Exposition “Animaux Fantastiques” au Louvre-Lens

J’étais hier soir au Louvre-Lens pour le vernissage de la très belle exposition “Animaux fantastiques”, à laquelle j’ai un tout petit peu contribué. On peut y croiser une bonne vingtaine de licornes. La blanche bête y est en effet, après le dragon et plus ou moins à égalité avec le griffon, l’animal le plus représenté. L’exposition est riche, claire, bien structurée, et j’en recommande vivement la visite à tous ceux qui s’intéressent aux licornes ou à d’autres bestioles de la ménagerie fantastique.
Vous trouverez bien sûr tous les détails sur le site du musée.

📖 Dragons unicornes

La fréquence des dragons unicornes dans l’iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance s’explique peut-être par le modèle iconographique de la bête de l’Apocalypse, avec ses sept têtes et ses dix cornes, dont je ne parle pas dans mon livre mais à laquelle j’ai consacré un post de ce blog. Leurs cornes, comme celles des démons unicornes, est pourtant souvent spiralée à la manière de celles des licornes.

Les dragons des manuscrits persans sont un peu le chainon manquant entre les reptiles diaboliques des légendes européennes et les dragons impériaux de la tradition chinoises. Avec leur fine silhouette et et parfois leur corne de chair, ils ressemblent aux merveilleux reptiles d’extrème orient, mais les récits les mettant en scène, plus ou moins apparentés au roman d’Alexandre, s’apparentent plus aux contes d’Europe.

📖 La licorne complice

Au XVIe siècle, d’abord en Italie puis dans le reste de l’Europe, les représentations de Chasse à la licorne se font plus rares. La blanche bête est toujours représentée aux côtés d’une jeune et belle dame, mais leur relation est désormais confiante et apaisée. La licorne perd sa signification allégorique pour n’être plus qu’un attribut de la chasteté, de la pureté.

La plupart de ces peintures sont des portraits de dames. La licorne qui les accompagne figure leur vertu, avec peut-être parfois une pointe d’ironie, puisque les trois derniers tableaux représentent sans doute Giulia Farnese, qui n’était pas réputée pour sa chasteté.

Sur les tableaux, la licorne symbole de virginité, ou du moins de pureté, peut aussi se faire plus discrète. Quand on la voit sur un tombeau alors qu’elle ne supporte habituellement pas les armes familiales, c’est souvent pour figurer la pureté d’une fille morte trop jeune.

La licorne symbolise encore la chasteté dans un contexte chrétien, comme dans les nombreuses représentations des vertus, mais se retrouve aussi associée à des vierges qui n’ont rien de chrétien, comme Diane ou les vestales.

➕ La licorne à voile et à vapeur

C’est parce qu’elle est forte et rapide que la licorne a donné son nom  à bien des navires, dont le plus connu est celui commandé par le chevalier François de Hadoque dans Le Secret de la licorne.

C’est à bord de La Licorne que Montcalm  arrive au Canada en 1756. Cette frégate de vingt-six canons prit part, le 17 juin 1778, aux premiers accrochages maritimes entre les marines anglaises et françaises lors de la guerre d’indépendance américaine. Face à un adversaire supérieur en nombre et en puissance de feu, La Licorne tenta de s’enfuir et fut capturée. Après quelques coups de peinture, elle devint une frégate anglaise baptisée, sans grande originalité, The Unicorn.

Cet épisode relaté dans bien des chroniques d’alors a sans doute inspiré Hergé quand il a créé le trois-mâts La licorne, commandé par le chevalier François de Hadoque, dans Le Secret de la Licorne. C’est cependant à un autre navire plus récent, une frégate britannique, qu’il a emprunté sa figure de proue. Le HMS Unicorn, mis à flots en 1824, l’un des plus anciens navires encore en service, peut-être visité en Écosse, dans le port de Dundee.

Pirates, explorateurs ou simples voyageurs d’occasion, les héros des romans d’aventure du XIXe siècle commencent souvent leur périple en embarquant à bord du brick, de la corvette, de la goélette, de la frégate, du trois-mâts ou parfois du paquebot La licorne.

La licorne, vous vous en doutiez sans doute si vous avez bien suivi ce blog, peut être à voile et à vapeur, et l’un des premiers navires de la compagnie Samuel Cunard à traverser l’Atlantique, en 1840, fut le paddle-steamer (vapeur à roue à aubes) Unicorn. Originellement construite pour faire modestement Liverpool – Glasgow, cette licorne eut une vie mouvementée puisqu’elle assura ensuite la ligne Halifax – Terre Neuve, transporta du courrier entre New York et San Francisco, puis de nouveau des passagers entre San Francisco et Panama, passa quelques temps en Australie et finit sa carrière entre Canton et Shanghai.

La compagnie des Messageries Maritimes, active de 1851 à 1977, avait pour emblème – on ne disait pas encore logo – une licorne. Le fumoir de l’un de ses plus beaux paquebots, Le Champollion, lancé en 1925, était décoré de motifs empruntés aux tapisseries de La Dame à la licorne. « Comme sur le Champollion son frère aîné, le fumoir des premières classes du Mariette Pacha, est un coin, non pas d’antique Égypte, comme d’autres locaux décorés du navire, mais un coin de vieille France : une vraie taverne moyenâgeuse, en noyer et vieux chêne, à panneaux de maroquin rouge, qui reporte les buveurs de cocktails au bon temps de Rabelais et qui pourrait s’appeler : « Le bar de la Licorne ». Mais pourquoi la Licorne ? Pourquoi ce motif qui développe sous les yeux de très modernes buveurs ses mystiques volutes de légende aimable et fabuleuse? Parce que la Licorne est l’emblème des Messageries Maritimes depuis 1851 l’année de leur fondation; et, depuis cette date, la Licorne n’a plus cessé d’apparaître sur tous les documents imprimés ou gravés de cette Compagnie[1]. »

Bien des bateaux moins connus se sont appelés et s’appellent encore la licorne, des yachts comme des pétroliers, des péniches comme des voiliers. Une recherche sur le site Shipindex, qui recense tous les noms de navire, trouve encore aujourd’hui plus de 600 Unicorn pour seulement 250 Siren – et on parle bien de bateaux, pas de chevaux ou de voitures !


[1] L’Égyptienne, revue mensuelle : politique, féminisme, sociologie, arts, Août 1927.

📖 La licorne et le rhinoceros

Pour les lettrés et les artistes du Moyen Âge, le rhinocéros et le licorne sont le plus souvent un même animal, dont on ne sait pas toujours très bien s’il porte la corne sur le front ou sur le nez. À défaut de donner durablement du charme au pachyderme, la confusion a certainement donné de la force, et une certaine carrure, à la blanche licorne. Voici quelques images médiévales de licornes se prenant pour un rhinocéros, à moins que ce ne sopit l’ineverse, que je n’ai pas pu mettre dans mon livre.

Pour Isidore de Séville, comme on le voit sur ce manuscrit du IXe siècle, Rynoceron id est monoceron id est unicornus – les trois noms désignent le même animal.
Bibliothèque municipale de Laon, ms 447, fol 115r


Voici le texte complet, en latin, de la chanson nostalgique et désabusée sur le vieillard, la jeune vierge et le rhinocéros, dont je cite un extrait dans mon livre :

Cum Fortuna voluit                   me vivere beatum,
forma, bonis moribus               fecit bene gratum
et in altis sedibus                      sedere laureatum.

Modo flos preteriit                   meæ iuventutis,
in se trahit omnia                     tempus senectutis;
inde sum in gratia                    novissimæ salutis.

Rhinoceros virginibus               se solet exhibere;
sed cuius est virginitas             intemerata vere,
suo potest gremio                    hunc sola retinere.

Igitur que iuveni                       virgo sociatur
et me senem spreverit,            iure defraudatur,
ut ab hac rhinoceros                se capi patiatur. –

In tritura virginum                    debetur seniori
pro mercede palea,                 frumentum iuniori;
inde senex aream                  relinquo successori.

— Carmina Burana, chant 93, Cum Fortuna voluit.

Rinoceros & quomodo capiatur (Le rhinocéros et comment le capturer). Miniature d’un bestiaire anglais en latin, circa 1300.
Oxford, Bodleian Library, ms Laud Misc 247, fol 149v
Speculum Humanae Salvationis, Allemagne, circa 1460. Là encore, la source est Isidore.
Bayerische Staatsbibliothek, Cgm 3974, fol 101r.
Avec une corne spiralée sur le haut de la tête et une petite corne recourbée sur le nez, ce karkadan est un curieux hybride de licorne et de rhinocéros.
Zakaria al Qazwini, Livre des Merveilles du monde, manuscrit persan du XVIIIe siècle. Princeton University, ms Garrett n 82 G.

➕ Collectionneurs de licornes

Qui sont les collectionneurs de petites licornes, et pourquoi sont-ils si nombreux ?

Dans mon petit appartement parisien vivent une dizaine de licornes. Deux tapisseries, trois ou quatre peluches, quelques figurines dont une ivoire, des cadeaux sans doute trop peu nombreux pour mériter le nom de collection. Les collectionneurs de licornes, jouets, peluches, figures de verre ou de porcelaine, sont pourtant nombreux, et tout particulièrement en Russie et aux États-Unis. Je conseille à ceux que cela amuse de consulter le blog impressionnant d’une collectionneuse russe.

On en croise quelques-uns dans mon livre. S’ils n’étaient pas tous riches et puissants comme l’empereur Rodolphe II de Habsbourg, ils n’en appartenaient pas moins aux classes aisées et cultivées, nobles, savants ou érudits. Si les licornes de leurs cabinets n’étaient que défenses de narval ou cornes d’antilope, voire simples stalagtites, du moins étaient-elles des productions de la nature et non des images en deux ou trois dimensions comme la plupart de celles d’aujourd’hui. Surtout, ces licornes n’étaient qu’une merveille parmi d’autres, certes l’une des plus précieuses, dans leurs collections de curiosités.

Il en est encore ainsi de la figurine de licorne dans La Ménagerie de verre de Tennessee Williams ; c’est une licorne au premier rang, mais une licorne parmi les animaux, comme dans les représentations médiévales de l’Arche de Noé.

Aujourd’hui, les collectionneurs sont plutôt issus des classes moyennes. Beaucoup ne s’intéressent qu’aux licornes, et sous une seule forme, les peluches, ou les statuettes de verre, de plomb, ou de porcelaine. Des figurines sont même parfois créées à leur intention, avec tirages limités, exemplaires numérotés, certificat d’authenticité, tout un business pervers et un peu bizarre. Deux porcelainiers, un espagnol, Lladro, et un britannique, Princeton Gallery, sont les spécialistes européens de ces objets, bon marché pour le premier, très chers chez le second, toujours décrits sur leurs sites web comme oniriques, mystiques, magiques, merveilleux…. Il en va différemment des peluches, les collectionneurs adultes achetant, selon un schéma plus classique, des objets peoduits en grande série et destinés avant tout aux enfants.

Les figurines, pas seulement de licornes, sont aujourd’hui les objets les plus collectionnés car elles peuvent être présentées dans des univers miniatures. Ce besoin de mise en scène explique que l’on trouve parmi ces statuettes, parfois appelées à tort miniatures, des licornes accompagnées de fées, des licornes ailées, mais aussi des licornes indiscutablement mâles ou femelles et, qui n’apparaissent dans aucune tradition, des faons de licorne. Comme sur les miniatures médiévales, la licorne, imaginaire mais peu fantastique, fait entrer le merveilleux sans rompre avec le réalisme, ce que ne permettrait pas, par exemple, le dragon, très peu collectionné.

La collection de licornes en peluche de Susan Fichtelberg exposée dans la bibliothèque publique de Woodbridge, aux Etats-Unis.

Le collectionneur est un grand enfant, comme Laura dans La Ménagerie de verre :

Laura : Des petits bibelots, des objets d’ornement, pour la plupart. Ce sont presque tous des petits animaux de verre, les plus petits animaux en verre du monde. Maman appelle ça ma « Ménagerie de verre ». En voilà un, par exemple, si cela vous amuse de le regarder. Celui-ci est un des plus vieux, il a près de treize ans.
(Il tend la main.) 
Oh ! attention… un souffle ! peut le briser.
Jim : Alors, il vaut mieux que je ne le touche pas. Je suis un peu empoté.
Laura : Allez-y, je vous fais confiance. (Elle le place dans le creux de sa main.) Voilà. Voyez comme vous le tenez délicatement. Tendez-le à la lumière, il adore la lumière. Vous verrez comme elle brille au travers.
Jim : C’est vrai qu’il brille.
Laura : Je ne devrais pas avoir de préférence, mais c’est mon favori.
Jim : Qu’est-ce que ça représente ?
Laura : Vous n’avez pas remarqué la corne qu’il porte au front ?
Jim : Oh, une licorne ?
Laura : Hm… hm !
Jim : Des licornes, je croyais que la race en était éteinte dans notre monde moderne.
Laura : Elle l’est.
Jim : Pauvre petit gars, il doit s’ennuyer tout seul.
Laura, souriante : S’il s’ennuie, il ne le montre pas. Il resté sur une étagère avec d’autres chevaux qui n’ont pas de cornes, et ils ont l’air de s’entendre tous très bien. 

Deux images bien différentes du collectionneur de licorne, ou de la collectionneuse, car ce sont surtout des femmes – ce n’est pas un cliché sexiste, une enquête statistique le confirme – apparaissent dans des séries télévisées américaines.
Dans Buffy contre les vampires, Harmony Kendall est un vampire, certes, mais aussi une vraie blonde, jolie, naïve, un peu ridicule, et qui aime les licornes. Ayant flashé sur une figurine si mignonne, avec sa corne brillante, dans la vitrine d’une boutique de bidules New Age de Los Angeles, elle envoie ses acolytes la voler, comme si des vampires n’avaient rien de plus important à faire.

30 Rock


30 Rock raconte la vie d’un studio de télévision dont le patron est, pour quelques temps, Kathy Geiss, que l’on devine sans la moindre vie sociale. La boss passe ses journées à jouer avec les licornes étalées sur son bureau, et à envoyer à tous les salariés de l’entreprise des mails avec des photos de chats. Kathy n’est pas mignonne comme Harmony, et son côté enfantin relève plus de la pathologie que de la naïveté, mais c’est aussi une caricature féminine.

Raiponde


Certes, dans le dessin animé Raiponce, c’est le patibulaire Vladimir qui collectionne les petites licornes, mais c’est justement parce qu’il est un grand enfant, avec un rêve et un cœur d’or…
À ces exemples inspirés de modèles réels, il faudrait sans doute ajouter le collectionneur au second degré, qui sort du kitsch « par le haut », dans une logique de distinction un peu bobo, et  le plus souvent consciente. Celui-ci n’a pas encore son film ou sa série télé, mais cela ne saurait sans doute tarder.

Comme beaucoup d’objets à collectionner, les licornes sont de petite voire de très petite taille. Il y a quelques exceptions, comme la bête en cristal de Baccarat de quatorze kilos qui fut volée au Printemps-Haussmann en juillet 2019. Les voleurs n’avaient pas l’habileté des vampires de Buffy, et l’ont malheureusement brisée dans leur fuite avant d’être rattrapés.

📖 La série rouge – À mon seul désir

Beaucoup a été écrit, trop parfois, sur les tapisseries de la dame à la licorne. Je n’y ajouterai donc rien, même si j’en parle un peu dans mon livre. Je me contenterai de reprendre ici quelques textes que j’aime bien, et notamment ceux des “découvreurs” modernes de cette tapisserie, Prosper Mérimée et George Sand.

Boussac est un horrible trou, la plus hideuse sous-préfecture de France. Le château n’a pas même le mérite d’avoir la tournure féodale, il ressemble à ces vilains manoirs de la Bretagne, bâtis en granite au XVIIe siècle par des maçons qui n’auraient pu gagner leur vie autre part.
[…]
C’est au château de Boussac dans l’appartement du Sous-Préfet que sont les tapisseries de Zizim. Comment elles ont été transportées de Bourganeuf à Boussac c’est ce que personne n’a pu m’expliquer. La tour où Zizim a été détenu à Bourganeuf existe encore, mais si mes souvenirs ne me trompent point, il eut été impossible d’y tendre ces tapisseries-là. Quoiqu’il en soit il y a dans ces tapisseries quelque chose de singulier qui permet de croire même à d’autres qu’à M. Jourdain, qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc. Toutes les six représentent une très belle femme. Voilà qui est peu Turc direz-vous, mais Zizim et son frère étaient de très mauvais croyants accusés d’avoir des tendances pour la secte d’Ali – une très belle femme donc, richement habillée et d’une façon toute orientale. C’est toujours la même personne, quelquefois accompagnée d’une suivante, et toujours placée entre un lion et une licorne. Chaque bête tient entre ses pattes une lance bleue semée de croissants d’argent qui porte une bannière de gueule à la bande d’azur chargée de trois croissants d’argent. Lion et Licorne portent de plus sur le dos un écu avec les mêmes armoiries. 
Dans une des tapisseries la femme est assise les jambes croisées sous une tente dont le sommet porte cette inscription A MON SEUL DESIR. Ce qui distingue ces tapisseries c’est qu’elles n’ont nullement le style flamand. Les figures sont longues, élégantes, gracieuses. Les costumes indiquent un artiste qui connaît les costumes et les habitudes de l’Orient. Je serais tenté de croire que cela a été fait en Italie. Les fonds semés de fleurs, de fruits et d’animaux, parmi lesquels figurent toujours un lapin blanc et un singe, présentent de loin l’aspect d’une palme de cachemire. Même harmonie de couleurs et même bizarrerie. Chaque tapisserie peut avoir 3 à 4 mètres de côté.
Il y en avait autrefois à Boussac plusieurs autres, plus belles, me dit le maire, mais l’ex-propriétaire du château – il appartient aujourd’hui à la ville – un comte de Carbonière les découpa pour en couvrir des charrettes et en faire des tapis. On ne sait ce qu’elles sont devenues. Cinq des six tapisseries sont en fort bon état. La sixième est un peu mangée des rats. Toutes auront le même sort si on ne les tire de Boussac. Ne penseriez-vous pas qu’il y aurait lieu de les acheter pour la Bibliothèque royale, ou si vous l’aimiez mieux de les faire acheter par la liste civile pour la collection du Roi. Je préfèrerais le premier parti. Les gens de Boussac nous demandent de l’argent pour leur château, mais c’est une dérision, il ne vaut pas un sou. S’ils nous vendaient leurs tapisseries, ils feraient une bonne affaire et nous aussi. En attendant que la Commission décide, j’ai dit au Maire, que s’il voulait faire raccommoder ces tentures à Aubusson on les perdrait et que cela lui coûterait fort cher ; que si elles n’étaient pas si vieilles et si déchirées, le gouvernement pourrait peut-être les lui acheter. 

— Lettre de Prosper Mérimée à Ludovic Vitet, 18 juillet 1841.

Dessin de Maurcie Sand reproduit dans l’Illustration.

Un coin du Berry et de la Marche

Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l’attention et les recherches d’un antiquaire.
J’ignore si quelque indigène s’est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l’on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d’une femme, la même partout, évidemment ; jeune, mince, longue, blonde et jolie ; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du xve siècle. C’est la plus piquante collection des modes patriciennes de l’époque qui subsiste peut-être en France : habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C’est toute la vie d’une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d’un beau travail de haute lisse, sont aussi une œuvre de peinture fort précieuse, et il serait à souhaiter que l’administration des beaux-arts en fît faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des artistes.
Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l’accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d’art éparses sur le sol des provinces. J’aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l’air de la campagne de Grenade aux fresques de l’Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même l’entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac ; et l’effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.
Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l’artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu’on appellerait aujourd’hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu’à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l’abandon n’ont pu triompher.
Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaîne que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l’aiguière et le bassin d’or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l’oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l’encadrent comme deux supports d’armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d’asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.
Mais voici ce qui a donné lieu à plus d’un commentaire : le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d’azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.
Ces tapisseries viennent, on l’affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l’appartement du malheureux Zizim ; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d’Aubusson, lorsqu’il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu’elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d’une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes ; selon un de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre province, ce serait le portrait d’une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j’expliquerais le fait : lesdites tentures, au lieu d’être apportées d’Orient et léguées par Zizim à Pierre d’Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l’ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d’où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d’Aubusson, grand maître de Rhodes, était très-porté pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l’empêcha pas de trahir d’une manière infâme la confiance de Bajazet) ; on sait aussi qu’il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d’union future avec l’infidèle, s’il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d’un prisonnier, d’un prince musulman privé de femmes, l’image de l’objet désiré, pour l’amener à la foi, serait d’une politique tout à fait conforme à l’esprit jésuitique. Si je ne craignais d’impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l’éloignement des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d’abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l’aiguière qu’on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au baptême que l’infidèle recevra de ses blanches mains ? Et, lorsqu’elle s’assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n’est-elle pas la promesse d’hyménée, le gage de l’appui qu’on assurait à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s’il embrassait le christianisme, et s’il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d’une armée chrétienne ? Peut-être aussi cette beauté est-elle la personnification de la France. Cependant, c’est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu’un quart d’heure d’examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifié à mon insu, une solution tout aussi absurde qu’on pourrait l’attendre d’un antiquaire de profession.
Car, après tout, le croissant n’a rien d’essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d’une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune, aujourd’hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver : c’est le dernier mot à des questions bien plus graves. 

George Sand, L’Illustration, 3 juillet 1847.

  • La vue, photo prise avant la restauration de la tapisserie.

Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là ; il y a six tapisseries ; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas ? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques : grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne ; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux : de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu ? Veux-tu commencer par la première ?
Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux ! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu ? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.
Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même ? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile : cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part ; mais à droite la licorne comprend.
Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ? N’était-elle pas déjà secrètement présente ? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas ? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure : réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.
L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même ? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente ? Tu peux y lire : « À mon seul désir ».
Qu’est-il arrivé ? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute ? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle ? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil ? Le deuil peut-il rester ainsi debout ? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané ?
Mais une fête vient encore ; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant : personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse ; est-elle lasse ? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd ? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu : elle montre son image à la licorne…
Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone ? Je pense que tu dois comprendre.
[…]
Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Délie Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils ? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.
Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s’y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part : une telle vie adoucie en gestes lents que personne n’a jamais complètement éclaircis ; et elles se rappellent obscurément qu’elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n’importe quoi : une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie.

Reiner Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910

Le prince Zizim et la dame à la licorne

En passant par Bourganeuf, M. Poincaré visitera sans doute la tour de Zizim qui abrite, sous sa poivrière, le plus tendre et le plus mélancolique roman de chevalerie…
C’était le temps où, grand-maître de l’ordre de l’Hôpital et vainqueur des armées de Mahomet II, Pierre d’Aubusson, souverain dans son île de Rhodes, battait monnaie, avait le pas sur tous les princes de la terre et arborait au mât de ses navires le fameux pavillon de gueules à la croix blanche pleine, qui recevait les honneurs mais ne les rendait pas.
Un jour, les hommes de guet signalèrent au large des voiles ennemies. C’était le musulman Zizim, qui défait par son frère dont il avait usurpé le trône, venait avec ses trésors et les derniers compagnons fidèles à l’infortune demander asile aux chevaliers. Aubusson fit accueil au vaincu et envoya en France le prince Zizim.
L’exilé ne trouva dans la Marche ni l’or, ni l’outremer du ciel natal. Le granit morne, les lourdes tours d’Aubusson écrasaient de leur tristesse et de leur ombre tous les rêves de domination et de reprise que le vaincu portait en soi, éclatants et secrets, comme des lames de Damas dans leur gaine de cuir. Mais une favorite grecque, Almeïda, qui avait partagé sa tente, son règne et ses revers, qui était son âme ambitieuse et passionnée, le ranimait de tout son amour.
[…]
Zizim fut conduit à Borgolou – Bourganeuf – dans la demeure des grands prieurs d’Auvergne. Pour tromper son ennui, il bâtit. Il fit construire, en même, temps que la, tour qui porte son nom, des bains et des fontaines. Pour lui, de hauts-liciers qui pouvaient rivaliser, d’aventure, avec les tapissiers sarrasinois, contèrent de belles histoires de couleur et de chevalerie sur leur trame de laine. Mais ce beau prince au nez de faucon  qui gardait sur son visage le regret du trône et de la patrie ne laissait point de rendre songeuses les demoiselles à hennin près de leurs fenêtres encourtinées.
Un jour de chasse, il fit rencontre de Marie de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, et fille  du grand prieur d’Auvergne. C’était la grâce fine et blonde du pays de France, la révélation d’une  beauté inconnue pour qui ne connaissait que les beautés d’Asie.
Zizim, qui était poète, fut charmé, Marie de Blanchefort fut sensible, et leur amour est tout enluminé de légende.
Faut-il croire avec G. Sand que la chrétienne voulût convertir l’infidèle ou qu’elle aima  sans calcul dans la simplicité de son cœur ? Ce fut pour Zizim une grande passion. Il délaissa la favorite grecque qu’il avait amenée d’Orient. Par raison de cœur et par raison d’état, celle-ci se vengea en empoisonnant la chrétienne. Fou de douleur, le prince donna en pâture à ses hommes cette fille de sérail. Almeïda se pendit. On montre encore à Bourganeuf la fenêtre de l’étrangère.
Il semble que de ces amours et de ces drames recueillis par les vieilles chroniques, l’illustration nous soit restée dans les tapisseries sur fond rouge du musée de Cluny représentant le « Roman de la dame à la licorne ». On sait que les six panneaux, qui sont d’adorables merveilles, servirent, voici quelque vingt ans, à protéger le piano d’un sous-préfet un jour de neige et à essuyer les pieds de quelques scribes de Boussac. De pieuses reprises ont effacé les traces de ces mauvais hasards. G. Sand, M. de La Touche, M. de Sommerard, M. H. de Lavillatte, d’autres encore, ont lu à leur façon ces belles images de laine.
C’est qu’autour des figures strictement dessinées, il y a, comme dans un vitrail, tout un champ de légende et d’azur.
Cette damoiselle « mince, blonde et jolie », toujours la même, est, à notre sentiment, la fille du grand prieur d’Auvergne. Nous savons que  Zizim à Borgolou fit faire des tapisseries, J’imagine que ce fut surtout lorsqu’il eut rencontré à la chasse Marie de Blanchefort. Et c’est bien elle, en habit de cheval, qui, dans le premier panneau, porte sur le poing le gerfaut chaperonné, elle qui, plus loin, tresse une guirlande de fleurs et de rêves, joue un air tendre sur l’orgue, c’est elle qui, entre son barbet et sa suivante, serre ses bijoux dans un coffret cloisonné, ou, le turban au front, au milieu des feuillages que peuple tout un bestiaire, présente à sa licorne, qui s’y mire, un fin miroir d’acier poli.
La suite des panneaux est perdue. Elle nous eût donné peut-être la clef du roman. Les animaux, les plantes, les couleurs même ont, chez les hauts-lissiers, leur signification, leur langage. Le symbolisme des teintes – le rouge est la charité, le vert la contemplation – pourrait sans doute être étudié avec profit.
Cependant les croissants de feu sur l’azur des hampes ou la bande des étendards, c’est l’hommage du « païen » à la chrétienne. Ces tapisseries commencées aux jours heureux pour faire sa cour, exprimer ses projets et son rêve, Zizim dut les faire continuer après le drame; Il dut avec ces images enchanter sa douleur. La fin, c’était le trône reconquis et Marie de Blanchefort, blonde fille du « parler d’Auvergne », devenue souveraine et sultane.
Il eût fallu, pour que ce beau chapitre couronnât l’aventure, que l’héraldique licorne, symbole  de la virginité et de la religion, fût vigilante et bonne gardienne, écartât, selon la vieille créance, les maléfices et le poison. Elle atteste, du moins, par sa présence la noblesse et la pureté de l’héroïne. Seule une vierge, en effet, pouvait capturer le fabuleux animal.
Quoi qu’il en soit, je souhaite respectueusement à M. Poincaré d’entendre conter cette histoire d’amour par mon éminent ami Paul Truc, préfet de la Creuse. Il emportera ainsi de son passage dans la Marche, de fières et fabuleuses visions. La licorne il convient de le rappeler à l’occasion d’une visite présidentielle était un animal tricolore – elle avait la tête rouge, la robe blanche et les yeux bleus.

Léon Lafage, Le Temps, 8 septembre 1913

Les deux séries sont-elles complètes ? On en discutera longtemps. M.B., qui est conférencier à Cluny, affirme avec force qu’il manque une tapisserie de la Dame : c’est que dans son esprit, il s’agissait à l’origine de la décoration intérieure d’une tente et il faudrait donc deux fois trois tapisseries comme un double chemin montant vers la septième, motif central et sommet d’un ensemble qui représente la double voie d’une expérience mystique.
[…]
Ce qui frappe avant tout dans le jeu de Cluny, c’est l’extrême simplicité de la composition. Sur un fond rose de mille-fleurs et de cent-animaux, le sol bleu, une île bleue, comme scène presque flottante de six tableaux à même décor et à mêmes personnages : quatre arbres, des armes à trois croissants d’argent, une Dame et sa suivante, une licorne et un lion. C’est tout. Les arbres sont : chêne et houx, pin et oranger, toujours groupés dans des bouquets différents à deux étages. Au centre de la tapisserie, la Dame, jeune, svelte, vêtue avec somptuosité, entourée à sa droite par le lion, à sa gauche par la licorne; les deux animaux supportant écus, bannières ou pennons, aux armes identifiées comme étant celles de la famille Le Viste.
Sur la première tapisserie : le goût, la servante soulève avec peine une énorme coupe de friandises, vers laquelle la Dame distraite tend sa main droite; mais son attention semble captivée par la perruche posée sur sa main gauche gantée et au-delà, par la licorne saillante. De toutes les tapisseries, cette première est la plus mouvementée, comme si tous les souffles de la vie, peut-être de la passion, en parcouraient encore l’atmosphère. Les animaux héraldiques se dressent presque furieusement, leur mantelet vole, comme vole le voile protégeant la chevelure de la Dame; la perruche elle-même bat des ailes, comme pour trouver sur le perchoir du doigt un équilibre difficile. Cependant, derrière la Dame, une jeune licorne, si jeune que la défense est encore invisible, détourne la tête.
Dans la deuxième tapisserie : l’odorat, l’atmosphère est déjà calme; le visage empreint d’une étrange rêverie, comme si venant de loin son imagination allait plus loin encore, la Dame a pris, sur le plateau que tend la servante, un œillet qu’elle ajoute à une couronne de fleurs, au bâti fait de fils d’or. A l’arrière-plan, sur un tabouret, un singe imite les gestes de sa maîtresse, en jouant d’une fleur prise dans le panier tressé.
Troisième tapisserie : le toucher. La servante a disparu de la scène; le lion et la licorne sont porteurs des écus d’armes et semblent ne plus savoir quoi faire de leurs « mains ». La Dame, très droite, presque figée en majesté, couronnée, et les cheveux flottant jusqu’aux reins, soutient de sa droite le pennon à trois croissants d’argent et, de sa main gauche, touche la corne de la licorne qui lève vers elle un regard de soumission.
Dans la quatrième tapisserie : l’ouïe, règne la paix par l’harmonie; la licorne est couchée, le lion calme sur son séant. C’est que la Dame debout joue d’un orgue portatif, au buffet orné également d’un lion et d’une licorne d’ivoire, tandis que la servante actionne les soufflets de l’instrument.
Cinquième tapisserie : la vue. La servante a de nouveau disparu; c’est la même atmosphère solennelle que dans la troisième pièce : celle de la célébration d’un rite de silence et de solitude. La Dame assise présente son miroir à la licorne accroupie qui s’y contemple et a posé ses antérieurs sur les genoux accueillants; le lion, en alerte, semble regarder ailleurs, par discrétion.
Ce calme solennel perdure dans la sixième tapisserie : mais le décor a changé. Les dimensions semblent agrandies. Une tente se dresse au fond, mouchetée d’hermines;· ses cordages fixés aux troncs du pin et du houx. La Dame, plus magnifiquement vêtue que jamais, quelques cheveux épars sur les épaules, les autres en bandeaux retenus par un harnais de perles que surmonte une aigrette, dépose, dans le coffret que lui présente sa servante, sa parure de roses ciselées qu’elle va recouvrir d’une bandelette de lin. Son cou, pour la première fois, est nu; son regard est dans le vague; c’est presque en hésitant, dirait-on, qu’elle se dépouille ainsi de ses premiers atours.
[…]
Oui, cette dernière tapisserie exprime une hésitation essentielle, l’instant d’un choix fondamental. Oui, la Dame enfin s’approche avec majesté de soi-même, à l’entrée de cette tente dont les deux animaux héraldiques mi-dressés, retiennent les pans. Sur le bandeau frontal, quatre mots ont été brodés À MON SEUL DÉSIR.

Bertrand d’Astorg, Le Mythe de la dame à la licorne, 1963.

  • Salvador Dali, Gala, mon seul désir, 1961.

Elles sont six : six tapisseries qui se regardent en demi-cercle. C’est du rouge, du bleu, du jaune, du vert, du rouge surtout, un rouge qui vous prend les yeux. Ce sont des femmes sur des îles : une grande solitude féminine – une solitude qui a l’air enchantée. Elles sont là, toutes les six, et à travers ce rouge, ce bleu, ce jaune, ces visages et ces archipels, ce qui vous saute aux yeux, d’une manière opulente, c’est la poésie. Vous ne saisissez pas bien de quoi il s’agit, tout ce rouge, ces gestes de femmes, ces animaux, ces bijoux, ces armoiries. Les délicatesses foisonnent, elles volent partout. La tête vous tourne. Vous sentez que vous en aurez pour des heures, des journées entières à goûter ce luxe. Vous cherchez la bonne distance pour les regarder. Il y a de petits bancs au milieu de la salle. Vous vous asseyez.
À chaque fois, sur fond rouge, une île bleu indigo, et les personnages sont là : il y a la dame, blonde aux yeux bleus, longiligne, le grand front clair des vierges flamandes, les cheveux en cascade tressés de ruban de soie et de perles, le buste étroit. Elle est couverte de satins, de velours, de diadèmes, et ses tenues de brocart ont des entrelacs de fleurs et de feuilles.
Il y a une servante, il y a un lion et une licorne, de petits animaux, et des gestes qui composent à travers des buissons de signes une scène où vient se tramer, silencieusement, un mystère. Un oranger, un chêne, un pin, un buisson de houx encadrent à chaque fois la tapisserie. Un blason – « de gueules à la bande d’azur chargée de trois croissants montants d’argent » – occupe les bannières, les étendards, les écus, les capes d’armes. Et des fleurs : roses, myosotis, jacinthes, pâquerettes, ancolies, campanules, pensées, soucis, œillets, marguerites, violettes, forment un jardin de couleurs.
[…]
On ne sait pas grand-chose de ces tapisseries, cette ignorance m’a toujours plu. On ne connaît pas le nom du cartonnier qui a peint les six jeunes femmes, ni celui des maîtres lissiers qui ont transformé les cartons en merveille de laine et de soie. On pense que les cartons viennent de Paris; et que la tenture a été confectionnée dans un atelier flamand, à Bruxelles peut-être, ou aux PaysBas, entre 1484 et 1500. On a pensé que Charles le Téméraire l’avait commandée pour son mariage avec Marguerite de York, mais non : il s’agirait d’un bourgeois lyonnais, président à la cour des aides de Paris, Jean Le Viste.
[…]
Ce que raconte la Dame à la licorne? Rien, elle ne raconte rien. Ceux qui s’échinent à y déchiffrer une intrigue, à recomposer un récit qui donnerait un ordre aux gestes des dames, et une signification, oublient que la solitude est semblable au désir : elle est libre. On ne la raconte pas comme une histoire. Elle déborde le cadre, ou alors se fait si mince qu’aucun début ni aucune fin ne la limite. Le temps apparaît quand on ne l’emploie pas. C’est alors qu’il donne à voir, et c’est précisément ce qu’on voit sur les tapisseries : une femme dans le temps. À QUOI ELLE PENSE, c’est le sujet de la tenture.

Yannick Haennel, À mon seul désir, 2004

📖 Le Camphur et le Pirassoipi

Je ne pouvais bien sûr pas mettre dans mon livre l’intégralité des textes d’André Thévet sur la licorne et ses cousins Camphur et Pirassoipi. Voici donc les passages des Singularités de la France Antarctique et le la Cosmographie Universelle consacrés aux quadrupèdes unicornes, suivis de quelques autres textes montrant comment ils ont été reçus par les contemporains du cosmographe.

Portrait d’André Thevet, Cosmographie Universelle, 1575.

Voici l’intégralité des passages qu’André Thévet consacre, dans ses différents ouvrages, aux quadrupèdes unicornes :

Les Singularités de la France antarctique autrement nommée Amérique et de plusieurs terres et îles découvertes de notre temps, par F. André Thevet, natif d’Angoulême, Paris, 1557.

Chapitre XXII : Du Promontoire de Bonne Espérance
…Il s’y trouve aussi grande quantité d’ânes sauvages, et une autre espèce portant une corne entre les deux yeux , longue de deux pieds. J’en vis une étant en la ville d’Alexandrie, qui est en Égypte, qu’un seigneur turc apportait de Mecha, laquelle il disait avoir même vertu contre le venin, comme celle d’une licorne. Aristote appelle cette espèce d’âne à corne, âne des Indes.

Chapitre XXIII : De l’Île de Madagascar
De bêtes il y a l’éléphant en grand nombre, deux sortes de bêtes unicornes, dont l’une est l’âne indique, n’ayant le pied fourché, comme ceux qui se trouvent au pays de Perse, l’autre est ce que l’on appelle Oryx ou pied fourchu. Il ne s’y trouve point d’ânes sauvages, sinon en terre ferme. Qu’il y ait des licornes, je n’en ai eu aucune connaissance. Vrai est qu’étant aux Indes Amériques quelques sauvages nous vinrent voir de bien soixante ou quatre vingt lieues, lesquels comme nous les interrogions de plusieurs choses nous récitèrent qu’il y avait grand nombre de certaines bêtes, grandes comme une espèce de vaches sauvages qu’ils ont, portant une seule corne au front, longue d’une brasse ou environ. Mais que ce soient licornes ou onagres, je n’en puis rien assurer, n’en ayant eu autre connaissance.

La Cosmographie universelle d’André Thevet, cosmographe du Roi, illustrée de diverses figures des choses plus remarquables vues par l’auteur et inconnues de nos anciens et modernes , Paris, 1575.

Tome I, Livre III, chapitre 16, fol.95: De l’Île de Triste, du Basilic, Naharaph, bête farouche, et rêveries des anciens.
Davantage, entre ce promontoire et celui des Courantes, ainsi appelé à cause que la mer est si courante, que vous jugeriez à la voir que ce fut une rivière… Là se trouvent plusieurs sortes d’animaux, différents en espèce de ceux de la Basse Afrique, entre autres un que ceux du pays nomment Naharaph, et d’autres Monocéros, ayant la tête et crin d’un cheval. Or quoique cette bête se plaise et aime près de la mer et autres lieux marécageux, si n’est-ce pourtant le cheval marin [hippopotame], et moins ce qu’on estime la licorne. Car si on veut dire que sa corne ait les mêmes propriétés et vertus contre le venin, aussi bien a celle du rhinocéros. Et qui plus est le monocéros fait la guerre contre l’éléphant et autres bêtes farouches. Mais j’estime plutôt que les licornes, qu’on appelle et que j’ai vues ès maisons des princes et grands seigneurs gardées comme choses très exquises et précieuses, sont du monocéros et non d’un autre animal.

Le Pirassoipi, Cosmographie Universelle, 1575.
Notez la silhouette de l’animal, entre licorne et lama, et les bolas utilisés pour le capturer.

Tome I, Livre V, Chapitre 5, fol.128-131: De l’Île de Cadamoth, avec un gentil traité de la licorne.
Au désembarquement de ces indiens y avait un grand seigneur de Turquie, de ceux qui portent le titre de sangeaz, qui sont comme sous-gouverneurs des provinces & grands capitaines, les plus favoris après les Bachas en la maison du Grand Turc. Lequel venait d’Éthiopie, des royaumes d’Adel et d’Obas, ou le grand seigneur l’avait envoyé en ambassade pour traiter alliance avec les étrangers, qui couraient jusqu’à la Mer Rouge et avaient pillé tout plein d’îles aux entours du Golfe, sans épargner même les îles de terre ferme. Ce Turc nous fit assez bon visage et s’accosta fort privément des chrétiens, grecs et maronites avec lesquels j’étais. Même durant notre séjour en l’île, après nous avoir montré plusieurs singularités, il fit apporter une corne qui avait été sciée et néanmoins encore longue d’un pied et demi, de la partie la plus proche de la tête (vu qu’encore il y tenait du poil de la bête, d’une couleur cendrée et grisâtre) dont il faisait fort grand estime, comme de chose rare et précieuse. Auquel comme un de notre compagnie riche marchand Candiot, curieux de savoir toutes choses, demanda si ce n’était pas de la bête que les chrétiens et autres nations appellent licorne, tant chantée par nos ancêtres et jamais vue de pas un. Le Turc, homme de peu de parole, répondit que non et que nous nous abusions de penser et croire qu’il y eut de telles bêtes comme nous les peignions. Ne niant pas de ma part que toute ma vie n’eusse été de cette opinion. Et afin que vous ne pensiez désormais, disait-il, que la licorne soit telle qu’on vous la figure, la bête qui porte cette corne est grande comme un taureau de cinq à six mois (affirmant l’avoir vue en vie) & porte une seule corne droite tout au sommet de la tête et non au front ainsi que l’on feint de l’autre. Oyant ce discours il me vint en mémoire une corne que j’avais vue quatre ans auparavant en la ville de Venise, et en ma grande jeunesse une autre en l’abbaye de Saint-Denis en France, peu différentes en grosseur. Combien que de la longueur je n’eusse pu juger, n’ayant de cette-ci que la partie la plus proche de la chair. En outre il décrivit la bête en cette façon, disant qu’elle avait les pieds et les jambes peu différents des ânes de notre Europe, mais les poils plus longs et les oreilles semblables à celles du rangifère, animal assez connu de la part de la terre qui est sous les deux pôles. Et jaçoit qu’il ne contestât cette corne être de licorne, s’il lui attribuait-il les propriétés que nos bailleurs de bayes lui donnent, de quoi il voulait faire l’expérience devant nous, comme depuis je vis quatre ou cinq mois après étant en Égypte en la ville d’Alexandrie, à laquelle j’ai demeuré deux ans et neuf mois. Mais afin que je dise ce mot de la folle croyance de ceux qui pensent qu’il y ait des licornes, que quoiqu’elles soient bêtes farouches, si s’amourachent-elles pourtant des filles, et se plaisent tellement à les contempler qu’elles sont prises par ce moyen. Quand, dis-je, l’on ouit faire ces beaux contes, ne vous semble-t-il pas ouïr les vieilles auprès du feu avec leurs discours de Mélusine? Pour cette cause ne se faut arrêter à l’opinion de Pline, Munster, Solin, Strabo et quelques modernes qui célèbrent tant la licorne, vu que quelques excellents et savant hommes qu’ils aient été, si ce n’est pas cette ci la première, ni la seule, non la centième de leurs fautes et mensonges. M’assurant que si eux et d’autres qui ont écrit devant eussent eu la connaissance des choses comme moi, et vu les pays et régions que j’ai traversés, à grand peine se fussent oubliés jusques à là, que de faire croire à la postérité ce qu’ils avaient songé, sans s’enquérir plus avant de la certitude des choses. Qui est celui qui ajoutera foi audit Pline, disant que près le fleuve Gange et au pays voisins se trouvent des griffons, oiseaux de si grande force qu’ils portent un homme armé, et icelui tout à cheval, en l’air, et en vont prendre curée ? Qui pourra croire ce qu’il affirme des Sirènes en mer, suivant comme vérité les fables d’Homère à la navigation d’Ulysse? Qu’il y a une région d’hommes qui ont la tête comme un chien, et de ceux qui n’ont qu’un pied…… Ne voilà pas de beaux contes, et aussi plaisants que pouvaient être ce qu’aucun assurent avoir vu des satyres, pour ce qu’il y a une île qui en porte le nom. Quant à Louis Barthème, je sais qu’il se fait accroire d’avoir vu des licornes à La Mecque, mais c’est une chose avancée par lui. Pour autant que s’il y en avait en l’Arabie heureuse, où est bâtie cette ville, je les eusse aussi bien vues, ayant passé les trois Arabies, et peut être plus diligemment visitées qu’il le fit oncques. Au reste, quoique je n’ai voyagé jusques au fleuve Gange, si n’en ai pas été trop loin, et ai si curieusement fait enquête et recherche de toute chose, que mon plus grand plaisir et soin a toujours été de savoir la vérité de ceux même du pays, tant seigneurs, marchands qu’esclaves, m’étant adressé jusques aux plus notables de ceux qui avaient visité de plus près les montagnes de Comul, Naugracot, Ussonte, Carazan, Ceila, Garmi, Macha, Suza et autres pays voisins de cette grande rivière. Desquels toutefois je n’ai pu onc tirer, pour quelque peine que j’y ai mise, ce que le vulgaire croit sur ceci: qui tous généralement ne savent que c’est. Je demanderais donc volontiers, si les étrangers en sont plus assurés que ceux du pays, qui sont aussi curieux que nous, de choses tant rares. Et à vous dire la vérité, ces cornes que l’on nous fait voir en France ou ailleurs sous le nom de licorne sont d’autres bêtes que celles qu’on nous représente en peinture. Et ne faut s’arrêter simplement sur ce mot latin Unicorne, nom général à toute bête n’ayant qu’une corne, comme aussi le psalmiste en parlant ne la spécifie point, vu qu’il ne décrit rien que la fureur d’icelle. Étant ébahis, d’où vient que nous voulons prendre appui sur l’antiquité touchant la preuve de ceci, encore que pas un des anciens n’en ait eu connaissance. Joint, que si les Romains eussent oui parler de chose si exquise, ils en eussent aussi bien recouvert et mis en leurs monnaies et médailles qu’ils ont fait des crocodiles, éléphants, aigles, panthères, lions, tigres et autres bêtes étrangères et monstrueuses. Les anciens simplicistes ont bien connu la corne indique, mais encore est elle toute différente à celle dont nous parlons. Qui me fait penser que ce soit quelque dent d’éléphant ainsi crénelée et mise en œuvre. Que si l’on trouve mauvais cet avis, qu’ils regardent comme les déniaiseurs, qui se trouvent en Levant, vendent les rouelles de dents de Rohart pour licornes (ce que j’ai vu faire) et qu’ils les creusent et allongent tout à leur aise, et lors ils confesseront que ce que je dis est véritable. Ou bien que ce soit l’âne indique, le monocéros ou rhinocéros, desquels cette corne nous est élargie, sans s’amuser à la couleur, d’autant que celles que nous voyons par deçà sont envieillies et par ainsi se blanchissent par l’injure du temps, là où naturellement le dehors est rougeâtre, le dessous blanc et le dedans tirant sur le noir. Que si l’on veut prendre argument sur sa vertu et propriété, que l’on dit être fort singulière contre tout venin et poison, encore ai-je ma cause gagnée: pource que ce n’est pas celle de l’âne indique seule qui attire à soi le venin, mais plusieurs autres ont ces mêmes effets… J’ai vu une tête de rhinocéros à un charlatan au Grand Caire, qu’il estimait beaucoup, avec plusieurs autres singularités, et qui faisait preuve de la vertu de ces cornes. Mais quand tout est dit, il ne se trouve guère bête en ces quartiers là dont la corne n’ait quelque merveilleux effet pour la santé des hommes. Que l’on applique donc celle d’une Alce ou âne sauvage, qui est une espèce de ce qu’on appelle onagre, des Rangifères (comme si l’on voulait dire bête portant trois rameaux de cornes) ou des girafes et vous verrez si tout cela n’a pas effort et vrai effet contre le venin. Et afin de n’aller si loin prenez simplement de la corne de cerf et la faites brûler et mettez les cendres où les serpents vont, vous connaîtrez par expérience qu’il n’y en demeurera pas un. En la province qui est le long de la rivière de Plate se trouve une bête que les sauvages appellent Pirassouppi, grande comme un mulet, et sa tête quasi semblable, velue en forme d’un ours, un peu plus colorée, tirant sur le fauve et ayant les pieds fendus comme un cerf. Ce Pirassouppi a deux cornes fort longues, sans ramures, fort élevées et qui approchent de ces licornes tant estimées et desquelles se servent les sauvages lorsqu’ils sont blessés et mordus de bêtes ou poissons portant venins, les mettant dans de l’eau par l’espace de six ou sept heures et puis la faisant boire au patient, qui s’en trouve incontinent tout allégé. Le roi sauvage nommé Coniambec qui se tenait de mon temps à la rivière des Vases apporta à notre capitaine une de ces peaux conroyée, avec la moitié de la corne, laquelle il prisait beaucoup, et m’ayant été baillée en possession pour la garder, la vermine du pays me la gâta toute, quatre ou cinq mois après. Le portrait de laquelle je vous ai bien voulu représenter ici au naturel, et la manière dont usent ces barbares pour la tuer, savoir avec grosses boules de fer, pesant dix à douze livres, attachées avec des nerfs d’autres bêtes sauvages par un bout et l’autre à leur bras. Dont aussi ils mangent la chair qui est merveilleusement bonne. Ne voulant oublier en passant que ledit roi sauvage portait à son cou une certaine pierre, faite en ovale, de la grosseur d’un œuf, qu’il disait avoir été trouvée dans la tête de ce gentil animal, ayant une merveilleuse force contre le Haut mal et le flux de sang8. En l’Antarctique nos sauvages avaient certaines autres cornes desquelles ils touchaient leurs enfants, lorsqu’ils leur pertuisaient les lèvres, pour leur mettre ces pierres vertes que tous y portent, comme chose belle et ceci disent-ils afin que la plaie ne s’envenime, usant avec cela de fumigation de ces cornes pour chasser les bêtes venimeuses et portant poison. Puis donc que le rhinocéros et monocéros sont tant estimés pour cette grande propriété, que le Pirassouppi montre ces effets en choses pareilles, et que l’âne indique a force contre le venin, que sert-il de chercher ce qui n’est point et de quoi nos pères n’eurent jamais connaissance qu’en peinture. C’est abuser trop évidemment à quelques allemands et italiens d’ordonner et faire croire en leurs préceptes je ne sais combien de dragmes de licorne, comme s’ils étaient en quelque pays où cette bête fût aussi connue et facile à recouvrer, comme sont les chèvres en Limousin ou les moutons en Berry. Suffise vous que tous ces monstres et miracles sont aussi véritables comme le lieu où ils se trouvent est connu par les anciens et les modernes: Encore que Paul Jove nous l’ait voulu faire accroire par ses écrits, aussi bien que le bon père Laurent Surius allemand, en son histoire des choses mémorables advenues de notre temps, lequel n’a aucune raison ni preuve de son dire, sinon qu’il nous amène en jeu la corne de licorne que le pape Clément donna au roi François Premier9. Je ne fais point de doute sur leur vertu, quoique les fins drogueurs du Levant les accoutrent ainsi de quelque dent d’éléphant, et les rendent pour vraies, attendu que je sais qu’il n’est chose sous le ciel, soit entre les animaux, soit entre les plantes et minéraux, à qui la nature n’ait donné quelque force. Voilà donc ce que j’avais de longtemps envie d’avertir le lecteur, pour ôter l’opinion mal fondée de plusieurs hommes doctes, tant grecs que latins, même des rois, princes et monarques, pour le fait de la licorne…

André Thévet situait le Pirassoupi en Amérique du Sud, mais sa description prend la forme d’une digression dans un chapitre consacré au Moyen-Orient. Ambroise Paré avait lu un peu vite, et fit donc de la bête une licorne d’Arabie. L’imprimeur à son tour lut tout cela un peu vite, et c’est ainsi que le Pirassoipi devint une espèce de licorne d’Iatlie.

Livre XI, chapitre 19, fol.403-404 (Après une assez bonne description du rhinocéros, et le récit de son combat contre l’éléphant):
Quant au monocéros, c’est une autre beste, laquelle jamais je ne vis. mais me suis laissé dire à quelques éthiopiens y en avoir en leur pays dans trois forêts qu’ils appellent en leur langage Corborbach, Egillard et Arade, ainsi nommées à cause des biches qui y fourmillent. De la corne [du rhinocéros], ils s’en servent à diverses choses. Premièrement, elle est bonne et profitable contre tout le venin, si que les Indiens étant morts et blessés de quelque serpent ou bête venimeuse, ils ont leur recours à cette corne. Qui me fait penser que ce qu’on attribue à la licorne soit la propriété de celui-ci, ou que ces morceaux de licorne qu’on nous montre soit de la corne du rhinocéros. Car de la licorne ne peuvent-elles être, vu que, ainsi que j’ai dit ailleurs, il y a autant de licornes telles que nous les décrivent Pline, Solin et Munster , comme de Phénix ou de griffons.»

Le Camphur, Cosmographie Universelle, 1575.

Livre XII, Chapitre 5, fol.431-432:
Le Roy de Moluque, nommé camphruch, vit comme un pourceau sans connaissance de religion, que par fantaisie: et lequel, outre sa femme, tient deux ou trois cent jeunes filles desquelles on lui a fait présent, et de plusieurs en a des enfants. Ce nom de Camphruch est le nom d’une bête amphibie, qui participe de l’eau et de la terre, comme le crocodile. Or cette bête est de la grandeur d’une biche, ayant une corne au front, mobile, comme pourrait être la crête d’un coq d’Inde, et est de longueur de trois pieds et demi et la plus ronde grosseur est comme le bras d’un homme, pleine de poil autour du col, qui est tirant à la couleur grisâtre. Elle a deux pattes qui lui servent de nager dans l’eau douce et salée, faites comme celles d’une oie, et vit la plupart de poisson, et les autres deux pieds de devant faits comme ceux d’un cerf ou biche. Il y a quelques-uns qui sont persuadés que c’est une espèce de licorne, et que sa corne, qui est rare et riche, est très excellente contre le venin. Le Roi de l’île porte volontiers son nom.

Ce camphur et ce pirassoipi peints à l’aquarelle font partie des papiers personnels du naturaliste italien Ulysse Aldrovandi (1522-1605), conservés à l’université de Bologne, mais aucun des deux animaux ne figurent dans son traité sur les quadrupèdes. Ils ont sans doute été peints d’après Thévet ou Paré.

Même si la localisation géographique a changé, la bête ayant migré de l’ Afrique du Sud à l’Indonésie, c’est sans doute ce passage des mémoires du savant et voyageur portugais Garcia da Orta qui a inspiré à André Thévet l’idée du camphur :
« Au reste les aucteurs escrivent tant de choses incertaines du Monocerot, que par là il est aisé à juger qu’ils n’en ont jamais vu. Je raconteray en cest endroit ce que i’en ay appris par personnes dignes de foy. Ils disent qu’entre le promontoire de bonne Espérance & celuy que vulgairement on appelle des Courantes, ils ont vu une certaine espèce d’animal terrestre, encores qu’il se plait aussi fort en la mer, lequel avoit la tête & le crin d’un cheval (toutes-fois que ce n’estoit pas vn cheval marin ayant une corne de deux empans de long, mobile & laquelle tournoit tantost à dextre, tantost à senestre, tantost la haussant , tantost la baissant. Que cest animal combat furieusement contre l’Elephant , & que sa corne est fort prisée contre les venins. Dont ils avoyent fait l’essay, ayant donné à boire de poison à deux chiens, l’un desquels, à qui on avoit fait boire double quantité dudit venin, ayant avalé de la poudre de ladite corne avec de leau, soudain avoit esté guery, & l’autre auquel on n’avoit donné que bien peu de ladicte poison fans luy faire prendre de la corne susdite , eftoit tombé roide mort tout incontinent.» [1]

L’une des licornes représentées, mais non décrite spécifiquement dans le texte, dans une édition « augmentée » et assez décousue de l’Historia Animalium de Conrad Gesner.,
Gesnerus redivivus, auctus et emendatus oder allegemines Thierbuch, Francfort, 1669.

François de Belleforest, qui avait encore moins voyagé que Thévet, avait traduit et augmenté la Cosmographie du suisse Sebastian Munster. Thévet était donc un concurrent direct sur le petit marché des Cosmographies universelles, et ils ne s’appréciaient guère. Voici ce qu’il pensait des passages ou André Thévet assure ne pas croire à l’existence des licornes :
« Vous oyez un qui a vu des licornes, vous lisez les bons, et anciens et modernes, auteurs qui la témoignent, vous oyez l’Écriture Sainte qui l’autorise, vous en avez les cornes et sentez l’expérience de la vertu que Dieu y a mise, et cependant un seul homme vous détournera seul avec ses folles persuasions de croire ce que vous voyez, et le tout contre la vérité même que vous touchez de vos mains ».
Et ce qu’il dit de la corne de licorne de Saint-Denis :
« Au-dessus de la chasse de saint Louis Roi de France est le crucifix d’or qui est une pièce belle et riche à merveille, et au-dessous dudit crucifix on voit un caveau ou Dagobert fit mettre les corps saints des martyrs, jusqu’à ce que l’abbé Suger les mit où ils sont à présent, et en un coin de ce caveau est cette licorne qu’on estime la plus belle pièce qui se voie guère en Europe, comme celle qui a six pieds et demi de longueur, et laquelle Thevet dit n’être point corne de licorne, mais plutôt une dent d’éléphant, à cause qu’il nie (contre l’opinion de tous, et sans raison de son côté qui vaille) qu’il y ait de telles bêtes au monde, comme s’il avait vu la centième partie de ce qui est contenu en l’univers, ou lu la millième des bons auteurs qui le convainquent d’imposture et de mensonge. »[2]

Pierre Pomet, Histoire naturelle des drogues, 1575

La réputation de vantardise de Thevet était telle qu’on lui a parfois attribué plus de mensonges qu’il n’en avait réellement écrit. On lit ainsi en 1690, dans le dictionnaire d’Antoine Furetière, à propos de Jérôme Lobo que « cet auteur est fort suspect, aussi bien qu’André Thevet, qui écrit que le Roy de Monomotapa le mena à la chasse de la licorne, qui est fréquente, dit-il, en son royaume; & qu’il luy fit présent de deux cornes de licornes, qu’il rapporta en France, dont il en donna une au Roy, qui est celle qu’on voit à présent au Trésor de saint Denis, & il croit qu’elle vient des dents d’éléphant travaillées par les ouvriers. »
Même si les récits de Thévet ne sont pas toujours des plus cohérents, il est quand même excessif de lui faire dire successivement qu’il a lui-même offert au roi la corne exposée à Saint-Denis, offerte par le roi de Monomotapa à l’issue d’une chasse à la licorne, puis que cette corne est un faux réalisé à partir d’une défense d’éléphant. De fait, seule cette seconde affirmation se trouve effectivement dans les œuvres du cosmographe, qui n’écrit nulle part avoir chassé la licorne dans le nouveau monde.


Louis Charbonneau Lassay, Le Bestiaire du Christ, 1940

Le dernier et peut-être le plus curieux épisode de l’histoire du camphur et du pirassoipi est leur réapparition inattendue, en 1940, dans un ouvrage bizarre et hors du temps, farci d’erreurs et d’approximations, Le Bestiaire du Christ de Louis Charbonneau-Lassay.
L’invention du Pirassoupi y est attribuée à « des symbolistes » qui jusqu’alors s’en étaient désintéressés, et permet à l’auteur d’expliquer le singulier pluriel de la Vulgate, « protège moi de la colère du lion et des cornes de la licorne ». Thevet, qui évite soigneusement de trop parler de religion dans ses œuvres, était pourtant tout sauf un mystique.
Fréquentes dans les travaux sur la licorne, les références au Bestiaire du Christ, texte médiocre mais finalement assez inoffensif, sont surtout l’un des codes permettant aujourd’hui aux ésotéristes et traditionalistes d’extrême-droite de se reconnaître.


[1] Garcias ab Horto, Histoire des drogues, espiceries et de certains medicamens qui naissent ès Indes, Paris, 1602 (1563), livre I, ch.14, p.77.
[2] La Cosmographie universelle de tout le Monde, auteur en partie Munster mais beaucoup plus augmentée, ornée et enrichie, par François de Belleforest, Comingeois, 1575.

La twonicorn des Simpsons.


📖 Licornes d’Amérique

Voici quelques témoignages et images de la présence de licorne en Amérique qui n’ont pas trouvé place dans mon livre. Il y en a d’autres….

Dans ma thèse, j’étais passé un peu à côté des licornes d’Amérique, traitant essentiellement de celles d’Afrique et d’Asie. On a pourtant beaucoup cru, aux XVIe XVIIe siècle, à la présence de licornes en Amérique du Nord, mais je m’en suis vraiment rendu compte qu’en préparant mon livre.

Andrès Bernaldez, compagnon de Christophe Colomb, rapporte que, lors de son deuxième voyage, « d’autres furent le long de la plage et découvrirent les traces d’énormes bêtes pourvues de cinq griffes : c’était une chose épouvantable. Ils estimèrent qu’il s’agissait de griffons. Celles des autres bêtes étaient, d’après eux, des traces de lions[1] ». Hernando Colomb, le fils de Colomb qui l’accompagnait dans son quatrième voyage en 1502 rapporte que «  en débarquant nous vîmes que les habitants avaient leurs demeures dans le feuillage des arbres, tout comme les oiseaux : sur des pieux placés entre deux branches, se trouvent construites leurs cabanes, car ce nom convient mieux que celui de maison. Nous ne savions pas quelle était la véritable raison de cette coutume étrange, mais nous pensâmes qu’ils agissaient ainsi de peur des griffons qu’il y a dans ce pays, ou par crainte des ennemis[2] ». Des griffons, donc, mais nulle licorne dans les récits des tous premiers européens arrivés au Nouveau monde. Elles n’allaient pourtant pas tarder à pointer le bout de leur corne.

L’anglais John Hawkins rapporte en 1564 que « Les Indiens de Floride portent autour du cou des morceaux de corne de licorne… Ils ont chez eux beaucoup de ces licornes, et disent que c’est un animal à corne unique, qui trempe sa corne dans l’eau avant de boire… on pense qu’il y a non seulement des licornes, mais aussi des lions… En effet, le lion est l’ennemi de la licorne, car toute bête a son ennemi… et là où se trouve l’un, l’autre ne peut être absent[3]». On pouvait donc de simples dents de requins portées par les indigènes déduire la présence en Floride non seulement de licornes, mais aussi de lions !

En 1576, Humphrey Gilbert tenta de convaincre la Reine d’Angleterre Elizabeth de financer les recherches du passage du nord-ouest. Il dut affronter les arguments d’Anthony Jenkinson, partisan du passage du nord-est. Ce dernier se prévalait entre autres de la découverte d’une corne de licorne sur la côte de «Tartarie», c’est-à-dire au-delà de la Finlande. La licorne vivant en Inde, cette corne apportée par la mer aurait donc prouvé l’existence de ce passage du Nord-Est. Je ne résisterai pas au plaisir de citer dans son anglais savoureux la réponse d’Humphrey Gilbert: « First, it is doubtful whether those barbarous do know an Unicornes horne, yea, or no: and if it were one, yet it is not credible that the Sea could have driven it so farre, being of such nature that it will not swimme… There is a beast called Asinus Indicus (whose horn most like it was) which hath but one horn like an Unicorne in his forehead, whereof there is great plenty in all the north parts thereunto adjoyning, as in Lappia, Norvegia, Finnmarke. And as Albertus saieth, there is a fish which hath but one horne in his forehead like to an Unicorne, and therefore it seemeth very doubtful from whence it came and whether it were Unicorne’s horne, yea, or no[4] ». Humphrey Gilbert assimile ici le renne et l’âne indien d’Élien, ce dernier vivant donc en Scandinavie, ce que son nom n’aurait jamais laissé deviner, mais les distingue très soigneusement de la véritable licorne, toujours censée vivre en Inde.

Historia navigationis Martini Forbisseri Angli praetoris sive capitanei, A.C. 1577.

L’Atlas de Mercator, à la même époque, suspecte également la présence de licornes sinon au Canada, du moins au Groënland  : « Groenland prend son nom de la verdeur, car Groen en flaman signifie verd en François… Tout ce pays est plein d’ours cruels, avec lesquels les habitans ont une guerre continuelle. Il y a aussi des renards &, si ce qu’on dit est vray, des licornes.[5]  ».

Les représentations des quatre continents – l’Océanie, ou Terre Australe, n’en étant pas encore vraiment un – est fréquent dans l’iconographie des années 1600. Chaque partie du monde est habituellement représenté par un indigène et un animal, parfois par un char. L’animal le plus fréquemment utilisé pour représenter l’Amérique est le tatou, qui avait fortement impressionné les premiers visiteurs, mais il laisse pargois la place à la licorne.

S’il y avait des licornes en Amérique, il y en avait dans les nombreux défilés qui, à l’occasion de fêtes ou de visites royales, mettaient en scène parfois de véritables indiens ramenés du Nouveau Monde, plus souvent des comédiens vêtus de feuilles et de plumes C’est ainsi que, «  l’an 1615 on fit un autre Ballet de Chevaux en cette même Cour, pour l’arrivée du Prince d’Urbin. Il y eut grand nombre de machines tirées par des lions, des cerfs , des élephants et des rhinocerots. Comme on représentait le Triomphe d’Amour sur la Guerre, les quatre parties du Monde suivirent le Char du victorieux sur autant de Chariots. Celui de l’Europe était tiré par des chevaux, celui de l’Afrique par des éléphants, celuy de l’Asie par des chameaux , et celui de l’Amérique par des licornes[6] ». À l’été 1662, une grande fête costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV. Lors du défilé qui suivit, le duc de Guise et son entourage étaient déguisés en « sauvages amériquains », montés sur des chevaux grimés en licornes[7].

Les descriptions détaillées de ces animaux sont rares, mais – cet Estat du Nouveau Mexique, dans un traité de géographie du XVIIe siècle, laisse deviner une confusion avec le lama – qui n’a pourtant pas de corne :
«  L’Air y est extrêmement froid, & couvert par des brouillards qui y règnent , particulièrement en Septembre & en Octobre. L’on n’y voit presque partout que des Landes ou des terres pierreuses , & peu propres à rapporter des grains. Le long des rivières on trouve des valons où il y a quelques pâturages qui nourrissent des vaches d’une figure extraordinaire : Elles ont la tête comme celle d’un Bouc, le poil autour du col pareil à celuy du lion, & une bosse fur le dos comme les chameaux : La chair en est délicate, la peau propre à faire des habits & à couvrir des cabanes ; les nerfs servent à faire les cordes de leurs arcs, & leur fiente, quand elle est sèche , à faire du feu. Ils s ‘habillent aussi de la peau d’un animal qu’on prend pour une Licorne, parce qu’il a la tête armée d’une petite corne.[8] »

D’autres descriptions ne font que reprendre ce qui se disait déjà des licornes d’Orient. Un portrait précis d’une licorne d’Amérique du Nord se trouve dans un texte paru en allemand et en hollandais[9], à la fin du XVIIème siècle, à une date où ces régions commençaient pourtant à être bien connues. Die unbekannte neue Welt (Le nouveau monde inconnu) est une longue description des diverses régions de l’Amérique, rédigée par un géographe hollandais, Olfert Dapper, qui s’était spécialisé dans ces traités abondamment illustrés, compilés d’après des sources hétéroclites et peu soucieux d’exactitude ; on lui doit également des ouvrages comparables sur le Moyen-Orient, la Chine, l’Afrique, les Îles de l’océan Indien. OOn peut reconnaître dans sa licorne l’âne indique de Ctésias, aux yeux bleus sombres, mais on y retrouve surtout le monocéros de Pline : « On voit souvent près de la frontière canadienne, nous dit le médecin allemand, des animaux ressemblant à des chevaux, mais avec des sabots fendus, le poil dru, une corne longue et droite au milieu du front, la queue d’un porc, les yeux noirs et le cou d’un cerf[10]». Les yeux bleus profonds sont devenus noirs, mais la seule entorse notable à la description classique est l’absence de toute mention de la couleur du poil, qui permet à l’auteur comme au lecteur de le voir blanc s’il le souhaite, et la transformation de la tête de cerf, difficilement compatible avec la licorne archétypale, en un plus modeste cou de cerf que l’on peut imaginer supportant un chef chevalin. Sur la gravure très réaliste qui illustre ce passage, on voit un superbe aigle d’Amérique emporter une licorne au pelage clair correspondant assez bien à la description. On notera notamment le soin avec lequel le graveur a représenté la queue tire-bouchonnée comme celle d’un porc. La présence, pour le moins suspecte, de palmiers à la frontière canadienne ne doit pas nous surprendre. Comme la licorne, même s’ils existaient réellement, ailleurs, ces arbres étaient, surtout pour un graveur hollandais, une figure exotique typique.
En un autre lieu du même ouvrage, les licornes d’Amérique du Nord sont décrites comme « des chevaux sauvages au front armé d’une longue corne, avec une tête de cerf, ayant le poil de la belette, le cou court, une crinière pendant d’un seul côté, les pattes fines, des sabots de chèvre[11] ». La crinière asymétrique et le poil de belette permettent de reconnaître sans le moindre doute les deux animaux observés deux siècles plus tôt à La Mecque par Luigi Barthema. Rien d’exceptionnel ou de neuf, donc, dans ces unicornes du Nouveau monde, sinon un habitat quelque peu excentrique.


[1] Andres Bernaldez, Memorias del reinado de los reyes catolicos, cité in jean-Pierre Sanchez, Mythes et légendes de la conquête de l’Amérique, 1996.
[2] Hernando Colon, Historia del almirante Don Cristobal de Colon, cité in J.P. Sanchez, ibid.
[3] Hakluyt’s Voyages, extra series, Glasgow ,1904, vol.VII, p.418.
[4] «Premièrement, il est douteux que ces barbares connaissent la corne de licorne. Et si c’en est une, il est impossible que la mer l’ait amené de si loin, puisqu’elle ne flotte pas… Il y a un animal appelé Asinus indicus (dont la corne ressemble à celle-ci) qui a comme la licorne une corne unique sur le front, et ces animaux sont très nombreux dans les pays du Nord, Laponie, Norvège, Finlande. Et comme l’a dit Albert [Le Grand] il y a un poisson qui porte une corne au front comme la licorne, et par conséquent on ne sait trop d’ou vient ceci, et si c’est oui ou non une corne de licorne.» 
Richard Hakluyt, Voyages in Search of the North-West Passage, Londres, 1886, p.55.
[5] Gérard Mercator, Atlas ou représentation du monde universel et des parties d’icelui, Amsterdam, 1633, vol.1, p.73
[6]  Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669.
[7] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976.
[8] Alain Manesson-Mallet, Description de l’univers contenant les différents systèmes du monde, 1683.
[9] Albertus Montanus, De nieuwe en onbekende weereld of beschrijving van America en’t Zuid-land,  Amsterdam, 1667.
Olfert Dapper, Die  unbekannte neue Welt, Amsterdam, 1673.
[10] Olfert Dapper, Die unbekannte neue Welt, Amsterdam ,1673, pp.145-146.
[11] Ibid. p.241