➕ Haruki Murakami, La Fin des temps, 1985

Les licornes de La fin des temps, long roman onirique, cyberpunk et kafkaïen de Haruki Murakami, tiennent plus de la licorne occidentale que du kirin japonais. Et elles meurent.

Je ne savais pas trop comment illustrer ces extraits, voici donc une carte de mon jeu Trollfest, à paraître en 2022. Oui, je sais, ce n’est pas exactement le genre de musique qu’écoutent les personnages de Murakami, généralement férus, comme lui, de jazz et de classique.

Ce n’était qu’un crâne d’animal. Pas un très gros animal. La surface de l’os était toute desséchée comme s’il était longtemps resté exposé aux rayons du soleil, les couleurs fanées jusqu’à en avoir perdu leur teinte d’origine. Les longues mâchoires pointées vers l’avant étaient restées entrouvertes, comme si elles avaient été brusquement congelées juste au moment où elles cherchaient à dire quelque chose. Les petites orbites avaient perdu leur contenu quelque part en route et ouvraient leur néant sur la pièce qui s’étendait derrière.
Le crâne était léger, à un point presque irréel, ce qui concourait à lui donner une qualité quasi immatérielle. Il ne persistait rien là-dedans qui ait un quelconque rapport avec la vie. Toute chair, tout souvenir, toute tiédeur avaient quitté à jamais cet objet. Au milieu du front se trouvait une petite cavité rêche au toucher. Après avoir examiné ce creux un moment en y posant les doigts, j’en vins à supposer que c’était la trace d’une corne disparue.
— C’est le crâne d’une de ces licornes qu’on voit dans la ville, n’est-ce pas ? lui demandai-je.
Elle hocha la tête.
— C’est là que sont enfouis les vieux rêves, répondit-elle calmement.

[…]

— Je t’en prie. À propos, est-ce que je peux te demander encore quelque chose ?
— Encore quelque chose ?! fit-elle. Ça dépend de ce que c’est.
— Je voudrais que tu te renseignes sur les licornes.
— Les licornes ?! répéta-t-elle.
— Je ne peux pas te demander ça ?
Il y eut un silence prolongé. Je l’imaginais en train de se mordiller la lèvre inférieure.
— Qu’est-ce que tu veux savoir sur les licornes ?
— Tout.

[…]

— Le plus important, ce sont les yeux. En attaque comme en défense, les yeux servent de tour de contrôle. Il est donc logique que la corne pousse en contact étroit avec les yeux. Un bon exemple ? Les rhinocéros. Les rhinocéros sont fondamentalement des animaux à une corne, seulement ils sont affreusement myopes. Leur myopie est d’ailleurs liée au fait de n’avoir qu’une seule corne. Une infirmité, quoi. Mais ce qui fait que les rhinocéros se sont perpétués malgré ce défaut, c’est que ce sont des herbivores et qu’ils sont recouverts d’une dure carapace. Ce qui fait qu’ils n’ont pratiquement aucune nécessité de se défendre. En ce sens, on peut dire que, même morphologiquement, le rhinocéros ressemble de près au dinosaure à trois cornes. Mais la licorne, en tout cas d’après les dessins qu’on en a, n’entre certainement pas dans cette catégorie. Elle n’a pas de carapace, et elle est très… comment dire ?
— Vulnérable ?
— C’est ça. En ce qui concerne la défense, elle est sur le même plan que le cerf. Si en plus de ça elle est myope, c’est le coup de grâce. Même avec un odorat et une ouïe développés, si elle se trouve acculée, elle est fichue. Par conséquent, attaquer une licorne, c’est à peu près comme tirer sur un canard qui ne peut pas voler avec un fusil à plombs hautement efficace. Ensuite, un autre défaut d’avoir une seule corne, c’est que si elle est détériorée on est fichu. Autrement dit, c’est comme de traverser le Sahara sans pneu de secours, tu vois ce que je veux dire ?

[…]

— C’est un soldat de l’armée russe qui l’a découvert en creusant une tranchée sur le front ukrainien. Il a cru que c’était un crâne de vache ou de cerf, et l’a jeté dans un coin. Si cela s’était arrêté là, la chose aurait été enterrée au plus profond des ténèbres de l’histoire, mais, comme par hasard, le lieutenant qui commandait ce régiment était étudiant du collège de biologie de Saint-Pétersbourg. Il ramassa le crâne, l’emmena dans son baraquement et l’examina attentivement. Et là, il découvrit qu’il s’agissait du crâne d’un animal d’une espèce qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il en informa immédiatement le professeur chargé de la chaire de biologie de l’université de Saint-Pétersbourg et attendit l’arrivée d’une équipe de recherche, mais celle-ci n’arriva jamais. Il faut savoir que la Russie de cette période était en pleine confusion, que ni vivres ni munitions ni médicaments ne parvenaient plus au front, que des grèves éclataient partout, bref, ce n’étaient pas les conditions idéales pour qu’une équipe de recherche parvienne jusqu’au front. Et même si par hasard ils y étaient arrivés, je pense qu’ils n’auraient pas eu le loisir de faire leurs recherches de terrain : l’armée russe était en pleine retraite, et la ligne de front avait reculé jusqu’à devenir zone d’occupation allemande.

[…]

— Alors donc, reprit-elle, ce professeur examina le crâne dans les moindres recoins et aboutit à la même conclusion que le jeune lieutenant dix-huit ans plus tôt – autrement dit, ce crâne ne correspondait à aucun animal existant actuellement. Sa configuration se rapprochait le plus de celle du cerf, et la morphologie de sa mâchoire permettait de le classer par analogie avec les ongulés herbivores mais il paraissait avoir des joues plus renflées qu’un cervidé. Cependant, ce qui le différenciait surtout d’un cervidé était la présence au milieu de son front d’une unique corne. Autrement dit, c’était une licorne.
— Ça veut dire qu’il y avait bien une corne ? Sur le crâne ?
— Oui, c’est ça, il y avait une corne. Évidemment pas une corne en parfait état, juste un reste de corne. Elle était longue de trois centimètres et avait été tranchée net, mais ce qu’il en restait laissait supposer qu’elle avait dû atteindre vingt centimètres de longueur et était toute droite, ressemblant un peu à une corne de gazelle – c’est ce qu’ils disent, hein. Le diamètre de la base était d’environ, euh… deux centimètres.
— Deux centimètres… répétai-je.
Le creux dans le crâne que le vieux m’avait offert faisait aussi exactement deux centimètres.

[…]

— Oui, un plateau circulaire entouré de murailles abruptes. Ces murailles se seraient peu à peu érodées au cours de quelques dizaines de milliers d’années, jusqu’à former une colline on ne peut plus anodine. Et c’est là qu’aurait habité en secret notre licorne, sans aucun ennemi naturel. Il y avait d’abondantes sources sur ce plateau, et une terre fertile, donc logiquement cette hypothèse se tient. Le professeur présenta alors à l’Académie des sciences soviétique une thèse en soixante-trois articles intitulée « Réflexion sur les systèmes biologiques du plateau de Bourtafil », agrémentée de preuves basées sur la géologie des lieux et sur les espèces d’animaux et de plantes, et accompagnée du fameux crâne. Tout ça se passait en août 1936.
— Il a dû se faire une mauvaise réputation avec ça.
— Exactement. Pratiquement personne ne le prit au sérieux. De plus, malheureusement, juste à cette époque, l’université de Moscou et celle de Leningrad rivalisaient entre elles pour le pouvoir de l’académie scientifique. Les opinions de Leningrad n’étaient pas en odeur de sainteté et ce genre de recherches méthodiques et probantes antidiscriminatoires recevaient un accueil extrêmement froid. Seulement personne ne pouvait ignorer l’existence de ce crâne de licorne. Toute hypothèse mise à part, demeurait l’existence indubitable de cet objet. Alors quelques spécialistes entreprirent de l’étudier pendant une année, au bout de laquelle ils se virent forcés de conclure qu’il ne s’agissait pas d’une contrefaçon, mais bel et bien du crâne d’un animal à corne unique. Finalement, le comité académique conclut qu’il s’agissait d’un crâne d’un animal atteint d’une difformité, sans rapport avec la chaîne de l’évolution, qui ne valait pas la peine de faire l’objet de recherches, et renvoya le crâne à l’université de Leningrad au professeur Perov. Et on n’en parla plus. Le professeur Perov quant à lui continua à attendre que le vent tourne et qu’arrive le moment où les résultats de ses recherches seraient enfin reconnus, mais ses derniers espoirs s’évanouirent en 1940 quand l’Allemagne et la Russie entrèrent en guerre. Finalement, il mourut dans le désespoir en 1943. Le crâne, lui, avait disparu en 1941 pendant le siège de Leningrad. De toute façon, l’université de Leningrad avait été entièrement détruite sous les bombardements tant allemands que russes et le crâne disparut tout à fait. Ainsi s’évanouissait l’unique preuve de l’existence de la licorne.

[…]

Par un sombre après-midi de novembre, nous partîmes après le repas en direction de l’étang du sud. Un peu avant l’étang, la rivière creusait dans le côté ouest de la colline du sud une vallée profonde, dont d’épais fourrés obstruaient l’accès. Il nous fallut donc arriver de l’est en contournant la colline du sud par l’arrière. Comme il avait plu dans la matinée, chacun de nos pas sur l’épaisse couche de feuilles mortes qui recouvrait le sol soulevait un suintement humide. À mi-chemin, nous croisâmes deux licornes qui arrivaient en sens inverse. Elles nous dépassèrent d’un air inexpressif, en balançant lentement de droite et de gauche leur cou doré.
— La nourriture se fait rare, dit-elle. L’hiver approche, les bêtes cherchent assidûment des baies. C’est pour ça qu’elles s’aventurent jusqu’ici. Normalement, on ne les voit jamais par ici.

[…]

Une fois l’automne disparu, le ciel s’installa dans un vide transitoire. Oui, un ciel vide étrangement silencieux, qui n’appartenait ni à l’automne ni à l’hiver. La fourrure dorée qui enveloppait les licornes perdit peu à peu son éclat, la blancheur comme décolorée de leur pelage, qui allait en augmentant, annonçait aux habitants de la ville l’arrivée imminente de l’hiver. 

[…]

Des ménagères, leur panier au bras, passèrent devant moi. Des poireaux ou des navets pointaient leur nez au-dessus des sacs de supermarché. Je me sentais un peu jaloux d’elles. On ne leur cassait pas leur frigo, on ne leur ouvrait pas le ventre au couteau, elles. Le monde tournait paisiblement, si on ne pensait qu’à la façon d’accommoder poireaux et navets, et aux notes des enfants. Elles n’avaient pas besoin non plus de se promener avec un crâne de licorne sous le bras, ni de se torturer les méninges avec des opérations complexes ou des codes secrets incompréhensibles. C’est ça, une vie normale.

[…]

Les bêtes avaient déjà perdu quelques-unes de leurs compagnes. Après la première vraie chute de neige, qui dura toute la nuit, on retrouva au matin les corps de quelques vieilles licornes, gisant sous cinq centimètres de neige à peine. Leur pelage doré faisait ressortir la blancheur hivernale du paysage. Perçant à travers un nuage déchiré, les rayons du soleil matinal lançaient un éclat vif sur ce paysage glacé. L’haleine du troupeau de plus de mille bêtes montait en tournoyant, toute blanche dans la lumière.

[…]

Quand le dernier écho du cor se fut noyé dans l’air, les bêtes se levèrent. Elles tendirent d’abord lentement les pattes avant, comme pour vérifier, puis redressèrent le tronc, enfin tendirent les pattes arrière. Elles donnèrent plusieurs coups de corne dans les airs et, en dernier, s’ébrouèrent pour faire tomber la neige amoncelée sur leurs dos, comme si elles venaient seulement de la remarquer. Puis elles se mirent en marche vers la porte.
Une fois qu’elles furent toutes passées de l’autre côté de la porte, je compris enfin ce qu’avait voulu me montrer le gardien. Plusieurs bêtes du troupeau, qui paraissaient endormies, étaient en fait mortes gelées dans la position du sommeil. Plutôt que mortes, elles paraissaient plongées dans une méditation profonde sur quelque importante question. Pour elles, pourtant, il n’existait plus de réponse. Nul filet d’haleine blanche ne montait de leurs bouches ni de leurs nez. Leurs corps avaient pour toujours mis un terme à leurs activités, leurs consciences s’étaient engouffrées dans les profondeurs des ténèbres.
Quand le reste du troupeau eut disparu en direction de la porte, ces quelques cadavres demeurèrent là, comme de petites bosses auxquelles la terre aurait donné naissance. Le linceul blanc de la neige enveloppait leurs corps. Seules leurs cornes fendaient encore l’espace avec une étrange vivacité. En passant auprès des cadavres, la plupart des survivants baissaient profondément la tête, ou frappaient légèrement des sabots sur le sol, pleurant ainsi la mort de leurs compagnes.
Je restai longtemps à contempler leurs cadavres immobiles. Je restai jusqu’à ce que le soleil matinal soit déjà haut dans le ciel, jusqu’à ce qu’il ait fait avancer l’ombre du mur, jusqu’à ce que sa chaleur commence à faire fondre tranquillement la neige sur la terre. J’attendais que leur mort fonde elle aussi au soleil du matin : les licornes n’avaient que l’apparence de la mort, elles allaient finir par se lever pour vaquer à leurs activités matinales, comme tous les jours.
Mais elles ne se relevèrent pas, et seule continua de briller, dans la lumière du soleil, leur fourrure dorée, mouillée de neige fondue. Les yeux commençaient à me faire mal

[…]

— Que vont devenir les cadavres ?
— Ils seront brûlés par le gardien, répondit le vieillard en réchauffant ses grandes mains sèches sur sa tasse de café. Bientôt cela va devenir la tâche principale du gardien. D’abord, il doit couper les têtes des bêtes mortes, enlever la cervelle et les yeux, les faire bouillir dans un grand chaudron pour en faire des crânes bien propres. Puis il empile ce qui reste des cadavres, les arrose d’huile de colza et y met le feu pour les brûler.
— Et ensuite on remplit ces crânes avec les vieux rêves, et on les aligne sur les étagères de la bibliothèque ? demandai-je, les yeux fermés. Mais pourquoi ? Pourquoi ces crânes ?

[…]

Quand vient l’après-midi, on voit s’élever la fumée grise du bûcher des licornes. Cela continue chaque jour, pendant tout l’hiver. La neige blanche, et la fumée grise…

[…]

Nous rencontrâmes aussi des licornes qui vagabondaient parmi les herbes sèches, à la recherche de nourriture. Elles étaient enveloppées d’une fourrure légèrement dorée tirant sur le blanc. Leurs poils étaient plus longs, leur fourrure plus épaisse qu’en automne, mais cela ne faisait qu’accentuer leur maigreur actuelle. Leurs omoplates se découpaient nettement au-dessus de leurs épaules, comme les ressorts d’un vieux canapé, la chair de leur museau pendait, toute flasque, leur donnant un air négligé. Leurs yeux avaient un éclat terne, les articulations de leurs pattes étaient gonflées comme des ballons. La seule chose inchangée était la corne blanche saillant sur leur front. Comme auparavant, elle pointait fièrement droit vers le ciel.
Par petits groupes de trois ou quatre, les licornes traversaient les bordures des champs, allant de buisson en buisson. Mais on ne voyait presque plus de baies sur les arbres ni de feuilles vertes comestibles. Il restait bien des fruits sur les branches les plus hautes, mais leur taille ne leur permettait pas de les atteindre, aussi cherchaient-elles en vain sur le sol, sous ces arbres, des fruits tombés à terre, ou bien elles levaient tristement la tête pour regarder les oiseaux picorer les fruits dans les arbres.

[…]

— Qu’est-ce que tu veux faire de ce crâne de licorne ? demanda-t-elle.
— Je te l’offre, dis-je. Tu peux le mettre quelque part pour décorer.
— Ça ferait bien sur la télé, tu crois ?

➕ Vraies et fausses licornes

Il peut arriver qu’une chèvre ou une antilope perde une corne, mais cela n’en fait pas vraiment une licorne. Faute de licornes naturelles, quelques petits malins ont donc créé des licornes artificielles.

Dans l’une des premières uchronies, par ailleurs très ennuyeuse, Napoléon et la conquête du monde, « Napoléon étant à Ummerapoura, des Birmans lui amenèrent deux licornes vivantes ; cet animal extrêmement rare avait même été jusque-là considéré comme fabuleux. Les naturalistes l’étudièrent avec soin ; on reconnut qu’il n’était autre qu’une espèce d’antilope de la plus haute stature, et dont les deux cornes, très-droites, se contournaient ensemble, et, soudées en spirale, se dressaient au milieu du front et ne présentaient en effet qu’une seule corne apparente. Elles furent transportées en France dont le climat parut parfaitement convenir à la vie de ces quadrupèdes. Ils produisirent sur notre sol où la race s’en multiplia rapidement. Leurs mœurs sont douces, ils sont faciles à apprivoiser, et déjà l’on a vu appliquer à l’industrie et au luxe la force de cet animal gracieux, dont les proportions élégantes et élevées se rapprochent de celles du cheval, auquel, sous quelques rapports même, il est préférable[1]».

En 1827, le baron George Cuvier, inventeur de la paléontologie, fut chargé d’enrichir de notes zoologiques une édition de l’Histoire naturelle de Pline. La plupart de ses brèves notes se contentent d’indiquer à quel animal, selon lui, correspondent des descriptions d’animaux quelque peu exotiques ou fantastiques. Le savant baron profita néanmoins de la description du Monoceros pour consacrer six longues pages à « rappeler et peut-être terminer les longues et ennuyeuses discussions auxquelles ont donné lieu les différents passages des anciens où il est question d’animaux unicornes[2]». Faisant peu de cas des auteurs classiques, Cuvier se fonde sur deux arguments zoologiques pour nier l’existence de la licorne. D’une part, une corne unique devrait être parfaitement symétrique, ce qui n’est pas la cas de la dent du  narval ni d’aucune des autres cornes spiralées parfois présentées comme cornes de licorne ; d’autre part, une telle corne devrait pousser sur la jonction des deux os frontaux, ce qui serait impossible, une corne n’étant issue que d’un os unique. Cuvier ramène ensuite l’ensemble des descriptions d’animaux unicornes par Pline, Ctésias, Élien et Aristote, au rhinocéros, dont la corne est en fait une touffe de poils durcie, ou aux antilopes, notamment à l’oryx qui de loin ou de profil peut sembler unicorne. Il ne rejette pas totalement les témoignages de son temps, mais les disqualifie en écrivant, à propos des antilopes, qu’ « il est possible qu’on ait vu quelquefois de ces quadrupèdes réellement unicornes, soit par une mutilation accidentelle, soit par une défectuosité de naissance ». Malgré cette nuance, c’est donc bien un démenti formel qui était apporté, par la plus haute autorité de l’époque en la matière, à tous ceux qui voulaient encore croire à une possible découverte de l’espèce animale licorne.

Il n’est pas rare qu’un oryx, antilope africaine aux cornes longues et fines, en perde une par accident. Quant aux accidents de la nature, animaux nés avec une corne unique, rarement centrale, ils arrivent dans bien des espèces mais les érudits de la Renaissance qui ont systématiquement catalogué ces monstruosités ne les confondaient pas avec des espèces animales spécifiques, ne voyaient pas dans un rare bouc unicorne une licorne.

Bergers africains manipulant les cornes du bétail. On voit une vache « unicorne » sur la gauche.
John George Wood, A Natural History of Man, 1870


Cuvier aurait pu ajouter, mais il l’ignorait, que certains ont pu, à l’occasion, se livrer à diverses manipulations pour rapprocher les cornes de quelques animaux et donner l’illusion d’une corne centrale unique. La pratique est avérée au moins en Afrique de l’Est et dans l’Himalaya, où elle est peut-être à l’origine de certaines représentations de démons et bodhisattvas chevauchant une chèvre ou une antilope aux cornes entrelacées.


En 1906, le prince de Galles se vit ainsi offrir une large collection de quarante-huit animaux venus du Népal, parmi lesquels deux béliers unicornes, dont la nature fut longuement discutée dans la presse britannique. Une encyclopédie scolaire, en 1909, assure qu’ils appartiennent à une variété de béliers de l’Himalaya dont le nombre de cornes peut varier de un à quatre. Interrogé à ce sujet, le premier ministre népalais finit néanmoins, en 1911, par répondre au résident britannique que « il n’existe pas de variété de moutons unicornes au Népal, et les spécimens qui sont parfois vendus ici ne sont pas non plus des monstres de la nature. Ils sont obtenus par un traitement cruel, qui consiste à brûler au fer rouge la base des cornes des jeunes mâles, lorsqu’ils sont âgés d’un ou deux mois. Leurs cornes poussent alors plus proches du centre de leur crâne, comme s’il n’y en avait qu’une[3]».

Les deux béliers unicornes offerts au prince de Galles en 1906.
The New Teachers’ and Pupils’ Cyclopedia, 1909.

On pouvait être moins cruel, car Cuvier se trompait sur un point. Les cornes ne sont pas issues d’un os crânien, mais se forment chacune sur une petite masse osseuse distincte, qui ne fusionne que plus tard avec le crâne. C’est pour prouver cela qu’un biologiste américain, le Dr Franklin Dove, dans les années 1930, déplaça les cornes naissantes de jeunes animaux pour les implanter ailleurs, et créa ainsi quelques chèvres et vaches unicornes. Franklin Dove constata que ses taureaux unicornes utilisaient leur corne unique pour soulever barrières et grillages, ce que ne parvenaient pas à faire leurs congénères, s’en servaient en combat comme d’une lance, et devenaient souvent les leaders de leurs troupeaux. Comme quoi c’est cool d’être une licorne.

Dans les années soixante-dix, un curieux couple, Oberon Zell-Ravenheart et Morning Glory, inspirés par la lecture de La Dernière Licorne de Peter S. Beagle, reprit la technique du docteur Dove. Dans leur communauté de Greenfield, en Californie, ils pratiquaient le triolisme, le paganisme, la magie naturelle et… l’élevage de boas, d’iguanes et de licornes, parmi lesquelles leur mascotte Lancelot, avec lequel ils faisaient le tour des festivals et fêtes médiévales.

En 1984, Oberon et Morning Glory (quel nom, quand même, ça vaut bien l’épouse du Christ) passèrent un accord avec un cirque, les Ringling Bros, qui exhiba quatre licornes dans une tournée de deux ans à travers les Etats-Unis, où elles rencontrèrent un certain succès. Oberon expliquait ce compromis avec le capitalisme par la nécessité de trouver des fonds pour une expédition en Nouvelle Guinée à la recherche des sirènes. Le couple cessa d’élever des licornes dans les années quatre-vingt-dix ; la dernière est morte en 2005. Oberon est toujours actif, dirigeant notamment une école de magie en ligne, The Grey School of Wizardry, où plus de 400 élèves apprennent l’alchimie, la sorcellerie, la divination et, bien sûr, la cryptozoologie.


[1] Louis Geoffroy, Napoléon et la conquête du monde, 1836.
[2] La Zoologie de Pline, éd. Pankoucke, 1831, p.430 sq.
[3] The Field, 27 avril 1911.

Aujourd’hui, lors des fêtes médiévales, on croise plutôt ce genre de licorne.
Photo Audubon Community Nature Center, Flickr.

➕ Jules Fellens, L’inquisition dévoilée, Mystères, délations, tortures, 1850

La source à laquelle Jules Fellens, en 1850, a puisé les arguments de ce bref débat sur l’existence de la licorne est très probablement le Discours de la licorne d’Ambroise Paré, paru en 1582, soit un siècle après que cette discussion entre inquisiteurs, peut-être très légèrement anachronique, est censée avoir eu lieu.

Arbuez, qui devait à Torquemada son élévation aux fonctions d’inquisiteur, était l’instrument du fanatisme de son maître; il ne jurait que par lui, le respectait autant que Dieu, et le craignait plus que le diable lui-même. Voilà comment, sans être cruel par nature, Pedro Arbuez, en se faisant l’exécuteur des ordres sanguinaires du grand-inquisiteur, s’était attiré la haine des habitants de Saragosse. Peureux, et bien payé pour l’être, car sa vie avait été menacée plus d’une fois, il avait pris les plus grandes précautions pour se mettre à l’abri de tout danger.
Dès qu’il fut entré, il s’avança vers Torquemada et lui dit :
« Salut et bénédiction à mon révérend maître !
— Salut et courage à maître Epila, répondit le grand-inquisiteur, d’un air assez narquois.
— Le courage est bon, dit maître Epila, mais le salut, celui de cette vie du moins, est bien compromis par tous ces turbulents diables de faux chrétiens, qui semblent avoir juré de ne me laisser de repos ni le jour ni la nuit.
— C’est pour cela, sans doute, que vous êtes armé, Dieu me pardonne, jusqu’aux dents!
— Hé! hé ! fit le gros Epila, les bulles de notre saint père le pape n’ont jamais défendu de se mettre en garde contre les marranos, contre les nouveaux chrétiens, contre les pénitenciés mécontents » , ajouta-t-il en me lançant un coup d’œil.
On se rappelle que Pedro Arbuez, en sa qualité de premier inquisiteur de Saragosse, avait dirigé la procédure contre moi, et que c’était lui qui avait prononcé ma sentence.
 « Assurément, répondit Torquemada ; mais vous conviendrez que c’est pousser un peu loin les précautions, car on dit que sous vos vêtements…
– Songez, mon révérend maître, interrompit Epila, que je n’ai pas, pour m’accompagner, cinquante familiers à cheval et deux cents à pied ; je suis mon seul gardien, je ne saurais donc prendre trop de précautions ; voilà pourquoi je me suis affublé de la sorte : sous mes vêtements je porte une cotte de mailles serrée et solide , avec laquelle je puis braver les coups de poignard les mieux appliqués ; ma tête , comme vous le voyez, est gardée par cette calotte de fer, et ma main ne quitte jamais ce bon bâton. Avec l’aide de Dieu et de ses saints, je ne crains rien de la part de mes ennemis ; je ne suis pas ingambe, il est vrai, mais j’ai le bras assez bon.» Puis, frappant sur son gros abdomen : « Le coffre n’est pas sans mérite, et je suis vigilant.
— Veillez et priez, dit l’Évangile, répondit Torquemada.
— Oui, répliqua Pedro Arbuez, et mettez-vous à l’abri des embûches de vos ennemis; c’est permis, et la très-sainte inquisition n’y saurait trouver à redire.
— Et, sans doute , pour compléter ces moyens de défense, demanda le grand-inquisiteur, vous vous êtes muni de quelque antidote contre le poison ?
— Gaspard Juglar, mon second, m’avait conseillé de porter toujours sur moi une défense de licorne, comme le meilleur préservatif contre le poison ; mais, outre que cet antidote est très rare et très difficile à rencontrer, je vous dirai, en confidence, que je ne crois pas à sa vertu.
— Comment, maître Epila, vous doutez de l’efficacité de la défense de la licorne? Savez-vous qu’un pareil doute est une hérésie? J’y crois, moi !
— Ah! ah ! c’est différent! riposta maître Epila, plein de confusion d’être pris en flagrant délit de contradiction avec son révérend maître sur un pareil article de foi. Je croyais que la licorne d’abord n’était qu’un animal fabuleux, et ensuite que la défense était au moins aussi fabuleuse que l’animal lui-même ; mais puisque votre révérence y croit, je n’ai plus rien à dire.
— Savez-vous, maître Epila, que, pour un docteur, vous n’êtes guère versé dans les saintes Écritures?
— En vérité , mon révérend maître, les Écritures ont parlé de la licorne ?
— L’Écriture a dit, en plus d’un endroit, en parlant du Fils de Dieu : Dilectus quemadmodum filius unicornium (cher comme le fils de la licorne).
— C’est vrai, je l’avais oublié. Ce qui me faisait douter de l’existence de cet animal, c’est que les anciens naturalistes, et surtout Pline et Aristote, en ont raconté des choses par trop merveilleuses pour qu’elles ne soient pas sorties de leur imagination seule.
— Je serais curieux de savoir ce qu’ils disaient de cette bête extraordinaire.
— Pline , qui, entre nous soit dit, est passablement menteur, prétend qu’il y avait, de son temps, en Afrique, un animal qu’il appelle oryx, n’ayant qu’une seule corne au milieu du front, et qui, par sa forme et sa taille, n’aurait été qu’une espèce de chèvre grosse comme un bœuf. Deux autres historiens, non moins menteurs que Pline, lui donnaient la grosseur du rhinocéros, tandis qu’Aristote, le plus menteur de tous, lui attribuait des pieds fourchus et du poil dirigé à contre-sens. Ce n’est pas tout, Pline, après avoir inventé l’oryx, n’était pas homme à rester en si beau chemin, et, dans son livre des Animaux terrestres, il s’amuse à décrire une bête que j’ai toutes les raisons de croire fabuleuse. Il lui donne la tête d’un cerf, les pieds d’un éléphant, la queue d’un sanglier, le corps d’un cheval ; puis, lui implantant au milieu du front une seule et unique corne droite, aiguë, noire et longue de deux coudées, il dit à ce rare animal: Tu t’appelleras monoceros, unicorne ; tu seras la plus furieuse de toutes les bêtes que l’on ait jamais vues, même de mon temps.
Les successeurs de Pline ne pouvaient s’accommoder d’un animal aussi farouche ; ils acceptaient bien la forme du corps, mais la férocité du naturel, non. Voici donc ce qu’ils ont fait. Ils ont d’abord supposé à notre animal une passion bien prononcée pour la chasteté, à tel point que, pour se rendre maître de cette étonnante bête, il suffisait d’envoyer une jeune fille, dont la virginité fût incontestable, à la source où la bête venait habituellement se désaltérer. Aussitôt qu’elle apercevait la jeune vierge, elle accourait, s’arrangeait le plus commodément possible à ses pieds, puis, penchant sa tête unicornue sur les genoux de la chaste et perfide enfant, elle s’endormait du sommeil de Samson sur ceux de Dalila, et, comme lui, se laissait ainsi surprendre par les chasseurs, autres Philistins non moins empressés à mettre la main sur un monoceros, que ne l’étaient les ennemis de Samson à s’emparer du merveilleux défenseur d’Israël. Ce n’est pas tout : à quoi pouvait servir une corne droite, aiguë, noire et longue de près de trois pieds, fichée au milieu de l’os frontal, si le naturel de la bête était pacifique et doux? assurément, c’était une défense inutile, une arme de luxe, une cinquième roue à un char. Rien n’embarrasse les gens qui ont l’esprit inventif : aussi cette difficulté n’arrêta-t-elle pas longtemps les réformateurs de Pline. Cette corne unique, se dirent-ils, ne peut raisonnablement rester là, sans emploi et, puisqu’elle ne saurait, grâce à la débonnaireté de l’animal, servir à embrocher les chasseurs, faisons en sorte qu’elle purifie les eaux ; si elle ne donne pas la mort aux hommes, qu’elle leur sauve la vie. Cela valait infiniment mieux ; et ce qui fut dit fut fait. La défense du monoceros, ou de l’unicorne, ou de la licorne, fut douée, depuis ce temps, de la propriété de contrebalancer l’effet du poison. Il suffit d’en tremper l’extrémité dans le liquide empoisonné, ou même de la porter sur soi pour être préservé d’une mort certaine par le poison.
 — Pour moi, dit Torquemada, j’ai la plus grande foi en la vertu de cet antidote.
— L’Écriture sainte ayant constaté l’existence de l’unicorne ou de la licorne, je crois fermement qu’elle existe, répondit Arbuez ; quant à la vertu attribuée à sa défense, je ne vois pas qu’il en soit dit un mot dans les livres sacrés, et le doute, en ce cas-là, peut au moins nous être permis.
— Tenez, incrédule, dit le grand-inquisiteur en tirant de dessous son manteau un petit bout de corne noire, ceci est une défense de licorne : voyez et croyez.
— Mon révérend maître, dit naïvement le gros Epila, après avoir examiné avec une grande attention le merveilleux talisman, je vois bien la corne, mais je ne vois point la vertu.
— Bienheureux ceux qui ont vu, mais bienheureux aussi ceux qui croient sans avoir vu, répondit le grand inquisiteur.
— Et cette défense suffit pour détruire l’effet des poisons les plus violents? demanda Arbuez.
— Oui, certes, répondit Torquemada. Qui sait si déjà vingt fois je n’aurais pas succombé sous les atteintes du poison, sans ce précieux antidote ?
— La malice de nos ennemis, qui sont les ennemis de Dieu, est si grande ! s’exclama Pedro Arbuez. Et vous n’avez jamais essayé, continua-t-il, de faire l’épreuve de cette défense de licorne? J’entends, faire une épreuve décisive?
— Comme, grâce à la malice de mes ennemis, j’ai dû infailliblement être empoisonné, je tiens cette épreuve pour faite.
— Je la renouvellerais, insista le gros Epila, à votre place, mon révérend maître, j’avalerais une dose copieuse d’un bon poison, pour voir si la vertu de la défense de licorne est aussi réelle qu’on le dit.
— Voulez-vous, maître Epila, tenter cette épreuve sur vous-même ? Ici je suis en lieu de sûreté, et je puis vous prêter cette défense jusqu’à demain.
— Merci, mon révérend maître ; ma confiance en ce talisman n’est pas assez robuste pour que je veuille en faire l’épreuve. J’aime mieux croire qu’il a toute la vertu imaginable. Je pense qu’en cela c’est comme en matière de religion : c’est la foi qui nous sauve.
— Maintenant, maître Epila, me direz-vous quel sujet vous amène ? demanda le grand-inquisiteur du ton bourru d’un homme qui n’a pas eu le dernier mot dans une discussion.
— Ah ! c’est juste, répondit Arbuez, cette fabuleuse licorne m’avait tellement distrait, que j’allais oublier l’objet de ma visite.

Ces coupes de licorne qui auraient appartenu à Torquemada sont en corne de rhinocéros.
Francisco Aznar, Indumentaria española : documentos para su estudio, desde la época visigoda hasta nuestros dias, 1881

➕ Le voyage du père Huc

Tout au long du XIXe siècle ont circulé en Europe des rumeurs de la présence de licornes en Afrique du Sud et au Tibet. Aucun voyageur ne les a vues, mais beaucoup, comme le père Huc, en ont entendu parler et croyaient fermement à leur réalité.

Les Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Tibet et la Chine d’Evariste Huc, parus en 1850, eurent un grand retentissement et sont encore considérés comme un témoignage relativement fiable de la vie d’alors dans les régions himalayennes. Le père lazariste, une variante un peu moins intello des jésuites, y parle longuement de la licorne et en donne une description précise, même s’il admet ne pas avoir vu l’animal de ses propres yeux.

En noir, l’itinéraire du père Huc, dans l’édition anglaise de son récit de voyage.

Le quatrième jour depuis notre départ de Ghiamda, après avoir traversé sur la glace un grand lac, nous nous arrêtâmes au poste d’Atdza, petit village dont les habitants cultivent quelques lambeaux de terre, dans une petite vallée entourée de montagnes dont la cime est couronnée de houx et de pins. L’Itinéraire chinois dit, au sujet du lac qu’on rencontre avant d’arriver à Atdza: « La licorne, animal très-curieux, se trouve dans le voisinage de ce lac, qui a quarante lis de longueur. »

La licorne, qu’on a longtemps regardée comme un être fabuleux, existe réellement dans le Thibet. On la trouve souvent représentée parmi les sculptures et les peintures des temples bouddhiques. En Chine même, on la voit souvent dans les paysages qui décorent les auberges des provinces septentrionales[1]. Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d’histoire naturelle, à l’usage des enfants, où l’on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré. Les habitants d’Atdza parlaient de cet animal, sans y attacher une plus grande importance qu’aux autres espèces d’antilopes qui abondent dans leurs montagnes. Nous n’avons pas eu la bonne fortune d’apercevoir de licorne durant nos voyages dans la Haute-Asie. Mais tout ce qu’on nous en a dit, ne fait que confirmer les détails curieux que M. Klaproth a publiés sur ce sujet dans le nouveau Journal Asiatique. Nous avons pensé qu’il ne serait pas hors de propos de citer ici une note intéressante que cet orientaliste, d’une immense érudition, a ajoutée à la traduction de l’Itinéraire de Lou-Hoa-Tchou :
« La licorne du Thibet s’appelle, dans la langue de ce pays, sérou; en mongol, kéré; et en chinois, tou-kio-cheou, c’est-à-dire l’animal à une corne, ou kio-touan, corne droite. Les Mongols confondent quelquefois la licorne avec le rhinocéros, nommé en mantchou, bodi gourgou, et en sanscrit, khadga, en appelant ce dernier également kéré. »

Illustration de l’édition anglaise du journal de voyage d’Évariste Huc, 1852.

La licorne se trouve mentionnée pour la première fois, chez les Chinois, dans un de leurs ouvrages qui traite de l’histoire des deux premiers siècles de notre ère. Il y est dit que le cheval sauvage, l’argali et le kio-touan sont des animaux étrangers à la Chine, qu’ils vivent dans la Tartarie, et qu’on se servait des cornes du dernier, pour faire les arcs appelés arcs de licorne.

Les historiens chinois, mahométans et mongols, rapportent unanimement la tradition suivante, relative à un fait qui eut lieu en 1224, quand Tchinggiskhan se préparait à aller attaquer l’lndoustan. « Ce conquérant ayant soumis le Thibet, dit l’histoire mongole, se mit en marche pour pénétrer dans l’Enedkek (l’Inde). Comme il gravissait le mont Djadanaring, il vit venir à sa rencontre une bête fauve, de l’espèce appelée serou, qui n’a qu’une corne sur le sommet de la tête; cette bête se mit trois fois à genoux devant le monarque, comme pour lui témoigner son respect. Tout le monde étant étonné de cet événement, le monarque s’écria: L’empire de l’Indoustan est, à ce qu’on assure, le pays où naquirent les majestueux Bouddhas et Boddhisatvas, ainsi que les puissants Bogdas, ou princes de l’antiquité; que peut donc signifier que cette bête privée de parole me salue comme un homme? Après ces paroles, il retourna dans sa patrie. »

Quoique ce fait soit fabuleux, il ne démontre pas moins l’existence d’un animal à une seule corne dans les hautes montagnes du Thibet. Il y a aussi, dans ce pays, des lieux qui tirent leur nom du grand nombre de ces animaux, qui y vivent par troupeaux, tels que le canton de Serou-Dziong, c’est-à-dire Village de la Rive des Licornes, situé dans la partie orientale de la province de Kham, vers la frontière de la Chine.

Un manuscrit thibétain, que feu le major Latte a eu l’occasion d’examiner, appelle la licorne le tsopo à une corne. Une corne de cet animal fut envoyée à Calcutta; elle avait cinquante centimètres de longueur, et onze centimètres de circonférence; depuis la racine, elle allait en diminuant, et se terminait en pointe. Elle était presque droite, noire, et un peu aplatie des deux côtés; elle avait quinze anneaux, mais ils n’étaient proéminents que d’un côté.

Chèvre sauvage photographiée au Sikkhim. Regardez la bien, elle a deux cornes, mais on peut s’y tromper…
Photo Ravi Sangheeta, Wikimedia Commons

M. Hodgson, résident anglais dans le Népal, est enfin parvenu à se procurer une licorne, et a fixé indubitablement la question relative à l’existence de cette espèce d’antilope, appelée tchirou, dans le Thibet méridional qui confine au Népal. C’est le même mot que serou, prononcé autrement suivant les dialectes différents du nord et du midi.

La peau et la corne, envoyées à Calcutta par H. Hodgson, appartenaient à une licorne morte dans la ménagerie du Radjah du Népal. Elle avait été présentée à ce prince par le Lama de Digourtchi (Jikazze), qui l’aimait beaucoup. Les gens qui amenèrent l’animal au Népal, informèrent M. Hodgson que le tchirou se plaisait principalement dans la belle vallée ou plaine de Tingri, située dans la partie méridionale de la province thibétaine de Tsang, et qui est arrosée par l’Arroun. Pour se rendre du Népal dans cette vallée, on passe le défilé de Kouti ou Nialam. Les Népaliens appellent la vallée de l’Arroun Tingri-Meidam, de la ville de Tingri, qui s’y trouve sur la gauche de cette rivière; elle est remplie de couches de sel, autour desquelles les tchirous se rassemblent en troupeaux. On décrit ces animaux comme extrêmement farouches, quand ils sont dans l’état sauvage; ils ne se laissent approcher par personne, et s’enfuient au moindre bruit. Si on les attaque, ils résistent courageusement. Le mâle et la femelle ont en général la même apparence.

La forme du tchirou est gracieuse, comme celle de tous les autres antilopes; il a aussi les yeux incomparables des animaux de cette espèce. Sa couleur est rougeâtre, comme celle du faon, à la partie supérieure du corps, et blanche à l’inférieure. Ses caractères distinctifs sont: d’abord une corne noire, longue et pointue, ayant trois légères courbures, avec des anneaux circulaires vers la base; ces anneaux sont plus saillants sur le devant que sur le derrière de la corne; puis deux touffes de crin qui sortent du côté extérieur de chaque narine; beaucoup de soie entoure le nez et la bouche, et donne à la tête de l’animal une apparence lourde. Le poil du tchirou est dur, et paraît creux comme celui de tous les animaux qui habitent au bord de l’Himalaya, et que M. Hodgson a eu l’occasion d’examiner. Ce poil a environ cinq centimètres de longueur; il est si touffu, qu’il présente au toucher comme une masse solide. Au-dessous du poil, le corps du tchirou est couvert d’un duvet très-fin et doux, comme presque tous les quadrupèdes qui habitent les hautes régions des monts Himalaya, et spécialement comme les chèvres dites de Kachemir. Le docteur Abel a proposé de donner au tchirou le nom systématique d’antilope Hodgsonii, d’après celui du savant qui a mis son existence hors de doute[2].

Statuette de Qilin chinoise, circa 1840. Au XIXe siècle, les Qilins ressemblent de moins en moins à des dragons, de plus en plus à des chèvres.

[1] Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d’histoire naturelle, à l’usage des enfants, où l’on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré.
[2] L’antilope-licorne du Thibet est probablement l’oryx-capra des anciens. On le trouve encore dans les déserts de la haute-Nubie, où on le nomme ariel. La licorne, en hébreu réem et en grec monoceros, telle qu’elle est représentée dans la Bible et dans Pline le naturaliste, ne peut être identifiée avec l’oryx-capra. La licorne des livres saints parait être un pachyderme d’une force prodigieuse et d’une épouvantable férocité. Au rapport des voyageurs, elle existe dans l’Afrique centrale, et les Arabes lui donnent le nom de Aboukarn.

➕ Le lion, la licorne, les russes et les juifs

Du XVIIe au XIXe siècle, le lion et la licorne ont mené une double vie. Pour tout le monde occidental, leur couple héraldique était le symbole de l’Empire britannique. En Europe orientale et en Russie, où nul blason ne les séparait, ils hésitaient entre danse et lutte.

Statère d’argent de Crésus, Vie siècle av. J.C..
Oriental Institute of Chicago, photo Anna R. Ressman.

La comptine anglaise du lion et de la licorne qui se battent pour la couronne, dont nous n’avons pas trace avant le XVIIIe siècle, n’illustre peut-être que la rivalité entre l’Angleterre et l’Écosse. Il est aussi possible qu’elle remonte un peu plus loin, les traditions orales populaires n’ayant pas toujours laissé de traces écrites, et on est alors tenté de la rapprocher d’un texte russe, le Livre de la colombe, compilé à la fin du Moyen Âge à partir de textes plus anciens. Mêlant folklore russe, parfois d’origine orientale, et mystique chrétienne, ce texte débute par un récit de la création du monde plus proche des Védas que des Évangiles. Dans certaines versions, le dernier épisode est un combat pour le trône animal entre le lion et l’indrik unicorne. L’indrik, qui vit sous terre, est l’ancêtre et le roi des animaux, mais le jeune et puissant lion remporte le combat et lui prend la couronne. La scène est censée illustrer la vérité du Christ l’emportant sur l’injustice, et la licorne chthonienne a donc ici, comme souvent dans la tradition slave, une assez mauvaise image.
Le lion et la licorne étaient aussi, avec le dragon, parmi les animaux les plus souvent représentés dès le Moyen Âge sur les manuscrits juifs ashkénazes, sans qu’ils y aient vraiment de signification particulière.

Marginales d‘un Machzor, livre de prières pour les fêtes juives, Allemagne, 1614.
British Library, ms Harley 5794, fol 31r

L’idée d’une cohabitation parfois difficile entre ces animaux était donc déjà bien installée dans les mondes slave et ashkénaze lorsque Ivan le terrible devint tsar en 1547. Pour ses armes et son sceau, le prince hésita longtemps entre l’aigle bicéphale, d’origine byzantine, et le couple de la licorne et du lion, au look héraldique plus occidental. Les trois animaux figurent sur le dossier de son trône d’ivoire, en fait plaqué ivoire, réalisé en 1553 ; l’aigle bicéphale est au centre, la licorne et le lion sur les côtés comme des supports de blason.

Réplique du trône d’ivoire d’Ivan le Terrible, vers 1553. Musée d’Alexandrov.
Photo Shakko, Wikimedia Commons

C’était  sans doute un peu trop. Ivan et ses successeurs  délaissèrent peu à peu le lion et la licorne, surtout après qu’ils étaient devenus, au XVIIe siècle, les emblèmes de la Grande-Bretagne. Le pli était cependant pris, et leur image réapparait de temps à autre sur des décors officiels, et très fréquemment dans l’art populaire. On les retrouve jusqu’à la révolution sur des encriers, des boucles de ceinture, des plats ciselés ou peints, des toiles tissées ou brodées, et bien sûr dans le permogorsk, la peinture sur bois traditionnelle de meubles, de portes et parfois de murs.

Le modèle passa aussi dans l’art juif, profane et religieux, devenant un motif classique de la peinture des synagogues, et apparaissant aussi sur les boucliers et couronnes de la Torah, ou sur les tombes, quoique moins fréquemment que le couple de deux lions affrontés. Certains voyaient dans le lion la tribu de Juda et dans la licorne les dix tribus perdues d’Israël – encore elles, elles ont beau être perdues, on n’arrête pas de les croiser en cherchant la licorne.

Les plus belles synagogues de bois d’Europe orientale étaient celles de Chodorov (Khodoriv) et de Gwozdziec (Hvizdets), aujourd’hui en Ukraine. Elles furent construites dans les années 1650, et leurs plafonds peints au début du XVIIIe siècle, celui de Chodorov par un peintre du nom d’Israël Lissnicki, qui devait être suffisamment fier de son travail pour le signer, ce qui était alors inhabituel. Les deux synagogues furent détruites par les nazis en 1941, mais des reproductions intégrales de leurs plafonds se trouvent à Tel Aviv, au musée de la maison de la Diaspora (Beth Hatefutsoth) pour la première, à Varsovie au musée de l’histoire des juifs de Pologne pour la seconde. Les images les plus souvent reproduites de ces deux plafonds sont celles du couple du lion et de la licorne, et beaucoup pensent, à tort, que ce motif était spécifiquement juif.

Il est d’ailleurs surprenant (enfin, pas tant que cela, mais c’est une autre histoire) que les rares articles traitant du couple lion et licorne en Europe orientale ne s’intéressent qu’à l’art juif quand ils sont rédigés par des juifs, ou qu’à l’art russe quand ils sont rédigés par des russes, alors qu’il est bien difficile ici de distinguer l’un de l’autre. Certes, les usages décoratifs qui en étaient faits sont un peu différents, mais on retrouve sur la même période, en gros du début du XVIIe à la fin du XIXe siècle, le même modèle iconographique exploité avec les mêmes techniques, parfois sans doute par les mêmes artistes. S’il n’y a pas un indice, une couronne impériale ou un chandelier dans un coin, il est impossible en voyant une photo de peinture sur bois, dans les tons jaunes, verts, orangés et rouges, représentant un lion et une licorne face à face, dressés sur leurs pattes arrière, de dire s’il s’agit d’un coffre de mariage russe ou du plafond d’une synagogue ashkénaze.

À la fin du XIXe siècle, dans le Nord  de la Russie, des paysans riches faisaient entièrement peindre leurs maisons de bois, avec des motifs souvent identiques à ceux utilisés depuis le XVIIe siècle sur les tapisseries et les meubles. Un photographe russe, Nikolai Telegin, a ces dernières années pris des clichés de nombre de ces maisons rurales, qui risquaient pour certaines d’être détruites pour devenir du bois de chauffage – et je le remercie au passage pour son aide sur ce petit chapitre. Dans la région d’Arkhangelsk, une famille d’artistes, les Petrovskie, avait fait du couple du lion et de la licorne leur signature, leur marque, et c’est eux qui ont peint, les quelques maisons dont vous voyez ici les images.

En 2010 a été terminée la reconstruction, à partir des plans d’origine du XVIIe siècle, du palais de bois du tsar Alexis, à Kolomenskoye, dans la banlieue de Moscou. Un lion et une licorne ornent le plafond du pavillon d’entrée, mais j’avoue ne pas savoir si le motif pictural était précisé sur les plans, ce qui est tout à fait possible, ou s’il s’agit d’une initiative des restaurateurs.

Palais du tsar Alexis, à Kolomenskoye
Photo Sasa 4250, Wikimedia Commons

Comme des supports héraldiques qui n’ont plus de blason pour les séparer et sur lequel reposer leurs pattes avant, le lion et la licorne slaves ou juifs se font face. Dressés sur leurs pattes arrières. Ils semblent parfois danser, parfois combattre, selon l’idée que l’artiste se faisait de leurs relations.
Dans ces images de danse ou de lutte, le lion semble parfois tenter de mordre la corne de la licorne, à moins que celle-ci ne cherche à transpercer la gorge de son rival. Aucune légende, aucune tradition connue n’explique ce comportement, dont on ne sait s’il est agressif, ludique ou même vaguement érotique. On pourrait y voir un clin d’œil, une sorte de gag récurent, si cela ne se produisait que sur des objets quotidiens comme les coffres ou les portes des armoires russes, mais la scène apparaît aussi dans un contexte plus solennel, notamment sur des tombes juives. Si quelqu’un a des éléments d’explication, cela m’intéresse !

➕ Les licornes de Paris

Du musée de Cluny à l’atelier de Gustave Moreau, en passant par le Louvre, de Saint-Étienne du Mont à Saint-Jean de Montmartre en passant par Notre Dame, un petit tour des licornes à voir à Paris.

Imaginez des nuées d’oiseaux multicolores nichées parmi les gargouilles de Notre-Dame ; imaginez que, sur les Champs-Élysées, le feuillage des arbres diffuse à la nuit une douce lumière mordorée ; imaginez des sirènes dans la Seine ; imaginez une ondine pour chaque fontaine, une dryade pour chaque square ; imaginez des saules rieurs qui s’esclaffent ; imaginez des chats ailés, un rien pédants, discutant philosophie ; imaginez le bois de Vincennes peuplé de farfadets sous les dolmens ; imaginez, au comptoir des bistrots, des gnomes en bras de chemise, la casquette de guingois et le mégot sur l’oreille ; imaginez la tour Eiffel bâtie dans un bois blanc qui chante à la lune ; imaginez de minuscules dragons bigarrés chassant les insectes au ras des pelouses du Luxembourg et happant au vol les cristaux de soufre que leur jettent les enfants ; imaginez des chênes centenaires, et sages, et bavards ; imaginez une licorne dans le parc des Buttes-Chaumont.

— Pierre Pevel, Le Paris des Merveilles.

Les blanches licornes des six tapisseries de millefleurs rouges ne sont pas seules au musée de Cluny. Sur la toute dernière des douze tentures de la vie de Saint Étienne, une licorne est au premier rang des animaux sauvages veillant le corps du martyr. Une aquamanile allemande du XIVe siècle, en alliage de cuivre et forme de licorne, attire l’œil dans l’une des premières salles. Une vierge passe une corde au cou d’une licorne sur un petit retable italien en verre églomisé, c’est à dire peint à la feuille d’or, de la fin du Moyen Âge.

Même si l’objet n’est plus si rare, il faut bien sûr citer aussi la corne de licorne, ou plutôt la défense de narval, probablement celle qui, jusqu’à la révolution, se trouvait dans le trésor des rois de France à l’abbaye de Saint Denis. Elle fut longtemps exposée avec les tapisseries de la Dame à la licorne, puis dans les thermes romains. À en croire le site du musée, elle ne serait plus visible aujourd’hui, ce qui me surprend un peu et qui serait dommage – à vérifier à la réouverture du musée, début 2022.

L’arche de Noé
Vitrail de l’église Saint-Étienne du Mont, à Paris, XVIe-XIXe siècle.

Tout près de là, sur les vitraux de l’église Saint-Étienne du Mont, derrière le Panthéon, la licorne ne fait pas partie du petit groupe de bêtes sauvages réunis autour du corps du martyr, mais elle est présente dans l’Arche de Noé ; pour l’admirer, il vous faudra demander à accéder à la chapelle de la Communion, en arrière de l’église elle-même, ce qui ne pose habituellement aucun problème.

Redescendez ensuite vers Saint-Germain, entrez dans « l’hôtel », 13 rue des Beaux-Arts, et regardez en l’air, vous aurez une petite idée de ce que c’est qu’être une licorne. 

Paolo Uccello, détail de La bataille de San Romano, la contre-attaque de Michelotto da Cotignola, circa 1455, Musée du Louvre.

Curieusement, le musée du Louvre est relativement pauvre en licornes, du moins en licornes de premier plan. Je n’y connais qu’un seul tableau avec une licorne, et elle y est assez discrète, sur l’étendard du condottiere Micheletto da Cotignola, durant la dernière scène de la bataille de San Romano – cet étendard n’apparaît ni sur la première scène, qui se trouve à Londres à la National Gallery, ni sur la deuxième à Florence, à la Galerie des Offices.

Une vaste série d’objets – assiettes, coupes, plaquettes, revers de miroirs – en porcelaine émaillée des XVIe et XVIIe siècles sont exposés dans le département des objets d’art. Leurs couleurs vives, leurs reliefs arrondis, choquent le goût d’aujourd’hui, et le visiteur plus soucieux de plaisir esthétique que d’histoire ne daigne pas toujours leur accorder un regard. Qui le fait constatera cependant que les scènes de l’embarquement dans l’arche ou d’Orphée charmant les animaux y sont fréquemment représentées et que, seule de toutes les créatures issues de l’imaginaire antique ou médiéval, la licorne y figure régulièrement.

La belle médaille de Pisanello en l’honneur de Cécila Gonzaga est aussi au Louvre, mais quand j’y suis passé, c’était son avers, sans licorne, qui était visible. Je ne crois pas non plus que soit exposé le curieux dessin de léonard de Vinci, l’Allégorie au miroir solaire – allégorie d’on ne sait pas trop quoi d’ailleurs, les deux hypothèses qui tiennent la corde étant la transmutation alchimique (comme d’habitude) et la sodomie (c’est plus original). Vous risquez de ne pas voir la licorne sur la tapisserie flamande de La Chasse à l’éléphant, regardez bien, à l’arrière-plan, à gauche. Sur une feuille d’un très beau manuscrit enluminé de l’Histoire ancienne jusqu’à César, César s’apprête à franchir le Rubicon sur un cheval blanc caparaçonné dont le chanfrein est armé d’une petite corne métallique et spiralée qui en fait presque une licorne.

Les licornes du Louvre les plus connues, les seules dont vous avez peut-être un jour entendu parler, sont des sculptures. Les plus anciennes sont une fine statuette de l’âge du fer, trouvée en Iran, représentant un quadrupède unicorne portant deux vases sur son dos, et un sceau de Bactriane où l’on voit, si l’on en croit la notice, « la déesse de l’eau assise sur un lion a tête de serpent-dragon unicorne ». La bête unicorne fait face au griffon sur la plaque d’ivoire sculptée dite « du paradis terrestre », qui date sans doute du IXe siècle.

Plus récente, sur le tombeau sculpté de Renée d’Orléans-Longueville, morte en 1515 à l’âge de sept ans, une petite licorne de marbre portant les armes familiales symbolise la pureté de la jeune fille. D’autres licornes héraldiques ornent les côtés de l’enfeu.

Dans le Marais, Le Musée de la chasse et de la nature, à Paris, est un lieu curieux, tout à la fois musée des plus classiques et réflexion ironique sur les pratiques muséographiques. La petite salle consacrée à la licorne se présente comme un cabinet de curiosités, où l’on trouve corne, mais aussi fumées (crottes), empreintes et statuettes de licorne, ainsi que quelques autres classiques des chambres des merveilles, bezoard et mandragore. Si par malheur la défense de narval de Cluny n’est vraiment plus visible, il y en a une autre là-bas. Il y en a aussi une dans un bureau à l’Élysée, et dans quelques salons privés qui ne sont pas plus accessibles.

Le cabinet de la licorne au Musée de la chasse et de la nature, à Paris.
Chez un antiquaire parisien. C’est un peu cher pour moi, mais si cela vous intéresse, écrivez-moi, je vous donne l’adresse.

Les chimères unicornes de Notre Dame dessinées par Viollet-le-Duc ? J’ai cru comprendre qu’elles n’avaient pas été trop abimées par l’incendie, j’irai voir quand on le pourra. Pour plus de détails, il vous faudra acheter mon livre, où tout un chapitre est consacré au bestiaire de pierre.

Une photo des années 1880, peu après la restauration de la cathédrale. Chimères et gargouilles de Notre Dame, insensibles au feu comme il convient à des créatures diaboliques, ont presque toutes survécu à l’incendie d’avril 2019.
Cornell University Library, collection Andrew Dickson White.

Bien des licornes héraldiques passent et rampent sur les frontons et les salons des immeubles parisiens. Je n’en citerai qu’un, l’hôtel Lambert, sur l’Île Saint-Louis. Le salon des bains était décoré de fresques marines sur lesquelles apparaissait le capricorne unicorne, licorne marinée en langue héraldique, du blason des Lambert de Thorigny. Ce salon a été détruit par un incendie en 2013, mais il reste, sur le fronton de l’immeuble, le blason des Czartoryski, qui avaient acheté l’hôtel au XIXe siècle, supporté lui par deux licornes issantes, dont on ne voit que la tête et les membres antérieurs, et que l’on peut donc aussi imaginer marinées.

Je ne crois pas qu’il y ait de licornes à l’hôtel de ville de Paris, mais il y en avait quelques unes dans l’Église Saint-Jean-en-Grève, qui fut détruite en 1800 pour permettre son agrandissement. Elles ornaient la pierre tombale et l’épitaphe de Jacques Guillemeau, ami et successeur d’Ambroise Paré dans la charge de chirurgien du roi. J’ignore si la licorne était depuis longtemps sur les armes familiales, où si son adoption par Jacques Guillemeau était un clin d’œil à son maître, dont il avait traduit les œuvres, parmi lesquelles le discours de la licorne, en latin.

Bien loin de tout cela, derrière l’église de la Trinité, la maison de famille qui servait d’atelier à Gustave Moreau est sans doute mon musée parisien préféré. Les licornes y sont partout sur les tableaux éponymes, mais aussi sur toutes les versions du Poète persan et sur bien des dessins et études que vous pouvez feuilleter dans de longs tiroirs, plus ou moins bien classés par périodes et par thèmes.

Quelques pas de plus vers le Nord et vous arriverez à l’Église Saint-Jean de Montmartre, la première église en béton armé de France, construite dans les années 1900. Ses vitraux, dessinés par Jac Galland, sont bien plus récents que ceux de Saint-Étienne du Mont, et la représentation d’un cavalier de l’apocalypse aux côtés d’une blanche cavale à la corne dorée assez peu académique, mais impressionnante.

Les parisiens ont donc quelques licornes mais, surtout, ils croient aux licornes, ou du moins y croyaient-ils à la veille de la révolution, à en croire Louis Sébastien Mercier dans son célèbre Tableau de Paris : « J’ai vu d’honnêtes bourgeois, d’ailleurs instruits des pièces de théâtre et bons Raciniens, qui d’après les estampes et les statues croyaient fermement à l’existence des sirènes, des sphinx, des licornes et du phénix ; ils me disaient “nous avons vu dans un cabinet des cornes de licornes”. Il a fallu leur apprendre que c’était la dépouille d’un poisson de mer; et c’est ainsi qu’il faut aux Parisiens, non leur donner de l’esprit, mais leur désenseigner la sottise, comme dit Montaigne ».