➕ Où peut-on voir des licornes ?

Les chasseurs de licorne, tant ceux qui travaillaient en bibliothèque que ceux qui traquaient l’animal sur le terrain, l’ont aperçu sur tous les continents. Il est donc possible de dresser une carte de son habitat, et même de s’intéresser à ses migrations.

On distingue, en étudiant l’habitat attribué à diverses époques à la licorne, une constante et un mouvement. D’une part, l’unicorne fut toujours associée à deux régions, dont la localisation et les frontières sont il est vrai restées longtemps assez floues, l’Inde et l’Éthiopie. Un incunable  tout imprégné encore de pensée médiévale assure que « Éthiope est une région qui est située vers la partie de midi, où il y a multitude de bêtes venimeuses comme serpents, basilics, grands dragons et aspics, et il y a des licornes et de bêtes cruelles à si grand abondance qu’il semble que ce soient fourmis qui saillent d’une fourmilière tant y en a ». Quelques feuillets plus loin, nous apprenons que « en Inde sont licornes, éléphants et dragons en grand multitude et que autrefois on. En voit tant en une journée qu’on ne les peut nombrer[1] ». 

Cette première cosmographie est encore riche de merveilles, fontaines miraculeuses et peuples monstrueux, auxquelles les savants de la Renaissance refuseraient bientôt de croire, mais la licorne survécut tant aux savants qu’aux dragons. En cela, elle ressemble au griffon dont les aires, faute d’une trop hypothétique Hyperborée, furent reléguées dans les montagnes de l’Inde et du Caucase.

Sur cette miniature de la fin du XVe siècle, la création est organisée géographiquement. Les animaux d’Occident émergent d’un feuillage touffu, ceux d’Orient, éléphant et licorne, d’une forêt plus aérée.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 662 Res

L’habitat de la licorne, comme celui des Amazones auxquelles on peut s’étonner qu’elle n’ait jamais été associée, fut aussi sans cesse repoussé aux bornes de l’univers connu, pour en marquer la limite. Quand les côtes de l’Afrique furent explorées puis colonisées, la bête s’enfuit vers l’intérieur des terres. Quand les blancs commencèrent à manquer sur les cartes de l’Ancien Monde, elle franchit les océans pour réapparaître sur les terres nouvellement découvertes, ou sur d’’autres qui ne le seraient jamais. Il et donc tentant de dresser une carte de ces voyages.

Jusqu’au XVIIe siècle, les témoignages concernant l’Éthiopie sont les plus fréquents, les plus remarqués étant ceux de Luigi Barthema et du père Jérôme Lobo, mais quelques voyageurs ont aussi pu observer l’animal en Inde. Bien que visiblement de la même espèce, les unicornes du nouveau monde sont plus septentrionales, présentes essentiellement au Canada.

En 1516, sur un portulan de Vesconte Maggiolo, les côtes de l’Amérique sont assez bien dessinées, mais, faute sans doute de témoignage suffisamment solide, le cartographe ne s’est pas encore risqué à dessiner les occupants de ce continent encore mystérieux. L’Afrique et l’Asie, mieux connues, sont peuplées de chameaux, lions, éléphants, licornes et dragons.

La mappemonde de Petrus Plancius, en 1594, fut la première à exploiter les quatre coins du cadre rectangulaire pour y montrer les peuples et la faune des différentes régions du monde, procédé qui allait être repris par de nombreux cartographes. Les créatures merveilleuses y sont peu nombreuses. En terre australe, baptisée Magallanica, un petit dragon et un grand oiseau inidentifiable observent une nombreuse troupe d’aborigènes chargeant à dos d’éléphant. En Asie, un oiseau de paradis, dénué de pattes puisqu’il ne se pose jamais à terre, survole une scène de bataille tandis qu’une licorne trempe la pointe de sa corne dans les eaux d’un fleuve.  Cette carte fut un considérable succès de librairie, et toutes les grandes bibliothèques d’Europe en ont un exemplaire. Quelques-uns sont de simples gravures en noir et blanc, mais la plupart des acheteurs ont opté pour l’édition de luxe, coloriée à la main. Comme il était de coutume, les peintres  palliaient un peu à l’ennui et personnalisaient chaque copie en changeant un peu les couleurs. Crocodile et oiseau de paradis prennent toutes les teintes de l’arc en ciel, rhinocéros, girafe et éléphant passent par diverses nuances de blanc, de beige et de gris, mais les licornes sont, sur la douzaine d’exemplaires que j’ai pu consulter en ligne, invariablement blanches, ou tout au plus gris pâle.

Il faut des circonstances exceptionnelles, comme un hiver très dur, pour que des licornes fassent leur apparition en Europe. En Mars 1635, la gazette de Théophraste Renaudot rapporte de Silésie que « le froid est si grand en ce pays… que les loups affamés courent ici autour à vingtaines, ce qui fait qu’on n’ose cheminer qu’en troupes et en armes. Plusieurs assurent aussi avoir vu un animal tel qu’on dépeint la licorne, dans la grande forêt de Prinkenau[2] ».

La licorne, bien sûr, se rencontre dans les pays imaginaires et souvent parodiques. Le roi Arthur en a ramenée une de l’Île du nain géant dans le Chevalier au Papegau, Amadis de Gaule en a vu dans l’Île Ferme. Dans un passage moqueur de The Obstinate Lady, Aston Cockayne, en 1657, décrit ainsi le fabuleux royaume des Antipodes :

I will give you the situation of the country. Some of the ancient geographers, as Heliodorus, Amadis de Gaul and Palmerin d’Oliva, affirm it to lie a thousand Italian miles from Istmos at Corinth; but some modern writers as Don Quixote, Parismus, Montelion and Merlin say it is a peninsula in Arabia Felix, where the Phenix is. But learned Hollingshed affirms, the South indiaes are separated from Armenia by the Calydonian forest, from Asia minor by the Venetian Gulf and from China by a great brick wall. There, instead of cherry-stones, children play with pearls. And, for glass, the windows are of broad diamonds. Hunters have no horns but the unicorns.

Le Siècle des Lumières ne s’intéresse guère à la licorne, et les voyageurs d’alors ont peu vu un animal auquel ils ne croyaient guère, peut-être parce qu’ils ne le cherchaient pas. Au XIXe siècle, entre romantisme et orientalisme, les rapports redeviennent nombreux, quoique toujours de seconde main. La licorne des Indes s’est réfugiée sur les contreforts de l’Himalaya ; sa cousine africaine, presque éteinte en Abyssinie, survit au sud du continent, ou du moins dans l’imaginaire des Boers.

Ces licornes, qui n’ont plus rien de commun avec le lourdingue rhinocéros, s’apparentent plutôt à la légère antilope. En 1863 encore, George Percy Badger, le traducteur anglais des voyages de Luigi Barthema, affirme croire à l’existence de la licorne, « dans les régions inexplorées de l’Afrique centrale ou dans les montagnes du Thibet ». Et lorsque la très sérieuse Revue Britannique doit constater, en 1827, que les rumeurs de la présence de licornes au Tibet sont vraisemblablement infondées, elle en conclut que cet animal ne peut habiter que « dans l’imagination des poètes et des romanciers » ou… « dans l’Océanie, dont la zoologie n’est pas encore entièrement connue[3]».


[1] C’est le secret de l’histoire naturelle, contenant les merveilles et choses mémorables du monde, slnd, ch XVII, fol 19, BNF, Rés. S 741. Une autre édition tout aussi rare se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal, 8° S 8627.
[2] La Gazette, Nouvelles ordinaires du troisiesme mars 1635.
[3] Revue Britannique, 1827, t.XIII, p.372.

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