➕ La licorne, c’est bon, mangez-en !

Lorsque, le 1er avril 2012, les très sérieux conservateurs des manuscrits de la British Library ont publié des images d’une recette de licorne dans un livre de cuisine médiéval, beaucoup s’y sont laissés prendre.

Jamais les bestiaires médiévaux ne laissent entendre que la licorne pourrait être chassée pour sa viande. Tout au plus lit-on dans l’une des versions de la Lettre au Prêtre Jean que, parmi les nombreuses bêtes qui vivent dans le désert autour de « Babilone la déserte », se trouvent des cerfs et porcs rouges comme le sang et des « unicornes ki sont boin à menghier[1] ». Lorsque, à la Renaissance, la licorne devient une blanche et fine bête, et un symbole de pureté, l’idée devient carrément de mauvais goût.

Heureusement, quelques auteurs ne craignent pas le mauvais goût. Le Morgante Maggiore de Luigi Pulci, parodie de chanson de geste écrite au XVe siècle, est un peu l’équivalent italien, en vers, des aventures de Pantagruel. Les deux héros de ce poème burlesque, après avoir mis le feu à une auberge et s’être enfuis sur le chameau de l’aubergiste, rencontrent à l’orée d’une forêt de Terre Sainte une licorne qui trempait prudemment sa corne dans un ruisseau avant de boire. Ils la tuent, la font rôtir au bord du chemin et s’en régalent avant de s’endormir pour une bonne sieste. Les héros du Morgante Maggiore, aussi portés sur la nourriture que Pantagruel, cuisinent également au fil de leurs aventures exotiques d’autres échantillons de la faune locale, éléphant, basilisc et crocodile.

La recette de licorne de la British Library.

C’est peut-être ce qui a donné à des conservateurs taquins l’idée de publier le 1er avril 2012, sur le très sérieux site des manuscrits de la British Library, quelques images d’une recette de licorne grillée trouvée dans un livre de cuisine médiévale, le add ms 142012 – ce qui fait beaucoup. Bien des chasseurs de licorne en ligne s’y sont laissés prendre, et l’on retrouve parfois encore ces images sur des sites internet qui se veulent très sérieux.

Le père jésuite Jérôme Lobo, au début du XVIIe siècle, après avoir décrit les petites licornes brunes à corne blanche d’Éthiopie, confirme ce que disait déjà la lettre du Prêtre-Jean, « les gens les plus barbares du monde sont les peuples de ces pays ; ils mangent de la chair de ces bêtes comme de toutes les autres[2]». Deux siècles plus tard, le major Latter précise de même, à propos de l’antilope unicorne du Tibet, qu’elle « était très sauvage et rarement capturée vivante, bien qu’elle soit fréquemment tuée pour sa viande[3]». La licorne de ces voyageurs étant un animal comme les autres, il n’y a rien d’étonnant à ce « détail qui ne s’invente pas » qui donne à leurs récits ue couleur locale.

Les textes des bestiaires arabes comme celui de Zakaria Al Qazwini, qui décrit trois variétés de licornes, Karkadann, Shadavar et Harish, ne précisent jamais si leur viande peut être consommée, peut-être parce que la réponse est évidente. Shadavar et Karkadann étant féroces et carnivores, ils sont haram sans même qu’il soit besoin de regarder leurs caractéristiques physiques. Pas de problèmes en revanche pour consommer du harish, très proche de la licorne européenne, décrit comme une sorte de chèvre ou d’antilope, donc vraisemblablement herbivore, ruminant et à sabots fendus. Encore que… on peut penser que les licornes observées en 1503 à La Mecque par le voyageur italien Ludovico Barthema étaient des harish, or il les décrit comme ayant des sabots de chèvre, fendus, aux pattes avant et des sabots chevalins, massifs, aux pattes arrière. Là, ça se complique sérieusement.

Aucune version du Deutéronome en hébreu, grec ou latin ne prend clairement position sur le statut rituel de la licorne. Je n’ai trouvé que deux traductions en langue vulgaire, l’une en français en 1587 et l’autre en gallois en 1588, qui la citent nommément, parmi les animaux purs. Encore faut-il avoir tué la bête dans les règles, ce qui a peu de chances d’être le cas si l’on en croit les illustrations des bestiaires, où la licorne est transpercée mais jamais égorgée.

Les peintures ou gravures montrant Noé sacrifiant les animaux après le déluge sont plus rares que celles de l’embarquement ou du débarquement de l’arche mais l’une d’entre elles, que l’on trouve dans quelques bibles et commentaires du XVIe siècle, montre clairement une licorne promise au sacrifice.

Le débat avait de toute façon peu d’intérêt pratique, du moins en Europe où l’on ne croise pas de licornes tous les jours. Même le marrane Laurent Catelan, auteur d’une très détaillée Histoire de la nature, chasse, propriétez, vertus et usages de la lycorne, et dont nous savons, par les notes de voyage de l’étudiant bâlois Félix Platter, que la famille respectait scrupuleusement les interdits alimentaires, ne semble pas s’être demandé si la viande de licorne pouvait être considérée comme casher. 

Tout devient possible aujourd’hui puisque l’on peut acheter, sinon dans nos supermarchés, du moins en ligne, des boites de viande de licorne. Dans le film Jojo Rabbit, le héros rêve que son ami imaginaire Hitler se fait servir à dîner une tête de licorne, qui n’est pas sans rappeler celle qui figurait sur une de mes cartes noires lorsque, il y a bien longtemps, je jouais à Magic the Gathering. Le gag fonctionne aussi bien qu’à l’époque de Luigi Pulci, preuve que l’image de la licorne n’a pas tellement changé.

S’est ajoutée à cela ces dernières années une mode de l’ « unicorn food », des gâteaux, des desserts, parfois des boissons, bleus, roses, mauves et arcs-en-ciel, sans doute terriblement sucrés. La référence n’est plus la même, on ne mange pas de licorne, on mange des trucs aux couleurs de la licorne, peut-être même des trucs que les licornes pourraient manger, même si ce n’est pas très bon pour la ligne. Je ne suis pas très dessert, je n’aime pas les sucreries, je n’ai pas essayé…

Côté boisson, la licorne semble avoir une certaine affinité d’une part avec les smoothies et capuccinos, qui relèvent alors de l’unicorn food, d’autre part avec la bière, car une bonne bière doit être préparée avec de l’eau pure. La première marque de bière japonaise est la kirin, même si cette bestiole n’est pas vraiment une licorne ; en France la brasserie de Saverne s’est, depuis quelques années, rebaptisée la licorne, animal qui figure sur les armoiries de la ville.


[1] Bibliothèque Nationale, ms fr 9644, cité in Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris, 1839, tome II, p.465.
[2] Jérôme Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
[3] The Asiatic Journal, décembre 1820.

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