➕ André Brink, Tout au contraire, 1998

Dans Tout au contraire, le romancier sud-africain André Brink écrit le journal imaginaire d’un aventurier bien réel, Étienne Barbier, qui vécut au Cap dans les années 1730 et prit part à quelques expéditions dans l’intérieur des terres.

Harris W. Cornwallis, Portraits of the Game and Wild Animals of Southern Africa, 1840

Le dimanche 10 avril, à deux jours de marche au-delà de l’Oliphants River, en fin d’après-midi, alors que je reviens à cheval d’une reconnaissance solitaire – on m’a envoyé explorer les possibilités de trouver de l’eau et des paturages dans cette région aride où notre expédition s’apprête à entrer -, j’avance face au soleil couchant. […]  
Et je vois la licorne. Elle apparaît, héraldique et plate devant le soleil, debout dans une attitude vigilante, la tête dressée, plus grande que les gazelles de la région, avec une forme rappelant celle du cheval, une créature avec une crinière d’un blanc pur – autant qu’on peut le distinguer devant le disque ardent du soleil – et sa longue corne unique se dresse comme un cimeterre sur son front.
Je descends de cheval, je charge mon fusil en prenant bien soin malgré mes mains tremblantes que la poudre, le plomb et la bourre sont bien enfoncés à leur place, je m’agenouille pour appuyer le canon sur un des nombreux rochers pointus, je vise et je fais feu. Inutile de recharger : je suis assez bon tireur. En roulant doucement sur lui-même, l’animal s’effondre sur place. Une seule tache rouge au-dessus de ses yeux noirs et humides, sous sa corne unique. Je m’élance vers l’animal et je reste là longtemps stupéfait par la beauté de cette créature.
Une émotion étrange m’envahit : non pas l’ivresse d’avoir d’un seul coup de fusil introduit une créature mythique dans le domaine du possible, voire du réel, mais la tristesse. Je me tiens sur une frontière solitaire, et personne ne peut dire ce qu’il y a au-delà.
Cependant, je dois m’occuper de choses concrètes. Avant la nuit, il faut que je dépouille la licorne et que je coupe la tête pour rapporter ce trophée, cette triste victoire, au camp qui se trouve à une bonne heure de cheval au sud. À ce moment-là seulement, quand je me retourne pour prendre mon couteau dans les fontes de ma selle, je m’aperçois que mon cheval a décampé cheval a décampé et qu’on ne le voit nulle part. Je cours comme un fou dans toutes les directions, en l’appelant, en criant le plus fort que je peux, en lançant des prières et des imprécations contre la nuit qui descend. Mais seul le silence me répond, et les rafales d’un vent qui vient de se lever et qui forcira tout au long de la nuit.
Je me blottis contre la licorne morte. Il n’y a pas de lune. Pourtant, au fur et à mesure que la nuit s’obscurcit une pâle luminosité semble émaner de ce corps magnifique. Au loin, les bruits de l’Afrique – les ricanements des chacals, les cris dune hyène, poussés comme des points d’exclamation dans le vide. Et, dans le creux le plus obscur et le plus profond de la nuit, le bruit d’un lion, pas un rugissement, seulement un grondement sourd et rythmé qui s’éteint lentement, disparaît puis s’élève à nouveau, plus près chaque fois, dirait-on. La terre même semble répercuter le bruit. Je n’ai jamais éprouvé une telle terreur de toute ma vie; Je ne me suis jamais senti aussi totalement seul. Ce n’est pas seulement la proximité des prédateurs nocturnes qui me pétrifie à ce point, et pourtant Dieu sait que c’est déjà fort désagréable, c’est le sentiment déraisonnable que, d’une certaine façon, ce n’est pas ma présence ni celle de cette carcasse qui les attire, mais la nature même de l’acte que j’ai commis.
Et je ne peux rien faire. Il n’y a pas de bois pour allumer du feu autour de moi, et de toute façon il fait trop sombre pour en chercher. Je ne peux même pas prier, de peur que, si je ferme les yeux, cela ne précipite ma fin. Pendant toute la nuit, je reste assis là, en tremblant, en proie à une terreur au-delà de ce que l’esprit peut imaginer, abandonné à tout ce qui se prépare à venger le massacre de la licorne. Et pendant toute la nuit, les prédateurs ne cessent de rôder autour de moi, accroupi contre le cadavre de l’animal fabuleux.
L’aube se lève enfin, enveloppée d’une brume blanche qui vient de la mer lointaine. Les hurlements, les cris et les grondements commencent à disparaître. Quand il y a assez de lumière, je peux voir les traces qui dessinent un cercle parfait dont je suis le centre, et dont le rayon ne fait pas plus de vingt pas. La licorne gît immobile, raidie par la mort, d’un blanc pur, avec la tache de la tête qui maintenant a noirci, juste en dessous de la corne unique, là où la balle l’a frappée. Je sais que je dois partir. Il n’y a que terreur dans ce lieu désolé. .
Fiévreusement, je construis à la hâte un tumulus de rochers au-dessus du corps pour le mettre à l’abri du soleil et des prédateurs qui pourraient venir et je me dépêche de rentrer au camp à pied. Trois heures plus tard, des éclaireurs me rencontrent. Je peux à peine parler – à cause de la fatigue évidemment, mais aussi de la peur inexprimable que l’aventure a instillée en moi.
Ils m’offrent une gourde d’eau et un morceau de biltong, et me ramènent, assis devant l’homme le moins lourd. Le lendemain, je conduis une expédition jusqu’à l’endroit où j’ai passé la nuit, encore marqué par le tumulus. Mais aucune trace de la licorne, bien que les pierres soient toujours à la place où je les ai entassées et qu’il n’y ait aucune trace de maraudeurs.
Un groupe de Hottentots nomades peut-être? Mais ce qui compte, c’est qu’elle n’est plus là. Et personne ne me croira.
Sauf, je dois le noter, le joueur de tambour Nic Wijs, un artiste consommé avec son instrument, mais en dehors de ça un homme peu communicatif, qui préfère rester seul et qui, spontanément, alors que les autres sont retournés à leurs occupations, m’assure brièvement, presque sur un ton bourru, qu’il sait que je dis la vérité. « Je peux l’affirmer, dit-il, parce que moi-même, j’ai eu quelques visions dans ce pays. » Il n’est pas prêt à en dire plus, mais pour moi cela suffit.

Une antilope sable d’Afrique du sud, Hippotragus Niger, de profil.
Photo Bernard Dupont, Wikimedia Commons

Quelques années plus tard, dans les geôles du cap, l’aventurier à la vie mouvementée commence cependant à douter de ses souvenirs :

Je veux bien reconnaître que je me suis peut-être trompé à propos de la licorne. Le soleil se trouvait juste derrière elle, je l’avais dans les yeux quand je l’ai vue pour la première fois ; et quand je suis arrivé près du corps abattu, il commençait à faire sombre. Et le lendemain matin, je me suis mis en route avant le lever du soleil. C’était peut-être – je ne peux pas le dire avec certitude – un oryx avec une seule corne.

Si l’original de ce récit n’existe pas, André Brink a vraisemblablement rencontré l’idée de la licorne dans des lettres et récits de voyage écrits quelques dizaines d’années plus tard et qu’il a utilisés pour construire son roman. Celui de ces textes qui eut le plus de retentissement fut écrit vers 1770 par le voyageur suédois Anders Sparman :

Il existe dans une plaine du pays des Hottentots-Chinois, sur la surface unie d’un rocher, un dessin représentant une licorne, et qu’on nous peint ordinairement sous la forme d’un cheval, ayant une corne au front. Quoique le dessin soit grossièrement tracé, et tel qu’on peut l’attendre d’un peuple sauvage et sans arts, c’est le même animal que nous appelons licorne. La personne qui m’a positivement assuré ce fait était un ancien voyageur, un des plus attentifs observateurs de la nature que j’aie connus, le même Jakob Kok dont j’ai souvent parlé ci-devant; et c’est de lui seul que je tiens cette particularité. Les Hottentots-Chinois lui dirent que celui qui avait tracé cette esquisse avait voulu représenter un animal semblable en tout aux chevaux sur lesquels lui et sa suite étaient montés, excepté qu’il avait une corne au front. Ils ajoutèrent que cet animal était extrêmement léger à la course, méchant et furieux, en sorte que, quand il courait après eux, ils n’osaient l’attaquer en champ clos, ni se montrer devant lui en plaine, mais qu’ils grimpaient sur quelque rocher escarpé, où ils faisaient quelque bruit retentissant; que l’animal naturellement curieux venait au son, et qu’alors ils pouvaient sans danger le tuer à coups de flèches empoisonnées[1].

John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

Une fois éliminé tout ce qui peut être sujet à caution, il ne nous reste qu’une antilope de profil, grossièrement dessinée sur un caillou. Mais Sparrman renforçait son argumentation par un argument qui fait aujourd’hui sourire mais pouvait à l’époque sembler plein de bon sens à ses lecteurs Européens :

Il ne paraît pas probable que les Hottentots Chinois, barbares et grossiers comme ils sont, aient pu, par la seule force de leur imagination, se représenter un être de cette espèce, s’il n’était que chimérique, et surtout inventer une relation aussi circonstanciée de la manière de la chasser .

Dessins de licorne et d’autre animaux sauvages sur les rochers.
John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

[1] André Sparrman, Voyage au Cap de Bonne Espérance et autour du Monde avec le Capitaine Cook , Paris, 1787.

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