📖 Dragons unicornes

La fréquence des dragons unicornes dans l’iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance s’explique peut-être par le modèle iconographique de la bête de l’Apocalypse, avec ses sept têtes et ses dix cornes, dont je ne parle pas dans mon livre mais à laquelle j’ai consacré un post de ce blog. Leurs cornes, comme celles des démons unicornes, est pourtant souvent spiralée à la manière de celles des licornes.

Les dragons des manuscrits persans sont un peu le chainon manquant entre les reptiles diaboliques des légendes européennes et les dragons impériaux de la tradition chinoises. Avec leur fine silhouette et et parfois leur corne de chair, ils ressemblent aux merveilleux reptiles d’extrème orient, mais les récits les mettant en scène, plus ou moins apparentés au roman d’Alexandre, s’apparentent plus aux contes d’Europe.

📖 Licornes d’Amérique

Voici quelques témoignages et images de la présence de licorne en Amérique qui n’ont pas trouvé place dans mon livre. Il y en a d’autres….

Dans ma thèse, j’étais passé un peu à côté des licornes d’Amérique, traitant essentiellement de celles d’Afrique et d’Asie. On a pourtant beaucoup cru, aux XVIe XVIIe siècle, à la présence de licornes en Amérique du Nord, mais je m’en suis vraiment rendu compte qu’en préparant mon livre.

Andrès Bernaldez, compagnon de Christophe Colomb, rapporte que, lors de son deuxième voyage, « d’autres furent le long de la plage et découvrirent les traces d’énormes bêtes pourvues de cinq griffes : c’était une chose épouvantable. Ils estimèrent qu’il s’agissait de griffons. Celles des autres bêtes étaient, d’après eux, des traces de lions[1] ». Hernando Colomb, le fils de Colomb qui l’accompagnait dans son quatrième voyage en 1502 rapporte que «  en débarquant nous vîmes que les habitants avaient leurs demeures dans le feuillage des arbres, tout comme les oiseaux : sur des pieux placés entre deux branches, se trouvent construites leurs cabanes, car ce nom convient mieux que celui de maison. Nous ne savions pas quelle était la véritable raison de cette coutume étrange, mais nous pensâmes qu’ils agissaient ainsi de peur des griffons qu’il y a dans ce pays, ou par crainte des ennemis[2] ». Des griffons, donc, mais nulle licorne dans les récits des tous premiers européens arrivés au Nouveau monde. Elles n’allaient pourtant pas tarder à pointer le bout de leur corne.

L’anglais John Hawkins rapporte en 1564 que « Les Indiens de Floride portent autour du cou des morceaux de corne de licorne… Ils ont chez eux beaucoup de ces licornes, et disent que c’est un animal à corne unique, qui trempe sa corne dans l’eau avant de boire… on pense qu’il y a non seulement des licornes, mais aussi des lions… En effet, le lion est l’ennemi de la licorne, car toute bête a son ennemi… et là où se trouve l’un, l’autre ne peut être absent[3]». On pouvait donc de simples dents de requins portées par les indigènes déduire la présence en Floride non seulement de licornes, mais aussi de lions !

En 1576, Humphrey Gilbert tenta de convaincre la Reine d’Angleterre Elizabeth de financer les recherches du passage du nord-ouest. Il dut affronter les arguments d’Anthony Jenkinson, partisan du passage du nord-est. Ce dernier se prévalait entre autres de la découverte d’une corne de licorne sur la côte de «Tartarie», c’est-à-dire au-delà de la Finlande. La licorne vivant en Inde, cette corne apportée par la mer aurait donc prouvé l’existence de ce passage du Nord-Est. Je ne résisterai pas au plaisir de citer dans son anglais savoureux la réponse d’Humphrey Gilbert: « First, it is doubtful whether those barbarous do know an Unicornes horne, yea, or no: and if it were one, yet it is not credible that the Sea could have driven it so farre, being of such nature that it will not swimme… There is a beast called Asinus Indicus (whose horn most like it was) which hath but one horn like an Unicorne in his forehead, whereof there is great plenty in all the north parts thereunto adjoyning, as in Lappia, Norvegia, Finnmarke. And as Albertus saieth, there is a fish which hath but one horne in his forehead like to an Unicorne, and therefore it seemeth very doubtful from whence it came and whether it were Unicorne’s horne, yea, or no[4] ». Humphrey Gilbert assimile ici le renne et l’âne indien d’Élien, ce dernier vivant donc en Scandinavie, ce que son nom n’aurait jamais laissé deviner, mais les distingue très soigneusement de la véritable licorne, toujours censée vivre en Inde.

Historia navigationis Martini Forbisseri Angli praetoris sive capitanei, A.C. 1577.

L’Atlas de Mercator, à la même époque, suspecte également la présence de licornes sinon au Canada, du moins au Groënland  : « Groenland prend son nom de la verdeur, car Groen en flaman signifie verd en François… Tout ce pays est plein d’ours cruels, avec lesquels les habitans ont une guerre continuelle. Il y a aussi des renards &, si ce qu’on dit est vray, des licornes.[5]  ».

Les représentations des quatre continents – l’Océanie, ou Terre Australe, n’en étant pas encore vraiment un – est fréquent dans l’iconographie des années 1600. Chaque partie du monde est habituellement représenté par un indigène et un animal, parfois par un char. L’animal le plus fréquemment utilisé pour représenter l’Amérique est le tatou, qui avait fortement impressionné les premiers visiteurs, mais il laisse pargois la place à la licorne.

S’il y avait des licornes en Amérique, il y en avait dans les nombreux défilés qui, à l’occasion de fêtes ou de visites royales, mettaient en scène parfois de véritables indiens ramenés du Nouveau Monde, plus souvent des comédiens vêtus de feuilles et de plumes C’est ainsi que, «  l’an 1615 on fit un autre Ballet de Chevaux en cette même Cour, pour l’arrivée du Prince d’Urbin. Il y eut grand nombre de machines tirées par des lions, des cerfs , des élephants et des rhinocerots. Comme on représentait le Triomphe d’Amour sur la Guerre, les quatre parties du Monde suivirent le Char du victorieux sur autant de Chariots. Celui de l’Europe était tiré par des chevaux, celui de l’Afrique par des éléphants, celuy de l’Asie par des chameaux , et celui de l’Amérique par des licornes[6] ». À l’été 1662, une grande fête costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV. Lors du défilé qui suivit, le duc de Guise et son entourage étaient déguisés en « sauvages amériquains », montés sur des chevaux grimés en licornes[7].

Les descriptions détaillées de ces animaux sont rares, mais – cet Estat du Nouveau Mexique, dans un traité de géographie du XVIIe siècle, laisse deviner une confusion avec le lama – qui n’a pourtant pas de corne :
«  L’Air y est extrêmement froid, & couvert par des brouillards qui y règnent , particulièrement en Septembre & en Octobre. L’on n’y voit presque partout que des Landes ou des terres pierreuses , & peu propres à rapporter des grains. Le long des rivières on trouve des valons où il y a quelques pâturages qui nourrissent des vaches d’une figure extraordinaire : Elles ont la tête comme celle d’un Bouc, le poil autour du col pareil à celuy du lion, & une bosse fur le dos comme les chameaux : La chair en est délicate, la peau propre à faire des habits & à couvrir des cabanes ; les nerfs servent à faire les cordes de leurs arcs, & leur fiente, quand elle est sèche , à faire du feu. Ils s ‘habillent aussi de la peau d’un animal qu’on prend pour une Licorne, parce qu’il a la tête armée d’une petite corne.[8] »

D’autres descriptions ne font que reprendre ce qui se disait déjà des licornes d’Orient. Un portrait précis d’une licorne d’Amérique du Nord se trouve dans un texte paru en allemand et en hollandais[9], à la fin du XVIIème siècle, à une date où ces régions commençaient pourtant à être bien connues. Die unbekannte neue Welt (Le nouveau monde inconnu) est une longue description des diverses régions de l’Amérique, rédigée par un géographe hollandais, Olfert Dapper, qui s’était spécialisé dans ces traités abondamment illustrés, compilés d’après des sources hétéroclites et peu soucieux d’exactitude ; on lui doit également des ouvrages comparables sur le Moyen-Orient, la Chine, l’Afrique, les Îles de l’océan Indien. OOn peut reconnaître dans sa licorne l’âne indique de Ctésias, aux yeux bleus sombres, mais on y retrouve surtout le monocéros de Pline : « On voit souvent près de la frontière canadienne, nous dit le médecin allemand, des animaux ressemblant à des chevaux, mais avec des sabots fendus, le poil dru, une corne longue et droite au milieu du front, la queue d’un porc, les yeux noirs et le cou d’un cerf[10]». Les yeux bleus profonds sont devenus noirs, mais la seule entorse notable à la description classique est l’absence de toute mention de la couleur du poil, qui permet à l’auteur comme au lecteur de le voir blanc s’il le souhaite, et la transformation de la tête de cerf, difficilement compatible avec la licorne archétypale, en un plus modeste cou de cerf que l’on peut imaginer supportant un chef chevalin. Sur la gravure très réaliste qui illustre ce passage, on voit un superbe aigle d’Amérique emporter une licorne au pelage clair correspondant assez bien à la description. On notera notamment le soin avec lequel le graveur a représenté la queue tire-bouchonnée comme celle d’un porc. La présence, pour le moins suspecte, de palmiers à la frontière canadienne ne doit pas nous surprendre. Comme la licorne, même s’ils existaient réellement, ailleurs, ces arbres étaient, surtout pour un graveur hollandais, une figure exotique typique.
En un autre lieu du même ouvrage, les licornes d’Amérique du Nord sont décrites comme « des chevaux sauvages au front armé d’une longue corne, avec une tête de cerf, ayant le poil de la belette, le cou court, une crinière pendant d’un seul côté, les pattes fines, des sabots de chèvre[11] ». La crinière asymétrique et le poil de belette permettent de reconnaître sans le moindre doute les deux animaux observés deux siècles plus tôt à La Mecque par Luigi Barthema. Rien d’exceptionnel ou de neuf, donc, dans ces unicornes du Nouveau monde, sinon un habitat quelque peu excentrique.


[1] Andres Bernaldez, Memorias del reinado de los reyes catolicos, cité in jean-Pierre Sanchez, Mythes et légendes de la conquête de l’Amérique, 1996.
[2] Hernando Colon, Historia del almirante Don Cristobal de Colon, cité in J.P. Sanchez, ibid.
[3] Hakluyt’s Voyages, extra series, Glasgow ,1904, vol.VII, p.418.
[4] «Premièrement, il est douteux que ces barbares connaissent la corne de licorne. Et si c’en est une, il est impossible que la mer l’ait amené de si loin, puisqu’elle ne flotte pas… Il y a un animal appelé Asinus indicus (dont la corne ressemble à celle-ci) qui a comme la licorne une corne unique sur le front, et ces animaux sont très nombreux dans les pays du Nord, Laponie, Norvège, Finlande. Et comme l’a dit Albert [Le Grand] il y a un poisson qui porte une corne au front comme la licorne, et par conséquent on ne sait trop d’ou vient ceci, et si c’est oui ou non une corne de licorne.» 
Richard Hakluyt, Voyages in Search of the North-West Passage, Londres, 1886, p.55.
[5] Gérard Mercator, Atlas ou représentation du monde universel et des parties d’icelui, Amsterdam, 1633, vol.1, p.73
[6]  Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669.
[7] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976.
[8] Alain Manesson-Mallet, Description de l’univers contenant les différents systèmes du monde, 1683.
[9] Albertus Montanus, De nieuwe en onbekende weereld of beschrijving van America en’t Zuid-land,  Amsterdam, 1667.
Olfert Dapper, Die  unbekannte neue Welt, Amsterdam, 1673.
[10] Olfert Dapper, Die unbekannte neue Welt, Amsterdam ,1673, pp.145-146.
[11] Ibid. p.241

➕ Les bêtes de l’enfer et de l’Apocalypse

La bête de l’Apocalypse avait sept tête et dix cornes, et donc bien souvent une ou plusieurs têtes unicornes. C’est peut-être l’origine de certaines des images de dragons unicornes dont je parle dans mon livre. Ce chapitre était cependant un peu hors-sujet, c’est pourquoi il a été l’un des premiers à sauter quand j’ai du élaguer un peu.

Un autre signe parut encore dans le ciel ; et voici, c’était un grand dragon rouge feu, ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes.
Sa queue entraînait le tiers des étoiles du ciel, et les jetait sur la terre. Le dragon se tint devant la femme qui allait enfanter, afin de dévorer son enfant, lorsqu’elle aurait enfanté.
Elle enfanta un fils, qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer. Et son enfant fut enlevé vers Dieu et vers son trône.
Et la femme s’enfuit dans le désert, où elle avait un lieu préparé par Dieu, afin d’y être nourrie pendant mille deux cent soixante jours.
Et il y eut guerre dans le ciel. Michel et ses anges combattirent contre le dragon. Et le dragon et ses anges combattirent, mais ils ne furent pas les plus forts, et leur place ne fut plus trouvée dans le ciel.
Et il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, celui qui séduit toute la terre, il fut précipité sur la terre, et ses anges furent précipités avec lui.

— Apocalypse, 12, 3-9

Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème.
La bête que je vis était semblable à un léopard; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. Le dragon lui donna sa puissance, et son trône, et une grande autorité.
Et je vis l’une de ses têtes comme blessée à mort; mais sa blessure mortelle fut guérie. Et toute la terre était dans l’admiration derrière la bête.
Et ils adorèrent le dragon, parce qu’il avait donné l’autorité à la bête; ils adorèrent la bête, en disant: Qui est semblable à la bête, et qui peut combattre contre elle ?
Et il lui fut donné une bouche qui proférait des paroles arrogantes et des blasphèmes; et il lui fut donné le pouvoir d’agir pendant quarante-deux mois
Et elle ouvrit sa bouche pour proférer des blasphèmes contre Dieu, pour blasphémer son nom, et son tabernacle, et ceux qui habitent dans le ciel.
Et il lui fut donné de faire la guerre aux saints, et de les vaincre. Et il lui fut donné autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation.
Et tous les habitants de la terre l’adoreront, ceux dont le nom n’a pas été écrit dès la fondation du monde dans le livre de vie de l’agneau qui a été immolé.
Si quelqu’un a des oreilles, qu’il entende !

— Apocalypse, 13, 1-9.

Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, ayant sept têtes et dix cornes.
Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, et parée d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or, remplie d’abominations et des impuretés de sa prostitution.
Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre.

— Apocalypse, 17, 3-5

« Alors un autre signe apparut dans le ciel : c’était un grand dragon rouge feu. Il avait sept têtes et dix cornes et, sur les sept têtes, sept diadèmes». Un peu plus loin, une bête qui n’a plus rien du dragon monte de la mer ; elle est semblable à un léopard à pattes d’ours et tête de lion, mais elle aussi  a « dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes ».

Si la bête à sept têtes est présente dans de nombreuses traditions, en Occident comme au Moyen Orient, les dix cornes sont plus originales et posent un problème anatomique car le texte sacré ne précise pas comment elles sont réparties entre les chefs de la créature. Sauf à placer, comme le firent quelques enlumineurs, les dix cornes sur une seule ou sur quelques-unes des sept têtes, souvent plus grosses que les autres, il fallait, pour de simples raisons arithmétiques, que certains des chefs du dragon de l’Apocalypse et de la bête de la mer fussent unicornes.

Pour les diadèmes, sept sur les chefs du dragon et dix sur les cornes de la bête, c’est un peu plus complexe, mais les artistes les ont parfois ignorés, les jugeant sans doute moins intéressants que les cornes. La bête de la terre, dernière à faire son entrée, est décrite très succinctement et n’a, plus classiquement, qu’une tête et deux cornes ; on comprend qu’elle ait moins inspiré peintres et graveurs.

Les nombreuses représentations de l’Apocalypse ont sans doute contribué, dès le Haut Moyen Âge, à répandre l’image de créatures démoniaques unicornes. Les cornes dans l’Apocalypse peuvent cependant, comme dans tous les textes bibliques, être bonnes ou mauvaises, et le Christ y apparaît aussi, bien avant le dragon et la bête, sous la forme d’un agneau à sept cornes et sept yeux.

Dans la Divine Comédie, au chant trente-deuxième du Purgatoire, Dante décrit comment, des côtés du char triomphal du griffon, symbole de l’Église, s’élèvent peu à peu les sept têtes hideuses de la bête de l’Apocalypse : « Il me sembla que la terre s’ouvrait entre les roues et j’en vis sortir un dragon qui enfonça sa queue dans le char.[…] Ainsi transformé, le char sacré fit paraître plusieurs têtes en ses diverses parties, trois au timon et une à chacun de ses coins. Les premières avaient des cornes comme les bœufs, mais les autres n’en avaient qu’une au milieu du front ; on ne vit jamais un pareil monstre ».

L’hydre de Lerne a parfois aussi des chefs unicornes, comme dans Le théâtre des bons engins  de Guillaume de la Perrière, un livre d’emblèmes du début du XVIe siècle. Même Cerbère a, sur un dessin de Giuseppe Arcimboldo, sa tête centrale armée d’une courte corne spiralée.

➕ La licorne, une bellue

La licorne de la Renaissance, celle du moins des voyageurs et des érudits, est une « féroce beste », une « fère », une « bellue » – bref, un animal sauvage plus qu’une monture de dame.

La Chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, parue en 1549, est un faux roman médiéval qui voulait sans doute reproduire le succès d’édition de l’Amadis de Gaule[1]. Les licornes, qu’elles soient sauvages ou apprivoisées, y sont des bêtes de combat.

il marchoit an milieu de ce désers aride & glacé, lorsqu’une troupe d’animaux entre lesquels il remarqua des loups, des ours & des licornes, vint lui barrer le passage, faisant les plus grands efforts pour se jeter sur lui & le dévorer. Il les écarta avec sa lance & en fit un carnage si effroyable que la blancheur de la neige disparut et prit la couleur du sang.

Gérard se mit donc en route, couvert d’armes noires; l’écu était chargé d’un cœur enflammé, et ayant pour devise Au delà du tombeau. Il traversa une forêt et se trouva au bord d’un torrent impétueux, sur lequel on avait jeté un pont étroit. Un géant se présente pour en défendre le passage ; Gérard s’élance sur lui, et du premier coup de lance le précipite dans les eaux. Il passe le pont, mais aussitôt il est obligé de livrer un nouveau combat à un chevalier monté sur un char traîné par deux licornes. Ces dangereux animaux portaient chacun au milieu du front une corne longue de six pieds, dont ils se servaient comme d’une lance pour empêcher qu’on n’approchât de leur maître, qui au moyen de cette défense restait hors de portée des armes de son adversaire, tandis que d’un long et terrible trident, il lui était possible de l’atteindre. Gérard lutta longtemps contre ce formidable ennemi, et ne put en venir à bout qu’en abattant avec sa bonne épée les deux défenses des licornes. Aussitôt, l’assaillant perdit courage et prit la fuite[2].

La licorne d’Orient était tout aussi belliqueuse que celle des romans. Au milieu du XVIe siècle, le chroniqueur italien Paolo Giovio (1485-1552), que Brantôme qualifiait de « grand menteur », entreprit de conter, dans quelques volumes épais mais d’une lecture divertissante, les grands événements de son époque. Au cœur du chapitre consacré à l’Éthiopie, royaume du Prêtre Jean, une description de la licorne résume ce que pensaient sur cet animal les lettrés de la Renaissance.

« Or, en nous enquêtant amplement de la source du Nil, trouvions qu’il y a au Royaume Gogian, qui s’étend depuis celui de Sceva vers le pôle antarctique, un immensurable monceau de très hautes montagnes, beaucoup plus élevées que Caucase et Atlas, et que ces nôtres Alpes d’Europe. Leurs coupeaux, environnés de neiges perpétuelles et tous raides de gelées, semblent se mêler avec les nues et soutenir le ciel. De tant excessivement grands et gros rochers est manifeste que les places du milieu et les bases sont revêtues de très épaisses forêts d’arbres fort longs et hauts. Lesquelles places, inaccessibles aux hommes, sont tanières de bêtes sauvages et bellues[3] de toutes sortes. Car elles sont couvertes de lions à grands crins, de panthères, de tigres, d’ours et de sangliers. Mais les troupeaux d’éléphants vagabondent aux champs, qui sont au bas du pied des montagnes. Aussi assurent les habitants du royaume Gogian qu’en ces vallées s’engendrent des dragons avec des ailes lesquels, ayant pieds semblables à ceux des oies, marchent sur terre petit à petit, et qu’illec se trouve le camélopardal, que ceux de notre quartier nomment Girafe, autrefois vu à Florence, présent fait par le Grand Soudan à Laurent de Médicis auquel il l’envoya. Autant en affirment-ils de la licorne. Laquelle, étant de la forme d’un poulain de couleur cendrée, de col à crins et de barbe de bouc, est armée sur le devant de son front d’une corne de deux coudées, laquelle corne, polie et blanche comme ivoire mais bigarrée de pâles couleurs, est estimée avoir merveilleuse puissance à diminuer et assoupir les venins et poisons. Au moins tiennent-ils pour certain que, l’ayant plongée et tournoyée dans l’eau où auront bu premièrement quelques bêtes venimeuses, l’abreuvoir est purgé en sorte qu’elle peut boire sainement. Bien disent-ils qu’elle ne peut être arrachée à son animant durant sa vie, parce qu’il ne peut être surpris par nuls aguets. Toutefois, que on la trouve bien aux déserts, étant tombée de soi-même comme nous voyons avenir aux cerfs qui, par les imperfections de vieillesse, laissent leur vieille ramure, se renouvelant leur nature. Ils racontent que cette corne, apposée aux repas des rois, manifeste à ceux qui sont présents en jetant incontinent une merveilleuse sueur, les poisons s’il y en a aucunes de mêlées parmi les viandes.  Nous en avons vue deux, de deux coudées chacune et presque de la grosseur du bras. La première fut à Venise, que le Sénat envoya, puis après à Soliman, seigneur des Turcs, et la seconde, presque de pareille grandeur mais ayant la pointe coupée et étant soutenue d’une base d’argent fut celle que le pape Clément, quand il fut à Marseille, porta au roi François pour insigne présent. De ces tant âpres et immensurables rochers, qui sont nommés Monts de la Lune par les chorographes, sortent efforcément, par fréquente et abondante source, les fontaines du Nil, en lieu fort caché qui se nomme Beth, c’est-à-dire désert en langue Abyssine[4]. »

Les maures et les hommes sauvages, tapisserie rhénane, circa 1460.
Boston, Museum of Fine Arts

Le succès de l’ouvrage de Paul Jouve a fait beaucoup pour la renommée de la licorne d’Éthiopie. Il emprunte aux récits des missionnaires jésuites portugais en Éthiopie, nombreux à avoir vu des licornes, et y ajoute des considérations sur les cornes de licorne que l’on pourrait retrouver, presque identiques, dans bien des textes du XVIe siècle. Surtout il décrit la licorne comme une bellue, du latin bellua, un mot disparu qui désignait un animal féroce, violent – sa racine est la même que celle de bellum, la guerre. La bellue ne pouvant être capturée, sa précieuse corne ne peut être arrachée de son vivant, on peut juste avoir la chance d’en trouver une par hasard quand on se promène en Éthiopie.

Cette sauvagerie doit beaucoup au monoceros de Pline l’ancien, que nul ne pouvait capturer vivant, et au Cartazon d’Élien de Préneste, qui tolère les autres animaux mais ne cesse de se battre avec ses congénères : « cet animal a une voix forte et discordante. Il se laisse approcher par les autres animaux, mais il combat ceux de sa propre espèce. Non seulement les mâles s’affrontent entre eux, mais ils sont également agressifs envers les femelles, et se battent jusqu’à la mort.[…] Ce n’est que pendant la saison des amours que mâle et femelle se côtoient en paix, pouvant même brouter côte à côte. Dès que la femelle est grosse, le mâle redevient agressif[5] ». Curieusement, alors que bien des auteurs citent ce passage, les images de combats de licornes sont rarissimes.

Illustration de Robert Anning Bell pour Le vaillant petit tailleur, 1912.

L’agressivité de la licorne est également attestée par des contes traditionnels comme Le Vaillant Petit Tailleur – il y a tout un chapitre sur cette histoire d’arbre et de licorne dans mon livre. La licorne est un animal indomptable, rapide, parfois féroce, capable d’affronter le lion ou l’éléphant. « Unicornu est brutum quadrupes, indomitum, ferocissimum, solitarium, mugitu horrido[6] » lit-on en 1669 dans une monographie consacrée à l’animal – je ne traduis pas, vous avez saisi l’idée générale. Pour Shakespeare, dans Le viol de Lucrèce, seul le temps peut « tuer le tigre qui vit de tuerie, apprivoiser les féroces lion et licorne ».

La silhouette de la licorne de la Renaissance hésitant entre le cheval et la chèvre, on l’imagine herbivore. C’est ce que sous-entendent la plupart des textes, et le père Jérôme Lobo assure que, pour peu que l’on reste discret, on peut voit les licornes d’Éthiopie « du haut des rochers, cependant qu’elles paissent dans des plaines qui sont au bas[7]». Certains, cependant, font de la licorne un carnivore, comme Arnoldus Montanus, un érudit hollandais, quand il décrit à la fin du XVIIe siècle les unicornes d’Amérique du Nord [8]. Léonard de Vinci a dessiné une licorne s’apprêtant à dévorer un bœuf dont on imagine qu’il a d’abord été embroché.

Les licornes des contrées imaginaires ne le cédaient en rien à celles des pays lointains. Dans la Gaule légendaire de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, au début du XVIIe siècle, elles sont avec les lions les plus féroces des bêtes :

« Clidaman nourrissoit pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu’il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d’animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fontaine, & les enchanta de sorte, qu’encor qu’ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l’entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre : car en ce temps là, il n’y en demeuroit que deux, & depuis n’ont fait mal à personne qu’à ceux qui ont voulu essayer la fontaine : mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu’il n’y a point d’apparence que l’on s’y hazarde : car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense qu’ils font des effects incroyables. D’autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë & si forte, qu’elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse, qu’il n’y a personne qui les puisse eviter. »

Louis Moe, Après la chasse, 1919.
Collection privée.

On ne croit plus guère à l’existence de la licorne à l’âge des lumières et des révolutions, mais ces licornes auxquelles on ne croit pas restent assez féroces, comme le montre cette anecdote. Le 17 avril 1792 dut présenté à l’Assemblée Nationale le rapport de Claude Fauchet, membre de la municipalité de Lyon, sur les activités contre-révolutionnaires dans le département de Rhône-et-Loire. Il y accuse le directoire local d’être à la solde de l’étranger et d’intriguer contre la République. L’un des thèmes abordés est le sort de licornes héraldiques sculptées sur le fronton de l’église Saint-Just. On lit dans le rapport que :

« Le directoire se répand en injures contre les officiers municipaux, les traite de barbares, de Goths et de Vandales, pour avoir fait abattre les licornes vraiment barbares, gothiques et vandaliques qui armorioient l’église des ci-devant barons de Saint-Just. A la manière dont les administrateurs de Lyon interprètent le décret qui enjoint de ne point dégrader les monumens publics qui font décoration, et qu’on doit conserver pour la gloire des arts, les plus monstrueuses insignes de la féodalité devroient être respectées à l’égal des chefs d’oeuvres des Grecs et des Romains.
Le directoire a poussé l’oubli des bienséances jusqu’à ordonner aux officiers municipaux de refaire à leurs frais ces grosses licornes saillantes qui épouvantoient les nourrices et les petits enfans, à l’entrée de l’église de messieurs les chanoines-barons. Il est vrai que ces honorables gentilshommes ecclésiastiques regardoient tellement les licornes comme le plus bel apanage de leur seigneurie, qu’ils ont fait et gagné des procès contre d’autres nobles qui osoient mettre des licornes dans leur blason. Ce privilège exclusif devoit être conservé par le directoire à la noble église de Saint-Just, et il falloit que les municipaux, barbares comme la constitution, fussent condamnés, au nom de la constitution même, à faire ériger à neuf ces deux monstres féodaux. [9] »

Les blanches licornes qui font aujourd’hui rêver les petites filles étaient donc alors des créatures « barbares, gothiques et vandaliques», des « monstres qui épouvantent les nourrices et les petits enfants ».



[1] Gérard Polizzi, Deux romans déguisés à la Renaissance, Le chevalier doré et Gérard d’Euphrate, 2011.
[1] Le premier livre de l’ancienne chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, 1549
[3] De bellua,æ : bête féroce.
[4] Histoires de Paolo Iovio, Comois, Évêque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, Lyon, 1552, liv.XVIII, p.298 sq.
[5] Élien de Préneste, De natura animalium, 16 :20
[6] Georg Caspar Kirchmaier, De Basilisco, Unicornu, Phœnice, Behemoth, Leviathan, Dracone, Araneo, Tarantula et Ave Paradisi Dissertationes, Wittenberg, 1669, p.43.
[7] Ieronymo Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
[8] John Ogilby & Arnoldus Montanus, America: Being the Latest, and Most Accurate Description of the New World, Londres, 1671, p.173.
[9] Albert Metzger, Lyon en 1792, Lyon, 1888, p. 45 sq.

William Bowen,
Solario the tailor, his tales of the magic doublet, 1922.

📖 Les cornes de Bucéphale

Où l’on découvre que Bucéphale, le cheval anthropophage d’Alexandre le Grand, était aussi un peu licorne.

Le Roman d’Alexandre, aujourd’hui un peu oublié, fut, au Moyen-Âge un véritable blockbuster multiculturel dont il existe des centaines de manuscrits, souvent luxueusement enluminés. Bucéphale y est souvent armé d’une corne, et parfois de deux, voire trois. Voici quelques manuscrits que vous pouvez feuilleter en ligne pour découvrir des images de Bucéphale en licorne, bicorne ou tricorne.

Sur les premiers manuscrits européens enluminés du Roman d’Alexandre, Bucéphale est parfois représenté tricorne – deux cornes latérales parce qu’il a, comme son nom l’indique, une tête de bœuf, auxquelles s’ajoute une corne centrale pour des raisons un peu plus compliquées que j’explique dans mon livre. C’est par exemple le cas sur le manuscrit Royal ms 20 a V de la British Library, sans doute copié dans le nord de la France au début du XIVe siècle. Les trois cornes de Bucéphale y sont spiralées à la manière des licornes.

Plus ou moins à la même date, un autre enlumineur a imaginé de donner à Bucéphale deux cornes latérales et bovines, pointées vers le haut, et une corne de licorne plus agressive, pointée vers l’avant. Ce manuscrit, le Su 20, se trouve à la Bibliothèque royale de Stockholm.

Plus modestement, d’autres artistes se contentent de donner à la monture du roi de Macédoine deux cornes. Cela n’en fait pas encore une licorne, mais ce n’est quand même plus vraiment un cheval comme les autres. C’est par exemple le cas dans le Harley ms 4979 de la British Library.

Un autre manuscrit, en latin, de l’Historia de preliis Alexandri Magni se trouve à la bibliothèque du Pays de Galles, à Aberystwyth, sous la cote Peniarth ms 481 D. Bucéphale y est encore bicorne et, curieusement, aucun licorne n’apparait sur les nombreuses enluminures naïves et colorées, pas même un petit dragon unicorne.

Sur un manuscrit en latin copié en Italie du Sud, le latin 8501 de la Bibliothèque nationale, aux illustrations de facture plus modeste, Bucéphale est unicorne, mais cela n’en fait pas une licorne. Cet élégant destrier n’a ni la longue corne, ni les pattes d’éléphant, ni la silhouette pataude des licornes d’Inde qu’il est bien sûr amené à affronter.

La monture d’Alexandre est parfois décrite comme ayant non seulement une corne de licorne, mais aussi une queue de paon. C’est le cas sur ce manuscrit en français du milieu du XVe siècle, le LDUT 456 de la bibliothèque du Petit Palais, à Paris.

Ce manuscrit est contemporain d’un épais recueil, également en français, qui se trouve à Londres, à la British Library, le Royal ms 15 e VI. Sur les 25 premières pages, abondamment illustrées de miniatures petites et très détaillées, se trouve un récit sensiblement plus bref des aventures d’Alexandre de Macédoine. Bucéphale, dont la robe grise blanchit sur les dernières images, peut-être un changement d’enlumineur, y est armé d’une toute petite corne que l’on devine parfois à peine.

Sur un autre manuscrit du XVe siècle, le français 1942 de la Bibliothèque nationale, Bucéphale a bien la tête de bœuf à laquelle il devrait son nom, mais il n’a qu’une seule corne. l’ensemble lui confère une silhouette assez particulière.

Sur le ms 651 de la bibliothèque du château de Chantilly, manuscrit en français de la fin du XVe siècle, le cheval carnivore a une robe gris fer et une courte corne spiralée.

Dans les versions russes du Roman d’Alexandre, Bucéphale est presque toujours représenté unicorne. Sur ce manuscrit du XVIIe siècle, le F.XVII.8 de la Bibliothèque Nationale de Russie, à Saint-Petersbourg, il est armé d’une longue corne dorée, et porte au côté une marque en forme de tête de taureau, autre explication de son nom de Bucéphale.

Sur un autre manuscrit russe datant également du début du XVIe siècle, le W A51 de la Chester Beatty Library, à Dublin, la corne de Bucéphale est moins impressionnante.

Il en va de même sur troisième manuscrit russe, aux dessins plus déliés, le F.XV.54, de nouveau à Saint Petersbourg, c’est quand même plus logique qu’à Dublin. Je pourrais continuer avec d’autres manuscrits russes, mais ils finissent par se ressembler tous un peu

Et pour terminer, quelques images en vrac. Beaucoup proviennent des nombreux manuscrits du Roman d’Alexandre qui ne sont pas entièrement numérisés ou qui sont peu illustrés. D’autres agrémentent des textes comme l’Histoire ancienne jusqu’à César, qui ne consacrent que quelques pages, et donc quelques images, au conquérant de l’Inde et de ses merveilles.

J’affirme un peu imprudemment dans mon livre ne pas avoir trouvé, parmi les assez nombreuses tapisseries illustrant l’histoire d’Alexandre, de Bucéphale unicorne. J’avais mal cherché, il y en a au moins une. Dans les collections du Petit Palais, mais elle n’est pas exposée, se trouve une tapisserie quelque peu confuse de la fin du XVe siècle illustrant la guerre entre le jeune Alexandre et le roi Nicolas d’Arménie. Le macédonien y chevauche un Bucéphale armé d’une courte corne noire et recourbée. Sur une tapisserie de la même époque, qui se trouve à Gènes à la Villa del Principe, Bucéphale arbore deux courtes cornes droites et spiralées [1].

Guillaume de la Perrière,
Le théâtre des bons engins, 1539.

[1] Collectif, L’Histoire d’Alexandre dans les tapisseries au XVe siècle, 2014.

➕ Relation de l’empire des Abyssins

Le récit des aventures éthiopiennes du père jésuite Jérôme Lobo apporte des détails inédits sur les mœurs de la licorne d’Abyssinie.

Au VIe siècle, le voyageur alexandrin Cosmas Indicopleustès avait été l’un des premiers à décrire la licorne d’Éthiopie. Dans les années 1500, l’aventurier bolonais Ludovico Barthema, avait assuré avoir vu à La Mecque deux licornes envoyées par le Prêtre Jean, empereur d’Abyssinie. Rien d’étonnant donc à ce que les missionnaires, marchands et autres aventuriers des XVIe et XVIIe siècles se soient attendus à trouver des licornes en Éthiopie, et à ce que ce certains en aient trouvé.

Entré dans la compagnie de Jésus à l’âge de seize ans, le missionnaire portugais Jérôme Lobo (vers 1595-1678) eut une vie mouvementée, qui le mena en Angola, au Brésil, en Éthiopie, puis dans les établissements portugais des Indes. Il séjourna longuement, à deux reprises, en Éthiopie, et quitta définitivement ce pays lorsque, en 1632, le négus rompit avec Rome et expulsa les pères jésuites.

De retour en Europe après un voyage au cours duquel il fut capturé par des pirates, il se rendit aux cours de Lisbonne, Madrid puis Rome pour tenter, sans succès, d’obtenir l’envoi d’une expédition militaire en Abyssinie. Dépité par ce peu d’empressement à rétablir la vérité de la foi, il repartit pour les Indes en 1640 et devint provincial de Goa, avant de venir terminer ses jours au Portugal, où il rédigea sa description de l’Abyssinie. Celle-ci ne fut curieusement pas publiée dans son pays, mais il en parut plusieurs traductions en Angleterre (1669 et 1735) et en France (1672, 1674 et 1728).

J’ai un peu triché pour constituer le texte ci-dessous, puisque j’ai mélangé les plus jolies phrases de la traduction de 1672, publiée par Melchisédech Thévenot dans ses Relations de divers voyages curieux, et de celle de de 1674, publiée par Henri Justel dans son Recueil de divers voyages faits en Afrique et en l’Amérique

« Anciennement l’empire Abyssin contenait plusieurs royaumes, leurs Annales ou Histoires en comptent jusqu’à vingt, avec autant de Provinces, maintenant on croit communément qu’il ne contient que cinq royaumes, chacun de la grandeur du Royaume de Portugal, et six Provinces, chacune de l’étendue de celle de Beyra, au Portugal. Agaos, la plus grande de ces provinces est divisée en plusieurs territoires, c’est dans celui de Tonküa qu’on a trouvé la source du Nil, et que l’on a vu la véritable licorne. […]

De la licorne

La Licorne , le Phénix, le pélican et l’oiseau de Paradis sont les animaux dont on a le plus parlé, et cependant quelque diligence que l’on ait fait jusques à présent, on n’a point su encore s’il y a en effet des licornes, ni l’histoire véritable de ces oiseaux. Quelques-uns veulent que l’Arabie soit le pays du Phénix, et néanmoins les Arabes n’en ont aucune connaissance, et en laissent la découverte à l’ouvrage du temps…

Nouvelle description du pays des Maures,
et en particulier de l’empire d’Abyssinie,
de l’emplacement des sources du Nil,
de là où l’on peut trouver des licornes,
de pourquoi l’empereur Abyssin est appelé Prêtre Jean,
de pourquoi la mer Rouge est appelée ainsi
et des différentes variétés de palmiers

Édition allemande du texte de Jérôme Lobo, Nuremberg, 1670.

Entre les bêtes, nous venons à la fameuse licorne, qui mérite d’autant plus de créance qu’il en est fait mention en la Sainte Écriture, où elle est comparée à diverses choses, et même à Dieu fait Homme. Nul des auteurs qui traitent de la licorne ne parlent ni de sa naissance, ni du lieu où on la trouve, se contentant des divers éloges qui la rendent célèbre. Ce secret a été réservé pour ceux qui ont voyagé et parcouru divers pays.

On ne peut pas dire qu’elle ne soit, ni aussi la confondre avec l’abada ou rhinocéros, comme il paraît par l’abada que nous connaissons et par la licorne qu’on voit peinte. Celle-ci a une longue corne droite, d’admirable vertu ; l’abada ou le rhinocéros en a deux un peu crochues, qui ne sont pas si souveraines quoique l’on s’en serve contre le poison.

Le pays de la licorne, qui est un animal d’Afrique, est la province d’Agoas, dans le royaume de Damotes, quoi qu’il ne soit pas hors d’apparence qu’elle puise s’écarter en d’autres endroits plus éloignés. Elle est de la grandeur d’un cheval de médiocre taille, d’un poil brun tirant sur le noir; elle a le crin et la queue noire, le crin court et peu fourni; ils disent en avoir vu en d’autres endroits de cette province, qui avaient le crin plus long et plus épais, avec une fort belle corne au front, de cinq paumes de long, comme on a accoutumé de les peindre, de couleur tirant sur le blanc. Elles vivent dans les bois et bocages écartés, elles se hasardent parfois de venir dans les plaines. On ne les voit pas souvent parce que ce sont des animaux craintifs, qui ne sont pas en grand nombre, et encore cachés dans les bois. Les gens les plus barbares du monde sont les peuples de ces pays; ils mangent de la chair de ces bêtes comme de toutes les autres que les bois leur fournissent.

Un de nos pères qui a passé quelque temps dans cette province, ayant eu avis que l’on y trouvait cet animal si renommé, fit tout ce qu’il put pour en avoir un. Les naturels du pays lui en amenèrent un fort jeune poulain, mais qui était si délicat à nourrir qu’en peu de jours il mourut

J’ai entendu dire à un capitaine portugais, homme d’âge et de crédit, qui était en grand estime auprès des plus grands seigneurs de ces pays, que retournant de l’armée où il allait tous les ans à la suite de l’empereur Malesceged, ayant avec lui une troupe de vingt cavaliers portugais, ils avaient mis pied à terre dans une petite vallée entourée de bois fort épais, avec dessein de déjeuner pendant que leurs chevaux paissaient de l’herbe qui y croissait en abondance. À peine se furent-ils assis, qu’il sortit aussitôt de l’endroit le plus épais du bois un fort beau cheval de la même couleur, même crin et même forme que j’ai décrit ci-devant. Son port était si brusque et si frétillant qu’il ne prit pas garde à ces nouveaux hôtes, jusqu’à ce qu’il se trouva engagé au milieu d’eux ; lors tout épouvanté de ce qu’il avait vu, il se mit à tressaillir et sauter en arrière tout soudainement, laissant néanmoins assez de temps aux spectateurs pour le voir et l’observer à plaisir.

Une de ses singularités était une très belle corne droite sur son front.  Nos chevaux, qui semblaient le reconnaître pour être de la même race, s’avancèrent vers lui à courbettes. Les soldats le voyant à une petite portée de mousquet et ne pouvant pas tirer parce que leurs mousquets n’étaient pas état, voulurent l’environner, dans l’assurance que c’était la licorne dont on a parlé si souvent, mais les ayant aperçus, il se retira dans le bois avec la même vitesse qu’il en était sorti, laissant les Portugais satisfaits de la vérité touchant cet animal, quoique fâchés de la perte de leur prise. La connaissance que j’ai de ce capitaine fait que je tiens ce récit pour une vérité indubitable.

Carte accompagnant une édition allemande du récit de Jérôme Lobo, en 1707. Dans le coin Sud-Ouest sont représentés les deux principales curiosités locales, le Prêtre Jean et la licorne.

Dans un autre endroit de la même province, qui et le plus pierreux et le plus montagneux, on a vu ce même animal fort souvent, paissant entre plusieurs autres de diverses espèces. Ce lieu est le plus reculé de la province, c’est pourquoi c’est où l’on envoie en exil ceux dont l’empereur se veut assurer. Il se termine en de hautes montagnes, au-dessous desquelles l’on voit de grandes et vastes plaines et des forêts habitées par diverses sortes de bêtes sauvages. Un empereur tyrannique qui se nommait  Adamas Segued y relégua sans raison plusieurs portugais qui disent avoir vu des licornes du haut des rochers, cependant qu’elles paissaient dans des plaines qui sont au bas. L’éloignement n’était pas si grand qu’ils ne pussent bien l’observer, ressemblant à un fort beau genet d’Espagne ayant une belle corne au front. 

Ces témoignages, et particulièrement celui du bon vieillard Jean Gabriel, avec la relation de mon confrère, me font croire que la licorne dont il a été parlé se trouve en effet dans cette province, que ses poulains y naissent et qu’ils s’y nourrissent aussi[1] ».

Je n’ai pas trouvé de faon ou de poulain de licorne dans les illustrations du Moyen Âge et de la Renaissance, et j’ai donc dû vous mettre une figurine à collectionner un peu kitsch, de la marque Ladro.

Au fait, en Éthiopie, on trouve bien sûr aussi des rhinocéros…. Et voici comment un autre père jésuite, espagnol celui-ci, décrit la chasse au rhinocéros : « Les chasseurs préparent leurs fusils et amènent une guenon, spécialement dressée, là où le rhinocéros a été repéré. Lorsqu’elle voit le rhinocéros, la guenon commence à danser, et le rhinocéros, qui apprécie le spectacle, s’approche. La guenon saute alors sur son dos et commence à le masser et le gratter, pour son plus grand plaisir. Finalement, la guenon saute à nouveau au sol et commence à lui gratter le ventre. Tout à son plaisir, le rhinocéros se retourne sur le dos. Les chasseurs embusqués sortent alors, tirent en visant son nombril, la partie la moins protégée de l’animal, et le tuent[2] ». Cela vous rappelle quelque chose ?

En 1632, le monarque abyssin sombra dans l’hérésie et bannit les jésuites, mais rien n’interdit de penser que, sans cela, on aurait encore eu d’autres rapports confirmant la présence de licornes en Éthiopie.

À la recherche de la licorne, de Emilio Ruiz et Ana Mirallès, est une bande dessinée assez bien documentée dans laquelle des chevaliers espagnols partent pour l’Afrique noire dans l’espoir de rapporter une corne de licorne.

[1] Jérôme Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
Jérome Lobo, Relation de la Rivière du Nil, in Henri Justel, Recueil de divers voyages faits en Afrique et en l’Amérique, qui n’ont point esté encore publiéz contenant l’origine, les moeurs, les coûtumes & le commerce des habitans de ces deux parties du Monde : Avec des traitéz curieux touchant la haute Ethyopie, le débordement du Nil, la Mer Rouge, [et] le Pretre-Jean, 1674
[2] Luis de Urreta, Historia … de los grandes y remotos reynos de la Etiopia, Valencia, 1610, p.245

➕ La chevauchée sauvage

Les hommes et surtout les femmes sauvages montent parfois des licornes, y compris au combat. Les démons aussi, parfois, chevauchent de sinistres licornes brunes ou noires.

La petite taille du chevreau unicorne des premiers bestiaires interdisait  d’en faire une monture. La silhouette de la licorne devenant plus équine à la Renaissance, on pourrait s’attendre alors à la voir plus souvent, dans les fresques et les tapisseries, porter en triomphe quelque dame, vierge, reine, amour, déesse ou vertu. Cela arrive, nous le verrons, mais à l’inverse du cheval, la licorne restait un animal sauvage et donc ambigu, une cavale plus qu’une haquenée.
C’est sans doute pour cette raison que les hommes sauvages, que l’on voit néanmoins plus souvent chevaucher des cerfs, peuvent la maîtriser, la monter et même combattre à dos de licorne, voire enlever de pures demoiselles comme dans le roman de chevalerie espagnol Amadis de Gaule :
« arrivants au hault virent un sauvaige monté sur une Licorne, tenant par les cheveux un damoysel, lequel appercevant les chevaliers, leur escria : Helas seigneurs, pour Dieu délivrez moy de cestuy, qui me tourmente avecq’ tant de misère. À ceste parole sembla a Lisvart que c’estoit celuy mesme qui parla à luy fur l’arbre, lorsqu’il s’absenta de Constantinople, & qu’il luy enseigna les armes noires en la maison déserte. Et s’avança de meilleur coeur pour le secourir, mais le sauvaige s’enfuyt sur sa licorne, entrainant le damoysel […] Les cinq chevaliers esmeuz a pitié, le suyvirent à course de cheval jusques hors du boys, & entrèrent à une grande plaine, au mylieu de laquelle estoit un lac, ou s’abismèrent le sauvaige, la Licorne & le damoysel. Et à l’instant virent venir à eux six autres Géants armez de toutes pièces, & montez sur grands chevaux,  lesquelz leur escrierent à haute voix : Chevaliers trop téméraires , qui vous meut de ainsi suyvre nostre sauvaige? Par dieu vous mourrez tous presentement[1]. »

Dans les défilés, les parades et cavalcades qui accompagnaient entrées royales et festivités urbaines, la licorne était parfois monture de héros ou de vertu, mais aussi souvent de sauvage, un déguisement toujours apprécié. Il est vrai que grimer un cheval en licorne était bien plus aisé, et donc plus fréquent, qu’en faire un éléphant, un chameau ou un griffon. Sur une tapisserie rhénane tissée vers 1470, deux femmes sauvages semblent s’affronter en tournoi, montées l’une sur une licorne bleue, l’autre sur un éléphant rouge. Elles sont armées de lance, portent chacune heaume et  bouclier héraldique, et l’on ne sait plus bien si la tapisserie représente la vie relativement civilisée des sylvains ou une fête costumée de la noblesse rhénane.

Une  tapisserie un peu plus ancienne  aujourd’hui à l’abbaye bénédictine de Muri-Reis, près de Bolzano, dans le Haut-Adige, donc en pleine terre à licornes héraldiques, montre sans doute la rencontre impromptue et plus ou moins symbolique, lors d’une promenade, entre culture et nature, entre un couple de nobles en costume de cour et un autre de sylvains chevauchant une licorne rouge et un griffon vert.

À la fin du XVIIe siècle, la licorne est devenue autant voire plus américaine qu’indienne ou éthiopienne. Les 5 et 6 juin 1662, une grande fête exotique costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV, pour un défilé dans Paris suivi d’un carrousel, série de jeux équestres par équipe. Des cinq équipes, les romains, les turcs, les indiens, les perses et les « sauvages amériquains », seuls ces derniers, menés par le duc de Guise, étaient montés sur des chevaux grimés en licornes[2]. Si l’on en croit les gravures qui accompagnent la relation de la fête écrite par Charles Perrault – oui, le Charles Perrault que vous connaissez, et qui était avant tout un auteur courtisan, car il faut bien vivre – leurs costumes de feuillage tenaient bien plus des hommes sauvages de la fin du Moyen Âge que des Indiens d’Amérique.

La jument de la nuit – nightmare, le cauchemar – est noire et non blanche, et n’arbore habituellement pas de corne. On imagine mal aujourd’hui, si ce n’est dans des inversions assumées et plus ou moins ironiques, la licorne monture de la mort, du diable ou du destin. Dans l’iconographie pourtant, les rares cas où la licorne prend un caractère nettement morbide ou diabolique sont souvent ceux où elle est montée. Si la belle licorne blanche est absente du superbe manuscrit des Très riches heures du duc de Berry, on surprend au coin d’une page un squelette au rire inquiétant chevauchant un unicorne trapu, au poil brun et frisé. Des figures similaires, sombres licornes à la corne noire ou rouge chevauchées par un démon, un cadavre ou un squelette, apparaissent à l’occasion dans les marges des livres d’heures du XVe siècle.  Dans la gravure de Dürer représentant l’enlèvement de Proserpine, la monture de Pluton est un puissant cheval armé d’une corne courte et courbée vers l’avant comme celle de ses démons.

Sur l’archivolte du temple devant lequel, dans une gravure d’Albrecht Dürer, est célébré le mariage de la vierge, des duels opposent des hommes et des femmes sauvages, nus, les premiers chevauchant des licornes, les secondes des lions. Dans les combats symbolisant la lutte des vertus et des vices, la licorne conserve le plus souvent sa valeur positive, et c’est l’une des lectures possibles de cette scène, qui représenterait alors la victoire de la chasteté sur la sensualité. Mais il se peut aussi que les deux adversaires aient une valeur négative, comme le suggère la chouette, symbole d’obscurantisme, représentée au-dessus de l’arc en plein cintre. En effet, c’est un sanctuaire juif, et non chrétien, qui est représenté ici, et le graveur a pris bien soin de placer la scène sainte devant le temple et non à l’intérieur.

La licorne contemporaine étant devenue une créature sylvestre, forte et pure, on aurait pu s’attendre à la voir chevauchée par Diane ou par les amazones, tout à la fois héroïnes et femmes sauvages, et aujourd’hui par la plus célèbre d’entre elles, Wonder Woman. Rien de tout cela ne s’est produit. Sans doute l’animal, qui a quand-même pas mal perdu de sa force, a-t-il semblé aux artistes non pas trop pur, mais trop gentillet, voire un peu kitsch.

Je ne sais pas où et quand a été prise cette photo, mais elle est amusante. C’est aussi une chevauchée sauvage.

Du coup, ceux qui chevauchent volontiers la licorne aujourd’hui sont les petites filles, qui ne craignent pas la gentillesse, et les militants homosexuels, dont certains, harnachés de cuir, peuvent avoir l’air un peu sauvages, mais qui assument le kitsch.


[1] Le sixiesme livre d’Amadis de Gaule, Paris, 1545, p.112.
[2] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976

➕ La corne du diable

Les diables peints ou sculptés ont le plus souvent deux cornes, dessinées à l’image de celles du bouc ou du taureau. Quelques démons n’en ont qu’une, et elle ressemble alors un peu, en plus court cependant, à celle de la licorne. Quand ils en ont trois ou plus, cela se complique.

Venues des satyres et faunes de l’antiquité, les cornes du malin sont habituellement deux, proches de celles du bouc, du taureau ou, comme dans un poème de Ronsard, l’Hymne des daimons, du chamois. Il en va de même de celles des dragons, qui sont aussi serpents, donc plus ou moins démons.

Cette corne n’est le plus souvent pas différente lorsqu’elle est unique. Les démons unicornes sont, comme les tricornes, minoritaires mais assez fréquents, surtout dans les foules de démons peuplant les enfers ou assistant au jugement dernier. Rares cependant sont ceux arborant une longue corne de licorne, et plus encore ceux portant des bois de cerf, autre animal christique.

Ni l’aspect, ni le sens de beaucoup de cornes uniques ne sont en effet différents de celles des cornes doubles. Elles illustrent le vice, sauvagerie, la « mauvaiseté » comme l’on disait alors, mais surtout la force physique et l’animalité des démons, qui ont, greffés sur leurs silhouettes humaines, bien des caractéristiques animales.

Lorsque la corne est incurvée vers l’avant et vers le bas, ce qui n’est jamais le cas dans la nature, comme si après s’être projetée vers le ciel elle allait retomber sur la terre, les créatures n’en ont l’air que plus chthoniennes et infernales. Albrecht Dürer a utilisé ce procédé sur des démons unicornes, mais aussi sur de plus classiques licornes, comme dans l’enlèvement de Proserpine, pour leur donner un aspect maléfique.

Parfois pourtant, la corne unique des démons est droite et spiralée comme celle de la licorne. Pour les artistes qui illustraient les manuscrits ou peignaient les murs des églises, la licorne était un animal exotique comme un autre, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils se soient inspirés, pour représenter d’autres cornes uniques du seul modèle qu’ils en avaient.

Même tournée en vis, la corne des créatures du mal n’est cependant pas tout à fait la longue et blanche ivoire de l’amie des jeunes vierges. Elle est noire, rouge ou verte plus souvent que blanche et, surtout, relativement courte, comme si  longueur et clarté donnaient à la défense de la licorne sinon une pureté, du moins une élégance qui serait déplacée sur le front d’un démon.

Un démon combattant utilise ses griffes, ou tient en main (ou patte) une pique, une faux ou une fourche. Si les démons bipèdes ont des cornes relativement courtes, et placées plus souvent sur le sommet du crâne que sur le front, c’est donc parce que, contrairement à la licorne, ils ne l’utilisaient pas comme arme. Du coup, il n’est pas toujours évident de distinguer, sur le chef des créatures du malin, une corne unique d’une crête, voire d’une déformation crânienne, elles aussi signe d’animalité diabolique.

Si la majorité des créatures du malin sont bicornes, les unicornes, et même les tricornes, ne sont pas rares. Le Pèlerinage de la vie humaine et le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Diguleville ont certes moins bien vieilli que la Divine Comédie, mais ils furent presque aussi populaire et l’on en a de nombreux manuscrits enluminés. Sur l’un d’entre eux, le français 376 de la Bibliothèque Nationale, copié vers 1350, l’enlumineur a fait le choix, peut-être pour donner à son manuscrit un cachet particulier, de représenter la plupart de ses démons, et ils sont nombreux, avec une corne unique, brune et spiralée.

Le Livre de la vigne Notre Seigneur est un texte curieux, qui décrit de manière détaillée mais un peu désordonnée les événements précédant l’Apocalypse[1]. L’unique manuscrit conservé, copié vers 1450 et magnifiquement illustré, se trouve à Oxford, à la Bodléienne. La majorité des démons y sont armés de deux corne, mais ceux à une corne ne sont pas rares et leur corne, souvent de couleur verte, y est toujours spiralée.

Au XVe siècle, sur un très beau manuscrit des Miracles de Notre Dame décoré de miniatures flamandes en grisaille, démons et sorciers peuvent avoir une, deux ou trois cornes. Les démons unicornes, mais aussi les tricornes et même quelques bicornes, surtout lorsqu’ils portent leurs cornes l’une derrière l’autre, semblent armés de cornes de licornes, longues, droites, blanches et spiralées.

Une édition de 1481 de la Divine Comédie de Dante est illustrée de gravures peut-être copiées sur des dessins de Botticelli. On y entr’aperçoit, perdus dans la foule infernale, quelques diables unicornes. Quelques années plus tard, un riche italien, sans doute un Medicis, commanda à Botticelli des dessins pour un luxueux exemplaire manuscrit, resté inachevé ; seuls quelques dessins ont été encré et un seul a été colorié. Je n’y ai pas vu de démon unicorne, mais je n’ai pas consulté tous les feuillets, qui sont éparpillés entre plusieurs bibliothèques, et les dessins sont si foisonnants que j’ai fort bien pu passer à côté. La plupart des démons de cet enfer sont très classiquement armés de deux courtes cornes incurvées, parfois annelées comme celles d’un bouc, parfois lisses comme celles d’un taureau. Quelques diables cependant, qui semblent avoir un rang hiérarchique relativement élevé, sont tricornes. Ils portent tout à la fois deux cornes latérales courbes et lisses comme celles des taureaux et une corne centrale de licorne bien droite et spiralée.

Dans les univers fantastiques d’aujourd’hui, la corne unique de certaines créatures du mal n’a pas grand-chose à voir avec la longue corne de la licorne. Sur le front des diables et des démons, et même sur celui des quelques mauvaises licornes, elle est encore noire ou brune, courte, épaisse et recourbée comme une corne de bouc.

[1] Sur tous ces manuscrits, lire l’étude de Dagmar Eichberger, The Visions of Tondal and the depictions of hell and purgatory in XVth century manuscripts, 1992

Momotaro, Umi no Shinpei, 1945. Dans ce dessin animé de propagande japonais, les américains sont représentés comme des démons unicornes.

➕ La tentation de Saint Antoine

Gustave Flaubert est, au XIXe siècle,  le premier auteur à citer, à plusieurs reprises, la licorne parmi les démons venus troubler le premier ermite au désert. Les artistes qui, au Moyen-Âge, avaient illustré cette scène l’y avaient cependant déjà souvent représentée.

Les représentations de tentation de saints, et même celles de la tentation du Christ, sont relativement rares avant la fin du Moyen Âge. Le saint le plus souvent représenté tenté par les démons est le premier ermite dans le désert d’Égypte, Saint Antoine. Au XIIIe siècle, deux textes à peu près contemporains, le Miroir historial de Vincent de Beauvais et la Légende Dorée de Jacques de Voragine en font, en des termes à peu près identiques, l’épisode essentiel de la vie de l’anachorète. Voici le texte de la Légende dorée :

« Une autre fois, comme il était dans une tombe d’Égypte, la foule des démons le maltraita si affreusement qu’un de ses compagnons le crut mort et l’emporta sur ses épaules ; mais comme tous les frères, rassemblés, le pleuraient, il se releva et demanda à l’homme qui l’avait apporté de le rapporter à l’endroit où il l’avait trouvé. Et comme il y gisait, accablé de la douleur que lui causaient ses blessures, les démons reparurent, sous diverses formes d’animaux féroces, et se remirent à le déchirer avec leurs dents, leurs cornes, et leurs griffes. Alors, soudain, une lumière merveilleuse remplit le caveau, et mit en fuite tous les démons ; et Antoine se trouva aussitôt guéri».

Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J. de Wyzewa, 1910.

Certains des enlumineurs qui illustrèrent cette scène peignirent des démons bipèdes, parfois ailés, assez classiques, insistant seulement un peu plus qu’à l’habitude sur les cornes, les dents et les griffes. C’est notamment le cas sur une célèbre gravure de Martin Schonggauer, en 1470, qui illustre également la difficulté, chez les démons, à distinguer une crête d’une corne unique.

D’autres donnèrent aux créatures diaboliques l’aspect de bêtes féroces. La licorne, alors tout à fait vraisemblable en animal sauvage d’Égypte, est très souvent du nombre, sans que l’on sache bien si la corne unique figure la luxure ou l’orgueil, ce dernier étant sans doute une tentation plus forte pour l’ermite au désert.

Sur un manuscrit en français de la Légende Dorée, copié au XVe siècle, les démons ne sont que deux, un lion et une licorne, animaux à la symbolique habituellement plutôt positive. C’est une référence au Psaume 22, Sauve moi de la colère du lion et des cornes de la licorne – oui, je sais, les cornes de la licorne, c’est curieux, j’explique tout cela dans le livre. Je n’ai pas vu d’autres exemples de cette représentation, et ignore s’il s’agit d’un cas unique.

Antoine tenté par la licorne et le lion sur un mansucrit de la Légende dorée, XVe siècle.
BNF, ms fr 6448, fol 45v.

La version de la tentation de Saint Antoine que nous connaissons est bien sûr celle de Gustave Flaubert, qui détaille les tentations charnelles, matérielles et intellectuelles, toutes nées dans l’imagination débordante de l’ermite, auxquelles il fait difficilement face. La licorne, étonnamment absente quelques années plus tôt des décors orientaux de Salammbô, est cette fois nommément citée, d’abord comme créature de l’Orient merveilleux, puis parmi les bêtes démoniaques qui apparaissent à Antoine, tout comme un unicorne arabe, le shadhavar, devenu Sadhuzag, que Flaubert avait découvert lors de ses voyages au Proche-Orient.

Pieter Brueghel le jeune, La Tentation de Saint-Antoine, 1600.
C’est ce tableau de Pieter Brughel qui inspira à Gustave Flaubert son poème éponyme. La licorne, à tête rouge, est au centre.

C’est d’abord la reine de Saba qui apparaît à Antoine, et la corne de licorne n’est dans son discours qu’un signe de richesse et d’antiquité :

Elle se promène entre les rangées d’esclaves et les marchandises.

La reine de Saba :
Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome, et du silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Élisa ; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie, — et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palæsimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, — animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d’Émath, et ces franges à manteau de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a… mais viens donc ! Viens donc !

Plus subtil, Hilarion, ancien disciple de l’anachorète, incarne la tentation de la logique et de la science. Il promet à Antoine la sagesse de l’antiquité, une antiquité bien sûr où les licornes quittent à l’occasion les bas-reliefs.

Hilarion :
Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras ; et la face de l’inconnu se dévoilera !

Apollonus de Tyane et son riche et naïf acolyte Damis présentent une autre tentation, celle des sectes et charlatans. Pourquoi le Christ et pas un autre, surtout quand cet autre vous propose des balades à dos de licorne ?

Damis :
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les roucoulements !

Apollonius :
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins !

Antoine pleure.
Oh ! Oh ! Oh !

Apollonius :
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.

C’est dans les dernières pages du texte de Flaubert qu’est décrite la scène, empruntée à la Légende dorée, où apparaissent à l’ermite des bêtes armées « de griffes, de cornes et de dents », parmi lesquelles pas moins de deux quadrupèdes unicornes, le shadhavar arabe à la corne musicale, et notre licorne plus ou moins occidentale.

Elles s’agitent, les branches s’entrechoquent ; et tout à coup paraît un grand cerf noir, à tête de taureau, qui porte entre les oreilles un buisson de cornes blanches.

Le Sadhuzag
Mes soixante-quatorze andouillers sont creux comme des flûtes.
Quand je me tourne vers le vent du sud, il en part des sons qui attirent à moi les bêtes ravies. Les serpents s’enroulent à mes jambes, les guêpes se collent dans mes narines, et les perroquets, les colombes et les ibis s’abattent dans mes rameaux. — Écoute !

Il renverse son bois, d’où s’échappe une musique ineffablement douce. Antoine presse son cœur à deux mains. Il lui semble que cette mélodie va emporter son âme.

Le Sadhuzag
Mais quand je me tourne vers le vent du nord, mon bois plus touffu qu’un bataillon de lances, exhale un hurlement ; les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent comme la chevelure d’un lâche. — Écoute !

Il penche ses rameaux, d’où sortent des cris discordants ; Antoine est comme déchiré.

Shadhavar Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit arabe, XVIIe siècle.
BNF, ms Smith Lesouef 221, fol 179r

La licorne est la dernière créature terrestre à apparaître à l’ermite. Rapide, tête pourpre et corne multicolores, sa description doit plus à Ctésias de Cnide qu’aux sources chrétiennes, mais, comme au Moyen Âge, seule une jeune vierge peut la maîtriser.

Mais le cercle des monstres s’entrouvre, le ciel tout à coup devient bleu, et

La Licorne se présente.

Au galop ! Au galop !
J’ai des sabots d’ivoire, des dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front porte les bariolures de l’arc-en-ciel.
Je voyage de la Chaldée au désert tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches. Je cours si vite que je traîne le vent. Je frotte mon dos contre les palmiers. Je me roule dans les bambous. D’un bond je saute les fleuves. Des colombes volent au-dessus de moi. Une vierge seule peut me brider.
Au galop ! Au galop !

Antoine la regarde s’enfuir.

La licorne peut aussi figurer parmi les démons tentant le Christ en retraite au désert, mais ils ne sont que rarement représentés par des animaux.
Stefan Fridolin, Schatzbehalter, oder, Schrein der wahren Reichtümer des Heils unnd ewyger Seligkeit genant, 1491

➕ Péché d’orgueil

Sur les bêtes, mais plus encore sur les hommes et les diables, la corne unique est signe de présomption, d’orgueil et de colère. Et quand un homme nait avec une corne, c’est un très mauvais présage.

Cette licorne – enfin, ce monoceros – a l’air assez sûr de lui, mais il en rajoute sans doute un peu.
Oxford, St John’s College, ms 61, fol 18v

Le théologien Anselme de Laon, vers 1110, écrivait que « la licorne peut signifier le bien comme le mal. Lorsqu’elle désigne le bien, elle représente l’église, comme dans le psaume “ tu exalteras ma corne comme celle de la licorne ”. Lorsqu’elle désigne le mal, elle représente la superbe, car la licorne est un animal orgueilleux[1] ».Au XIIe siècle, Bernard de Clairvaux enjoint au chrétien de lutter contre ses démons intérieurs, « la rage du lion, l’impudeur du bouc, la férocité du sanglier, la superbe de la licorne[2]». Dans les scènes de tentation du Christ, de Saint Antoine et de quelques autres, lorsque les démons sont représentés par des animaux, la licorne est souvent du nombre. La ressemblance phonétique entre corne et couronne, en latin comme en français, si elle n’a que rarement conduit à une vraie confusion, peut avoir contribué à faire de la corne de la licorne un signe d’orgueil, mais elle n’explique pas tout.

Dans la fable où elle vient en aide au léopard pour affronter le dragon, la licorne est prise au piège, victime de son premier défaut, la suffisance :

Un jour, un léopard s’attaqua à un dragon, et ne put le vaincre. Il alla alors voir la licorne et humblement lui dit : “ Tu es noble, vertueuse et fière combattante, je te supplie de me protéger de la folie du dragon”. La licorne, flattée, répondit : “ tu as raison, je suis la meilleure combattante et je vais te protéger. Ne crains rien, car lorsque le dragon ouvrira grand sa gueule, je percerai sa gorge de ma corne. ” Lorsque les deux animaux eurent trouvé l’antre du dragon, le léopard l’attaqua, tout confiant dans l’aide de la licorne. Le dragon se défendit, crachant du feu et des flammes. Quand il ouvrit sa gueule, la licorne chargea aussi rapidement que possible, tentant de lui transpercer la gorge. Le dragon bougea la tête, et la licorne planta de toute force sa corne dans le sol et ne put l’en retirer. Tandis que la licorne rendait son dernier souffle, le dragon lui dit “ celui qui combat pour le compte d’un autre ne cherche qu’à mourir. Il est stupide d’être sûr de soi au point de se battre pour ce qui ne vous concerne pas ”.
Nicolas de Bergame, Dialogus Creaturarum moralisatus,1480.

Dans d’autres fables, comme La licorne et le corbeau, dont je parle plus en détail dans le chapitre sur les cornes brisées, ou La licorne et la huppe, la trop blanche licorne se fait encore remarquer sinon pour son orgueil, du moins pour sa présomption.

Sur les miniatures illustrant la Somme le roi, un traité de morale du XIIIe siècle, l’humilité est représentée sous la forme d’une belle dame debout sur le dos d’une licorne, comme pour la piétiner. Bref, la blanche bête qui s’avance la première pour boire les eaux empoisonnées et qui fonce droit dans les arbres ne manque sans doute pas de courage, mais elle peut présumer de sa force et être aveuglée par l’orgueil.

Dans les représentations des combats des vices et vertus, la licorne est le plus souvent la monture de Chasteté ou de Tempérance. Pourtant, dans une tapisserie flamande aujourd’hui dans la cathédrale de Burgos, c’est Superbia, l’orgueil, qui est un chevalier inquiet monté sur une belle licorne blanche. La chasteté, elle, chevauche en lion.

Dans le Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Diguleville, écrit au XIVe siècle, des tentations apparaissent au chrétien qui pratique le pèlerinage intérieur – on dirait aujourd’hui virtuel – moins coûteux et moins dangereux que le voyage de Jérusalem. Beaucoup de ces démons prennent la forme de vieilles femmes. L’orgueil, montée sur les épaules de la flatterie, est unicorne, et porte un cor, qui est aussi un peu une corne.

C’est moi Orgueil la très coquette
La féroce armée d’une corne…
C’est une corne qui s’appelle
Férocité et cruauté
J’en frappe et à droite et à gauche
Sans épargner ni clerc, ni prêtre.
C’est la corne de l’unicorne
Qui est plus cruel que bicorne[3].

Et plus loin :

Quand j’ai le vin en corne,
fière suis comme unicorne.

Nulle licorne dans le Roman de la rose, mais la corne y est aussi signe de vanité quand un passage se moque d’une femme portant perruque faite avec :

Les cheveux d’une femme morte,
Ou blonde soie, en fins rouleaux,
Qu’elle glisse sous ses bandeaux.
Qu’elle porte au front telles cornes
Que jamais cerfs, bœufs ou licornes,
Assez hardis pour l’affronter,
Son chef ne puissent surmonter[4].

Les démons des miniatures arborent le plus souvent deux cornes de taureau, mauvaiseté, ou de bouc, luxure. Lorsqu’ils n’en ont qu’une, elle est souvent spiralée comme celle de la licorne et peut là encore signifier la suffisance, la prétention. Un autre signe d’orgueil était la crête, à la manière du coq. Or sur les crânes des diables ou des dragons se dressent parfois des formes un peu punk que l’observateur d’aujourd’hui hésite à classer parmi les cornes ou les crêtes.

Les diables, quand ils sont en groupe, sont le plus souvent en Occident représentés de manière générique, et il n’est donc pas toujours possible d’isoler tel ou tel, et notamment de repérer Lucifer, l’ange déchu pour son orgueil. Sur une impressionnante gravure d’un incunable décrivant les quinze signes de la venue de l’Antéchrist, ce dernier est cependant clairement représenté ailé et portant, sur le sommet de la tête, une courte corne spiralée. Le fait que la corne unique du malin soit presque toujours plantée sur le sommet du crâne et non sur le front montre bien son caractère ostentatoire, c’est une corne de frime plus que de puissance.

Les naissances monstrueuses, réelles ou inventées, ont beaucoup fait parler d’elles à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Elles n’étaient pas des merveilles de la création, comme les créatures bizarres de l’Orient lointain, mais des présages ou des signes de la colère divine – c’est d’ailleurs l’étymologie de monstre, ce qui montre, ce qui révèle. Voici la description, dans les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau, en 1560, de l’un des monstres les plus connus :

« En l’an mil cinq-cent-douze, du temps que le Pape Jules second suscita tant de sanglantes tragédies en Italie, et qu’il eut la guerre avec le Roy Louis, il fut engendré à Ravenne, qui est l’une des plus anciennes cités de l’Italie, un monstre ayant une corne en la tête, deux ailes, et un pied semblable à celui d’un oiseau ravissant et avec un œil au genou. Il était double quant au sexe, participant de l’homme et de la femme, il avait en l’estomac la figure d’un Ypsilon et la figure d’une croix et si n’avait aucun bras. Ce monstre fut produit sur terre du temps que toute l’Italie était enflammée des guerres, non toutefois sans apporter grande terreur au peuple. De toutes les provinces de l’Italie et de la Grèce ils venaient voir cette misérable créature. Chacun en parlait diversement. Entre autres, il s’y trouva quelques hommes doctes et célèbres qui commencèrent à philosopher sur la misère de cet enfant, et sur sa figure monstrueuse, lesquels disaient que par la corne était figuré l’orgueil et l’ambition, par les ailes la légèreté et l’inconstance, par le défaut des bras le défaut des bonnes œuvres, par le pied ravissant la rapine, l’usure et l’avarice, par l’œil qui était au genou l’affection des choses terrestres, par les deux sexes la sodomie, et que pour tous ces péchés qui régnaient en ce temps en Italie, elle était ainsi affligée de guerres… ».

La corne unique était donc encore signe d’orgueil, d’ambition et peut-être, même si cela est rarement dit, d’incomplétude.


[1] « Unicornis et in bona et in mala accipitur significatione. In bona quidem quando pro significanda Ecclesia ponitur. De qua dictum est in psalmo : et exaltabitur sicut unicornis cornu meum. In mala autem quando pro designanda superbia ponitur. Est enim animal unice superbum », BNF, ms nal 181, cité in Cédric Giraud, Théologie et pédagogie au XIIe siècle, les sentences d’Anselme de Laon, 2012
[2] « Si insurgit rabies leonina, premitur per patientiam: si petulantia hirci, per abstinentiam: si ferocitas apri, per mansuetudinem: si superbia unicornis, per humilitatem». Saint Bernard de Clairvaux, Tractatus de interiori domo, seu de conscientia ædificanda, ch.XII, in Migne, Patrologie latine, vol.CLXXXIV, col.516-517.
[3] Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Vie Humaine, 2015, p.703.
[4] Le Roman de la Rose, adaptation en vers modernes par Pierre Marteau, 1878