Voici quelques témoignages et images de la présence de licorne en Amérique qui n’ont pas trouvé place dans mon livre. Il y en a d’autres….
Dans ma thèse, j’étais passé un peu à côté des licornes d’Amérique, traitant essentiellement de celles d’Afrique et d’Asie. On a pourtant beaucoup cru, aux XVIe XVIIe siècle, à la présence de licornes en Amérique du Nord, mais je m’en suis vraiment rendu compte qu’en préparant mon livre.
Andrès Bernaldez, compagnon de Christophe Colomb, rapporte que, lors de son deuxième voyage, « d’autres furent le long de la plage et découvrirent les traces d’énormes bêtes pourvues de cinq griffes : c’était une chose épouvantable. Ils estimèrent qu’il s’agissait de griffons. Celles des autres bêtes étaient, d’après eux, des traces de lions[1] ». Hernando Colomb, le fils de Colomb qui l’accompagnait dans son quatrième voyage en 1502 rapporte que « en débarquant nous vîmes que les habitants avaient leurs demeures dans le feuillage des arbres, tout comme les oiseaux : sur des pieux placés entre deux branches, se trouvent construites leurs cabanes, car ce nom convient mieux que celui de maison. Nous ne savions pas quelle était la véritable raison de cette coutume étrange, mais nous pensâmes qu’ils agissaient ainsi de peur des griffons qu’il y a dans ce pays, ou par crainte des ennemis[2] ». Des griffons, donc, mais nulle licorne dans les récits des tous premiers européens arrivés au Nouveau monde. Elles n’allaient pourtant pas tarder à pointer le bout de leur corne.
L’anglais John Hawkins rapporte en 1564 que « Les Indiens de Floride portent autour du cou des morceaux de corne de licorne… Ils ont chez eux beaucoup de ces licornes, et disent que c’est un animal à corne unique, qui trempe sa corne dans l’eau avant de boire… on pense qu’il y a non seulement des licornes, mais aussi des lions… En effet, le lion est l’ennemi de la licorne, car toute bête a son ennemi… et là où se trouve l’un, l’autre ne peut être absent[3]». On pouvait donc de simples dents de requins portées par les indigènes déduire la présence en Floride non seulement de licornes, mais aussi de lions !
En 1576, Humphrey Gilbert tenta de convaincre la Reine d’Angleterre Elizabeth de financer les recherches du passage du nord-ouest. Il dut affronter les arguments d’Anthony Jenkinson, partisan du passage du nord-est. Ce dernier se prévalait entre autres de la découverte d’une corne de licorne sur la côte de «Tartarie», c’est-à-dire au-delà de la Finlande. La licorne vivant en Inde, cette corne apportée par la mer aurait donc prouvé l’existence de ce passage du Nord-Est. Je ne résisterai pas au plaisir de citer dans son anglais savoureux la réponse d’Humphrey Gilbert: « First, it is doubtful whether those barbarous do know an Unicornes horne, yea, or no: and if it were one, yet it is not credible that the Sea could have driven it so farre, being of such nature that it will not swimme… There is a beast called Asinus Indicus (whose horn most like it was) which hath but one horn like an Unicorne in his forehead, whereof there is great plenty in all the north parts thereunto adjoyning, as in Lappia, Norvegia, Finnmarke. And as Albertus saieth, there is a fish which hath but one horne in his forehead like to an Unicorne, and therefore it seemeth very doubtful from whence it came and whether it were Unicorne’s horne, yea, or no[4] ». Humphrey Gilbert assimile ici le renne et l’âne indien d’Élien, ce dernier vivant donc en Scandinavie, ce que son nom n’aurait jamais laissé deviner, mais les distingue très soigneusement de la véritable licorne, toujours censée vivre en Inde.

L’Atlas de Mercator, à la même époque, suspecte également la présence de licornes sinon au Canada, du moins au Groënland : « Groenland prend son nom de la verdeur, car Groen en flaman signifie verd en François… Tout ce pays est plein d’ours cruels, avec lesquels les habitans ont une guerre continuelle. Il y a aussi des renards &, si ce qu’on dit est vray, des licornes.[5] ».
Les représentations des quatre continents – l’Océanie, ou Terre Australe, n’en étant pas encore vraiment un – est fréquent dans l’iconographie des années 1600. Chaque partie du monde est habituellement représenté par un indigène et un animal, parfois par un char. L’animal le plus fréquemment utilisé pour représenter l’Amérique est le tatou, qui avait fortement impressionné les premiers visiteurs, mais il laisse pargois la place à la licorne.
S’il y avait des licornes en Amérique, il y en avait dans les nombreux défilés qui, à l’occasion de fêtes ou de visites royales, mettaient en scène parfois de véritables indiens ramenés du Nouveau Monde, plus souvent des comédiens vêtus de feuilles et de plumes C’est ainsi que, « l’an 1615 on fit un autre Ballet de Chevaux en cette même Cour, pour l’arrivée du Prince d’Urbin. Il y eut grand nombre de machines tirées par des lions, des cerfs , des élephants et des rhinocerots. Comme on représentait le Triomphe d’Amour sur la Guerre, les quatre parties du Monde suivirent le Char du victorieux sur autant de Chariots. Celui de l’Europe était tiré par des chevaux, celui de l’Afrique par des éléphants, celuy de l’Asie par des chameaux , et celui de l’Amérique par des licornes[6] ». À l’été 1662, une grande fête costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV. Lors du défilé qui suivit, le duc de Guise et son entourage étaient déguisés en « sauvages amériquains », montés sur des chevaux grimés en licornes[7].
Les descriptions détaillées de ces animaux sont rares, mais – cet Estat du Nouveau Mexique, dans un traité de géographie du XVIIe siècle, laisse deviner une confusion avec le lama – qui n’a pourtant pas de corne :
« L’Air y est extrêmement froid, & couvert par des brouillards qui y règnent , particulièrement en Septembre & en Octobre. L’on n’y voit presque partout que des Landes ou des terres pierreuses , & peu propres à rapporter des grains. Le long des rivières on trouve des valons où il y a quelques pâturages qui nourrissent des vaches d’une figure extraordinaire : Elles ont la tête comme celle d’un Bouc, le poil autour du col pareil à celuy du lion, & une bosse fur le dos comme les chameaux : La chair en est délicate, la peau propre à faire des habits & à couvrir des cabanes ; les nerfs servent à faire les cordes de leurs arcs, & leur fiente, quand elle est sèche , à faire du feu. Ils s ‘habillent aussi de la peau d’un animal qu’on prend pour une Licorne, parce qu’il a la tête armée d’une petite corne.[8] »
D’autres descriptions ne font que reprendre ce qui se disait déjà des licornes d’Orient. Un portrait précis d’une licorne d’Amérique du Nord se trouve dans un texte paru en allemand et en hollandais[9], à la fin du XVIIème siècle, à une date où ces régions commençaient pourtant à être bien connues. Die unbekannte neue Welt (Le nouveau monde inconnu) est une longue description des diverses régions de l’Amérique, rédigée par un géographe hollandais, Olfert Dapper, qui s’était spécialisé dans ces traités abondamment illustrés, compilés d’après des sources hétéroclites et peu soucieux d’exactitude ; on lui doit également des ouvrages comparables sur le Moyen-Orient, la Chine, l’Afrique, les Îles de l’océan Indien. OOn peut reconnaître dans sa licorne l’âne indique de Ctésias, aux yeux bleus sombres, mais on y retrouve surtout le monocéros de Pline : « On voit souvent près de la frontière canadienne, nous dit le médecin allemand, des animaux ressemblant à des chevaux, mais avec des sabots fendus, le poil dru, une corne longue et droite au milieu du front, la queue d’un porc, les yeux noirs et le cou d’un cerf[10]». Les yeux bleus profonds sont devenus noirs, mais la seule entorse notable à la description classique est l’absence de toute mention de la couleur du poil, qui permet à l’auteur comme au lecteur de le voir blanc s’il le souhaite, et la transformation de la tête de cerf, difficilement compatible avec la licorne archétypale, en un plus modeste cou de cerf que l’on peut imaginer supportant un chef chevalin. Sur la gravure très réaliste qui illustre ce passage, on voit un superbe aigle d’Amérique emporter une licorne au pelage clair correspondant assez bien à la description. On notera notamment le soin avec lequel le graveur a représenté la queue tire-bouchonnée comme celle d’un porc. La présence, pour le moins suspecte, de palmiers à la frontière canadienne ne doit pas nous surprendre. Comme la licorne, même s’ils existaient réellement, ailleurs, ces arbres étaient, surtout pour un graveur hollandais, une figure exotique typique.
En un autre lieu du même ouvrage, les licornes d’Amérique du Nord sont décrites comme « des chevaux sauvages au front armé d’une longue corne, avec une tête de cerf, ayant le poil de la belette, le cou court, une crinière pendant d’un seul côté, les pattes fines, des sabots de chèvre[11] ». La crinière asymétrique et le poil de belette permettent de reconnaître sans le moindre doute les deux animaux observés deux siècles plus tôt à La Mecque par Luigi Barthema. Rien d’exceptionnel ou de neuf, donc, dans ces unicornes du Nouveau monde, sinon un habitat quelque peu excentrique.
[1] Andres Bernaldez, Memorias del reinado de los reyes catolicos, cité in jean-Pierre Sanchez, Mythes et légendes de la conquête de l’Amérique, 1996.
[2] Hernando Colon, Historia del almirante Don Cristobal de Colon, cité in J.P. Sanchez, ibid.
[3] Hakluyt’s Voyages, extra series, Glasgow ,1904, vol.VII, p.418.
[4] «Premièrement, il est douteux que ces barbares connaissent la corne de licorne. Et si c’en est une, il est impossible que la mer l’ait amené de si loin, puisqu’elle ne flotte pas… Il y a un animal appelé Asinus indicus (dont la corne ressemble à celle-ci) qui a comme la licorne une corne unique sur le front, et ces animaux sont très nombreux dans les pays du Nord, Laponie, Norvège, Finlande. Et comme l’a dit Albert [Le Grand] il y a un poisson qui porte une corne au front comme la licorne, et par conséquent on ne sait trop d’ou vient ceci, et si c’est oui ou non une corne de licorne.»
Richard Hakluyt, Voyages in Search of the North-West Passage, Londres, 1886, p.55.
[5] Gérard Mercator, Atlas ou représentation du monde universel et des parties d’icelui, Amsterdam, 1633, vol.1, p.73
[6] Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669.
[7] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976.
[8] Alain Manesson-Mallet, Description de l’univers contenant les différents systèmes du monde, 1683.
[9] Albertus Montanus, De nieuwe en onbekende weereld of beschrijving van America en’t Zuid-land, Amsterdam, 1667.
Olfert Dapper, Die unbekannte neue Welt, Amsterdam, 1673.
[10] Olfert Dapper, Die unbekannte neue Welt, Amsterdam ,1673, pp.145-146.
[11] Ibid. p.241