📖 La licorne et le rhinoceros

Pour les lettrés et les artistes du Moyen Âge, le rhinocéros et le licorne sont le plus souvent un même animal, dont on ne sait pas toujours très bien s’il porte la corne sur le front ou sur le nez. À défaut de donner durablement du charme au pachyderme, la confusion a certainement donné de la force, et une certaine carrure, à la blanche licorne. Voici quelques images médiévales de licornes se prenant pour un rhinocéros, à moins que ce ne sopit l’ineverse, que je n’ai pas pu mettre dans mon livre.

Pour Isidore de Séville, comme on le voit sur ce manuscrit du IXe siècle, Rynoceron id est monoceron id est unicornus – les trois noms désignent le même animal.
Bibliothèque municipale de Laon, ms 447, fol 115r


Voici le texte complet, en latin, de la chanson nostalgique et désabusée sur le vieillard, la jeune vierge et le rhinocéros, dont je cite un extrait dans mon livre :

Cum Fortuna voluit                   me vivere beatum,
forma, bonis moribus               fecit bene gratum
et in altis sedibus                      sedere laureatum.

Modo flos preteriit                   meæ iuventutis,
in se trahit omnia                     tempus senectutis;
inde sum in gratia                    novissimæ salutis.

Rhinoceros virginibus               se solet exhibere;
sed cuius est virginitas             intemerata vere,
suo potest gremio                    hunc sola retinere.

Igitur que iuveni                       virgo sociatur
et me senem spreverit,            iure defraudatur,
ut ab hac rhinoceros                se capi patiatur. –

In tritura virginum                    debetur seniori
pro mercede palea,                 frumentum iuniori;
inde senex aream                  relinquo successori.

— Carmina Burana, chant 93, Cum Fortuna voluit.

Rinoceros & quomodo capiatur (Le rhinocéros et comment le capturer). Miniature d’un bestiaire anglais en latin, circa 1300.
Oxford, Bodleian Library, ms Laud Misc 247, fol 149v
Speculum Humanae Salvationis, Allemagne, circa 1460. Là encore, la source est Isidore.
Bayerische Staatsbibliothek, Cgm 3974, fol 101r.
Avec une corne spiralée sur le haut de la tête et une petite corne recourbée sur le nez, ce karkadan est un curieux hybride de licorne et de rhinocéros.
Zakaria al Qazwini, Livre des Merveilles du monde, manuscrit persan du XVIIIe siècle. Princeton University, ms Garrett n 82 G.

➕ La licorne, ça va vite !

Les licornes d’Inde ou d’Éthiopie sont rapides à la course. C’est pour cela qu’on les voit rarement, et que l’on ne parvient jamais à les capturer ni même seulement à les prendre en photo.

u monoceros de l’Inde, Ctésias écrivait déjà : « Ces animaux sont très rapides, plus rapides que les ânes et même que les chevaux et les gazelles. Ils commencent à courir calmement, puis petit à petit ils accélèrent, et il devient alors impossible de les rattraper », mais le Physiologus  ne disait rien de tel de l’unicornis. Lorsque les deux animaux se sont confondus, la licorne a conservé la vitesse du monoceros. En devenant une blanche cavale, le petit chevreau du bestiaire a donc gagné en prestance héraldique, mais aussi en rapidité à la course. C’est pour cela que le pauvre homme poursuivi par une licorne dans le Dit de l’unicorne et du serpent n’a d’autre choix que de monter dans un arbre, et que la fière licorne se fait naïvement piéger dans le Vaillant Petit tailleur.

Les enlumineurs de la fin du Moyen Âge ont donc dessiné en tête ou pied de page des livres d’heures et des psautiers des licornes chargeant corne en avant sur des lions ou des éléphants, ou sur des ennemis invisibles au-delà des marges. Parfois, plus rarement, c’est la licorne qui est poursuivie par des fauves, des chiens, des chasseurs, comme peut l’être un cerf.

Au tout début du XVIIIe siècle encore, dans une note sous une traduction française du récit de voyage en Éthiopie du père portugais Jérôme Lobo, le traducteur ajoutait : « On a douté longtemps s’il y avait des licornes : ceux qui en ont écrit ne convenaient point entre eux, et ont mêlé tant de fables dans ce qu’ils en ont rapporté, qu’on avait encore plus de raisons de n’en rien croire. Cet animal est rare, on n’en a vu que dans le royaume de Damot et dans la province des Agouz. Il est sauvage, mais bien loin d’être féroce, il est si timide qu’il ne va jamais en compagnie d’autres animaux. Lorsqu’il passe d’une forêt dans une autre, il court avec tant de rapidité qu’il se dérobe bientôt à la vue. De là vient que les uns le font plus grand, les autres plus petits, les uns d’un poil, les autres d’un autre[1] ». L’orientaliste allemand Job Ludolf (1624-1704), qui ne quitta jamais l’Europe mais parlait couramment l’éthiopien et était le meilleur spécialiste de ce pays, écrit de même : «On y rencontre une bête puissante et féroce appelée Arweharis, ce qui signifie unicorne. Elle ressemble à une chèvre, mais court beaucoup plus rapidement. […] Les descriptions qu’en donnent les Portugais sont vraisemblablement exactes[2]

Les licornes d’Inde étaient tout aussi rapides que celles d’Afrique puisque, selon l’abbé Guyon dans don Histoire des Indes orientales anciennes et modernes, cet animal « s’élance avec tant de vitesse qu’il n’est aucune espèce de chevaux qui puisse l’attraper. Il faut le surprendre lorsqu’il s’écarte pour mener paître ses petits que la tendresse ne lui permet pas d’abandonner. Il s’expose pour eux à tous les périls[3]

Lorsque, après plus d’un siècle d’oubli, les explorateurs du XIXe siècle se reprirent à rêver de licorne, la blanche cavale était devenue une antilope, au pelage tirant vers le roux, à la corne sans doute noire, mais elle restait svelte, racée, rapide – ou vite, comme l’on disait en un temps où ce mot était aussi un adjectif. Cette biche unicorne agile et véloce, qui ne se laisse pas approcher, est encore un peu l’albe bête des tapisseries. La licorne décrite par Flaubert dans La tentation de Saint Antoine « dépasse les autruches » et court si vite qu’elle « traine le vent ».

La force était la caractéristique physique principale de la licorne du Haut Moyen Âge et des premiers bestiaires, celle qui combattait le lion et l’éléphant. La vitesse s’y est d’abord ajoutée puis, peu à peu, la silhouette de l’animal devenant plus fine, est devenue essentielle. Dans les univers imaginaires d’aujourd’hui, la licorne arrive au galop, quand ce n’est pas à grands coups d’ailes.

C’est la vitesse de l’animal, mais aussi la forme de sa corne, qui a fait appeler licorne un attelage de trois chevaux en triangle, un en avant, à la volée, suivi de deux autres derrière. Cette technique un peu dangereuse est pourtant moins rapide que les trois chevaux de front de la troïka, également appelée attelage à l’évêque – là, je ne sais pas pourquoi !

Sans que ce soient vraiment des licornes, bien des chevaux de course à robe blanche ont aussi été baptisés ainsi. L’armée française avait baptisé Opération Licorne son intervention en Côte d’Ivoire de 2002 à 2015, parce que la licorne est exotique et, surtout dans ses variétés contemporaines, relativement pacifique, mais surtout parce qu’elle est rapide. Le choix de ce nom qui peut sembler peu martial à l’heure où la licorne se balade sur les arcs-en-ciel et dans les chambres des petites filles montre d’ailleurs que l’image traditionnelle de l’animal n’a pas totalement disparu.

George Herriman, Krazy Kat, circa 1930.

[1] Joachim Legrand, Dissertation sur la côte orientale d’Afrique…, en annexe à la Relation historique d’Abyssinie de Jérôme Lobo, Paris, 1728.
[2] Job Ludolphus, New History of Ethiopia, Londres, 1682, liv.I, ch.10.
[3] Paul Marie Guyon, Histoire des Indes orientales anciennes et modernes, Paris, 1764.

📖 La licorne et les serpents

La pure et blanche licorne est bien sûr l’ennemie des serpents, qui s’enfuient lorsqu’elle touche de sa corne les eaux empoisonnées. Elle s’entend donc aussi assez mal avec le dragon qui, pour les rédacteurs des bestiaires, est un serpent, le plus grand de tous.

Ce chapitre était un peu trop long pour mon livre. Si j’ai conservé le passage consacré au cerf, fidèle allié de la licorne dans sa lutte contre les serpents, j’ai dû retirer une plus longue digression faisant la liste des autres adversaires du dragon.

Le premier ennemi du dragon, dans le bestiaire médiéval, n’était en effet pas la licorne mais l’éléphant, le cerf ne s’attaquant le plus souvent qu’aux petits serpents qu’il était en mesure d’avaler. Déjà perdant dans ses combats contre la licorne et les souris, l’éléphant est régulièrement vaincu par le dragon. « Le dragon est le plus grand de tous les animaux terrestres […] Souvent arraché aux grottes, il est emporté dans les airs, et l’air en est troublé. Il a une crête, une petite gueule et d’étroits conduits par lesquels il respire et sort sa langue. Sa force réside, non dans ses dents, mais dans sa queue, et c’est moins sa gueule que ses coups qui sont nuisibles. Il n’est pas venimeux et n’a pas besoin, dit-on, de venin pour causer la mort, car il tue par son étreinte. Le corps énorme de l’éléphant ne l’en protège pas. En effet, caché au bord des pistes habituellement suivies par les éléphants, il lie leurs pattes de ses nœuds et les tue en les étouffant. Il naît en Éthiopie et dans l’Inde, en pleine fournaise d’une chaleur ininterrompue[1]». En Inde et en Éthiopie, bien sûr, comme les licornes, même si la présence de dragons dans les Alpes suisses est régulièrement rappelée par les auteurs locaux. La lecture allégorique est assez jolie, l’éléphant est l’homme naïf et sentimental qui se fait, au sens propre comme au figuré, embobiner par le maléfique dragon.

Le dragon était en revanche impuissant face à la panthère. Ce gros chat qui fait des sommes de trois jours, le temps qui s’écoula entre la mort du Christ et sa résurrection, est l’ami de tous les animaux. Son haleine parfumée les attire comme la parole du Christ rassemble les fidèles. Seul le diabolique dragon au souffle enflammé et puant, ne supportant ni la voix, ni le parfum de la douce panthère aux multiples couleurs, s’enfuit à son approche et se réfugie dans une grotte. Faisant fuir le grand serpent, la panthère joue ici un peu le même rôle que la licorne qui trempe sa corne dans les eaux empoisonnées.

Le léopard, cousin de la panthère est issu du croisement – c’est évident – entre un lion et un pard. Dans une fable d’Esope, ou du moins passant pour telle à la fin du Moyen Âge, le léopard va chercher l’aide de la licorne pour attaquer le dragon – et cette fois, le reptile est vainqueur. Sur l’une des tapisseries du palais des Borromée, à Isola Bella sur le lac Majeur, il ne faut pas moins de deux lions, un léopard et un dragon pour venir à bout de la licorne.

Au fait, le dragon est un serpent, mais un serpent à pattes. En a-t-il deux ou quatre ? En héraldique, il est bipède quand il rampe, quadrupède quand il passe. Les rédacteurs des bestiaires ne se sont pas posé la question, et les enlumineurs faisaient donc un peu ce qu’ils voulaient, quelques-uns montant même parfois jusqu’à six pattes.


[1] Isidore de Séville, Etymologies, livre XII.

📖 La corne plantée dans l’arbre

e la lettre du Prêtre Jean aux contes de Grimm, l’histoire de la licorne trop sûre d’elle coincée après avoir planté sa longue corne dans un arbre a connu bien des variantes. En voici deux dont, faute de place, je n’ai pas pu parler dans mon livre – et quelques images.

L’histoire devait être assez populaire dans les années 1600. Elle apparait non seulement chez Shakespeare, mais également en 1590 dans le long poème d’Edmund Spenser, The Faerie Queen :

“…Like as a Lion, whose imperial Power
A proud rebellious Unicorn defies,
T’ avoid the rash Assault and wrathful Stower
Of his fierce Foe, him to a Tree applies,
And when him running in full Course he spies,
He slips aside; the whiles that furious Beast
His precious Horn, sought of his Enemies,
Strikes in the Stock, ne thence can be releast,
But to the mighty Victor yields a bounteous Feast.…”

George Chapman, un dramaturge contemporain et proche de Shakespeare, rapporte dès 1603 dans Bussy d’Ambois une version bien différente, où la licorne s’en sort mieux :

I once did see
In my young travels through Armenia
An angrie unicorn in his full carier
Charge with too swift a foot a Jeweller
That watcht him for the Treasure of his browe;
And ere he could get shelter of a tree,
Naile him with his rich Antler to the Earth.

On remarque dans ce dernier passage plusieurs détails uniques et intéressants. Ce texte est le seul à situer la licorne en Arménie, et le lion y devient un bijoutier, ce qui préfigure le conte des frères Grimm. D’autre part, le nom anglais  Antler désigne, en principe, les bois du cerf, ce qui donne de la licorne une image assez particulière. Enfin, la licorne prend le joailler de vitesse et parvient à le clouer au sol, ce qui est pourtant plus aisé avec une corne qu’avec un andouiller, juste avant qu’il ne se soit réfugié derrière l’arbre.

Au tournant du XXe siècle, les contes de Grimm sont très populaires. Dans les nombreuses éditions illustrées, la licorne y est blanche, chevaline, mais bien plus trappue et violente que lorsqu’elle accompagne une jeune vierge.

Caricature antibritannique dans un journal allemand, Kladderadatsch, en 1899, pendant la guerre des Boers. C’est aussi le temps où l’on croyait plus ou moins à la présence de licornes en Afrique du Sud.

📖 Fables et contes

Un peu comme pour les bestiaires, j’avais beaucoup d’images qui n’ont bien sûr pas toutes trouvé place dans mon livre. Voici donc quelques miniatures, et de nombreuses gravures, ou apparait la licorne.

Le sermon de Renart, Peinture murale, circa 1550, Musée de Navarre, Pampelune.

Les recueils manuscrits de Dialogues des créatures sont parfois, à la fin du Moyen Âge, enrichis de miniatures qui développent des scènes différentes de celles des bestiaires. Leur succèdent dès la fin du XVe siècle des compilations imprimées de fables d’Esope, dont bien peu remontent effectivement au fabuliste grec, qui sont systématiquement accompagnées de nombreuses gravures. La licorne y est parfois moquée pour son orgueil ou sa suffisance, comme dans les fables La licorne et le corbeau ou La licorne, le léopard et le dragon – pour en connaître le récit et la morale, il vous faudra aller voir mon livre.

Parfois, sans être citée dans le texte, elle apparaît simplement dans la foule des animaux qui suivent celui qui, déjà, en est devenu le roi, le lion. Elle se moque aussi, comme tout le monde, de la guenon qui présente son nouveau-né à Jupiter comme le plus beau bébé du monde.

Elle prend part à la guerre entre les quadrupèdes et les oiseaux, comme la précédente une véritable fable d’Ésope présente dans de nombreux recueils. Le personnage principal en est la chauve-souris qui ne veut pas prendre parti et finit par être rejetée par tous. Il est bien sûr totalement anachronique d’y voir une allégorie de la bisexualité, mais c’est quand même tentant. Sur quelques gravures apparaît le griffon, qui semble s’être posé moins de questions identitaires et avoir rapidement choisi le camp des oiseaux.

La licorne et la huppe, qui apparaît dans quelques recueils de vraies et fausses fables d’Esope à la fin du XVIIe siècle, est une fable moderne, contemporaine de celles de La Fontaine.

Fables d’Esope avec les figures de Sadeler,1689.

Au XIXe siècle, les légendes populaires reviennent à la mode. Suivant l’exemple des frères Grimm, des auteurs de toute l’Europe publient des recueils dans lesquels il n’est pas toujours possible de faire la part de la tradition orale, de l’embellissement et, parfois, de l’invention. Les fables  prennent du volume et deviennent contes. La licorne plante sa corne dans un arbre dans Le Vaillant petit tailleur, elle ne parvient pas à monter dans l’Arche dans un conte juif[1], un ours dont la corne unique cache une escarboucle apparaît dans un conte islandais[2], un quadrupède à longues pattes et longue corne rode dans les lochs de l’île de Skye[3], mais il est difficile de dater des récits dont nous n’avons souvent pas de trace écrite avant l’époque romantique. Dans les années 1900, certains auteurs se font même une spécialité d’en créer de nouveaux, dont l’action se situe toujours dans le même Moyen Âge intemporel et légèrement féérique. Ces contes reconstruits, trop beaux, trop naïfs et trop gentils pour être vrais, ont pour la plupart été vite oubliés. Un exemple parmi des dizaines, dans le magazine anglais The Strand,  le même qui publiait les aventures de Sherlock Holmes, parut en 1895 un conte de E.P. Larken intitulé la licorne. On y retrouve un topos classique des contes de fées, les trois frères (ou les trois sœurs) dont le benjamin, plus honnête et courageux, réussit là où ses brutaux ainés ont échoué. Laissé pour mort par ses frères Fritz et Franz, Hans, avec l’aide de la licorne, trouve la fontaine enchantée dont l’eau transforme ce qu’elle touche en or et, bien sûr, épouse la princesse.


[1] Gertrude Landa, Jewish Fairy Tales and Legends, 1919.
[2] Jón Árnason, Íslenzkar þjóðsögur og ævintýri, 1864.
[3] John Gregorson Campbell, Superstitions of the Highlands & Islands of Scotland, Glasgow, 1900, p.217.

📖 La chasse mystique

Aux XVe et XVIe siècles, en particulier dans le monde germanique, la chasse à la licorne, jusque là allégorie de l’Incarnation puis de la Passion, devient une représentation de l’Annonciation, à la symbolique parfois assez chargée.

Sur les triptyques peints et sculptés, sur les tentures de devant d’autel, sur les murs des églises peintes, l’Ange Gabriel, en chasseur sonnant du cor, pousse devant lui ses chiens, précipitant la licorne, image de l’Esprit Saint, dans le giron de la Vierge. Il en reste pas mal d’images, il en resterait plus encore si, au XVIe siècle, les réformés n’avaient effacé ou recouvert nombre des fresques décorant les églises.

📖 Licornes bibliques

Le jeune David tuant à mains nues un lion et un ours, auxquels l’enlumineur a ajouté une licorne pour faire bon poids.
British Library, Add ms 42131, fol 95r.

‘autres images de licornes illustrant les quelques passages de la Vulgate où l’animal est cité, notamment Job et les Psaumes, et d’autres où elle ne l’est même pas, comme le songe de Nabuchodonosor dans le livre de Daniel.

Bien qu’aucun quadrupède n’y soit nommément cité, c’est bien sûr dans les miniatures et gravures illustrant la Genèse que les licornes, seules ou en couple, sont les plus nombreuses. Plusieurs chapitres de mon livre, et plusieurs articles de ce blog sont donc consacrés à la Création des animaux, à la vie calme puis tumultueuse du jardin d’Eden, et à l’Arche de Noé. J’ai également parlé dans un article à part du bouc unicorne du livre de Daniel, qui est un bouc et donc pas vraiment une licorne.

La bible hébraïque connaissait le reem, sans doute un bœuf sauvage ou un buffle. La version grecque des Septante en avait fait un monoceros/ Dans la Vulgate latine il était devenu tantôt rhinoceros, tantôt unicornis, mais tous deux étaient plus ou moins notre licorne.

Sur le psautier carolingien dit de Stuttgart, daté des années 820, apparaissent déjà deux licornes à la silhouette massive, l’une illustrant le psaume XXIII, Salva me ab ore leonis, et a cornibus unicornium (libère moi de la gueule du lion et des cornes des licornes), l’autre le psaume XCI, Et exaltabitur sicut unicornis cornu meum (ma corne sera exaltée comme celle de la licorne).

Les illustrations du psautier d’Utrecht et de sa copie le psautier Harley, tous deux du XIe siècle, reprennent dans le moindre détail les textes de certains psaumes. Deux licornes y apparaissent aux psaume XXI, Libère-moi de la gueule du lion et des cornes de la licorne, et XXVIII, L’Éternel brise les cèdres du Liban, Il les fait sauter comme les jeunes taureaux et les faons des licornes. Sur la première image, en bas à droite, des lions et une licorne attaquent deux hommes armés de faux qui ont visiblement bien besoin d’un coup de main de l’Éternel. Sur la deuxième, une licorne brise un cèdre du Liban, mais la scène est truquée, puisqu’on voit les anges qui soufflent en arrière-plan.

On retrouve les mêmes compositions, avec quelques couleurs en plus, sur des psautiers du XIIe siècle.

Dans le livre de Job, au chapitre XXIXX, on trouve qu’un rhinoceros :
« Numquid volet rhinoceros servire tibi, aut morabitur ad praesepe tuum?
Numquid alligabis rhinocerota ad arandum loro tuo, aut confringet glebas vallium post te?
Numquid fiduciam habebis in magna fortitudine ejus, et derelinques ei labores tuos? »


Tout au long du Moyen Âge, les érudits, suivant en cela Saint Grégoire dans ses commentaires sur Job écrits à la fin du VIe siècle, voient dans ce puissant rhinoceros le même animal que la licorne qui se laisse attendrir par une jeune vierge. Les artistes donnant à la bête une silhouette plus proche de notre licorne que du rhinoceros, cela nous vaut dans les bibles enluminées les rares occurences iconographiques de licornes de labour.

Dans les premières bibles en langue vulgaire, ce rhinocéros fut d’ailleurs le plus souvent traduit par licorne, comme dans la Bible catholique de Louvain, en 1560 : « La licorne voudra elle te servir, ou demeurera-t-elle à ta crèche ? Pourras-tu lier la licorne de ta courroye pour labourer ? ou rompra-t-elle les mottes de terre des vallées après toi ? Auras-tu fiance en sa grand’force, lui commettras-tu tes labeurs ?».

Dans une bible d’aujourd’hui, Job XXXIX 9-10 est devenu, ce qui est sans doute plus proche du sens originel : « Le buffle se mettra-t-il à ton service ? Passera-t-il la nuit dans ton étable ? Labourera-t-il tes sillons ? Rompra-t-il les mottes de terre après toi ? Auras-tu confiance en lui malgré sa force prodigieuse ? Lui abandonneras-tu le fruit de tes travaux ? ».

Voici, dans une traduction du XVIIe siècle, ce que Saint Grégoire écrit du rhinocéros, devenu licorne, dans ses Moralia in Job, un texte souvent recopié et commenté :

Comme cette mystérieuse licorne, après avoir reçu la pâture de la prédication, doit en faire voir les fruits par ses actions, l’Écriture dit fort bien ensuite « Lierez-vous la licorne avec vos courroies pour la faire labourer. Ces courroies de l’Église sont ses commandements et sa discipline, et labourer n’est autre chose que fendre la terre des cœurs comme par le fer de la prédication. Ainsi cette licorne, autrefois si fière et si indomptable, est maintenant liée des courroies de la foi, et se laisse mener de l’étable à la charrue pour labourer, parce que plusieurs étant convertis, s’efforcent eux-mêmes de faire connaître aux autres cette même foi dont ils ont été repus. L’on sait avec quelle cruauté les princes de la terre ont autrefois persécuté l’Église de Dieu, et l’on voit avec quelle humilité ils lui sont maintenant soumis par la vertu de sa grâce. Or cette licorne n’a pas simplement été liée, mais elle l’a été pour labourer: parce que celui qui est attaché dans l’Église par les courroies de la discipline , non seulement s’abstient du péché, mais s’exerce même dans la prédication pour y attirer les autres. Quand donc nous voyons que les prince et les conducteurs des peuples viennent eux-mêmes à craindre Dieu dans leurs actions, ne peut-on pas dire qu’ils sont comme liés des saintes cour­roies de l’Église? Quand aussi ils ne cessent point de prêcher par leurs lois sacrées cette même foi qu’ils avaient autrefois si fortement combattue, n’est-ce pas comme tirer avec un continuel effort la charrue de la foi ? Je Prends plaisir à considérer cette licorne, c’est à dire le Prince de la terre, lié des courroies de la foi, qui porte comme une corne redoutable sur le front, par la puissance du siècle qui réside en sa personne, et qui soutient le joug de l’Évangile par l’amour de Dieu. Cette fière licorne serait à craindre, si elle n’était point liée. Car elle a une corne, mais elle est liée. Les humbles trouvent dans ces saintes cour­roies ce qu’ils doivent aimer et les superbes dans cette corne redoutable ce qu’ils doivent craindre. Ce grand prince étant lié de ces courroies spirituelles conserve soigneusement la douceur et la piété mais étant armé de cette corne de gloire et de grandeur terrestre, il exerce son autorité et sa puis­sance. Souvent quand on le provoque à la colère et à la vengeance, il est retenu par le sentiment de la crainte de Dieu. Quelquefois en offensant sa puissance souveraine, on l’anime de fureur, mais faisant aussitôt réflexion sur le juge qui est éternel, sa corne se trouve liée par cette pensée, de sorte qu’il s’adoucit et qu’il s’humilie. Il me souvient d’avoir vu moi-même assez souvent que lorsque cette puissante licorne était toute prête à donner de furieux coups, et qu’ayant déjà élevé cette corne terrible, elle menaçait d’une manière redoutable les moindres bêtes, c’est à dire ses sujets, d’exil, de mort, et d’autres semblables punitions, ce pieux prince faisant aussitôt le signe de la croix sur son front, éteignait en un moment dans son âme cet embrasement de fureur, que se tournant vers Dieu, il se dépouillait de toute colère, et que comme il se sentait impuissant d’accomplir tout ce qu’il avait résolu, il reconnaissait bien qu’il était lié. Mais il ne se contente pas de dompter soi-même sa propre colère, il s’efforce encore d’insinuer dans les cœurs de ses sujets tout ce qu’il y a de bien et de juste, et veut faire voir lui-même par l’exemple de son humilité propre, que tout le monde doit avoir imprimée dans le fond de l’âme une sincère vénération pour l’Église sainte. Dieu dit donc à Job: « Lierez-vous la licorne avec vos courroies pour la faire labourer? » comme s’il lui disait en termes plus clairs : Croyez-vous pouvoir réduire les grands du monde qui se glorifient dans leur folle vanité, au travail de la prédication et les attacherez-vous des liens de la discipline? Il faut ajouter, comme moi qui l’ai fait quand je l’ai voulu, et qui de ceux que j’ai autrefois souffert si longtemps pour persécuteurs et pour ennemis, en ai fait depuis fait des défenseurs de ma foi.

— Les morales de Saint Grégoire Pape sur le livre de Job, 1669

On ne croise nulle licorne dans le livre de Daniel, qui décrit la captivité du peuple juif à Babylone. Pourtant, la licorne est devenu classiquement l’un des animaux représentés dans la scène du songe prophétique de Nabuchodonosor, qui rêve d’un arbre reliant la terre au ciel, sous l’ombre duquel se reposent les bêtes et sur les branches duquel les oiseaux font leur nid. Plus rarement, elle apparait aussi lorsque les choses tournent mal pour le roi de Babylone, qui perd la raison et vit parmi les animaux, parmi lesquels le texte biblique ne cite que les bœufs.

📖 Licornes juives

Les licornes sont très nombreuses dans les marges et les décors animaux des manuscrits religieux juifs du Moyen Âge. Elle y côtoie de très nombreux lions, mais aussi des dragons, des chèvres, des éléphants et pas mal de créatures assez bizarres.

Toute une faune à la fois fantastique et exotique apparaît ainsi, par exemple, sur ce Pentateuque copié en Allemagne au début du XIVe siècle, aujourd’hui à la British Library sous la côte Add ms 15282.

Si ce volume est l’un de ceux où les licornes sont les plus présentes, on les croise à l’occasion sur bien des manuscrits enluminés, qu’ils aient été copiés en Espagne ou en Allemagne. Comme les dragons et autres griffons, ces quadrupèdes, et parfois bipèdes, unicornes sont purement décoratifs. Seul le couple du lion et de la licorne affrontés, relativement fréquent, avait peut-être un sens vaguement symbolique.

La scène de la chasse à la licorne du Physiologus a connu plusieurs lectures tout au long du Moyen Âge, mais toutes étaient chrétiennes. Ce récit n’a donc rien à faire dans les décors des manuscrits juifs. Qu’on l’y trouve parfois, comme sur ce Pentateuque du XIIIe siècle au style graphique typique de l’enluminure juive rhénane, montre à quel point cette histoire était devenue un classique, relevant autant de l’histoire naturelle que de l’allégorie chrétienne.

Pentateuque Rothschild,Allemagne, 1296.
Los Angeles, Getty Museum, ms 116, fol 169r

Sur la toute première page d’une bible juive du XVe siècle, on découvre même jeune vierge à la licorne d’allure très mariale. Dans la ville d’Italie où ce manuscrit a été réalisé, sans doute Ferrare, il y avait assez de travail pour un ou deux copistes juifs, mais pas pour un enlumineur. C’est donc un artiste chrétien qui fut chargé des décors. On ignore s’il a simplement, sans se poser de questions, illustré une bible juive avec les images qu’il mettait habituellement sur les livres chrétiens, ou s’il a voulu faire une bonne blague à un commanditaire que, visiblement, cela ne gênait guère puisque la scène n’a pas été effacée ou recouverte.

Bodleian Library, ms Canonici Or 61, fol 2r.

Une licorne brune apparaît dans un médaillon d’un très riche Mahzor, recueil de prières pour les fêtes juives, copié vers 1490. Les enluminures sont l’œuvre, là encore, d’un atelier chrétien, celui de Boccardin il Vecchio (1460-1529), qui n’employait sans doute qu’un ou deux artistes juifs pour bien dessiner les lettres et ne pas faire de grosses bêtises dans les scènes religieuses. SI les miniatures illustrent les fêtes juives, les frises qui les entourent ne sont en rien différentes de celles que le même atelier réalisait pour les Medicis ou d’autres grandes familles florentines. Ni la licorne brune du médaillon, ni les deux petites licornes dorées de la reliure, ne sont donc particulièrement juives.

La micrographie figurative, peut-être à l’origine une astuce inventée dans le monde arabe pour faire des dessins en prétendant que c’est du texte, a été surtout utilisée par les copistes juifs. Ce sont souvent des animaux qui sont ainsi représentés à l’aide de commentaires des textes religieux.

La maquettiste a judicieusement choisi d’illustrer ce chapitre de mon livre par la plus belle miniature illustrant la discussion entre l’Oku et de l’Ofer dans le Mashal ha Kadmoni. Ce recueil de fables animalières fut le premier livre imprimé en hébreu, à Brescia en 1491, et fut régulièrement réédité. Voici donc quelques autres miniatures et gravures de la même scène.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le couple du lion et de la licorne debout face à face – en héraldique, on dit affrontés – est souvent figuré sur les murs et les plafonds des synagogues, sur les pierres tombales et sur quelques objets rituels. Autant la signification du lion de Juda est claire, autant celle de la licorne est assez vague, et ne semble jamais avoir été vraiment explicitée. Un autre chapitre de ce blog est consacré spécifiquement à ce couple, également présent à la même époque dans le monde slave. Le couple de deux lions est bien sûr plus fréquent ; celui de deux licornes est plus rare, mais se rencontre à l’occasion.

Voici enfin quelques exemples de tentatives de reconstitution des blason des douze tribus d’Israël, au XVIIe et XVIIIe siècle, généralement par des auteurs chrétiens. Il y en a de plus anciennes, mais je ne crois pas que l’on y trouve de licornes.

Nicholas Mcleod, Illustrations for the epitome of the ancient history of Japan, 1879.
L’auteur pense avoir retrouvé au moins deux des dix tribus perdues d’Israel, une en Angleterre et une au Japon.

📖 Barlaam et Josaphat

oins connu aujourd’hui que le récit de la chasse à la licorne, ou même celui la licorne purifiant les eaux, le dit de l’unicorne était au Moyen Âge l’un des contes mettant en scène la bête unicorne. Ce texte venu d’Inde en passant par les recueils de fables arabes, grecs et slaves, ce qui nous vaut de nombreuses images dans des styles très variés, donnait de l’unicorne une image violente et même diabolique. Il passa de mode à la Renaissance, quand la licorne devint plus blanche et pure.

Je cite dans mon livre l’une des versions les plus connues de ce texte, celle de Jacques de Voragine dans la Légende dorée. En voici une autre, celle du pseudo Jean Damascène, en français du XVIe siècle parce que je l’ai trouvée comme ça et que c’est rigolo.

Parquoy ceux qui servent à un Seigneur si rude & maling & s’esloignent malheureusement de celuy qui est bon, gracieux & débonnaire,& béent aux choses présentes, & y sont attachez, & n’ont aucune cogitation de l’advenir, ains desirent incessamment les délectations corporelles, laissans mourir de faim leurs ames & estre affligéees de maux innumerables : Je les répute semblables à l’homme fuyant de devant une licorne furieuse, lequel ne pouvant soustenir le son de sa voix, & terrible mugissement, fuyoit vistement de crainte d’estre dévoré d’elle.

Or comme il couroit hastivement, il cheut en certain precipice, & en cheant, estendant ses bras, embrasse un petit arbre, lequel il tint fermement, & appuyant ses pieds sur ce qu’il trouva d’aventure, luy sembla qu’il seroit de là en avant en paix & asseurance. Or regardant de près, il veit deux Souris, l’une blanche, l’autre noire, rongeans incessamment la racine de ce petit arbre qu’il tenoit, & ne s’en falloit gueres qu’elles ne l’eussent trenché du tout.

Contemplant aussi le fond de ce précipice, il veit vn Dragon de terrible regard, jettant feu par les narines, & regardant furieusement, ouvrant la gueule, le desiroit dévorer. Et derechef regardant le lieu où ses pieds estoient appuyez, il veit quatre testes d’aspics, qui sortoient tout auprès de ses pieds.

Et eslevant ses yeux en hault, vit un peu de Miel, qui distilloit des branches de ce petit arbre. Parquoy mettant en oubly les maux & dangers qui l’enuironnoient, sçavoir est que la furieuse Licorne estoit en hault, qui le guettoit, cerchant à le dévorer, & au fond le terrible Dragon qui le vouloit engloutir, & l’arbre qu’il tenoit estoit presque couppé, & que ses pieds estoient si mal assis: Oubliant donc tous ces dangers,il fut alléché de la doulceur du miel, & estendit le bras pour en prendre.

Ceste similitude est de ceux, qui sont adhérans à la séduction du présent siècle, l’exposition de laquelle je te diray maintenant. La Licorne est la figure de la mort, laquelle poursuyt tousjours, & désire attrapper le genre humain. Le Precipice, c’est ce monde, remply de tous maux & Iassets mortels. Le petit Arbre que nous tenons, qui est incessamment rongé de deux Souris, est la mesure de la vie d’un chacun, laquelle se consomme & diminue par chasque heure, tant du jour que de la nuict, & peu à peu vient à la fin .

Et les quatre Aspics signifient les quatre fragiles & instables élémens desquels le corps humain est composé, lesquels estans desordonnez & troublez, le corps se diflfoult. Et ce grand Dragon cruel & flamboyant, figure le terrible ventre d’enfer, désirant engloutir ceux qui préposent les présentes délectations aux biens à venir. Et la petite goutte de miel, dénote la doulceur des voluptez du monde, par laquelle ce séducteur ne permet que ses amis voyent leur propre salut, ny le danger où ils sont.

Histoire de Barlaam et de Josaphat, roy des Indes, composée par sainct Jean Damascène, et traduicte par F. Jean de Billy, Paris, 1574.

Certains enlumineurs ne manquaient pas d’humour. Au début du XIVe siècle, celui qui illustra un livre d’heures aujourd’hui à la British Library, le Stowe ms 17 que j’ai déjà cité une ou deux fois sur ce blog, appréciait particulièrement les double sens un peu absurdes. Il a donc regroupé dans le même dessin deux légendes, celle de Barlaam poursuivi par la licorne et le dragon, et celle de la licorne imprudente plantant sa corne dans le tronc d’un arbre. Le résultat n’a allégoriquement plus aucun sens.

British Library, ms Stowe 17, fol 84v.

On devine au verso, en transparence, Renard invitant des poules et une oie à passer la soirée chez lui; ça va sans doute mal finir.

➕ Pure licorne expellant tout venin

Un poème du début du XVIe siècle, donc contemporain des tapisseries du musée des Cloisters, contant une chasse à la licorne.

L’unique manuscrit de ce poème.
BNF, ms fr 2205, fol 39v.

Le grand veneur qui tout mal nous pourchasse,
Portant epieux agus et affilés,
Tant pourchassa par sa mortelle chasse, .
Qu’il print un cerf en ses lacz et filets
Lesquels avoit par grand despit fillés
Pour le surprendre au beau parc d’innocence.
Lors la licorne en forme et belle essence
Saillant en l’air comme royne des bestes,
Sans craindre envieux et canin,
Monstrer se vint au veneur à sept testes
Pure licorne expellant tout venin.

Chasse à la licorne dans la bordure de la tapisserie de Bayeux, circa 1080.

Le faulx veneur, cornant par fière audace,
Ses chiens mordants sur les champs arrangés,
L’espérant prendre en quelque infecte place,
Par la fureur de tels chiens enragés ;
Mais desconfits, las et decouragés,
Ne luy ont faict morseure ou violence,
Car le lyon de divine excellence
La nourrissoit d’herbes et fleurs célestes,
En la gardant par son plaisir benin,
Sans endurer leurs abboys et molestes
Pure licorne expellant tout venin.

Chasse à la licorne dans la marge d’un bréviaire du XIIIe siècle.
Bibliothèque de Cambrai, ms 103n fol 49r.

Sus elle estoit prévention de grace,
Portant les traits d’innocence empanés
Pour repeller la venéneuse trace
De ce chasseur et ses chiens obstinés,
Qui furent tous par elle exterminés
Sans lui avoir inféré quelque offense.
Sa dure corne eslevoit pour deffense,
Donnant support aux bestes trop subjectes
A ce veneur cauteleux et malin,
Qui ne print onc par ses dards ni sagettes
Pure licorne expellant tout venin.

Licornes attaquées par des chiens.
Chandelier de l’église Sainte Walburge de Zutphen, Pays Bas. XIVe siècle.

Ainsi saillit pardessus sa fallace
Et dards pointus d’archer mortel ferrez
Se recevant sur haultaine tarrasse
Sans estre prinse en ses lacz et ses rhetz
Lesquelz avoit fort tyssus et serrés
Pour lui tenir par sa fière insolence
Mais par doulceur et par benivolence
Rendre le vint entre les bras honnestes
De purité plaine d’amour divin
Qui la gardoit sans taches deshonnestes
Pure licorne expellant tout venin.

Dessin pour une tapisserie. La devise Venena Pello, je repousse le venin,est ici associée non à la scène de la licorne purifiant les eaux mais à une dame en hennin dans un enclos, allusion à la Vierge dans l’Hortus conclusus.
BNF, Res Pc-18-Fol.

Pour estre ès champs des bestes l’oultrepasse
Et conforter tous humains désolés,
Triomphamment seule eschappe et surpasse
Les lacz infects par icelle adnullés.
Donc ici bas nous sommes consolés
Par la licorne où gist toute affluence
D’immortel bien par céleste influence ;
Car par ses faicts et méritoires gestes
A conservé tout l’orgueil serpentin
En se monstrant par vertus manifestes
Pure licorne expellant tout venin.

Emblème du Condottiere Bartolomeo d’Alviano,
Paolo Giovio, Dialogue des devises d’armes et d’amour, 1561.

Veneur maudit, retourne à tes tempestes,
Va te plonger au gouffre sulphurin,
Puisque n’as prins, par tes cors et trompestes,
Pure licorne expellant tout venin.

— Palinod (poème marial) de Dom Nicolle Lescarre, circa 1520
BNF, ms fr 2205, fol 39v

La licorne purifiant les eaux, XVIe siècle.
Palazzo Giardino, Sabbioneta, Italie.