➕ Une aventure dans le Népaul

Récit de Guy d’Armen  paru dans L’Intrépide, 7 décembre 1930

Je venais de passer trois années à Pondichéry, commença Jacques Hardant. J’occupais là les fonctions de consul il y a une vingtaine d’années. J’avais droit à un congé de six mois comme il est d’usage, mais je ne tenais nullement à le passer tout entier en France. L’Inde avait en effet pour moi des charmes incomparables et je voulais profiter de ma liberté pour visiter le Népaul que je ne connaissais pas encore. À cette époque, le résident était M. Smith, un aimable gentleman que j’avais connu sur un paquebot et qui m’avait invité plusieurs fois à venir le voir. Je l’informai de ma visite par télégramme et, deux jours après, j’arrivais au palais d’été de la résidence qui se trouve dans la vallée de l’Arroun. Curieux pays que celui qu’arrose l’Arroun. Il y a là des couches de sel autour desquelles se rassemblent les ruminants de toutes sortes.
Je pensai tout de suite qu’il serait possible de satisfaire mes goûts de chasseur. Aussi ce fut une des premières questions que je posai à mon hôte.
– Vous pourrez chasser à peu près tous les fauves connus, me dit Smith. Vous trouverez même des antilopes qui passent pour légendaires.
– Comment, légendaires ? interrogeai-je.
– Mais oui, vous rencontrerez des licornes.
J’avoue que cette assertion m’étonna fort. Je connaissais la forme attribuée par la légende aux licornes, mais je ne pensais pas que l’animal pût exister réellement. Mon étonnement amusa fort mon hôte.
-Vous avez pu remarquer, me dit-il, qu’on voit souvent des sculptures représentant cet animal dans tous les temples bouddhiques. Si vous allez dans la vallée supérieure de l ‘Arroun, vous y verrez des indigènes qui vous parleront de la licorne, qu’ils appellent tchirou. C’est une antilope de couleur rougeâtre à la partie supérieure et blanche à la partie inférieure.. Elle possède une corne noire longue et pointue plantée au milieu du front ; en outre, deux touffes de crin sortent du côté extérieur de chaque narine. Le poil est dur et paraît creux comme celui de tous les animaux qui habitent au nord de l’Himalaya. Je crois, d’ailleurs qu’on trouve la licorne ailleurs que dans le Népaul, puisque des voyageurs ont signalé son existence dans la Haute-Nubie et dans l’Afrique centrale. En tout cas, si celle bête n’a pas la férocité que lui attribuent les Arabes, elle est dangereuse quand elle est blessée. Vous pourrez la chasser si vous voulez, mais – soyez prudent. D’abord, elle est extrêmement farouche et s’enfuit au moindre bruit; ensuite, elle résiste très courageusement.

Cette chasse me tentait. Je savais fort bien que l’existence de la licorne était niée par pas mal de naturalistes français et il me plaisait assez de leur prouver qu’ils étaient dans l’erreur.
Je déjeunai donc de fort bon appétit et je me mis en route. Je m’engageai d’abord dans un labyrinthe allant tantôt à droite, tantôt à gauche. Parfois, j’étais obligé de revenir sur mes pas pour éviter des gouffres ou contourner des pics qui me paraissaient inaccessibles. Mais je trouvai bientôt l’Arroun dont les bords m’offraient un chemin très praticable. La végétation était d’ailleurs absolument différente de celle qu’on rencontre dans le Népaul en général ; il y avait surtout des pins de toutes tailles comme on en trouve dans les contreforts de l’Himalaya. En hiver, il m’eût été impossible de circuler dans cette région par suite de la chute des neiges, mais nous étions au cœur de l’été, de sorte que je n’avais rien à craindre des avalanches. Je trouvai bientôt un petit plateau où s’élevait un obo, sorte de monument bouddhique en pierres amoncelées surmontées de banderoles et d’ossements. Je jugeai que c’était un excellent poste pour me mettre à l’affût. Il y avait, en effet, à une trentaine de mètres de moi, des couches de sel gemme, et Smith m’avait dit que les tchirous avaient l’habitude de se rassembler autour de ces couches pour lécher le sel. Je me dissimulai donc sons la voûte de l’obo et j’attendis. Il vint de multiples animaux qui léchèrent consciencieusement le sel, mais je ne tirai point. J’étais décidé en effet à ne faire parler la poudre que lorsque je verrais une licorne.
Au bout de deux heures d’attente, je vis un premier animal qui qui me parut répondre au signalement donné par le résident. Il était bien de couleur rougeâtre et il possédait une longue corne pointue au milieu du front. J’observai que cette corne avait trois légères courbures et un certain nombre d’anneaux circulaires à la base. Tout cela concordait bien avec les sculptures que j’avais eu l’occasion de voir dans les temples bouddhiques. Je restai un instant à contempler cet animal qui léchait le sel. Il fut d’ailleurs rejoint par un autre de même apparence mais un peu plus petit. Je pensai aussitôt que c’était la femelle. Les deux animaux paraissaient lécher le sel gemme avec une visible satisfaction. Je retenais ma respiration pour ne pas les effrayer ; je me rendis d’ailleurs bientôt compte que ma présence n’avait pas été soupçonnée.
Avec des précautions infinies, je passai le canon de ma carabine entre deux pierres et je visai longuement l’une des licornes. J’avais des chevrotines et ne doutai pas un seul instant que l’animal ne fût foudroyé.

Je pressai la détente et une détonation, longuement répercutée par les échos environnants, retentit. L’animal roula par terre pendant que son compagnon s’enfuyait à une vitesse prodigieuse. Je n’avais pas songé à doubler pour tuer ce dernier. Tout à la joie de ce que je croyais une réussite inespérée, je courus vers  ma victime qui se débattait par terre.
Au moment où j’arrivai, la licorne se dressa avec une incroyable souplesse : elle était moins gravement atteinte que je n’aurai cru. Elle me présenta sa longue corne pointue avec la même attitude que les chèvres sauvages. Mais je puis assurer qu’il semblait y avoir singulièrement plus d’énergie dans le geste de la licorne. Aussi je n’hésitai pas : je brandis ma carabine et j’en assenai un coup violent qui manqua malheureusement sa destination. La licorne avait en effet fait un bond de côté et la crosse de ma carabine était entrée en contact avec le sol. Il y eut ·un craquement sec et je constatai avec dépit que la crosse venait de se briser : ma carabine de Purdey­O’Moore, à laquelle je tenais tant, était maintenant hors d’état de me servir.
Je n’avais plus que mon poignard qui, fort heureusement, n’avait pas quitté ma ceinture.
Alors s’engagea le duel le plus singulier que l’imagination humaine puisse concevoir. Nous luttions à armes égales, moi avec mon poignard, et la licorne avec sa longue corne pointue, mais l’animal était, malgré sa blessure, singulièrement plus agile que moi. La bête cherchait manifestement à m’atteindre à la poitrine et elle faisait des bonds désordonnés dans ·ce but. J’esquivai de mon mieux ces attaques, tantôt en sautant brusquement de côté, tantôt en parant avec mon poignard. Deux ou trois fois la pointe de mon arme avait rencontré le crâne dur de la licorne, mais sans autre résultat que de l’exaspérer davantage. Je vis que, dans cette lutte, je finirais par avoir le dessous. Alors, je battis en retraite dans la direction de l’obo tout en me garant des coups de corne. Je réussis ma manœuvre au bout de quelques minutes non sans avoir été atteint au côté droit. Tout en me défendant, j’amoncelais devant moi une certaine quantité de pierres que je poussais avec mon pied chaque fois que j’en avais le loisir. Je pus ainsi boucher l’entrée de la voûte de l’obo. Certes, je n’avais pas bouché cette entrée complètement, mais il y avait suffisamment de pierres pour gêner les attaques de l’animal. Je me trouvais dans une meilleure position que précédemment, mais le tchirou continuait ses attaques de plus belle. Je l’avais cependant atteint légèrement au défaut de l’épaule et cette blessure l’avait rendu prudent.
Tout à coup, je poussai une exclamation de terreur. Le second tchirou arrivait à toute allure pour porter secours à son compagnon. Je pensai qu’il avait dû s’enfuir à peu de distance et revenir quand il avait entendu les cris de l’autre licorne. Cette fois, ma situation devenait singulièrement plus défavorable. Le nouveau venu pouvait en effet m’attaquer par une autre issue que celle de l ‘entrée. Il y avait derrière moi une seconde petite passe un peu plus étroite que la première, par laquelle mon nouvel ennemi pouvait s’introduire. Il n’y manqua d’ailleurs pas. Affolé, je pris des pierres et je commençai un bombardement en règle. Je réussis à obtenir un certain répit que je mis à profit pour examiner rapidement les moyens que j’avais de m’en tirer. Les deux licornes ne paraissaient nullement décidées à s’enfuir. Je compris alors l’origine de leur réputation de courage. Ces deux maudits animaux se jetaient avec une furie extraordinaire dans ma direction chaque fois qu’ils estimaient avoir quelque chance de m’atteindre. Je constatai avec dépit que le jet de pierres ne produisait aucun résultat, car les deux tchirous évitaient avec adresse mes lourds projectiles. Je crois que j’eus l’impression à ce moment que je ne m’en tirerais pas sans une blessure sérieuse. Au moment où je m’y attendais le moins, l’un des tchirous sauta avec agilité sur le rebord du mur en pierres sèches et bondit sur moi. J’eus la sensation d’un coup de poignard et je m’évanouis …

Quand je me réveillai, j’étais couché dans une chambre de la résidence. Je vis tout de suite le visage angoissé de Smith et celui du médecin .
– Il l’a échappé belle, dit ce dernier … Pas de fièvre, c’est la preuve que notre sérum antitétanique a fait son effet.
Je devinai alors qu’on m’avait fait une piqûre de sérum à cause de la blessure faite par la corne. Je sentais, d’ailleurs, une affreuse brûlure au côté droit. Je me rappelais confusément ce qui m’était arrivé.
Le lendemain, quand.je fus un peu mieux, j’interrogeai mon hôte pour savoir les conditions dans lesquelles on m’avait découvert.
– Lorsque vint la nuit, me dit le résident, je commençai à être inquiet car je savais que vous deviez rentrer avant le crépuscule en raison des dangers qu’offre la circulation dans ‘obscurité. Je me suis tout d’abord dit que vous aviez dû rouler dans un gouffre comme il en existe tout le long de la vallée de l’Arroun. Cette hypothèse était plausible, car cet accident est arrivé plusieurs fois à des imprudents que la chasse avait entraînés. Je me mis donc en route avec une escorte composée d’une trentaine de Gourkas bien armés. Nous avions ensuite convenu d’emmener un certain nombre de chiens du pays doués d’un flair remarquable. Cette précaution était absolument indispensable pour orienter nos recherches. Nous savions fort bien quel chemin vous aviez suivi, tout au moins au début. Les chiens pouvaient donc sentir votre trace et nous guider dans la mesure de leurs moyens. D’autre part, je n’ignorais pas que vous aviez l’intention de chasser des licornes. Cela m’indiquait que vous aviez dû vraisemblablement prendre un poste d’affût à proximité d’un endroit où il existait du sel gemme apparent. Je dois vous dire que nous passâmes d’abord un certain temps dans une première région de la vallée où il existait précisément des couches de sel gemme. Les chiens furetèrent partout, mais ils ne trouvèrent rien . Nous trouvâmes alors une autre trace que les chiens suivirent avec insistance. Tout à coup, un de mes Gourkas s’écria : ” Voilà des traces de sang !”. Je m ‘approchai et je vis qu’effectivement il y avait une large tramée de sang près d’une muraille de sel gemme. Je pensai aussitôt que nous étions sur la bonne piste. Quelques instants après, en effet, les chiens poussèrent des aboiements lugubres . Mon cœur se serra à la pensée que nous allions peut-être vous découvrir là sans vie. Vous étiez étendu à l’intérieur d’un obo dont les pierres avaient été remuées. Il y avait même des pierres que vous avez dû lancer.
Je racontai à mon ami ce qui m’était arrivé et le furieux combat que j’avais dû soutenir contre les deux licornes déchainées.
– C’est bien ce que j’ai pensé, me dit le résident. Quand je me suis penché sur vous, j’ai vu que vous aviez une blessure profonde dans le côté droit. Je n’ai pas douté un seul instant que vous n’ayez été chargé par une licorne. D’autant plus que, quelques instants plus tard, nous avons découvert votre carabine dont la crosse était brisée. Dès lors, le drame se reconstituait aisément. Aussi, je pensai que la première chose à faire était de vous faire faire une piqûre antitétanique dès votre arrivée ici. Vous êtes heureusement hors de danger maintenant.

En 1949, c’est encore dans l’Himalaya que Donald et ses neveux partent chercher la licorne.
Carl Barks, Trail of the Unicorn, 1949.

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