On trouve dans bien des villes de France, mais aussi d’Angleterre et d’Allemagne, des auberges de la licorne. Il y en avait une à Paris, dans la rue de la licorne qui fut détruite sous le Second Empire.
« Vers la fin du quinzième siècle, on montra dans celte rue une licorne ou unicorne venue d’Afrique. Bourgeois et manants de Paris la regardaient alors comme un animal fabuleux. Toute la cité fui eu émoi. À l’une des extrémités de la rue, une taverne fameuse profitant de la vogue arbora pour enseigne une licorne, dont la corne unique était dorée. Elle était fréquentée par les filles de joie de la rue du Val d’Amour et les soudards; elle donna le nom de son enseigne à la rue.[1]»
« La rue de la licorne était, dans la Cité, presque entièrement habitée au XVe siècle par des pâtissiers, des gaufriers et des oblayers[2]. Elle était dans le voisinage des rues de la Calandre, des Marmouzets, de Perpignan et formait avec elles le quartier dit du Val d’Amour. Elle touchait de près à la rue aux Fèves de fameuse mémoire dont le cabaret à l’enseigne du Lapin blanc a été illustré par Eugène Sue, et comme cette rue elle abritait dans ces derniers temps des établissements de consommation fréquentés par des femmes de mauvaise vie, des repris de justice et les agents de la sûreté[3] ».
Si l’on en croit Théophile Gautier, l’auberge de la licorne était encore là, ou de nouveau là, dans les années 1810, quand se déroule l’action de son roman, Les deux étoiles : « Voilà donc notre héros à la tête de onze mille six cents livres en bons écus d’or bien trébuchants et bien luisants au soleil. Nanti de ce trésor, Henry Maingot s’achemina vers les endroits de réunion des clercs de la Basoche. Ces lieux de réunion étaient alors les cabarets de la Cornemuse et du Puits-qui-Parle, rue de la Harpe ; de la Tour-d’Argent et des Trois-Marteaux, rue Saint-Jacques ; de la Licorne, dans la rue du même nom ; de la Croix-de-Lorraine, dans la rue des Cordeliers ; du Bourdon-d’Or, sur la place Cambrai. Dès son entrée dans chacun de ces cabarets, les fourneaux s’allument, les tables se dressent, les bouteilles s’alignent, les gobelets se choquent[4] ».
Comme nombre des étroites rues du centre de la capitale, la rue de la licorne abritait à l’occasion une activité assez populaire dans le Paris du XIXe siècle, la construction de barricades. En 1832, « Le 6 juin, vers dix heures du matin, des mauvais sujets s’étaient réunis à des étrangers au quartier. Déjà, plusieurs barricades avaient été élevées dans les rues de la Licorne, de la Calandre et de la Juiverie. Ces retranchements pouvaient protéger tous les rebelles de la rive gauche de la Seine, inquiéter les troupes bivouaquées sur les ponts et les quais et leur devenir très funestes. Cette organisation, dans un quartier dénué de troupes, était d’autant plus alarmante pour les habitants paisibles, qu’ils avaient tout à redouter de ces forcenés[5].»
Sous le Second Empire, en 1865, la rue de la licorne fut détruite pour permettre l’assainissement du centre de Paris et l’agrandissement de l’Hôtel Dieu, et peut-être aussi parce qu’elle se prêtait trop bien aux sorties nocturnes et aux activités révolutionnaires.
Bien d’autres villes avaient leur rue et leur taverne de la licorne, et ce aussi bien en France qu’en Allemagne ou en Angleterre. Dans son journal de voyage, Michel de Montaigne notait déjà, à la date du 27 septembre 1580, à propos de Remiremont : « belle petite ville & bon logis à la licorne ; car toutes les villes de Lorrene ont les hostelleries autant commodes & le tretement aussi bon qu’en nul endroit de France ».
Au XIXe siècle, lorsque le prolifique Ponson du Terrail, l’auteur de Rocambole, qui écrivait un peu vite et ne prenait pas toujours le temps de la recherche documentaire, avait besoin d’un nom de brick ou de frégate, mais aussi d’auberge ou de taverne, la licorne faisait souvent l’affaire. On trouve donc une brasserie de la licorne dans L’héritage du comédien, une auberge de la licorne dans La juive du Château-Trompette, une hôtellerie de la licorne dans Le capitaine des pénitents noirs et, parce qu’il faut quand même varier un peu, une auberge de la licorne d’or dans Le pacte de sang et Les spadassins de l’opéra, une hôtellerie de la licorne d’argent « que ne fréquentaient point les gentilshommes » dans La jeunesse du roi Henri, devenue de la licorne blanche dans Les amours d’Henri IV.
Tavernes, auberges et hôtels de la licorne sont toujours nombreux, mais ils sont parfois assez récents, même et surtout quand ils prennent l’air ancien. Promenez-vous dans Provins, Troyes, Brantôme, Carcassonne ou toute autre cité faisant commerce de son caractère médiéval, authentique ou non, et vous avez de bonnes chances de déjeuner à l’auberge de la licorne. C’est là une autre connotation, récente et en partie usurpée, de la blanche bête, devenue une sorte d’icône touristique du Moyen Âge. 893 entreprises françaises ont pour nom licorne ou la licorne, mais si elles sont présentes dans tous les secteurs d’activité, les hôtels, restaurants et auberges sont les plus nombreux – avec les assurances, la licorne ne protégeant pas que contre le poison.
L’Auberge de la licorne était aussi une série télévisée des années soixante, sans doute très mauvaise puisqu’il est difficile d’en trouver le moindre résumé, la moindre critique – la seule chose qui semble avoir mérité d’être sauvée est la musique du générique, qui traîne encore ici et là, et quelques images où l’on voit une curieuse licorne de bois servir d’enseigne à une auberge située sur la frontière franco-allemande. C’est aussi la référence médiévale, et la popularité du roman de Peter Beagle outre-Rhin, qui a valu à Michael Robert Rhein, le chanteur de l’excellent groupe de folk-metal allemand In Extremo (je suis fan) son surnom de dernière licorne.
Moins nombreux, quelques-uns des cafés et bars de la licorne surfent plus sur les arcs-en-ciel et l’unicorn food que sur l’histoire et les vieilles pierres. C’est le cas des Unicorn Café, surtout asiatiques mais aussi présents en Amérique ; le plus connu est celui de Bangkok, dont je me suis laissé dire que ce n’était guère qu’un piège à touristes. À Miami, l’Unicorn Factory est un instagram playground où vous pouvez vous photographier entouré de licornes pastel slalomant entre les étoiles, les fleurs, les cascades et les arcs-en-ciel.
[1] Amédiée de Ponthieu, Légendes du vieux Paris, 1869.
[2] Pâtissiers fabriquant des oublies.
[3] Le Journal des débats, 27 octobre 1881.
[4] Théophile Gautier, Les deux étoiles, 1848.
[5] Maurice Barthélémy, Vie et aventures de Vidocq, 1858