Beaucoup a été écrit, trop parfois, sur les tapisseries de la dame à la licorne. Je n’y ajouterai donc rien, même si j’en parle un peu dans mon livre. Je me contenterai de reprendre ici quelques textes que j’aime bien, et notamment ceux des “découvreurs” modernes de cette tapisserie, Prosper Mérimée et George Sand.
Boussac est un horrible trou, la plus hideuse sous-préfecture de France. Le château n’a pas même le mérite d’avoir la tournure féodale, il ressemble à ces vilains manoirs de la Bretagne, bâtis en granite au XVIIe siècle par des maçons qui n’auraient pu gagner leur vie autre part.
[…]
C’est au château de Boussac dans l’appartement du Sous-Préfet que sont les tapisseries de Zizim. Comment elles ont été transportées de Bourganeuf à Boussac c’est ce que personne n’a pu m’expliquer. La tour où Zizim a été détenu à Bourganeuf existe encore, mais si mes souvenirs ne me trompent point, il eut été impossible d’y tendre ces tapisseries-là. Quoiqu’il en soit il y a dans ces tapisseries quelque chose de singulier qui permet de croire même à d’autres qu’à M. Jourdain, qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc. Toutes les six représentent une très belle femme. Voilà qui est peu Turc direz-vous, mais Zizim et son frère étaient de très mauvais croyants accusés d’avoir des tendances pour la secte d’Ali – une très belle femme donc, richement habillée et d’une façon toute orientale. C’est toujours la même personne, quelquefois accompagnée d’une suivante, et toujours placée entre un lion et une licorne. Chaque bête tient entre ses pattes une lance bleue semée de croissants d’argent qui porte une bannière de gueule à la bande d’azur chargée de trois croissants d’argent. Lion et Licorne portent de plus sur le dos un écu avec les mêmes armoiries.
Dans une des tapisseries la femme est assise les jambes croisées sous une tente dont le sommet porte cette inscription A MON SEUL DESIR. Ce qui distingue ces tapisseries c’est qu’elles n’ont nullement le style flamand. Les figures sont longues, élégantes, gracieuses. Les costumes indiquent un artiste qui connaît les costumes et les habitudes de l’Orient. Je serais tenté de croire que cela a été fait en Italie. Les fonds semés de fleurs, de fruits et d’animaux, parmi lesquels figurent toujours un lapin blanc et un singe, présentent de loin l’aspect d’une palme de cachemire. Même harmonie de couleurs et même bizarrerie. Chaque tapisserie peut avoir 3 à 4 mètres de côté.
Il y en avait autrefois à Boussac plusieurs autres, plus belles, me dit le maire, mais l’ex-propriétaire du château – il appartient aujourd’hui à la ville – un comte de Carbonière les découpa pour en couvrir des charrettes et en faire des tapis. On ne sait ce qu’elles sont devenues. Cinq des six tapisseries sont en fort bon état. La sixième est un peu mangée des rats. Toutes auront le même sort si on ne les tire de Boussac. Ne penseriez-vous pas qu’il y aurait lieu de les acheter pour la Bibliothèque royale, ou si vous l’aimiez mieux de les faire acheter par la liste civile pour la collection du Roi. Je préfèrerais le premier parti. Les gens de Boussac nous demandent de l’argent pour leur château, mais c’est une dérision, il ne vaut pas un sou. S’ils nous vendaient leurs tapisseries, ils feraient une bonne affaire et nous aussi. En attendant que la Commission décide, j’ai dit au Maire, que s’il voulait faire raccommoder ces tentures à Aubusson on les perdrait et que cela lui coûterait fort cher ; que si elles n’étaient pas si vieilles et si déchirées, le gouvernement pourrait peut-être les lui acheter.
— Lettre de Prosper Mérimée à Ludovic Vitet, 18 juillet 1841.

Un coin du Berry et de la Marche
Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l’attention et les recherches d’un antiquaire.
J’ignore si quelque indigène s’est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l’on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d’une femme, la même partout, évidemment ; jeune, mince, longue, blonde et jolie ; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du xve siècle. C’est la plus piquante collection des modes patriciennes de l’époque qui subsiste peut-être en France : habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C’est toute la vie d’une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d’un beau travail de haute lisse, sont aussi une œuvre de peinture fort précieuse, et il serait à souhaiter que l’administration des beaux-arts en fît faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des artistes.
Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l’accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d’art éparses sur le sol des provinces. J’aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l’air de la campagne de Grenade aux fresques de l’Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même l’entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac ; et l’effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.
Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l’artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu’on appellerait aujourd’hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu’à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l’abandon n’ont pu triompher.
Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaîne que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l’aiguière et le bassin d’or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l’oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l’encadrent comme deux supports d’armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d’asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.
Mais voici ce qui a donné lieu à plus d’un commentaire : le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d’azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.
Ces tapisseries viennent, on l’affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l’appartement du malheureux Zizim ; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d’Aubusson, lorsqu’il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu’elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d’une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes ; selon un de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre province, ce serait le portrait d’une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j’expliquerais le fait : lesdites tentures, au lieu d’être apportées d’Orient et léguées par Zizim à Pierre d’Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l’ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d’où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d’Aubusson, grand maître de Rhodes, était très-porté pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l’empêcha pas de trahir d’une manière infâme la confiance de Bajazet) ; on sait aussi qu’il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d’union future avec l’infidèle, s’il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d’un prisonnier, d’un prince musulman privé de femmes, l’image de l’objet désiré, pour l’amener à la foi, serait d’une politique tout à fait conforme à l’esprit jésuitique. Si je ne craignais d’impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l’éloignement des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d’abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l’aiguière qu’on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au baptême que l’infidèle recevra de ses blanches mains ? Et, lorsqu’elle s’assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n’est-elle pas la promesse d’hyménée, le gage de l’appui qu’on assurait à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s’il embrassait le christianisme, et s’il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d’une armée chrétienne ? Peut-être aussi cette beauté est-elle la personnification de la France. Cependant, c’est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu’un quart d’heure d’examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifié à mon insu, une solution tout aussi absurde qu’on pourrait l’attendre d’un antiquaire de profession.
Car, après tout, le croissant n’a rien d’essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d’une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune, aujourd’hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver : c’est le dernier mot à des questions bien plus graves.
George Sand, L’Illustration, 3 juillet 1847.
Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là ; il y a six tapisseries ; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas ? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques : grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne ; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux : de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu ? Veux-tu commencer par la première ?
Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux ! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu ? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.
Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même ? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile : cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part ; mais à droite la licorne comprend.
Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ? N’était-elle pas déjà secrètement présente ? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas ? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure : réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.
L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même ? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente ? Tu peux y lire : « À mon seul désir ».
Qu’est-il arrivé ? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute ? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle ? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil ? Le deuil peut-il rester ainsi debout ? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané ?
Mais une fête vient encore ; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant : personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse ; est-elle lasse ? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd ? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu : elle montre son image à la licorne…
Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone ? Je pense que tu dois comprendre.
[…]
Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Délie Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils ? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.
Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s’y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part : une telle vie adoucie en gestes lents que personne n’a jamais complètement éclaircis ; et elles se rappellent obscurément qu’elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n’importe quoi : une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie.
Reiner Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910
Le prince Zizim et la dame à la licorne
En passant par Bourganeuf, M. Poincaré visitera sans doute la tour de Zizim qui abrite, sous sa poivrière, le plus tendre et le plus mélancolique roman de chevalerie…
C’était le temps où, grand-maître de l’ordre de l’Hôpital et vainqueur des armées de Mahomet II, Pierre d’Aubusson, souverain dans son île de Rhodes, battait monnaie, avait le pas sur tous les princes de la terre et arborait au mât de ses navires le fameux pavillon de gueules à la croix blanche pleine, qui recevait les honneurs mais ne les rendait pas.
Un jour, les hommes de guet signalèrent au large des voiles ennemies. C’était le musulman Zizim, qui défait par son frère dont il avait usurpé le trône, venait avec ses trésors et les derniers compagnons fidèles à l’infortune demander asile aux chevaliers. Aubusson fit accueil au vaincu et envoya en France le prince Zizim.
L’exilé ne trouva dans la Marche ni l’or, ni l’outremer du ciel natal. Le granit morne, les lourdes tours d’Aubusson écrasaient de leur tristesse et de leur ombre tous les rêves de domination et de reprise que le vaincu portait en soi, éclatants et secrets, comme des lames de Damas dans leur gaine de cuir. Mais une favorite grecque, Almeïda, qui avait partagé sa tente, son règne et ses revers, qui était son âme ambitieuse et passionnée, le ranimait de tout son amour.
[…]
Zizim fut conduit à Borgolou – Bourganeuf – dans la demeure des grands prieurs d’Auvergne. Pour tromper son ennui, il bâtit. Il fit construire, en même, temps que la, tour qui porte son nom, des bains et des fontaines. Pour lui, de hauts-liciers qui pouvaient rivaliser, d’aventure, avec les tapissiers sarrasinois, contèrent de belles histoires de couleur et de chevalerie sur leur trame de laine. Mais ce beau prince au nez de faucon qui gardait sur son visage le regret du trône et de la patrie ne laissait point de rendre songeuses les demoiselles à hennin près de leurs fenêtres encourtinées.
Un jour de chasse, il fit rencontre de Marie de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, et fille du grand prieur d’Auvergne. C’était la grâce fine et blonde du pays de France, la révélation d’une beauté inconnue pour qui ne connaissait que les beautés d’Asie.
Zizim, qui était poète, fut charmé, Marie de Blanchefort fut sensible, et leur amour est tout enluminé de légende.
Faut-il croire avec G. Sand que la chrétienne voulût convertir l’infidèle ou qu’elle aima sans calcul dans la simplicité de son cœur ? Ce fut pour Zizim une grande passion. Il délaissa la favorite grecque qu’il avait amenée d’Orient. Par raison de cœur et par raison d’état, celle-ci se vengea en empoisonnant la chrétienne. Fou de douleur, le prince donna en pâture à ses hommes cette fille de sérail. Almeïda se pendit. On montre encore à Bourganeuf la fenêtre de l’étrangère.
Il semble que de ces amours et de ces drames recueillis par les vieilles chroniques, l’illustration nous soit restée dans les tapisseries sur fond rouge du musée de Cluny représentant le « Roman de la dame à la licorne ». On sait que les six panneaux, qui sont d’adorables merveilles, servirent, voici quelque vingt ans, à protéger le piano d’un sous-préfet un jour de neige et à essuyer les pieds de quelques scribes de Boussac. De pieuses reprises ont effacé les traces de ces mauvais hasards. G. Sand, M. de La Touche, M. de Sommerard, M. H. de Lavillatte, d’autres encore, ont lu à leur façon ces belles images de laine.
C’est qu’autour des figures strictement dessinées, il y a, comme dans un vitrail, tout un champ de légende et d’azur.
Cette damoiselle « mince, blonde et jolie », toujours la même, est, à notre sentiment, la fille du grand prieur d’Auvergne. Nous savons que Zizim à Borgolou fit faire des tapisseries, J’imagine que ce fut surtout lorsqu’il eut rencontré à la chasse Marie de Blanchefort. Et c’est bien elle, en habit de cheval, qui, dans le premier panneau, porte sur le poing le gerfaut chaperonné, elle qui, plus loin, tresse une guirlande de fleurs et de rêves, joue un air tendre sur l’orgue, c’est elle qui, entre son barbet et sa suivante, serre ses bijoux dans un coffret cloisonné, ou, le turban au front, au milieu des feuillages que peuple tout un bestiaire, présente à sa licorne, qui s’y mire, un fin miroir d’acier poli.
La suite des panneaux est perdue. Elle nous eût donné peut-être la clef du roman. Les animaux, les plantes, les couleurs même ont, chez les hauts-lissiers, leur signification, leur langage. Le symbolisme des teintes – le rouge est la charité, le vert la contemplation – pourrait sans doute être étudié avec profit.
Cependant les croissants de feu sur l’azur des hampes ou la bande des étendards, c’est l’hommage du « païen » à la chrétienne. Ces tapisseries commencées aux jours heureux pour faire sa cour, exprimer ses projets et son rêve, Zizim dut les faire continuer après le drame; Il dut avec ces images enchanter sa douleur. La fin, c’était le trône reconquis et Marie de Blanchefort, blonde fille du « parler d’Auvergne », devenue souveraine et sultane.
Il eût fallu, pour que ce beau chapitre couronnât l’aventure, que l’héraldique licorne, symbole de la virginité et de la religion, fût vigilante et bonne gardienne, écartât, selon la vieille créance, les maléfices et le poison. Elle atteste, du moins, par sa présence la noblesse et la pureté de l’héroïne. Seule une vierge, en effet, pouvait capturer le fabuleux animal.
Quoi qu’il en soit, je souhaite respectueusement à M. Poincaré d’entendre conter cette histoire d’amour par mon éminent ami Paul Truc, préfet de la Creuse. Il emportera ainsi de son passage dans la Marche, de fières et fabuleuses visions. La licorne il convient de le rappeler à l’occasion d’une visite présidentielle était un animal tricolore – elle avait la tête rouge, la robe blanche et les yeux bleus.
Léon Lafage, Le Temps, 8 septembre 1913
Les deux séries sont-elles complètes ? On en discutera longtemps. M.B., qui est conférencier à Cluny, affirme avec force qu’il manque une tapisserie de la Dame : c’est que dans son esprit, il s’agissait à l’origine de la décoration intérieure d’une tente et il faudrait donc deux fois trois tapisseries comme un double chemin montant vers la septième, motif central et sommet d’un ensemble qui représente la double voie d’une expérience mystique.
[…]
Ce qui frappe avant tout dans le jeu de Cluny, c’est l’extrême simplicité de la composition. Sur un fond rose de mille-fleurs et de cent-animaux, le sol bleu, une île bleue, comme scène presque flottante de six tableaux à même décor et à mêmes personnages : quatre arbres, des armes à trois croissants d’argent, une Dame et sa suivante, une licorne et un lion. C’est tout. Les arbres sont : chêne et houx, pin et oranger, toujours groupés dans des bouquets différents à deux étages. Au centre de la tapisserie, la Dame, jeune, svelte, vêtue avec somptuosité, entourée à sa droite par le lion, à sa gauche par la licorne; les deux animaux supportant écus, bannières ou pennons, aux armes identifiées comme étant celles de la famille Le Viste.
Sur la première tapisserie : le goût, la servante soulève avec peine une énorme coupe de friandises, vers laquelle la Dame distraite tend sa main droite; mais son attention semble captivée par la perruche posée sur sa main gauche gantée et au-delà, par la licorne saillante. De toutes les tapisseries, cette première est la plus mouvementée, comme si tous les souffles de la vie, peut-être de la passion, en parcouraient encore l’atmosphère. Les animaux héraldiques se dressent presque furieusement, leur mantelet vole, comme vole le voile protégeant la chevelure de la Dame; la perruche elle-même bat des ailes, comme pour trouver sur le perchoir du doigt un équilibre difficile. Cependant, derrière la Dame, une jeune licorne, si jeune que la défense est encore invisible, détourne la tête.
Dans la deuxième tapisserie : l’odorat, l’atmosphère est déjà calme; le visage empreint d’une étrange rêverie, comme si venant de loin son imagination allait plus loin encore, la Dame a pris, sur le plateau que tend la servante, un œillet qu’elle ajoute à une couronne de fleurs, au bâti fait de fils d’or. A l’arrière-plan, sur un tabouret, un singe imite les gestes de sa maîtresse, en jouant d’une fleur prise dans le panier tressé.
Troisième tapisserie : le toucher. La servante a disparu de la scène; le lion et la licorne sont porteurs des écus d’armes et semblent ne plus savoir quoi faire de leurs « mains ». La Dame, très droite, presque figée en majesté, couronnée, et les cheveux flottant jusqu’aux reins, soutient de sa droite le pennon à trois croissants d’argent et, de sa main gauche, touche la corne de la licorne qui lève vers elle un regard de soumission.
Dans la quatrième tapisserie : l’ouïe, règne la paix par l’harmonie; la licorne est couchée, le lion calme sur son séant. C’est que la Dame debout joue d’un orgue portatif, au buffet orné également d’un lion et d’une licorne d’ivoire, tandis que la servante actionne les soufflets de l’instrument.
Cinquième tapisserie : la vue. La servante a de nouveau disparu; c’est la même atmosphère solennelle que dans la troisième pièce : celle de la célébration d’un rite de silence et de solitude. La Dame assise présente son miroir à la licorne accroupie qui s’y contemple et a posé ses antérieurs sur les genoux accueillants; le lion, en alerte, semble regarder ailleurs, par discrétion.
Ce calme solennel perdure dans la sixième tapisserie : mais le décor a changé. Les dimensions semblent agrandies. Une tente se dresse au fond, mouchetée d’hermines;· ses cordages fixés aux troncs du pin et du houx. La Dame, plus magnifiquement vêtue que jamais, quelques cheveux épars sur les épaules, les autres en bandeaux retenus par un harnais de perles que surmonte une aigrette, dépose, dans le coffret que lui présente sa servante, sa parure de roses ciselées qu’elle va recouvrir d’une bandelette de lin. Son cou, pour la première fois, est nu; son regard est dans le vague; c’est presque en hésitant, dirait-on, qu’elle se dépouille ainsi de ses premiers atours.
[…]
Oui, cette dernière tapisserie exprime une hésitation essentielle, l’instant d’un choix fondamental. Oui, la Dame enfin s’approche avec majesté de soi-même, à l’entrée de cette tente dont les deux animaux héraldiques mi-dressés, retiennent les pans. Sur le bandeau frontal, quatre mots ont été brodés À MON SEUL DÉSIR.
Bertrand d’Astorg, Le Mythe de la dame à la licorne, 1963.
Elles sont six : six tapisseries qui se regardent en demi-cercle. C’est du rouge, du bleu, du jaune, du vert, du rouge surtout, un rouge qui vous prend les yeux. Ce sont des femmes sur des îles : une grande solitude féminine – une solitude qui a l’air enchantée. Elles sont là, toutes les six, et à travers ce rouge, ce bleu, ce jaune, ces visages et ces archipels, ce qui vous saute aux yeux, d’une manière opulente, c’est la poésie. Vous ne saisissez pas bien de quoi il s’agit, tout ce rouge, ces gestes de femmes, ces animaux, ces bijoux, ces armoiries. Les délicatesses foisonnent, elles volent partout. La tête vous tourne. Vous sentez que vous en aurez pour des heures, des journées entières à goûter ce luxe. Vous cherchez la bonne distance pour les regarder. Il y a de petits bancs au milieu de la salle. Vous vous asseyez.
À chaque fois, sur fond rouge, une île bleu indigo, et les personnages sont là : il y a la dame, blonde aux yeux bleus, longiligne, le grand front clair des vierges flamandes, les cheveux en cascade tressés de ruban de soie et de perles, le buste étroit. Elle est couverte de satins, de velours, de diadèmes, et ses tenues de brocart ont des entrelacs de fleurs et de feuilles.
Il y a une servante, il y a un lion et une licorne, de petits animaux, et des gestes qui composent à travers des buissons de signes une scène où vient se tramer, silencieusement, un mystère. Un oranger, un chêne, un pin, un buisson de houx encadrent à chaque fois la tapisserie. Un blason – « de gueules à la bande d’azur chargée de trois croissants montants d’argent » – occupe les bannières, les étendards, les écus, les capes d’armes. Et des fleurs : roses, myosotis, jacinthes, pâquerettes, ancolies, campanules, pensées, soucis, œillets, marguerites, violettes, forment un jardin de couleurs.
[…]
On ne sait pas grand-chose de ces tapisseries, cette ignorance m’a toujours plu. On ne connaît pas le nom du cartonnier qui a peint les six jeunes femmes, ni celui des maîtres lissiers qui ont transformé les cartons en merveille de laine et de soie. On pense que les cartons viennent de Paris; et que la tenture a été confectionnée dans un atelier flamand, à Bruxelles peut-être, ou aux PaysBas, entre 1484 et 1500. On a pensé que Charles le Téméraire l’avait commandée pour son mariage avec Marguerite de York, mais non : il s’agirait d’un bourgeois lyonnais, président à la cour des aides de Paris, Jean Le Viste.
[…]
Ce que raconte la Dame à la licorne? Rien, elle ne raconte rien. Ceux qui s’échinent à y déchiffrer une intrigue, à recomposer un récit qui donnerait un ordre aux gestes des dames, et une signification, oublient que la solitude est semblable au désir : elle est libre. On ne la raconte pas comme une histoire. Elle déborde le cadre, ou alors se fait si mince qu’aucun début ni aucune fin ne la limite. Le temps apparaît quand on ne l’emploie pas. C’est alors qu’il donne à voir, et c’est précisément ce qu’on voit sur les tapisseries : une femme dans le temps. À QUOI ELLE PENSE, c’est le sujet de la tenture.
Yannick Haennel, À mon seul désir, 2004