erreur due à la bêtise.

La négligence, l’ignorance, et la bêtise sont à l’origine de plus de morts parmi les chasseurs de licorne que toute autre combinaison de facteurs.
Prenez les exemples cités. Ces trois chasseurs – Rheela, Hotack, et Bort – étaient des experts en matière de safari. Ils étaient tous les trois habitués aux terrains et aux températures extrêmes ; ils ne se formalisaient pas lorsqu’ils trouvaient des insectes dans leur bière ou des fées dans leur tente ; ils savaient qu’ils s’attaquaient à une proie dangereuse et s’étaient munis de toutes les précautions avant de partir.
Et pourtant, deux sont morts et le troisième a été griève­ment blessé. Voyons de plus près les erreurs qu’ils ont commises et la leçon que l’on peut en tirer.

Rheela des Sept Etoiles avait pris en compte tout ce que son sorcier personnel avait pu lui raconter sur les licornes, elle avait acheté le meilleur équipement photographique, loué les services d’un guide local qui avait déjà participé à de nom­breuses chasses, et avait fait bénir son amulette de Kobassen par un sorcier local. Et pourtant, quand elle se fit charger, l’amulette ne lui servit à rien, car elle avait négligé d’identifier convenablement la licorne qu’elle avait en face d’elle – et comme je le fais souvent remarquer lors de mes conférences, l’amulette de Kobassen n’est efficace que sur l’espèce rare, voire quasiment disparue, de la licorne de Forêt. Contre la licorne de Savane du Sud, le seul fétiche efficace demeure le Talisman de Tricornis. Négligence.

Hotack le Tueur de Bêtes, en revanche, avait refusé toute protection surnaturelle. Selon lui, l’essence même du combat consistait à se mesurer physiquement à la proie choisie dans un corps à corps. Sa massue, un magnifique instrument de destruction finement équilibré, avait terrassé des simurghs, des humbabas, et même une redoutable hydre à laine. Il choi­sit de viser la tête, et la massue passa à un millimètre de l’endroit visé. Mais il n’avait pas tenu compte du phénoménal odorat de la licorne ni de la vitesse à laquelle ces bêtes har­gneuses peuvent se déplacer. Alertée par la présence de Hotack, la licorne tourna la tête vers son agresseur… et la massue meurtrière rebondit sur la corne sans causer le moindre mal. Si Hotack avait parlé à n’importe quel vieux chasseur de licornes, il aurait appris que les coups à la tête sont quasiment impossibles et aurait plutôt tenté un coup paralysant aux genoux. Ignorance.

Bort le Pur était conscient des avantages qu’il y avait à être vierge lorsque l’on traque une licorne sauvage ; il avait donc pratiqué l’abstinence depuis l’âge où il avait appris ce que cela signifiait. Et pourtant, il crut naïvement – parce que sa virgi­nité lui permettait d’approcher la licorne plus facilement que d’autres chasseurs – que l’animal demeurerait placide et n’es­saierait pas de se défendre. Il se mit donc à suivre un animal vicieux qui devait, par sa nature même, se laisser approcher, et il se retrouva dans des herbes hautes qui l’empêchèrent de manœuvrer correctement lorsque l’inévitable charge eut lieu. Bêtise.

Chaque année des centaines de chasseurs pleins d’espoir partent traquer la licorne, et chaque année, à quelques rares exceptions près, tous rentrent bredouilles – lorsqu’il rentrent entiers. Cependant, la licorne peut être traquée en toute sécurité et chassée avec succès, à condition toutefois que traqueurs et chasseurs prennent le temps d’étudier leur gibier.
Au bout du compte, la licorne est un animal relativement docile (sauf lorsqu’elle est enragée). C’est une créature qui a ses habitudes, et une fois ces habitudes bien assimilées par le photographe avide ou le chasseur de trophées, ramener cette photo ou cette corne n’est pas plus dangereux que, disons, tuer un Dragon à Huit Queues -et certainement plus facile que de capturer au lasso un Minotaure sauvage, sport qui fait aujourd’hui fureur dans la haute société des Plaines de Platine.

Néanmoins, avant de photographier ou de tuer une licorne, il faut d’abord la trouver -et le meilleur moyen de rentrer en contact avec un troupeau de licornes est de suivre une des familles de smerps qui suivent les courants migratoires du gros gibier. Les smerps n’ont évidemment pas d’ennemi naturel, à part peut-être les rafsheens et les zumakins, et se laisseront donc approcher d’assez près par un être humain (ou surnaturel).
Un mot d’avertissement concernant le smerp : avec ses longues oreilles plutôt mignonnes et son corps velu, il res­semble tout à fait à un gros lapin – mais appeler un smerp un lapin n’en fait pas un, et vous seriez mal avisé de sous-estimer la force de ces petits charognards. Bien qu’ils chassent généra­lement en meute de dix ou trente, j’ai vu plus d’une fois des smerps isolés, leur aura brillant d’un éclat sauvage, terrasser une licorne presque adulte. Les smerps ne sont pas très bons à manger, leur peau ne vaut pas grand-chose à cause de la difficulté qu’il y a à traiter et à tanner leur aura, et ils consti­tuent de piètres trophées, à moins d’en trouver un qui présente des oreilles exceptionnelles -en fait, en de nombreux endroits, ils sont encore considérés comme des nuisibles -, mais le chas­seur de licorne averti peut économiser beaucoup de temps en laissant simplement les smerps le guider jusqu’à sa proie.

Avec l’augmentation du braconnage, les légendaires trou­peaux de licornes d’un millier de têtes n’existent plus, et vous constaterez que de nos jours, le troupeau moyen n’est constitué que de cinquante à soixante-quinze têtes. L’époque où, à l’abri d’un affût offrant une totale sécurité, on pouvait photographier un interminable cortège de ces bêtes allant apaiser leur soif à un point d’eau est définitivement révolue – et je trouve tout bonnement scandaleux d’avoir à constater le nombre de licornes tuées uniquement pour vendre leur corne au marché noir. D’ailleurs, je trouve consternant que l’on puisse encore croire, à notre époque éclairée, que sa corne en poudre ait des vertus aphrodisiaques.
(En effet, comme tout mage pourrait vous le dire, il faut d’abord traiter la corne avec de l’essence de gracch puis la faire bouillir lentement dans une solution de sang de sphinx. Voilà un aphrodisiaque !)
Mais je m’éloigne du sujet.
La licorne, parce qu’elle choisit sa nourriture au gré de ses déplacements, sans discernement, se régalant aussi bien d’herbe, que de feuilles, de fruits, et au besoin, de petites fougères arborescentes, se trouve dans des habitats très variés ‘ souvent en compagnie de ruminants comme les centaures et les pégasus pégasi pégases.

Une fois que vous avez repéré un troupeau de licornes, il faut s’en approcher avec une extrême prudence. La licorne a peut-être mauvaise vue, et ses facultés auditives ne sont sans doute pas meilleures, mais elle possède un excellent odorat et un extraordinaire sens du grimsch, sur lequel on a déjà telle­ment écrit que je m’étendrai pas davantage sur le sujet.
Si vous faites un safari photo, je vous déconseille de tenter de vous approcher à moins de cent mètres, même d’une bête solitaire -à cause du grimsch dont je parlais -, et la plupart des photographes de ma connaissance ne jurent que par un objectif de 85/350 mm à focale automatique, à condition, toutefois, qu’il ait été béni par un Sorcier du Troisième Ordre. Si vous n’avez pas pris les photos escomptées avant la fin du jour, je vous recommande vivement de plier bagage et de revenir le lendemain. L’utilisation du flash est bien évidemment tou­jours possible, mais elle a tendance à attirer les golems et autres prédateurs nocturnes encore plus gênants.

Un dernier détail pour l’amateur de photos : pour des raisons que nos alchimistes n’ont pu élucider, aucune licorne n’a à ce jour réussi à être prise en photo sur un film à émulsion classique ; assurez-vous donc d’utiliser une marque courante de film sensible aux infrarouges. Il serait en effet dommage de passer des semaines en safari, d’avoir à payer un guide, un cuistot et des trolls pour ramener des plans de forêt censés n’être au départ que le décor de votre sujet initial.
En ce qui concerne la chasse de ces bêtes, il ne faut pas perdre de vue qu’elles seront toujours aussi près de vous que vous d’elles. C’est pour cette raison que, sans renier pour autant les sacrifices d’animaux, les amulettes, les talismans et les bénédictions de toutes sortes, je me sens personnellement plus à l’aise avec une 550 Nitro Express dans les mains. La puissance d’arrêt gui caractérise cette arme offre au chasseur un sentiment de sécurité non négligeable.

Bien évidemment, c’est une licorne mâle que vous voulez. Leur corne est plus impressionnante que celle des femelles – et lorsqu’elle atteint une dimension digne de constituer un trophée, l’animal est de toute manière trop vieux pour la reproduction.

Un coup à la tête, pour les raisons expliquées précédemment, n’est jamais un choix judicieux. Et, à moins que votre sorcier ne vous ait appris les Runes de Mahomet, ce qui vous permet d’approcher la bête d’assez près pour lui jeter du sel sur la queue, la clouant ainsi sur place, je vous conseillerais plutôt de viser au cœur (n’importe lequel fera l’affaire – mais si vous avez un fusil à double canon, vous pouvez toujours tirer dans les deux par mesure de sécurité).
Si vous avez la malchance de simplement blesser l’animal, celui-ci se dirigera aussitôt vers les arbres ou les herbes hautes, ce qui  constituera pour vous un énorme désavantage. Dans une telle situation, certains chasseurs restent en arrière et se contentent d’attendre que les smerps achève le travail – car après tout, ils dévorent rarement les cornes à moins d’être vraiment affamés -, mais ce n’est pas très sportif. Le chasseur honnête et loyal, conscient des règles implicites des sports sanguinaires, ira chercher lui-même la licorne.
L’astuce est bien sûr de l’attirer en terrain découvert. Une fois que la licorne a baissé la tête pour charger, elle est prati­quement aveugle; vous n’avez alors qu’à faire une passe de toréador pour l’éviter et à tenter un second coup – mais si vous êtes en possession des Runes de Mahomet, c’est le moment idéal pour lui jeter du sel sur la queue.

Si c’est la licorne qui impose les règles du jeu, l’affaire est beaucoup plus délicate. Elle reviendra sur ses pas, se couchera dans les hautes herbes à côté de ses traces et attendra que vous passiez à côté d’elle pour essayer de vous encorner dans le dos. C’est à ce moment-là que le chasseur doit rester très vigi­lant. Le meilleur signe à observer serait la présence de libellules cracheuses de feu. Ces petits insectes nocifs vivent souvent en symbiose avec les licornes, leur débarrassant les oreilles des parasites qui s’y trouvent, et leur présence signifie souvent que la licorne se trouve dans les parages. Cependant, un autre signe pouvant vous indiquer que votre proie n’est pas loin est la présence de harpies affamées virevoltant au-dessus de vous en attendant de fondre sur les restes de l’animal abattu pour s’en repaître. Mais bien entendu, le signe le plus fiable sera l’instant où vous entendrez un grognement de rage et vous retrouverez tout soudain face aux petits yeux injectés de sang d’une licorne mâle à moins de trois mètres de vous. C’est dans ces moments-là que l’on se sent vraiment vivre, surtout lorsque l’on s’avise que ce n’est pas là une situation nécessairement définitive.

Très bien. Admettons que vous avez réussi votre chasse. Que se passe-t-il alors ?
D’abord, vos trolls vont évidemment dépecer la bête en fai­sant très attention au retrait de la corne et à sa conservation. S’ils ont été bien formés, ils feront une descente de lit de sa peau, des cendriers avec les sabots, un collier avec les dents, une tapette à mouches avec la queue et une blague à tabac avec son scrotum. À mon avis, c’est là le minimum à en tir puisque c’est une façon de montrer aux défenseurs larmoyants de la licorne que celle-ci peut apporter au chasseur bien plus que le souvenir de quelques instants d’intense émotion et une corne pour trophée.

Pendant que j’en suis à ces énumérations, je me permettrai de vous dire que vous rateriez quelque chose si vous reveniez de votre safari sans avoir goûté, ne serait-ce qu’une fois, de la viande de licorne. Il n’y a rien de tel que de faire cuire une licorne sur un feu de camp pour terminer une chasse en beauté.(Et n’oubliez pas de laisser quelque chose pour les smerps, sinon ils pourraient bien décider que la viande de chasseur est aussi bonne que celle des licornes.)

Alors sortez ces talismans et ces amulettes, allez voir ces mages et ces sorciers, mettez ces appareils photo et ces fusils dans vos bagages … et bonne chasse !

➕ Les visions d’Anne-Catherine Emmerich

La religieuse mystique Anne-Catherine Emmerich a vu des licornes, auprès de la vierge, dans l’Arche de Noé, dans les ruines de Babylone et dans de hautes montagnes.

Au tout début du XIXe siècle, la merveilleuse licorne du Moyen Âge et de la Renaissance ne survit guère que dans des milieux confinés, à l’écart du monde moderne, les textes ésotériques ou les visions mystiques. Celles de la chanoinesse augustinienne Anne-Catherine Emmerich (1774-1824) ont été soigneusement notées et publiées, et sans doute quelque peu enjolivées, par le poète romantique allemand Clemens Brentano. Il eut été étonnant de ne pas croiser quelques licornes dans plus de quatre-mille pages de visions souvent bien allumées, mais leur intérêt est dans ce qu’elles semblent faire une étrange synthèse des légendes médiévales et de la connaissance moderne. Voici, parmi d’autres, trois extraits[1] :

Les bas-reliefs de Persépolis,
Carsten Niebuhr, Voyages en Arabie et en d’autres pays circomvoisins, 1776.

La vision du 17 décembre 1819 nous transporte en Chaldée, parmi les licornes sculptées sur les murs de Babylone, avant de nous ramener dans le jardin clos des chasses mystiques à la licorne :

Sur l’autre côté de la colonne était une figure d’animal avec une corne : c’était une licorne, et elle s’appelait Asphas ou Aspax. Elle combattait avec sa corne contre une méchante bête qui se trouvait sur le troisième côté. Celle-ci avait une tête de hibou avec un bec crochu, quatre pattes armées de griffes, deux ailes et une queue qui se terminait comme celle d’un scorpion. J’ai oublié son nom : d’ailleurs je ne retiens pas facilement ces noms étrangers. A l’angle de la colonne, au-dessus des deux bêtes qui combattaient, était une statue qui devait représenter la mère de tous les dieux. Son nom était comme Aloa ou Aloas ; on l’appelait aussi une grange pleine de blé, et il sortait de son corps une gerbe  d’épis. Sa tête était courbée en avant, car elle portait sur le cou un vase où il y avait du vin, ou dans lequel le vin devait venir. Ils avaient une doctrine qui disait : le blé doit devenir du pain, le raisin doit devenir du vin pour nourrir toutes choses.

Mais ce qui m’émerveilla le plus dans ce temple, ce fut un autel d’airain avec un petit jardin rond, recouvert d’un treillis d’or, et au-dessus duquel on voyait la figure d’une vierge. Au milieu se trouvait une fontaine composée de plusieurs bassins scellés l’un sur l’autre, et devant elle un cep de vigne vert avec un beau raisin rouge qui entrait dans un pressoir…

Passons rapidement sur la vision du 18 novembre 1820, bien mystique et donc difficilement compréhensible :

Je vis alors sortir du nombril d’Abraham un sarment de vigne gros et tortueux, sous lequel se tenait un méchant oiseau de proie, la tête redressée et le bec ouvert : c’était comme un aigle ou un hibou. Il semblait vouloir dévorer le fruit du cep de vigne. Au-dessus de cet oiseau était une licorne bondissante, qui dirigeait sa corne contre le cou de l’oiseau, comme pour défendre le cep de vigne. Au-dessus de la licorne, autour du cep, je vis trois cœurs, puis à droite, une branche de la vigne portant une grosse grappe de raisin, puis au haut du cep, un visage humain avec une couronne au-dessus de laquelle était un globe surmonté d’une croix.

La plus intéressante est la vision du 4 novembre 1823, peu avant la mort d’Anne-Catherine, dans laquelle on trouve tout à la fois les licornes de l’Arche de Noé, la purification des eaux, la jeune vierge, la corne aux propriétés merveilleuses, l’Incarnation et même les licornes fossiles, et peut-être déjà les hautes vallées du Tibet, même si l’Himalaya n’est pas trop un coin à prophètes, du moins chrétiens :

Les mammouths, ces animaux gigantesques, étaient connus avant le déluge : il en entra dans l’arche un couple très jeune. Ils étaient les derniers et se tenaient tout près de l’entrée. Aux époques de Nemrod, de Djemchid et de Sémiramis, j’en vis encore plusieurs : mais on leur faisait constamment la guerre et ils ont disparu. Les licornes n’ont pas disparu. Je connais une rondelle de la corne d’un de ces animaux qui est pour les bêtes malades ce que sont les objets consacrés et bénits pour les hommes.

Matthäus Merian, Icones biblicæ, 1630.
Je n’ai pas trouvé de représentation de l’Arche de Noé avec les mammouths, alors je vous mets celle-ci avec les éléphants de dos, et presque derniers. Remarquez le confortable château dans lequel vivaient jusque-là le patriarche et sa nombreuse famille, et les inconscients qui font la fête, sur la gauche.

J’ai souvent vu qu’il y a encore des licornes : mais elles vivent très éloignées des hommes dans les hautes vallées où je vois à l’horizon la montagne des prophètes. Elles sont à peu près de la taille d’un poulain, elles ont les jambes fines, peuvent gravir très haut et se tenir sur un petit espace en rassemblant leurs pieds. Elles rejettent leurs sabots comme des écorces ou des souliers, car j’ai vu de ces sabots semés par terre çà et là. Elles ont de longs poils tirant sur le jaune. Ces animaux deviennent très vieux. Ils ont sur le front leur unique corne : je vis qu’elle était longue d’une aune et recourbée en arrière par en haut. Ils déposent leur corne à certaines époques : elle est recherchée et gardée comme quelque chose de très précieux. Les licornes sont très craintives et on ne peut pas en approcher. Toutefois elles vivent en paix entre elles et avec les autres bêtes sauvages. Les mâles et les femelles vont à part et ne se réunissent qu’à certains temps. Elles sont chastes et n’ont pas beaucoup de petits. Elles sont très difficiles à voir et à prendre, car d’autres animaux vivent en avant des lieux qu’elles habitent. J’ai vu qu’elles ont un certain empire sur les bêtes les plus venimeuses et les plus horribles auxquelles elles inspirent un respect particulier. Les serpents et d’autres affreux animaux se roulent sur eux-mêmes et se mettent humblement sur le dos quand une licorne s’approche d’eux et souffle sur eux.

Non par la force mais par la vertu. Gravure d’Antonio Tempesta, circa 1600.

J’ai vu qu’elles ont une espèce d’alliance avec les animaux les plus dangereux et qu’ils se protègent mutuellement. Quand un danger menace la licorne, ces derniers répandent partout la frayeur et la licorne se retire derrière eux : mais elle les protège à son tour centre leurs ennemis, car tous se retirent effrayés devant la force secrète et merveilleuse de la licorne quand elle s’approche et souffle sur eux. Ce doit être un des plus purs parmi les animaux, car tous les autres lui témoignent un grand respect. Là où elle paît, là où elle va boire, tout ce qui est venimeux se retire. Il me semble qu’on voit en elle un symbole de sainteté quand on dit que la licorne ne pose sa tête que sur le sein d’une vierge pure. Cela signifie que la chair n’est sortie sainte et pure que du sein de la sainte Vierge Marie ; que la chair abâtardie est sortie d’elle régénérée, ou qu’en elle, pour la première fois, la chair est devenue pure, qu’en elle l’indomptable a été vaincu, qu’elle a dompté tout ce qui était sauvage ; qu’en elle l’humanité indomptée a été purifiée et vaincue ou que dans son sein le poison s’est retiré de la terre. J’ai vu ces animaux dans le paradis, mais beaucoup plus beaux. J’ai vu une fois de ces licornes attelées au char d’Élie lors de son apparition à un homme dont il est question dans l’Ancien Testament. J’ai vu les licornes au bord de torrents sauvages et impétueux, dans des vallées profondes, étroites, déchirées, où elles courent rapidement. J’ai vu aussi des endroits éloignés où beaucoup d’ossements de ces animaux gisaient entassés au bord de l’eau et sous la terre.

Livre d’heures de la famille Ango, 1514.
Des angelots jouent avec une licorne blanche, la Vierge Marie en chevauche une autre.
BNF, ms NAL 392, fol 46r

[1] Tous les passages des visions proviennent de la traduction par l’abbé de Cazalès, 1875.

➕ À l’auberge de la licorne, rue de la licorne.

On trouve dans bien des villes de France, mais aussi d’Angleterre et d’Allemagne, des auberges de la licorne. Il y en avait une à Paris, dans la rue de la licorne qui fut détruite sous le Second Empire.

« Vers la fin du quinzième siècle, on montra dans celte rue une licorne ou unicorne venue d’Afrique. Bourgeois et manants de Paris la regardaient alors comme un animal fabuleux. Toute la cité fui eu émoi. À l’une des extrémités de la rue, une taverne fameuse profitant de la vogue arbora pour enseigne une licorne, dont la corne unique était dorée. Elle était fréquentée par les filles de joie de la rue du Val d’Amour et les soudards; elle donna le nom de son enseigne à la rue.[1]»

La rue de la licorne en 1865, gravure de A.P. Martial.

« La rue de la licorne était, dans la Cité, presque entièrement habitée au XVe siècle par des pâtissiers, des gaufriers et des oblayers[2]. Elle était dans le voisinage des rues de la Calandre, des Marmouzets, de Perpignan et formait avec elles le quartier dit du Val d’Amour. Elle touchait de près à la rue aux Fèves de fameuse mémoire dont le cabaret à l’enseigne du Lapin blanc a été illustré par Eugène Sue, et comme cette rue elle abritait dans ces derniers temps des établissements de consommation fréquentés par des femmes de mauvaise vie, des repris de justice et les agents de la sûreté[3] ».

La rue de la licorne en 1865, juste avant sa démolition.
Photo de Charles Marville.

Si l’on en croit Théophile Gautier, l’auberge de la licorne était encore là, ou de nouveau là, dans les années 1810, quand se déroule l’action de son roman, Les deux étoiles : «  Voilà donc notre héros à la tête de onze mille six cents livres en bons écus d’or bien trébuchants et bien luisants au soleil. Nanti de ce trésor, Henry Maingot s’achemina vers les endroits de réunion des clercs de la Basoche. Ces lieux de réunion étaient alors les cabarets de la Cornemuse et du Puits-qui-Parle, rue de la Harpe ; de la Tour-d’Argent et des Trois-Marteaux, rue Saint-Jacques ; de la Licorne, dans la rue du même nom ; de la Croix-de-Lorraine, dans la rue des Cordeliers ; du Bourdon-d’Or, sur la place Cambrai. Dès son entrée dans chacun de ces cabarets, les fourneaux s’allument, les tables se dressent, les bouteilles s’alignent, les gobelets se choquent[4] ».

Albert Robida, Le Cœur de Paris, 1896.

Comme nombre des étroites rues du centre de la capitale, la rue de la licorne abritait à l’occasion une activité assez populaire dans le Paris du XIXe siècle, la construction de barricades. En 1832, « Le 6 juin, vers dix heures du matin, des mauvais sujets s’étaient réunis à des étrangers au quartier. Déjà, plusieurs barricades avaient été élevées dans les rues de la Licorne, de la Calandre et de la Juiverie. Ces retranchements pouvaient protéger tous les rebelles de la rive gauche de la Seine, inquiéter les troupes bivouaquées sur les ponts et les quais et leur devenir très funestes. Cette organisation, dans un quartier dénué de troupes, était d’autant plus alarmante pour les habitants paisibles, qu’ils avaient tout à redouter de ces forcenés[5]
Sous le Second Empire, en 1865, la rue de la licorne fut détruite pour permettre l’assainissement du centre de Paris et l’agrandissement de l’Hôtel Dieu, et peut-être aussi parce qu’elle se prêtait trop bien aux sorties nocturnes et aux activités révolutionnaires.

Bien d’autres villes avaient leur rue et leur taverne de la licorne, et ce aussi bien en France qu’en Allemagne ou en Angleterre. Dans son journal de voyage, Michel de Montaigne notait déjà, à la date du 27 septembre 1580,  à propos de Remiremont : « belle petite ville & bon logis à la licorne ; car toutes les villes de Lorrene ont les hostelleries autant commodes & le tretement aussi bon qu’en nul endroit de France ».

Au XIXe siècle, lorsque le prolifique Ponson du Terrail, l’auteur de Rocambole, qui écrivait un peu vite et ne prenait pas toujours le temps de la recherche documentaire, avait besoin d’un nom de brick ou de frégate, mais aussi d’auberge ou de taverne, la licorne faisait souvent l’affaire. On trouve donc une brasserie de la licorne dans L’héritage du comédien, une auberge de la licorne dans La juive du Château-Trompette, une hôtellerie de la licorne dans Le capitaine des pénitents noirs et, parce qu’il faut quand même varier un peu, une auberge de la licorne d’or dans Le pacte de sang et Les spadassins de l’opéra, une hôtellerie de la licorne d’argent « que ne fréquentaient point les gentilshommes » dans La jeunesse du roi Henri, devenue  de la licorne blanche dans Les amours d’Henri IV.

Tavernes, auberges et hôtels de la licorne sont toujours nombreux, mais ils sont parfois assez récents, même et surtout quand ils prennent l’air ancien. Promenez-vous dans Provins, Troyes, Brantôme, Carcassonne ou toute autre cité faisant commerce de son caractère médiéval, authentique ou non, et vous avez de bonnes chances de déjeuner à l’auberge de la licorne. C’est là une autre connotation, récente et en partie usurpée, de la blanche bête, devenue une sorte d’icône touristique du Moyen Âge. 893 entreprises françaises ont pour nom licorne ou la licorne, mais si elles sont présentes dans tous les secteurs d’activité, les hôtels, restaurants et auberges sont les plus nombreux – avec les assurances,  la licorne ne protégeant pas que contre le poison.

L’Auberge de la licorne était aussi une série télévisée des années soixante, sans doute très mauvaise puisqu’il est difficile d’en trouver le moindre résumé, la moindre critique – la seule chose qui semble avoir mérité d’être sauvée est la musique du générique, qui traîne encore ici et là, et quelques images où l’on voit une curieuse licorne de bois servir d’enseigne à une auberge située sur la frontière franco-allemande. C’est aussi la référence médiévale, et la popularité du roman de Peter Beagle outre-Rhin,  qui a valu à Michael Robert Rhein, le chanteur de l’excellent groupe de folk-metal allemand In Extremo (je suis fan) son surnom de dernière licorne.

Moins nombreux, quelques-uns des cafés et bars de la licorne surfent plus sur les arcs-en-ciel et l’unicorn food que sur l’histoire et les vieilles pierres. C’est le cas des Unicorn Café, surtout asiatiques mais aussi présents en Amérique ; le plus connu est celui de Bangkok, dont je me suis laissé dire que ce n’était guère qu’un piège à touristes. À Miami, l’Unicorn Factory est un instagram playground où vous pouvez vous photographier entouré de licornes pastel slalomant entre les étoiles, les fleurs, les cascades et les arcs-en-ciel.


[1] Amédiée de Ponthieu, Légendes du vieux Paris, 1869.
[2] Pâtissiers fabriquant des oublies.
[3] Le Journal des débats, 27 octobre 1881.
[4] Théophile Gautier, Les deux étoiles, 1848.
[5] Maurice Barthélémy, Vie et aventures de Vidocq, 1858

➕ L’Orient pompeux

Au XIXe siècle, pour quelques savants et nombre de curieux et de voyageurs, la licorne vit dans le Sud de l’Afrique ou dans l’Himalaya. Chez les auteurs romantiques, elle gagne parfois déjà l’Europe d’un Moyen Âge imaginaire, mais elle ne quitte pas encore complètement l’Orient.

C’est dans les années 1710 que sont publiés en France les Contes des Mille et une Nuits pour une partie traduits et pour une autre imaginés par Antoine Galland. On y croise quelques griffons, et l’oiseau roc, mais nulle licorne. Le genre du conte oriental, mêlant orientalisme, divertissement baroque, parfois ambitions philosophiques, connut un grand succès jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et les licornes s’y firent rapidement une place, montures de princes et de guerriers dans La Princesse de Babylone de Voltaire, plus souvent tirant le char de quelque noble dame. Dans Les épisodes de Vathek de William Bedford, des licornes noires tirent le char funèbre de la princesse Gulzara. Dans le libertin et anonyme Atalzaide,une petite mais fière licorne d’Orient garde la chasteté de sa maîtresse.

Dans la littérature orientaliste romantique du XIXe siècle, souvent pompeuse voire pompière, la licorne est parfois déjà la blanche cavale des forêts d’Europe, mais elle reste aussi une créature plus ou moins mythique du Proche et Moyen Orient antique. On ne croit plus vraiment, comme dans les années 1700, que des licornes aient été rituellement sacrifiées à Babylone ou Persépolis, mais elles apparaissent régulièrement dans les descriptions ampoulées sinon de la faune locale, du moins des sculptures et bas-reliefs.
Certes, la blanche bête est absente du plus connu de ces textes, du seul sans doute qui soit encore lu, Salammbô, où l’on apprend seulement que les cent membres du Conseil des Anciens de Carthage avaient un bâton de corne de narval, précision d’ailleurs un peu anachronique. Elle apparaît en revanche régulièrement dans d’autres romans, surtout en France, chez des auteurs populaires aujourd’hui un peu oubliés.

La dame à la licorne, À mon seul désir.
Musée de Cluny, Paris.

Des tapisseries du Moyen Âge ou de la Renaissance dont le thème nous semble aujourd’hui tout à fait médiéval, sont alors parfois interprétées comme décrivant des scènes orientales. Dans la toute première description de La Dame à la licorne, George Sand voit « quelque chose d’asiatique[1] » au visage et aux parures de la dame, et dans le croissant des armoiries un symbole oriental. Pour Prosper Mérimée, il y a dans les tapisseries du château de Boussac « quelque chose de singulier qui permet de croire même à d’autres qu’à M. Jourdain, qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc [2]».Mademoiselle de Maupin, dans le roman éponyme de Théophile Gauthier, décrit les licornes des tapisseries médiévales « poursuivies par des chasseurs en habit de sarrasin ».

Gustave Moreau, Les licornes, 1885.
Musée Gustave Moreau, Paris.

Sur les peintures du Gustave Moreau, orientalisme et médiévalisme se confondent plus ou moins dans un exotisme précis mais générique. Les licornes médiévales et barbichues du tableau éponyme côtoient sur les murs de son musée parisien la cavale unicorne à la robe blanche teintée de sable du Poète persan.

Vers la fin du XIXe siècle, les fantaisies orientales gagnent en légèreté, et la licorne, peut-être un peu trop prétentieuse, s’en échappe alors pour rejoindre, définitivement sans doute, les univers de la fantaisie médiévale.

Le Prince allait répondre sans doute, lorsque l’attention de la Princesse fut détournée par l’Objet qui lui était le plus cher au monde: c’était une Licorne de la petite espèce, de la hauteur environ d’un Lévrier d’Angleterre, et différente seulement de ces animaux par une corne d’ivoire longue de deux pieds environ, qui s’élevait au-dessus des yeux, entre les deux oreilles & lui donnait une physionomie de fantaisie, à qui le Prince fût obligé de donner des louanges. Le récit de ses gentillesses dura beaucoup plus longtems que le Prince ne l’aurait désiré, et il fût même obligé de se lever pour lui aller chercher à boire, et lorsqu’après avoir caressé sa maîtresse, elle se fut couchée fur un carreau de velours bleu qui était auprès d’elle, le Prince continua en ces termes. […]
Le Prince avait trop lu de Romans, savait trop de chansons, pour ne pas sentir tous les avantages d’une pareille situation; il baisa tendrement la main d’Atalzaide, et devenant ensuite plus téméraire, il portait la sienne au bas de sa robe, lorsque la Licorne qui était auprès lui donna un si furieux coup sur les doigts, en lui laissant tomber sa corne sur la main, qu’il la retira promptement par un mouvement machinal dont il ne fut pas le maître. La Licorne en même temps sauta sur le giron de la princesse, et tenant sa corne comme une lance en arrêt, menaçait le Prince de tous côtés, et se présentait toujours pour s’opposer à ses entreprises. Après plusieurs tentatives inutiles, il comprit enfin, que l’heure de son bonheur n’était pas venue; il jugea cependant que pour sa réputation il ne fallait pas aller appeler de secours étranger, d’autant plus qu’Atalzaide ne paraissait souffrir aucun mal: il s’assit sur un sofa, fort éloigné d’elle. La Licorne se coucha fur les genoux de fa maitresse toujours disposée à la défendre.

Atalzaïde, 1746.

— Et où est-il ce pays de mon cher inconnu ? Quel est le nom de ce héros ? Comment se nomme son empire ? Car je ne croirai pas plus qu’il est un berger que je ne crois que vous êtes une chauve-souris.
— Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n’est pas roi, et je ne sais même s’il voudrait s’abaisser à l’être ; il aime trop ses compatriotes : il est berger comme eux. Mais n’allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu’eux ; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu’ils reçoivent de leurs maîtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maîtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais : c’est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l’Orient. D’ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l’homme. Ces gros diamants qu’Amazan a eu l’honneur de vous offrir sont d’une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l’avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu’un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation : il se présenta suivi de dix mille éléphants et d’un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants, comme j’ai vu sur votre table des mauviettes enfilées dans des brochettes d’or.  

— Voltaire, La Princesse de Baylone, 1768.

Illustration de Leon Zack pour une édition moderne de La princesse de Babylone, 1930.

Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu’il était sans passion, la consolait en chemin ; il lui remontrait avec douceur qu’il était triste de se punir pour les fautes d’un autre ; qu’Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez nombreuses de fidélité pour qu’elle pût lui pardonner de s’être oublié un moment ; que c’était un juste à qui la grâce d’Orosmade avait manqué ; qu’il n’en serait que plus constant désormais dans l’amour et dans la vertu ; que le désir d’expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-même ; qu’elle n’en serait que plus heureuse ; que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonné de semblables écarts, et s’en étaient bien trouvées ; il lui en rapportait des exemples, et il possédait tellement l’art de conter que le cœur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible ; elle aurait voulu n’être point si tôt partie : elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n’osait revenir sur ses pas ; combattue entre l’envie de pardonner et celle de montrer sa colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes ; elle courait le monde selon la prédiction de l’oracle de son père.

— Voltaire, La Princesse de Baylone, 1768.

Mille ouvriers annonçoient un quatrième char bien plus riche que les précédens : il étoit attelé de douze licornes & fourni de vaisselle, de monnoies & de meubles d’argent. Le char étoit lui même d’argent massif, & portoit l’Intendant d’Abudah. Il étoit suivi de cent chameaux chargés aussi d’argenterie.
A quelque distance on voyoit mille cavaliers armés de pied en cap à la manière des Sarrasins, puis sur des mulets richement caparaçonnés, cinq cents Marchands étrangers, les premiers de leur nation, & tous remarquables par la magnificence de leurs équipages. Suivoit un char d’or massif tiré par quatre éléphans.

— James Ridley, Les contes des génies, ou les charmantes leçons d’Horam, fils d’Asmar, 1782.

Nous nous rendîmes dans la grande cour du palais ; au milieu de laquelle était une litière de bois de sandal, attelée à quatre licornes noires. Au son aigu de mille instruments lugubres, et aux cris encore plus perçants des Choucaniens, le corps de Gulzara fut mis dans cette litière, sur laquelle on étendit un grand tapis de toile d’argent, en laissant à découvert le gracieux visage de cette belle princesse, qui en effet ne paraissait qu’endormie.

— William Bedford, Les épisodes de Vathek, 1782

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine, mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse. J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.
Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer. Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantasmatique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions.
Que de choses ces graves personnages auraient à dire s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée! De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins !

— Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, 1834

Il ne faut pas oublier, dispersés dans un vaste horizon, les animaux emblématiques qui ont reparu si souvent dans les visions des prophètes de la captivité, et qui là, du haut des monuments ou sous les portiques, à l’entrée du désert, s’agitent, s’élancent, battent de l’aile autour de cet empire naissant comme pour l’inviter à partir : chevaux caparaçonnés qui frappent du pied le chapiteau des colonnes; centaures à la barbe pendante; sphinx aux têtes de patriarches, au front mitré; licornes, béliers de l’Écriture, qui encore aujourd’hui heurtent de la tête l’occident, le midi, l’aquilon et le pays de la gloire ; taureaux chargés du diadème ; chérubins des Mèdes ; léopards aux faces d’aigle ; dragons assis sur le trône, aux bonds rapides, à la voix de tonnerre , aux battements d’ailes pareils au bruit d’un camp. Ces monstres semblent régner de droit divin sur toute la nature vivante. Dans ces sculptures revit la figure de l’empire des Mèdes et des Perse, la tête d’un mage sur le corps d’un taureau.

— Edgar Quinet, Du génie des religions, 1842

— Les Villes :Vous êtes notre aînée, vous êtes la plus grande, dites, que faut-il faire ?
— Babylone :Attelez vos licornes ; chacune montez sur vos chariots retentissants : formez autour de ma chaudière une ronde enchantée. Bactres, hâte-toi, jette dans ma chaudière, en passant, ton centaure de bronze ; Persépolis, jetez-moi les pieds dorés des dragons de l’Iran ; Memphis, ramassez sur vos escaliers les écailles de votre crocodile ; Thèbes, coupez avec vos ciseaux les tresses aplaties de votre noire déesse ; Ninive, apportez-moi les étoiles scintillantes que vos prêtres ont attachées sur votre mitre ; Saba, envoyez-moi, sur un éléphant de l’Inde, votre Dieu à mille têtes d’ivoire, couché dans sa pagode. Passez, tournez vite autour de mon foyer magique, villes d’Orient, sur vos chariots. Je mêle et je broie avec mes devins cieux et terre.

— Edgar Quinet, Ahasverus, 1843

La bague s’est ternie, le sabre s’est rouillé, le carquois s’est vidé. Dans mon pays, les cyprès verdissaient les gazelles bondissaient, l’antilope aux yeux d’or broutait des rameaux d’or; des lions de pierre fouillaient le sable avec leurs griffes, et des licornes couronnées attendaient le jugement dernier.

— Edgar Quinet, Ahasverus, 1843

Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leur robe blanche. Leur front casqué d’or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans hindous ; des concubines, plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre ; ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre, ils montaient sur des licornes ; ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.

— Maxime du Camp, Égypte et Nubie, 1854

Charles Hyppolite de Paravey, Traditions primitives conservées dans les hiéroglyphes des anciens peuples, 1853.

Au centre de la cohorte , sur une blanche Licorne, était une femme enveloppée d’un voile noir. Elle faisait des signes à Roustem ; on eût dit qu’elle invitait le chevalier à la secourir , à la délivrer. La lutte qui s’engagea mérile une description détaillée. Abrége ce conte, Ismaïl, dit le Caliſe impa­tient. Tu sais que je n’aime point les images de la guerre : c’est pour celle raison que j’ai été sur­nommé le Pacifique. Roustem dissipa l’escorte et délivra la princesse de Bengale. Cette aventure doit être racontée en peu de mots. Roustem fit une jonchée de morts et de blessés, et délivra la femme au voile noir, dit Ismail ; mais au lieu d’une blanche Licorne qu’il croyait avoir vue, le chevalier ne trouva plus qu’une chamelle grise, au lieu de la princesse de Bengale qu’il cherchait, qu’une vieille femme dégue­nillée, et couverte d’habits noirs, très sales, une Bohémienne dont le front ridé et le visage grima­çant rappelaient le singe que les Bateleurs de Cordoue affablent d’une coiffe et montrent au peuple pour le faire rire.

— Joseph-Augustin Chaho, Safer et les houris espagnoles, 1854

—Vous étiez trop jeune, poursuivit Jacques, quand votre père est mort, pour qu’il pût  vous initier au grand mystère.
— Quel mystère? Fis-je étonné.
— Le mystère du parchemin ; mais j’ai recueilli son dernier soupir, et il a eu le temps  de me donner les indications nécessaires.
— Un mystère… Un parchemin? balbutiai-je de plus en plus surpris.
— Le voilà.
Et Jacques mit sous mes yeux une feuille, non de parchemin, mais de papyrus, jaunie, couverte de signes mystérieux et qui étaient pour moi une énigme. Dans un coin, il y avait un sceau plus énigmatique encore, représentant une licorne et un croissant.

— Pierre Alexis Ponson du Terrail, Les Fils de Judas[3], 1867

Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome et du silphium bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Elisa ; et cette boîte de neige contient une outre de Chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie et qui se boit pur dans une corne de licorne.

— Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1874

Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras, et la face de l’Inconnu se dévoilera.

— Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1874

Les lampes éclairaient doucement les vieilles tapisseries dont les murs étaient recouverts. C’était l’admirable série des amours de Renaud et d’Armide. Sous une tente de pourpre et d’or, le chevalier, couché aux pieds de l’enchanteresse, souriait en levant d’un bras alangui une large coupe ciselée. Plus loin, les deux chevaliers libérateurs traversaient la forêt enchantée, écartant à l’aide du bouclier magique les monstres qui tentaient de leur barrer le passage. Et enfin, dans la bataille livrée par les Chrétiens aux troupes du Soudan sous les murs de Jérusalem, Armide, debout sur son char traîné par des licornes blanches, lançait avec rage contre Renaud, couvert du sang des infidèles, les redoutables traits de son carquois.

— Georges Ohnet, Le Maître de Forges, 1882

Alors le feu de l’ivresse envahit la multitude étincelante ! On maudit le nom de l’horrible statue qui, frappée du soleil, appelait, aux travaux des Pharaons, les ancêtres, — lorsque, accédant à la menace, levée sur eux toujours, de ces roseaux brûlants que dévora le bâton de l’Échappé-des-eaux, ils se résignaient à creuser, sur le granit rose des pyramidions, malgré la défense des Livres-futurs, — malgré la prohibition du Lévitique ! — les simulacres des ibis, des criosphynx, des phœnix et des licornes, êtres en horreur au Saint-des-saints, ou, en durs hiéroglyphes, les hauts faits (nombreux comme le sable, évanouis comme lui), et les noms d’abomination de ces dynasties oubliées filles de Menès le Ténébreux. On maudit les oignons du salaire, les levains du pain de Memphis. Malgré l’alliance avec le roi Nëchao, les Plaies sont évoquées dans les acclamations.

— Villers de l’Isle Adam, L’annonciateur, in Contes cruels, 1893

Elle fait cailler le sang des petits chrétiens, elle jette des parcelles d’hosties dans l’urine de licorne, pour faire rougir la lune…. Voilà ce qui nous a vaincus !

— Paul Adam, Princesses byzantines, 1893.


[1] L’Illustration, 3 juillet 1847.
[2] Lettre à Ludovic Vitet, juillet 1841.
[3] Quel titre !

➕ André Brink, Tout au contraire, 1998

Dans Tout au contraire, le romancier sud-africain André Brink écrit le journal imaginaire d’un aventurier bien réel, Étienne Barbier, qui vécut au Cap dans les années 1730 et prit part à quelques expéditions dans l’intérieur des terres.

Harris W. Cornwallis, Portraits of the Game and Wild Animals of Southern Africa, 1840

Le dimanche 10 avril, à deux jours de marche au-delà de l’Oliphants River, en fin d’après-midi, alors que je reviens à cheval d’une reconnaissance solitaire – on m’a envoyé explorer les possibilités de trouver de l’eau et des paturages dans cette région aride où notre expédition s’apprête à entrer -, j’avance face au soleil couchant. […]  
Et je vois la licorne. Elle apparaît, héraldique et plate devant le soleil, debout dans une attitude vigilante, la tête dressée, plus grande que les gazelles de la région, avec une forme rappelant celle du cheval, une créature avec une crinière d’un blanc pur – autant qu’on peut le distinguer devant le disque ardent du soleil – et sa longue corne unique se dresse comme un cimeterre sur son front.
Je descends de cheval, je charge mon fusil en prenant bien soin malgré mes mains tremblantes que la poudre, le plomb et la bourre sont bien enfoncés à leur place, je m’agenouille pour appuyer le canon sur un des nombreux rochers pointus, je vise et je fais feu. Inutile de recharger : je suis assez bon tireur. En roulant doucement sur lui-même, l’animal s’effondre sur place. Une seule tache rouge au-dessus de ses yeux noirs et humides, sous sa corne unique. Je m’élance vers l’animal et je reste là longtemps stupéfait par la beauté de cette créature.
Une émotion étrange m’envahit : non pas l’ivresse d’avoir d’un seul coup de fusil introduit une créature mythique dans le domaine du possible, voire du réel, mais la tristesse. Je me tiens sur une frontière solitaire, et personne ne peut dire ce qu’il y a au-delà.
Cependant, je dois m’occuper de choses concrètes. Avant la nuit, il faut que je dépouille la licorne et que je coupe la tête pour rapporter ce trophée, cette triste victoire, au camp qui se trouve à une bonne heure de cheval au sud. À ce moment-là seulement, quand je me retourne pour prendre mon couteau dans les fontes de ma selle, je m’aperçois que mon cheval a décampé cheval a décampé et qu’on ne le voit nulle part. Je cours comme un fou dans toutes les directions, en l’appelant, en criant le plus fort que je peux, en lançant des prières et des imprécations contre la nuit qui descend. Mais seul le silence me répond, et les rafales d’un vent qui vient de se lever et qui forcira tout au long de la nuit.
Je me blottis contre la licorne morte. Il n’y a pas de lune. Pourtant, au fur et à mesure que la nuit s’obscurcit une pâle luminosité semble émaner de ce corps magnifique. Au loin, les bruits de l’Afrique – les ricanements des chacals, les cris dune hyène, poussés comme des points d’exclamation dans le vide. Et, dans le creux le plus obscur et le plus profond de la nuit, le bruit d’un lion, pas un rugissement, seulement un grondement sourd et rythmé qui s’éteint lentement, disparaît puis s’élève à nouveau, plus près chaque fois, dirait-on. La terre même semble répercuter le bruit. Je n’ai jamais éprouvé une telle terreur de toute ma vie; Je ne me suis jamais senti aussi totalement seul. Ce n’est pas seulement la proximité des prédateurs nocturnes qui me pétrifie à ce point, et pourtant Dieu sait que c’est déjà fort désagréable, c’est le sentiment déraisonnable que, d’une certaine façon, ce n’est pas ma présence ni celle de cette carcasse qui les attire, mais la nature même de l’acte que j’ai commis.
Et je ne peux rien faire. Il n’y a pas de bois pour allumer du feu autour de moi, et de toute façon il fait trop sombre pour en chercher. Je ne peux même pas prier, de peur que, si je ferme les yeux, cela ne précipite ma fin. Pendant toute la nuit, je reste assis là, en tremblant, en proie à une terreur au-delà de ce que l’esprit peut imaginer, abandonné à tout ce qui se prépare à venger le massacre de la licorne. Et pendant toute la nuit, les prédateurs ne cessent de rôder autour de moi, accroupi contre le cadavre de l’animal fabuleux.
L’aube se lève enfin, enveloppée d’une brume blanche qui vient de la mer lointaine. Les hurlements, les cris et les grondements commencent à disparaître. Quand il y a assez de lumière, je peux voir les traces qui dessinent un cercle parfait dont je suis le centre, et dont le rayon ne fait pas plus de vingt pas. La licorne gît immobile, raidie par la mort, d’un blanc pur, avec la tache de la tête qui maintenant a noirci, juste en dessous de la corne unique, là où la balle l’a frappée. Je sais que je dois partir. Il n’y a que terreur dans ce lieu désolé. .
Fiévreusement, je construis à la hâte un tumulus de rochers au-dessus du corps pour le mettre à l’abri du soleil et des prédateurs qui pourraient venir et je me dépêche de rentrer au camp à pied. Trois heures plus tard, des éclaireurs me rencontrent. Je peux à peine parler – à cause de la fatigue évidemment, mais aussi de la peur inexprimable que l’aventure a instillée en moi.
Ils m’offrent une gourde d’eau et un morceau de biltong, et me ramènent, assis devant l’homme le moins lourd. Le lendemain, je conduis une expédition jusqu’à l’endroit où j’ai passé la nuit, encore marqué par le tumulus. Mais aucune trace de la licorne, bien que les pierres soient toujours à la place où je les ai entassées et qu’il n’y ait aucune trace de maraudeurs.
Un groupe de Hottentots nomades peut-être? Mais ce qui compte, c’est qu’elle n’est plus là. Et personne ne me croira.
Sauf, je dois le noter, le joueur de tambour Nic Wijs, un artiste consommé avec son instrument, mais en dehors de ça un homme peu communicatif, qui préfère rester seul et qui, spontanément, alors que les autres sont retournés à leurs occupations, m’assure brièvement, presque sur un ton bourru, qu’il sait que je dis la vérité. « Je peux l’affirmer, dit-il, parce que moi-même, j’ai eu quelques visions dans ce pays. » Il n’est pas prêt à en dire plus, mais pour moi cela suffit.

Une antilope sable d’Afrique du sud, Hippotragus Niger, de profil.
Photo Bernard Dupont, Wikimedia Commons

Quelques années plus tard, dans les geôles du cap, l’aventurier à la vie mouvementée commence cependant à douter de ses souvenirs :

Je veux bien reconnaître que je me suis peut-être trompé à propos de la licorne. Le soleil se trouvait juste derrière elle, je l’avais dans les yeux quand je l’ai vue pour la première fois ; et quand je suis arrivé près du corps abattu, il commençait à faire sombre. Et le lendemain matin, je me suis mis en route avant le lever du soleil. C’était peut-être – je ne peux pas le dire avec certitude – un oryx avec une seule corne.

Si l’original de ce récit n’existe pas, André Brink a vraisemblablement rencontré l’idée de la licorne dans des lettres et récits de voyage écrits quelques dizaines d’années plus tard et qu’il a utilisés pour construire son roman. Celui de ces textes qui eut le plus de retentissement fut écrit vers 1770 par le voyageur suédois Anders Sparman :

Il existe dans une plaine du pays des Hottentots-Chinois, sur la surface unie d’un rocher, un dessin représentant une licorne, et qu’on nous peint ordinairement sous la forme d’un cheval, ayant une corne au front. Quoique le dessin soit grossièrement tracé, et tel qu’on peut l’attendre d’un peuple sauvage et sans arts, c’est le même animal que nous appelons licorne. La personne qui m’a positivement assuré ce fait était un ancien voyageur, un des plus attentifs observateurs de la nature que j’aie connus, le même Jakob Kok dont j’ai souvent parlé ci-devant; et c’est de lui seul que je tiens cette particularité. Les Hottentots-Chinois lui dirent que celui qui avait tracé cette esquisse avait voulu représenter un animal semblable en tout aux chevaux sur lesquels lui et sa suite étaient montés, excepté qu’il avait une corne au front. Ils ajoutèrent que cet animal était extrêmement léger à la course, méchant et furieux, en sorte que, quand il courait après eux, ils n’osaient l’attaquer en champ clos, ni se montrer devant lui en plaine, mais qu’ils grimpaient sur quelque rocher escarpé, où ils faisaient quelque bruit retentissant; que l’animal naturellement curieux venait au son, et qu’alors ils pouvaient sans danger le tuer à coups de flèches empoisonnées[1].

John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

Une fois éliminé tout ce qui peut être sujet à caution, il ne nous reste qu’une antilope de profil, grossièrement dessinée sur un caillou. Mais Sparrman renforçait son argumentation par un argument qui fait aujourd’hui sourire mais pouvait à l’époque sembler plein de bon sens à ses lecteurs Européens :

Il ne paraît pas probable que les Hottentots Chinois, barbares et grossiers comme ils sont, aient pu, par la seule force de leur imagination, se représenter un être de cette espèce, s’il n’était que chimérique, et surtout inventer une relation aussi circonstanciée de la manière de la chasser .

Dessins de licorne et d’autre animaux sauvages sur les rochers.
John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

[1] André Sparrman, Voyage au Cap de Bonne Espérance et autour du Monde avec le Capitaine Cook , Paris, 1787.