📖 La licorne complice

Au XVIe siècle, d’abord en Italie puis dans le reste de l’Europe, les représentations de Chasse à la licorne se font plus rares. La blanche bête est toujours représentée aux côtés d’une jeune et belle dame, mais leur relation est désormais confiante et apaisée. La licorne perd sa signification allégorique pour n’être plus qu’un attribut de la chasteté, de la pureté.

La plupart de ces peintures sont des portraits de dames. La licorne qui les accompagne figure leur vertu, avec peut-être parfois une pointe d’ironie, puisque les trois derniers tableaux représentent sans doute Giulia Farnese, qui n’était pas réputée pour sa chasteté.

Sur les tableaux, la licorne symbole de virginité, ou du moins de pureté, peut aussi se faire plus discrète. Quand on la voit sur un tombeau alors qu’elle ne supporte habituellement pas les armes familiales, c’est souvent pour figurer la pureté d’une fille morte trop jeune.

La licorne symbolise encore la chasteté dans un contexte chrétien, comme dans les nombreuses représentations des vertus, mais se retrouve aussi associée à des vierges qui n’ont rien de chrétien, comme Diane ou les vestales.

📖 La série rouge – À mon seul désir

Beaucoup a été écrit, trop parfois, sur les tapisseries de la dame à la licorne. Je n’y ajouterai donc rien, même si j’en parle un peu dans mon livre. Je me contenterai de reprendre ici quelques textes que j’aime bien, et notamment ceux des “découvreurs” modernes de cette tapisserie, Prosper Mérimée et George Sand.

Boussac est un horrible trou, la plus hideuse sous-préfecture de France. Le château n’a pas même le mérite d’avoir la tournure féodale, il ressemble à ces vilains manoirs de la Bretagne, bâtis en granite au XVIIe siècle par des maçons qui n’auraient pu gagner leur vie autre part.
[…]
C’est au château de Boussac dans l’appartement du Sous-Préfet que sont les tapisseries de Zizim. Comment elles ont été transportées de Bourganeuf à Boussac c’est ce que personne n’a pu m’expliquer. La tour où Zizim a été détenu à Bourganeuf existe encore, mais si mes souvenirs ne me trompent point, il eut été impossible d’y tendre ces tapisseries-là. Quoiqu’il en soit il y a dans ces tapisseries quelque chose de singulier qui permet de croire même à d’autres qu’à M. Jourdain, qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc. Toutes les six représentent une très belle femme. Voilà qui est peu Turc direz-vous, mais Zizim et son frère étaient de très mauvais croyants accusés d’avoir des tendances pour la secte d’Ali – une très belle femme donc, richement habillée et d’une façon toute orientale. C’est toujours la même personne, quelquefois accompagnée d’une suivante, et toujours placée entre un lion et une licorne. Chaque bête tient entre ses pattes une lance bleue semée de croissants d’argent qui porte une bannière de gueule à la bande d’azur chargée de trois croissants d’argent. Lion et Licorne portent de plus sur le dos un écu avec les mêmes armoiries. 
Dans une des tapisseries la femme est assise les jambes croisées sous une tente dont le sommet porte cette inscription A MON SEUL DESIR. Ce qui distingue ces tapisseries c’est qu’elles n’ont nullement le style flamand. Les figures sont longues, élégantes, gracieuses. Les costumes indiquent un artiste qui connaît les costumes et les habitudes de l’Orient. Je serais tenté de croire que cela a été fait en Italie. Les fonds semés de fleurs, de fruits et d’animaux, parmi lesquels figurent toujours un lapin blanc et un singe, présentent de loin l’aspect d’une palme de cachemire. Même harmonie de couleurs et même bizarrerie. Chaque tapisserie peut avoir 3 à 4 mètres de côté.
Il y en avait autrefois à Boussac plusieurs autres, plus belles, me dit le maire, mais l’ex-propriétaire du château – il appartient aujourd’hui à la ville – un comte de Carbonière les découpa pour en couvrir des charrettes et en faire des tapis. On ne sait ce qu’elles sont devenues. Cinq des six tapisseries sont en fort bon état. La sixième est un peu mangée des rats. Toutes auront le même sort si on ne les tire de Boussac. Ne penseriez-vous pas qu’il y aurait lieu de les acheter pour la Bibliothèque royale, ou si vous l’aimiez mieux de les faire acheter par la liste civile pour la collection du Roi. Je préfèrerais le premier parti. Les gens de Boussac nous demandent de l’argent pour leur château, mais c’est une dérision, il ne vaut pas un sou. S’ils nous vendaient leurs tapisseries, ils feraient une bonne affaire et nous aussi. En attendant que la Commission décide, j’ai dit au Maire, que s’il voulait faire raccommoder ces tentures à Aubusson on les perdrait et que cela lui coûterait fort cher ; que si elles n’étaient pas si vieilles et si déchirées, le gouvernement pourrait peut-être les lui acheter. 

— Lettre de Prosper Mérimée à Ludovic Vitet, 18 juillet 1841.

Dessin de Maurcie Sand reproduit dans l’Illustration.

Un coin du Berry et de la Marche

Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l’attention et les recherches d’un antiquaire.
J’ignore si quelque indigène s’est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l’on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d’une femme, la même partout, évidemment ; jeune, mince, longue, blonde et jolie ; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du xve siècle. C’est la plus piquante collection des modes patriciennes de l’époque qui subsiste peut-être en France : habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C’est toute la vie d’une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d’un beau travail de haute lisse, sont aussi une œuvre de peinture fort précieuse, et il serait à souhaiter que l’administration des beaux-arts en fît faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des artistes.
Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l’accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d’art éparses sur le sol des provinces. J’aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l’air de la campagne de Grenade aux fresques de l’Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même l’entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac ; et l’effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.
Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l’artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu’on appellerait aujourd’hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu’à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l’abandon n’ont pu triompher.
Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaîne que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l’aiguière et le bassin d’or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l’oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l’encadrent comme deux supports d’armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d’asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.
Mais voici ce qui a donné lieu à plus d’un commentaire : le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d’azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.
Ces tapisseries viennent, on l’affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l’appartement du malheureux Zizim ; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d’Aubusson, lorsqu’il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu’elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d’une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes ; selon un de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre province, ce serait le portrait d’une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j’expliquerais le fait : lesdites tentures, au lieu d’être apportées d’Orient et léguées par Zizim à Pierre d’Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l’ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d’où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d’Aubusson, grand maître de Rhodes, était très-porté pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l’empêcha pas de trahir d’une manière infâme la confiance de Bajazet) ; on sait aussi qu’il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d’union future avec l’infidèle, s’il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d’un prisonnier, d’un prince musulman privé de femmes, l’image de l’objet désiré, pour l’amener à la foi, serait d’une politique tout à fait conforme à l’esprit jésuitique. Si je ne craignais d’impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l’éloignement des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d’abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l’aiguière qu’on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au baptême que l’infidèle recevra de ses blanches mains ? Et, lorsqu’elle s’assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n’est-elle pas la promesse d’hyménée, le gage de l’appui qu’on assurait à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s’il embrassait le christianisme, et s’il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d’une armée chrétienne ? Peut-être aussi cette beauté est-elle la personnification de la France. Cependant, c’est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu’un quart d’heure d’examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifié à mon insu, une solution tout aussi absurde qu’on pourrait l’attendre d’un antiquaire de profession.
Car, après tout, le croissant n’a rien d’essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d’une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune, aujourd’hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver : c’est le dernier mot à des questions bien plus graves. 

George Sand, L’Illustration, 3 juillet 1847.

  • La vue, photo prise avant la restauration de la tapisserie.

Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là ; il y a six tapisseries ; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas ? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques : grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne ; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux : de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu ? Veux-tu commencer par la première ?
Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux ! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu ? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.
Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même ? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile : cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part ; mais à droite la licorne comprend.
Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ? N’était-elle pas déjà secrètement présente ? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas ? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure : réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.
L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même ? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente ? Tu peux y lire : « À mon seul désir ».
Qu’est-il arrivé ? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute ? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle ? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil ? Le deuil peut-il rester ainsi debout ? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané ?
Mais une fête vient encore ; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant : personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse ; est-elle lasse ? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd ? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu : elle montre son image à la licorne…
Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone ? Je pense que tu dois comprendre.
[…]
Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Délie Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils ? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.
Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s’y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part : une telle vie adoucie en gestes lents que personne n’a jamais complètement éclaircis ; et elles se rappellent obscurément qu’elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n’importe quoi : une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie.

Reiner Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910

Le prince Zizim et la dame à la licorne

En passant par Bourganeuf, M. Poincaré visitera sans doute la tour de Zizim qui abrite, sous sa poivrière, le plus tendre et le plus mélancolique roman de chevalerie…
C’était le temps où, grand-maître de l’ordre de l’Hôpital et vainqueur des armées de Mahomet II, Pierre d’Aubusson, souverain dans son île de Rhodes, battait monnaie, avait le pas sur tous les princes de la terre et arborait au mât de ses navires le fameux pavillon de gueules à la croix blanche pleine, qui recevait les honneurs mais ne les rendait pas.
Un jour, les hommes de guet signalèrent au large des voiles ennemies. C’était le musulman Zizim, qui défait par son frère dont il avait usurpé le trône, venait avec ses trésors et les derniers compagnons fidèles à l’infortune demander asile aux chevaliers. Aubusson fit accueil au vaincu et envoya en France le prince Zizim.
L’exilé ne trouva dans la Marche ni l’or, ni l’outremer du ciel natal. Le granit morne, les lourdes tours d’Aubusson écrasaient de leur tristesse et de leur ombre tous les rêves de domination et de reprise que le vaincu portait en soi, éclatants et secrets, comme des lames de Damas dans leur gaine de cuir. Mais une favorite grecque, Almeïda, qui avait partagé sa tente, son règne et ses revers, qui était son âme ambitieuse et passionnée, le ranimait de tout son amour.
[…]
Zizim fut conduit à Borgolou – Bourganeuf – dans la demeure des grands prieurs d’Auvergne. Pour tromper son ennui, il bâtit. Il fit construire, en même, temps que la, tour qui porte son nom, des bains et des fontaines. Pour lui, de hauts-liciers qui pouvaient rivaliser, d’aventure, avec les tapissiers sarrasinois, contèrent de belles histoires de couleur et de chevalerie sur leur trame de laine. Mais ce beau prince au nez de faucon  qui gardait sur son visage le regret du trône et de la patrie ne laissait point de rendre songeuses les demoiselles à hennin près de leurs fenêtres encourtinées.
Un jour de chasse, il fit rencontre de Marie de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, et fille  du grand prieur d’Auvergne. C’était la grâce fine et blonde du pays de France, la révélation d’une  beauté inconnue pour qui ne connaissait que les beautés d’Asie.
Zizim, qui était poète, fut charmé, Marie de Blanchefort fut sensible, et leur amour est tout enluminé de légende.
Faut-il croire avec G. Sand que la chrétienne voulût convertir l’infidèle ou qu’elle aima  sans calcul dans la simplicité de son cœur ? Ce fut pour Zizim une grande passion. Il délaissa la favorite grecque qu’il avait amenée d’Orient. Par raison de cœur et par raison d’état, celle-ci se vengea en empoisonnant la chrétienne. Fou de douleur, le prince donna en pâture à ses hommes cette fille de sérail. Almeïda se pendit. On montre encore à Bourganeuf la fenêtre de l’étrangère.
Il semble que de ces amours et de ces drames recueillis par les vieilles chroniques, l’illustration nous soit restée dans les tapisseries sur fond rouge du musée de Cluny représentant le « Roman de la dame à la licorne ». On sait que les six panneaux, qui sont d’adorables merveilles, servirent, voici quelque vingt ans, à protéger le piano d’un sous-préfet un jour de neige et à essuyer les pieds de quelques scribes de Boussac. De pieuses reprises ont effacé les traces de ces mauvais hasards. G. Sand, M. de La Touche, M. de Sommerard, M. H. de Lavillatte, d’autres encore, ont lu à leur façon ces belles images de laine.
C’est qu’autour des figures strictement dessinées, il y a, comme dans un vitrail, tout un champ de légende et d’azur.
Cette damoiselle « mince, blonde et jolie », toujours la même, est, à notre sentiment, la fille du grand prieur d’Auvergne. Nous savons que  Zizim à Borgolou fit faire des tapisseries, J’imagine que ce fut surtout lorsqu’il eut rencontré à la chasse Marie de Blanchefort. Et c’est bien elle, en habit de cheval, qui, dans le premier panneau, porte sur le poing le gerfaut chaperonné, elle qui, plus loin, tresse une guirlande de fleurs et de rêves, joue un air tendre sur l’orgue, c’est elle qui, entre son barbet et sa suivante, serre ses bijoux dans un coffret cloisonné, ou, le turban au front, au milieu des feuillages que peuple tout un bestiaire, présente à sa licorne, qui s’y mire, un fin miroir d’acier poli.
La suite des panneaux est perdue. Elle nous eût donné peut-être la clef du roman. Les animaux, les plantes, les couleurs même ont, chez les hauts-lissiers, leur signification, leur langage. Le symbolisme des teintes – le rouge est la charité, le vert la contemplation – pourrait sans doute être étudié avec profit.
Cependant les croissants de feu sur l’azur des hampes ou la bande des étendards, c’est l’hommage du « païen » à la chrétienne. Ces tapisseries commencées aux jours heureux pour faire sa cour, exprimer ses projets et son rêve, Zizim dut les faire continuer après le drame; Il dut avec ces images enchanter sa douleur. La fin, c’était le trône reconquis et Marie de Blanchefort, blonde fille du « parler d’Auvergne », devenue souveraine et sultane.
Il eût fallu, pour que ce beau chapitre couronnât l’aventure, que l’héraldique licorne, symbole  de la virginité et de la religion, fût vigilante et bonne gardienne, écartât, selon la vieille créance, les maléfices et le poison. Elle atteste, du moins, par sa présence la noblesse et la pureté de l’héroïne. Seule une vierge, en effet, pouvait capturer le fabuleux animal.
Quoi qu’il en soit, je souhaite respectueusement à M. Poincaré d’entendre conter cette histoire d’amour par mon éminent ami Paul Truc, préfet de la Creuse. Il emportera ainsi de son passage dans la Marche, de fières et fabuleuses visions. La licorne il convient de le rappeler à l’occasion d’une visite présidentielle était un animal tricolore – elle avait la tête rouge, la robe blanche et les yeux bleus.

Léon Lafage, Le Temps, 8 septembre 1913

Les deux séries sont-elles complètes ? On en discutera longtemps. M.B., qui est conférencier à Cluny, affirme avec force qu’il manque une tapisserie de la Dame : c’est que dans son esprit, il s’agissait à l’origine de la décoration intérieure d’une tente et il faudrait donc deux fois trois tapisseries comme un double chemin montant vers la septième, motif central et sommet d’un ensemble qui représente la double voie d’une expérience mystique.
[…]
Ce qui frappe avant tout dans le jeu de Cluny, c’est l’extrême simplicité de la composition. Sur un fond rose de mille-fleurs et de cent-animaux, le sol bleu, une île bleue, comme scène presque flottante de six tableaux à même décor et à mêmes personnages : quatre arbres, des armes à trois croissants d’argent, une Dame et sa suivante, une licorne et un lion. C’est tout. Les arbres sont : chêne et houx, pin et oranger, toujours groupés dans des bouquets différents à deux étages. Au centre de la tapisserie, la Dame, jeune, svelte, vêtue avec somptuosité, entourée à sa droite par le lion, à sa gauche par la licorne; les deux animaux supportant écus, bannières ou pennons, aux armes identifiées comme étant celles de la famille Le Viste.
Sur la première tapisserie : le goût, la servante soulève avec peine une énorme coupe de friandises, vers laquelle la Dame distraite tend sa main droite; mais son attention semble captivée par la perruche posée sur sa main gauche gantée et au-delà, par la licorne saillante. De toutes les tapisseries, cette première est la plus mouvementée, comme si tous les souffles de la vie, peut-être de la passion, en parcouraient encore l’atmosphère. Les animaux héraldiques se dressent presque furieusement, leur mantelet vole, comme vole le voile protégeant la chevelure de la Dame; la perruche elle-même bat des ailes, comme pour trouver sur le perchoir du doigt un équilibre difficile. Cependant, derrière la Dame, une jeune licorne, si jeune que la défense est encore invisible, détourne la tête.
Dans la deuxième tapisserie : l’odorat, l’atmosphère est déjà calme; le visage empreint d’une étrange rêverie, comme si venant de loin son imagination allait plus loin encore, la Dame a pris, sur le plateau que tend la servante, un œillet qu’elle ajoute à une couronne de fleurs, au bâti fait de fils d’or. A l’arrière-plan, sur un tabouret, un singe imite les gestes de sa maîtresse, en jouant d’une fleur prise dans le panier tressé.
Troisième tapisserie : le toucher. La servante a disparu de la scène; le lion et la licorne sont porteurs des écus d’armes et semblent ne plus savoir quoi faire de leurs « mains ». La Dame, très droite, presque figée en majesté, couronnée, et les cheveux flottant jusqu’aux reins, soutient de sa droite le pennon à trois croissants d’argent et, de sa main gauche, touche la corne de la licorne qui lève vers elle un regard de soumission.
Dans la quatrième tapisserie : l’ouïe, règne la paix par l’harmonie; la licorne est couchée, le lion calme sur son séant. C’est que la Dame debout joue d’un orgue portatif, au buffet orné également d’un lion et d’une licorne d’ivoire, tandis que la servante actionne les soufflets de l’instrument.
Cinquième tapisserie : la vue. La servante a de nouveau disparu; c’est la même atmosphère solennelle que dans la troisième pièce : celle de la célébration d’un rite de silence et de solitude. La Dame assise présente son miroir à la licorne accroupie qui s’y contemple et a posé ses antérieurs sur les genoux accueillants; le lion, en alerte, semble regarder ailleurs, par discrétion.
Ce calme solennel perdure dans la sixième tapisserie : mais le décor a changé. Les dimensions semblent agrandies. Une tente se dresse au fond, mouchetée d’hermines;· ses cordages fixés aux troncs du pin et du houx. La Dame, plus magnifiquement vêtue que jamais, quelques cheveux épars sur les épaules, les autres en bandeaux retenus par un harnais de perles que surmonte une aigrette, dépose, dans le coffret que lui présente sa servante, sa parure de roses ciselées qu’elle va recouvrir d’une bandelette de lin. Son cou, pour la première fois, est nu; son regard est dans le vague; c’est presque en hésitant, dirait-on, qu’elle se dépouille ainsi de ses premiers atours.
[…]
Oui, cette dernière tapisserie exprime une hésitation essentielle, l’instant d’un choix fondamental. Oui, la Dame enfin s’approche avec majesté de soi-même, à l’entrée de cette tente dont les deux animaux héraldiques mi-dressés, retiennent les pans. Sur le bandeau frontal, quatre mots ont été brodés À MON SEUL DÉSIR.

Bertrand d’Astorg, Le Mythe de la dame à la licorne, 1963.

  • Salvador Dali, Gala, mon seul désir, 1961.

Elles sont six : six tapisseries qui se regardent en demi-cercle. C’est du rouge, du bleu, du jaune, du vert, du rouge surtout, un rouge qui vous prend les yeux. Ce sont des femmes sur des îles : une grande solitude féminine – une solitude qui a l’air enchantée. Elles sont là, toutes les six, et à travers ce rouge, ce bleu, ce jaune, ces visages et ces archipels, ce qui vous saute aux yeux, d’une manière opulente, c’est la poésie. Vous ne saisissez pas bien de quoi il s’agit, tout ce rouge, ces gestes de femmes, ces animaux, ces bijoux, ces armoiries. Les délicatesses foisonnent, elles volent partout. La tête vous tourne. Vous sentez que vous en aurez pour des heures, des journées entières à goûter ce luxe. Vous cherchez la bonne distance pour les regarder. Il y a de petits bancs au milieu de la salle. Vous vous asseyez.
À chaque fois, sur fond rouge, une île bleu indigo, et les personnages sont là : il y a la dame, blonde aux yeux bleus, longiligne, le grand front clair des vierges flamandes, les cheveux en cascade tressés de ruban de soie et de perles, le buste étroit. Elle est couverte de satins, de velours, de diadèmes, et ses tenues de brocart ont des entrelacs de fleurs et de feuilles.
Il y a une servante, il y a un lion et une licorne, de petits animaux, et des gestes qui composent à travers des buissons de signes une scène où vient se tramer, silencieusement, un mystère. Un oranger, un chêne, un pin, un buisson de houx encadrent à chaque fois la tapisserie. Un blason – « de gueules à la bande d’azur chargée de trois croissants montants d’argent » – occupe les bannières, les étendards, les écus, les capes d’armes. Et des fleurs : roses, myosotis, jacinthes, pâquerettes, ancolies, campanules, pensées, soucis, œillets, marguerites, violettes, forment un jardin de couleurs.
[…]
On ne sait pas grand-chose de ces tapisseries, cette ignorance m’a toujours plu. On ne connaît pas le nom du cartonnier qui a peint les six jeunes femmes, ni celui des maîtres lissiers qui ont transformé les cartons en merveille de laine et de soie. On pense que les cartons viennent de Paris; et que la tenture a été confectionnée dans un atelier flamand, à Bruxelles peut-être, ou aux PaysBas, entre 1484 et 1500. On a pensé que Charles le Téméraire l’avait commandée pour son mariage avec Marguerite de York, mais non : il s’agirait d’un bourgeois lyonnais, président à la cour des aides de Paris, Jean Le Viste.
[…]
Ce que raconte la Dame à la licorne? Rien, elle ne raconte rien. Ceux qui s’échinent à y déchiffrer une intrigue, à recomposer un récit qui donnerait un ordre aux gestes des dames, et une signification, oublient que la solitude est semblable au désir : elle est libre. On ne la raconte pas comme une histoire. Elle déborde le cadre, ou alors se fait si mince qu’aucun début ni aucune fin ne la limite. Le temps apparaît quand on ne l’emploie pas. C’est alors qu’il donne à voir, et c’est précisément ce qu’on voit sur les tapisseries : une femme dans le temps. À QUOI ELLE PENSE, c’est le sujet de la tenture.

Yannick Haennel, À mon seul désir, 2004

📖 La licorne entre en ville

Les entrées royales et autres défilés des XVIe et XVIIe siècle sont assez bien documentés, et la licorne, qui n’est alors bien sûr qu’un cheval déguisé, y tient souvent un rôle. Je cite quelques uns des livres d’entrée imprimés à l’occasion dans mon livre, en voici d’autres. Il serait assez aisé de continuer la liste.

Quelques jours après, le 2 octobre, le Roi & la Reine firent leur entrée triomphante dans Rouen ? Il ne se peut rien ajouter à la magnificence de cette entrée. Tout ce qu’on peut imaginer de plus extraordinaire dans ces sortes de réjouissances fut mis en exécution. On y voioit un arc de triomphe, des Licornes qui tiroient un char, des Elephans , ou des Chevaux travestis en Elephans, qui portoient ur leur dos des tours, & beaucoup de choses semblables […]
Pour donner quelque idée du goût de ces tems-là, j’ai crû devoir mettre ici en cinq planches : premièrement , les figures des Licornes , ou des Chevaux cornus comme la Licorne , qui tirent le char de la Religion, repréfentée par une femme tenant fur la main une Eglise. Elle est accompagnée de plusieurs autres femmes couronnées. Derrière le char est un homme qui porte une petite statue de la Sainte Vierge , tenant le petit enfant Jésus. Ceux qui conduisent les Licornes sont vêtus comme des Orientaux.

— Bernard de Montfaucon, Les Monumens de la monarchie françoise, Paris, 1733

Ledict comte estoit monté et armé comme en tel cas il apartient : et estoit son destrier couvert d’un demy satin verd, selon mon souvenir : et sçay bien que par-dessus la couverte avoit cinq licornes richement brodées.
[…]
Apres luy venoyent quatre chevaux couverts, de velours noir chargé d’orfaverie dorée et blanche, moult-richement, et avoyent lesdicts chevaux chanfrains d’argent, dont issoit une longue corne tenant au front, à manière de licorne ; et furent icelles tortivees d’or et d’argent.

Mémoires de Messire Olivier de la Marche, Maître d’hôtel de Charles le Témérairre, circa 1500.

Auprez d’icelluy monastère, jouxte l’église Saincte Croix, estoit eslevee une petite establye bien proprement accoustree, et en icelle estoit une motte de terre, sur laquelle estoyt ung escu my party de France et de Bretaigne soubz une couronne ; de costé d’icelluy escu ung cerf, d’aultre costé une lycorne, bien faicts a merveilles, et lesquelles bestes soustenoyent ledict escu en mouvant leurs testes et les inclynant vers le Roy. En icelle establye estoyt escript ce que s’ensuyt :
Quand la Lycorne et le grand Cerf
L’armarye tiennent ensemble,
Il n’est ennemy qui ne tremble
Et qu’ilz ne rendent a eux serf.

L’entrée du roi Louis XII et de la reine à Rouen, 1508

Et un peu après marchoyent quatre bacines ou trompettes devant un chariot triomphant sur lequel estoit le dieu Mars, armé de toutes pièces, assis en une chaire triomphale battue en or et en azur : ledit chariot enrichi d’or et d’argent, autour duquel estoyent pourtraites choses servantes aux armes, comme instrumens de guerre, conduit par six hommes sylvestres. Devant lequel estoyent les neuf preux magnifiquement en ordre, vestus de draps de soye de diverses couleurs, enrichis de broderies ; trois vestus à la judaïque : c’est à savoir, Josué, David et Judas Machabeus, montez sur un éléphant, un chameau et un cerf; Hector, Alexandre et Jules César à la turque, montez sur une licorne, un griffon et un dromadaire, lesquelles bestes estoyent encaparençonnées de draps de soye à broderie, si bien pourtraites sur le vif, et ayant tels mouvemens qu’il sembloyt estre naturelles ; et Artur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon, vestus à la françoise, montez sur coursiers faisant pennades et sauts si à propos qu’il n’est possible de mieux faire.

— Charles de Bourgueville de Bras, Entrée triomphante du roi François Ier faite en la ville et université de Caen, en l’an mil cinq cent trente deux, avec l’ordre très exquis en icelui tenu.

Les anciens avaient leurs chariots de guerre à faux tranchantes, les Chars de leurs Princes , ceux de leurs Triomphateurs, & ceux de leurs Divinités. Les uns étaient tirez par deux chevaux seulement, les autres par quatre, six, huit, ou dix attelés de front. Ils y attelaient aussi quelquefois des lions, des ours, des licornes, des bœufs, des cerfs , des éléphants, des rhinocéros, des dragons, des aigles, des loups, des daims, et d’autres animaux selon les diverses choses qu’ils voulaient représenter. Pour représenter les licornes, les éléphants, et quelques autres animaux, on se sert des chevaux que l’on déguise en diverses formes. On travestit aussi des hommes en ours, en lions, en tigres, et en autres animaux de basse taille.

— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669

L’an 1615 on fit un autre Ballet de Chevaux en cette même Cour , pour l’arrivée du Prince d’Urbin. Il y eut grand nombre de machines tirées par des lions, des cerfs , des élephants et des rhinocerots. Comme on représentait le Triomphe d’Amour sur la Guerre, les quatre parties du Monde suivirent le Char du victorieux surur autant de Chariots. Celui de l’Europe était tiré par des chevaux, celui de l’Afrique par des éléphants, celuy de l’Asie par des chameaux , et celui de l’Amérique par des licornes.

— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669

Au Moyen Âge, les rois mages étaient le plus souvent représentés à pied ou à cheval, plus rarement en bateau. Ce n’est qu’à la Renaissance qu’ils deviennent des figures exotiques, arrivant dès lors aussi parfois à dos de chameau. Puisqu’il y avait en Orient, de l’avis général, des chameaux, des éléphants et des licornes, il n’est pas étonnant que, lors des fêtes de Louvain en 1594, Melchior, Gaspard et Balthasar arrivent respectivement montés sur un chameau, un éléphant et une licorne.

Les triomphes antiques étaient aussi imaginés ainsi, sans que l’on sache bien si les licornes représentées tirant le char d’Artémise, ou portant le jeune Césarion, fils de César et Cléopatre, étaient dans lesprit du peintre ou graveur de simples chevaux grimés ou de véritables unicornes.

📖 La licorne connait l’avenir

Faute de place, on n’a pu mettre dans mon livre qu’une image du songe de Childéric et une des prophéties papales, mais pas d’horoscope médiéval, alors qu’ils sont assez amusants. Voici donc quelques autres images de licornes horoscopiques, astrologiques ou simplement zodiacales.

Commençons par quelques horoscopes :

Et d’autres images des aventures nocturnes de la reine Basine et du roi Childeric.

Les prophéties papales attribuées à Joachim de Fiore.

Une autre séries de prophéties, peut-être un peu plus anciennes,et venues du monde grec, celles de Léon le Sage. Les manuscrits parvenus jusqu’à nous sont moins nombreux, et la scène moins amusante. Parfois, comme dans le manuscrit de Carpentras, les copistes ont regroupé les deux séries.

Quelques images de Lossbuch, petits traités de prédictions beaucoup utilisés en Allemagne, dont quelques uns avec de jolies volvelles – j’explique dans mon livre le principe de la licorne volvelle.

Et sur le même principe, le Passetemps de la fortune des dez de Lorenzo Spirito, dont certaines éditions grouillent de licornes, souvent accompagnant la vierge.

Le capricorne a traditionnellement deux cornes, mais quelques enlumineurs ont pensé qu’il serait plus classe avec une seule. À partir du XVIe siècle, la vierge zodiacale, comme celle des Annonciations et Passions médiévales, est parfois aussi accompagnée d’une licorne. J’aurais pu vous mettre les jolies images ici, mais elles sont déjà dans mon post consacré aux licornes de la lune et des étoiles.

📖 Emblèmes et devises

Je décris dans ce chapitre de mon livre pas mal d’emblèmes des XVIe et XVIIe siècles, mais c’est quand même plus drôle quand on peut voir les images.

(Bartolomeo D’Alviano) fit faire pour devise en son estandard l’animal qu’on appelle la Licorne; la propriété est contraire a tout venin: figurant une fontaine environnée d’aspicz, bottes, et autres serpens, qui Ia fussent venus pour boire: et la Licorne avant qu’y boire plongeast sa corne dedans pour la purger du venin, en la meslant comme porte sa nature. Y avoit un mot au col VENENA PELLO. Ledit estandard se perdit en la journée de Vincennes après I’avoir une espace defendu contre la furie des ennemies.

— Paolo Giovio, Discours des devises d’armes et d’amour, 1561

Venena Pello (je repousse les poisons) n’était pas une divise très originale. Pour la même scène, on trouve aussi le plus élégant Non vi sed virtute (non par la force mais par la vertu) qui convenait sans doute moins à un guerrier comme Bartolomeo d’Alviano. Emblème et devise se devaient pourtant d’être un peu obscurs, et quand la scène, comme celle de la licorne purifiant les eaux, était connue, il était de bon ton d’en faire une lecture plus originale.

La devise de l’Alviano a ce grand deffaut, où l’ on voie une Licorne qui de sa corne touche l’eau d’une fontaine, autour de laquelle il y a plusieurs bestes vénéneuses, avec ce mot, Venena Pello, Je chasse les venins. Et c’est ce mot qui n’ a point la principale condition qui est requise à la devise, c’est àsçauoir, qu’elle aye quelques choses de plus mistérieux.

— Henri Estienne, L’Art de faire des devises, 1645.

British Library, Arundel ms 317, fol 13v. 1507

Les poèmes allégoriques de la Renaissance peuvent, surtout en Italie, devenir assez complexes, comme si une demi-douzaine d’emblèmes se retrouvaient entremêlés. Une licorne apparaît sur l’une des six miniatures illustrant Les Tables de Cébès, un texte tarabiscoté et hellénisant de Filippo Alberici. Même avec l’aide des légendes ajoutées à l’encre rouge par l’un des premiers lecteurs, je n’aurais sans doute pas compris la scène si elle n’était pas soigneusement explicitée sur la fiche du manuscrit dans le catalogue de la British Library. Il faut donc voir là une allégorie de la fausse éducation, représentée par Circé attrapant un singe, l’obscurité et la pauvreté frappant un homme, un astrologue et un fou bavard et illuminé. La licorne, au pied de l’arbre, s’apprête à faire fuir les serpents et montre le chemin de la vertu. C’était bien sûr évident !

Les recueils de l’érudit Joachim Camerarius, proche de Luther et Melancthon, furent parmi les plus répandus des livres d’emblèmes. Les quatre tomes sont consacrés aux plantes, aux oiseaux, aux quadrupèdes et aux créatures aquatiques.

Dans le Mercure galant, daté du 1er janvier 1679, sont présentées une série de devises en l’honneur de Colbert. L’une d’entre elles, Fideliter, Prudenter, Pure, montre, côte à côte, un chien, un serpent et une licorne. Le commentaire explique que « ces paroles marquent à sa gloire ce qui est connu de tout le monde, que Mr Colbert conserve les finances du roi fidèlement, qu’il les distribue avec prudence, et qu’il les augmente par une conduite très pure ». Le chien fidèle, donc, le prudent serpent et la pure licorne.

Ceux-ci, ils sont expliqués dans mon livre !

Les choses se compliquent un peu au XVIIe siècle, par exemple dans ce Votum unanime Parnassi où l’on retrouve des scènes connues, le combat du lion et de la licorne, la licorne purifiant les eaux, la vierge et la licorne, Orphée charmant les animaux, mais aussi des compositions originales un peu alambiquées.
La leçon de l’expérience dit ce premier emblème, et il est sûr que les serpents, on ne les y reprendra plus. Remarquez le cadre inférieur, dans lequel l’artiste a montré qu’il connaissait l’existence de la licorne de mer, le narval.

Quelques emblèmes tirés des recueils de Paris Gille, Horizon Juvaviensis… 1654, Suffragium Deorum…, 1665, Gratulatio panegeryca…, 1668 et Corona Gratulatoria, 1681. Il semble bien que cela ne soit ni alchimique ni franc-maçon, ni illuminé de Bavière même si on n’était à Salzbourg, donc pas très loin. C’est juste bizarre. Les nombreux livrets de Paris Gille, que je suis loin d’avoir tous feuilletés, sont des ouvrages courtisans en l’honneur de dignitaires ecclésiastiques, dont les dédicataires se sont peut-être demandé si c’était de l’art, du lard ou du cochon.
Les compositions sont assez allumées, mais curieusement aucune de ces gravures n’a été reprise dans mon livre. La maquettiste, et j’aurais sans doute fait le même choix, a en effet préféré les plus jolis emblèmes aux plus dingues.

Et pour terminer, quelques autres emblèmes à la licorne, un peu en vrac.

➕ Les séries jaunes, la licorne au naturel

Sur les tentures naturalistes du roi de Pologne Sigismond, aujourd’hui à Cracovie, et celles de la famille Borromée à Isola Bella, la licorne n’est qu’un animal sauvage parmi d’autres, mais elle reste plus souvent qu’à son tour au centre de la scène.

Les tentures rouges de la dame à la licorne étaient héraldiques, peut-être vaguement symboliques. Les toiles vertes de la chasse à la licorne étaient allégoriques et surchargées de références chrétiennes. Un demi-siècle plus tard, sur les tapisseries de Flandre qui s’exportent alors dans toute l’Europe, la licorne, qui est désormais plus un animal qu’un symbole, semble dessinée d’après nature. Elle reste cependant plus souvent qu’à son tour au centre de la scène, et les récits traditionnels à son sujet ne sont pas oubliés[1].

Tout au long des années 1550, le duc de Lituanie et roi de Pologne Sigismond II fit réaliser en Flandre, pour son palais de Cracovie où elles se trouvent encore aujourd’hui, la plus impressionnante collection de tapisseries en Europe, plus d’une centaine de pièces de grande taille. On y trouve des tentures héraldiques, mais les plus belles pièces sont des récits de l’Ancien testament, l’histoire d’Adam et Eve, celle de Noé, la construction de la tour de Babel, et surtout des verdures, tapisseries naturalistes mettant en scène une faune sauvage et souvent exotique dans des paysages réalistes et foisonnants bien différents des millefleurs bien rangés de la fin du Moyen Âge.

L’embarquement dans l’Arche. Palais du Wawel, Cracovie.

Un tel programme iconographique, la plus importante série de tapisseries jamais réalisée en Europe, fut une aubaine pour les ateliers de Bruxelles, où furent sans doute tissées la plupart des toiles. Plusieurs peintres dessinèrent les cartons, plusieurs ateliers se partagèrent le tissage, et tous n’avaient peut-être pas la même idée de la zoologie biblique. La licorne est ainsi absente des six toiles contant l’histoire d’Adam et Eve, et notamment de la scène de la Création, mais elle aurait peut-être été là si, comme dans une série réalisée à la même époque et dans les mêmes ateliers pour les Medici, l’épisode d’Adam nommant les animaux avait été inscrite au programme. Elle ne rate pas l’embarquement dans l’Arche, mais ne semble plus être là à l’arrivée ; on pourrait s’en inquiéter, mais peut-être est-elle cachée par quelque autre et plus gros animal, éléphant ou dragon.
Les luxueuses tentures bibliques de Sigismond lancèrent une mode : jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les séries de la Création, et plus encore de l’histoire de Noé, furent recopiées, souvent un peu modifiées, et le récit parfois enrichi de nouveaux épisodes. La licorne, et souvent aussi sa cousine la girafe unicorne, se glissèrent alors à l’occasion dans la foule des animaux[2].

Faute peut-être de pouvoir entretenir, comme le faisait à Prague l’empereur Rudolf, une véritable ménagerie exotique, Sigismond fit surtout réaliser de très nombreuses tapisseries animalières. Du coup, il avait des licornes, et même une famille de dragons, ce que le Habsbourg n’avait pas. Il reste une quarantaine de ces tentures, aux teintes jaunes, beiges et vert pâle, où se côtoient les créatures de l’ancien et du nouveau monde, et quelques-unes qui ne sont finalement d’aucun.

L’ambiance est naturaliste, presque réaliste, mais plusieurs thématiques proviennent directement du bestiaire médiéval. Sur une toile, la panthère combat son vieil ennemi le dragon. Sur une autre, la licorne trempe sa corne dans les eaux d’une rivière, faisant fuir un serpent à la gueule inquiétante. L’autre ennemi des serpents, le cerf, lui fait face et se prépare peut-être à dévorer le reptile. L’image du couple du cerf et de la licorne fait aussi penser aux poèmes alchimiques de Lambspring dont le plus ancien manuscrit date de 1556. Enfin, on voit derrière la licorne un autre animal très présent dans les verdures du Wawel, la girafe unicorne. Elle est au centre d’une autre tenture, baptisée selon les catalogues le lynx et la licorne ou le lynx et la girafe. Elle apparaît également en arrière-plan du combat de la panthère et du dragon. Deux girafes dont l’une, sans doute le mâle, est armée d’un bois de cerf, se promènent tranquillement dans la forêt sur une petite tapisserie verticale.

L’histoire des tapisseries de combats d’animaux – pugnæ ferarum – qui décorent aujourd’hui le palais des Borromée, sur une île du lac majeur, est moins bien connue. Le dessin ressemble à celui des verdures du Wawel, jusqu’aux petites girafes unicornes en arrière-plan, mais les scènes sont dans l’ensemble plus violentes, et bordées de cartouches portant des citations bibliques. On a cru un temps que ces toiles provenaient également de la collection du roi Sigismond[3] ; on pense aujourd’hui, sur la foi d’inventaires, qu’elles ont été réalisées pour un ecclésiastique, sans doute le cardinal de Guise, dans les années 1560,  avant de passer dans la famille Mazarin. Les Borromée, qui ont une licorne sur leur blason, en auraient fait l’acquisition au XVIIe siècle pour décorer leur palais nouvellement construit sur Isola Bella. Quoi qu’il en fut, ces tapisseries proviennent vraisemblablement des mêmes ateliers bruxellois que beaucoup de celles de Cracovie.

Sur la plus grande et la plus impressionnante des tentures, une licorne est attaquée par quatre fauves. La bête, aussi musclée que ses agresseurs, se défend avec acharnement et transperce de sa corne la patte d’une panthère. Dans le cartouche inférieur, un emblème original présente une licorne pointant sa corne vers le sol, entourée d’un lion et d’autres animaux, accompagnée de la devise Durum aliena vivere ope – il est dur de dépendre des autres pour sa survie. On devine que, gênée par sa longue corne, la licorne a besoin d’autrui pour se nourrir. Dans le cartouche supérieur, une citation de l’Ecclésiaste rappelle que Dieu a donné pouvoir à l’homme sur toutes les bêtes qui nagent, marchent et volent.

Sur une autre toile, une licorne s’apprête à transpercer de sa corne un lion réfugié dans un arbre. La scène rappelle celle de l’unicorne plantant sa corne dans un tronc d’arbre, mais c’est ici le lion qui est piégé. Au premier plan, une famille de singes s’enfuit, la mère portant, comme dans les illustrations du bestiaire, un petit dans ses bras et l’autre sur son dos. Dans le cartouche, un passage du psaume 22, Sauve moi de la colère du lion et des cornes de la licorne, incite à voir dans les deux combattants des représentations des destructrices passions humaines. À l’arrière-plan pourtant, au cœur de la forêt, les animaux, parmi lesquels une girafe unicorne, attendent qu’une autre licorne trempe sa corne dans les eaux de la rivière pour boire, donnant de la bête une image plus positive, et montrent qu’il ne faut pas chercher à être trop précis dans les lectures allégoriques.

Les licornes de ces scènes naturalistes ne sont plus, comme un demi-siècle auparavant dans les tentures de la Chasse et de la Dame à la licorne, des images ou des symboles. Ce sont des bêtes parmi d’autres, sauvages, exotiques, parfois féroces, mais comme dans les traités de zoologie de Conrad Gesner, rédigés à la même époque, les récits issus du bestiaire et des traditions médiévales n’ont pas totalement disparu.


[1] Ce chapitre doit beaucoup à la thèse de Carmen Cramer Niekrasz, Woven Theaters of Nature: Flemish Tapestry and Natural History, 1550-1600, 2007.
[2] Magdalena Piwocka, The Story of Noah and The Story of Babel from the Tapestry Collection of Sigismund Augustus, in Folia Historiae Artium, 2015.
[3] Marcel Roethlisberger, La tenture de la licorne dans la collection Borromée, 1957.

📖 Au pays de tapisserie : Millefleurs et feuilles de choux

Je ne parle guère dans mon livre que des deux séries de tapisseries à la licorne les plus connues, celles de Cluny et des Cloisters. Il y en a bien d’autres.

Sur la célèbre tapisserie de Bayeux, brodée à la fin du XIe siècle donc près de quatre siècles avant que ne soient tissées les riches tentures du début de la Renaissance, apparaissaient déjà une licorne, peut-être deux, trois au grand maximum, dans la bordure inférieure de la toile. L’une est attaquée par des chiens, l’autre poursuivie par tout un équipage de chasse. Elles ne pèsent cependant guère en comparaison des dizaines de dragons et, plus encore, de griffons qui meublent les marges du récit. La licorne est d’ailleurs absente de la scène, représentée au tout début de l’histoire, dans laquelle Adam nomme les animaux. Au XIe siècle, lorsque cette broderie a été réalisée, la licorne était tenue pour un animal réel, mais sans importance particulière et vraisemblablement pas présent en Angleterre.

Les images officielles de la blanche bête sur les deux séries de tapisseries les plus connues, la Dame à la licorne et la Chasse à la licorne, se détachent sur un charmant fond rouge ou vert de petites fleurs, de plantes sylvestres, de fruits des bois et d’herbes sauvages, ce que l’on appelle un millefleurs. Si les compositions en sont hiératiques et peu réalistes, les plantes sont souvent représentées avec soin, aussi reconnaissables que les animaux, et de très sérieux ouvrages les ont cataloguées[1].

Dans le monde germanique, les chasses mystiques à la licorne, allégories de l’Annonciation, peuvent être peintes, sculptées mais aussi parfois brodées ou tissées, sur fond de millefleurs, sur la tenture ornant le devant de l’autel, l’antependium.

Et le monde est pareil à l’ancienne forêt
Cette tapisserie à verdure banales
Où dorment la licorne et le chardonneret

— Louis Aragon, Brocéliande, 1942.

Dans la première moitié du XVIe siècle, les millefleurs passent de mode et laissent place à un décor qui a moins bien vieilli, et que les historiens de l’art ont assez à propos baptisé feuilles de choux – ou aristoloche, une plante qui sonne un peu plus savant mais qui a le même aspect. Les licornes, et plus souvent encore les griffons, y abandonnent leurs poses hiératiques pour s’ébattre plus librement, et parfois combattre, dans des paysages ocres ou vert pâle.

Les licornes sur feuilles de choux sont sans doute plus nombreuses que celles sur millefleurs, mais elles sont quand même moins à leur avantage. Surtout, nous n’avons aucune série complète dont la belle cavale blanche soit l’héroïne. Elle n’y est le plus souvent qu’un animal parmi d’autres, auprès du cerf, du lion, de la girafe et du griffon. Si les scènes de chasse restent fréquentes, un nouveau thème apparaît sur les tapisseries vers le milieu du XVIe siècle, les pugnæ ferarum, les combats de bêtes sauvages et exotiques, qui sont une bonne occasion de mettre en scène la licorne. La blanche bête affronte le plus souvent l’un de ses ennemis dans les récits médiévaux, le lion, comme sur les luxueuses tapisseries du palais Borromée à Isola Bella, dont il sera question dans un autre post. L’autre adversaire traditionnel de la licorne, l’éléphant, fait quant à lui face à un nouveau venu, le rhinocéros

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine, mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse. J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.
Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer. Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantasmatique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions.
Que de choses ces graves personnages auraient à dire s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée! De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins !

— Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, 1834

Déjà, parmi les tapisseries aux millefleurs, se sont glissées quelques simples broderies. C’est moins précieux, c’est moins impressionnant, c’est moins souvent exposé dans les musées, mais les licornes y sont un peu les mêmes que sur les tapisseries.

Je cite dans mon livre le catalogue d’une vente aux enchères, en 1904. Une tapisserie y représente l’équipage du roi Charles VII rencontrant, dans la forêt du Mans, de nombreux animaux parmi lesquels une licorne et plusieurs lions. S’il n’est pas impossible que cette toile ait disparu, il est plus probable qu’elle décore discrètement quelque château ou hôtel particulier. Je suis preneur de toute information à ce sujet.

Dans Le maître de forges, son plus grand succès, le romancier populaire Georges Ohnet décrit une série de tapisseries représentant l’histoire de Renaud et Armide dans la Jérusalem libérée de Torquato Tasso :

Les lampes éclairaient doucement les vieilles tapisseries dont les murs étaient recouverts. C’était l’admirable série des amours de Renaud et d’Armide. Sous une tente de pourpre et d’or, le chevalier, couché aux pieds de l’enchanteresse, souriait en levant d’un bras alangui une large coupe ciselée. Plus loin, les deux chevaliers libérateurs traversaient la forêt enchantée, écartant à l’aide du bouclier magique les monstres qui tentaient de leur barrer le passage. Et enfin, dans la bataille livrée par les Chrétiens aux troupes du Soudan sous les murs de Jérusalem, Armide, debout sur son char traîné par des licornes blanches, lançait avec rage contre Renaud, couvert du sang des infidèles, les redoutables traits de son carquois.

— Georges Ohnet, Le Maître de Forges, 1882

Cette série de tapisseries est sans doute une invention du prolixe romancier, mais si elle existe dans quelque château, le char d’Armide traîné par des licornes blanches ressemble sans doute à celui que l’on voit sur ce dessin du XVIIe siècle.

Giacinto Gimignani, Le Char d’Armide, XVIIe siècle. Galerie Albertina, Vienne

Les licornes apparaissent régulièrement sur les nombreuses tapisseries représentant des scènes de la Genèse, la création des animaux, Adam nommant les animaux, l’embarquement et le débarquement de l’arche de Noé. Je ne vais pas vous remettre les images ici, elles sont déjà pour certaines dans les posts consacrés à l’iconographie biblique, et seront bientôt pour d’autres dans celui qui traitera des tapisseries du roi de Pologne Sigismond II, que j’ai soigneusement évité d’utiliser pour illustrer cet article.

La licorne étant absente des récits antiques, il était en revanche plus difficile de la caser sur les nombreuses séries de tapisseries illustrant l’histoire romaine. Quand on la croise, elle est purement décorative. Sur une riche tapisserie flamande du XVIe siècle représentant les ruines romaines du Colosseum, elle apparaît dans les marges, un animal sauvage parmi d’autres. C’est sans doute le cas sur d’autres tapisseries, sans que cela soit précisé dans les catalogues et donc sans que j’aie beaucoup de chances de la trouver.

Dans les années 1700, donc bien avant la photographie, François Roger de Gaignières eut l’idée de faire reproduire pour la postérité des monumens qui lui semblaient importants pour l’histoire de la monarchie française. De ce travail encyclopédique est résulté une impressionnante collection de dessins de pierres tombales, de sceaux, d’armoiries, de costumes, de sculptures et de tapisseries, aujourd’hui partagée pour l’essentiel entre la Bodleian Library, à Oxford, et la BNF à Paris. Je suis bien loin d’avoir tout feuilleté, mais voici des reproductions de quatre tapisseries héraldiques, sans doute disparues aujourd’hui.

[1] Voir par exemple, pour les tapisseries des Cloisters, Margaret Freeman, The Unicorn Tapestries, 1976.

📖 Le bestiaire de bois

Quelques autres licornes sculptées dans le bois, le plus souvent des églises. Pour l’explication de ce qu’est une miséricorde, il vous faudra aller voir mon livre !

C’est en Angleterre que les miséricordes, et donc les miséricordes à la licorne, sont les plus nombreuses. Lorsqu’un chevalier transperce de sa lance une licorne réfugiée dans le giron d’une jeune vierge, d’autres scènes du bestiaire médiéval sont présentes sur les stalles voisines.

Des licornes, parfois plus ou moins héraldiques, décorent aussi quelques accoudoirs ou le dos des bancs et des stalles des églises médiévales. Attention cependant à ne pas confondre celles qui sont réellement médiévales et celles, aussi nombreuses, qui ont été restaurées et parfois ajoutées à la fin du XIXe siècle.

  • Banc d'église, Sefton, Lancashire.

Les poutres sculptées sont une tradition plus récente, et qui ne semble guère avoir pris en dehors de la Bretagne. Sur les sablières, longues poutres qui supportent la charpente, les licornes prennent part à de longs et parfois étranges défilés, souvent sculptés, parfois peints.

Toutes ces poutres ont été sculptées en Bretagne, entre 1500 et 1550. On n’en regrette que plus que le bâtiment du XIIIe siècle de la Maison des Templiers de Metz, dans lequel se trouvaient plusieurs poutres médiévales où étaient peints des défilés d’animaux faisant penser au roman de Renart, ait été détruit au début du XXe siècle. Sur le dessin qu’en fit dans les années 1830 un érudit local, M. de Saulcy, un érudit local au XIXe siècle apparait en effet une licorne debout sur ses pattes arrière et portant un mystérieux paquet.

Mémoires de l’académie de Metz, 1834-1835.

Toutes les licornes de bois ne se trouvent bien sûr pas dans les églises, en voici quelques unes décorant des lieux profanes, même si la dernière a un thème religieux.

Dans un parc de Nijni Novgorod….

➕ L’atelier des singes, des lapins et des licornes

Il suffit que je m’absente une semaine pour que la bodléienne mette en ligne deux petits psautiers flamands, dont je connaissais l’existence mais dont je n’avais jusqu’ici vu que d’assez mauvaises images. C’est une occasion de revenir sur les licornes, et leurs amis les singes, dans les marges des manuscrits médiévaux.

Dans les premières années du XIVe siècle, en Flandre, sans doute à Gand, un atelier d’enlumineurs cultivés et pleins d’humour a illustré plusieurs manuscrits, parmi lesquels deux petits psautiers jumeaux d’une dizaine de centimètres de haut, aujourd’hui à la bibliothèque bodléienne d’Oxford (ms Douce 5 et ms Douce 6), un livre d’heures d’un format plus classique qui se trouve lui à Cambridge, au Trinity College (ms Wren B 11 22), et sans doute un psautier et livre d’heures aujourd’hui au musée Walters, à Baltimore (ms W 82). Sur les pages de ces volumes, et sans doute sur celles des autres manuscrits non encore numérisés mis en image par la même équipe – je sais qu’il y en a au moins un à la bibliothèque royale de Copenhague – les très nombreux singes, lapins et surtout licornes semblent avoir été comme la marque de l’atelier.

Les licornes y ont une silhouette caprine, mais le plus souvent sans barbichette. Leurs robes prennent toutes les nuances de gris. Coloriées à la peinture d’or, leurs cornes longues et brillantes aident à les repérer. Quelques unes cependant ont, au lieu d’une corne longue et pointue, un unique bois de cerf.

L’épisode classique de la capture de la licorne, emprunté au bestiaire médiéval, apparait à trois reprises sur ces manuscrits. L’une des scènes est assez classique, même si le chasseur armé d’un arc renvoie plus à l’amour courtois qu’aux allégories religieuses. Sur une autre, le chasseur est bien armé d’une lance mais il est à cheval, ce qui est inhabituel. La troisième est parodique : la jeune vierge se fait belle devant son miroir, mais derrière elle c’est un lièvre qui se déguise en licorne, tandis que madame lièvre va se cacher derrière un arbre pour regarder la scène. Dans l’une des rares autres scènes du bestiaire représentée dans ces trois volumes, la licorne est l’un des animaux charmés et protégés par la bonne odeur de la panthère.

Ces licornes grises sont des bêtes sauvages, rapides, parfois agressives, qui courent dans les marges tantôt poursuivant un cerf ou un lapin, tantôt traquées par des chiens. Leurs relations avec d’autres animaux, les lions et surtout les singes, sont plus amicales. Les singes, comme souvent dans les enluminures médiévales, sont comme des hommes auxquels manqueraient la grâce divine, joueurs toujours, parfois violents ou obscènes. Lorsqu’ils côtoient les licornes, leurs jeux peuvent prendre un tour assez ambigu.

Aux classiques licornes quadrupèdes qui courent dans les marges, il faut ajouter, plus nombreuses encore, des centaines de fins de lignes enluminées, longs corps reptiliens, plus rarement pisciformes, dont la tête humaine ou animale qui émerge du texte est souvent armée d’une très longue corne.

Le psautier et livre d’heures du musée Walters a probablement été décoré dans le même atelier. Toutes les pages ne sont pas illustrées, les images que j’en ai trouvées sont plus anciennes et moins jolies, mais singes, licornes et lapins sont sont toujours nombreux, dans un style qui rappelle celui des manuscrits précédents.

📖 Ecus, supports et cimiers

Assez rare dans l’héraldique médiévale, sauf dans le sud de l’Allemagne, la licorne devient à la mode au XVe siècle, d’abord en Italie puis dans le reste de l’Europe. Elle s’installe alors en cimier, sur le casque au-dessus de l’écu, et en support, sur ses côtés.

Si vous voulez de vieux armoriaux avec pas mal de licornes, il faut aller voir dans le sud de l’Allemagne, et donc en particulier dans le catalogue de la Bayerische Staatsbibliothek, à Munich. Je leur ai consacré un chapitre entier, qui n’a pas eu sa place dans mon livre et que vous trouverez ici.

Ailleurs, on en trouve, mais il faut chercher un peu. En voici quelques exemples. Ce sont, pour chacun de ces manuscrits, toutes les licornes que l’on y trouve parmi des centaines d’écus. Elles sont donc bien peu nombreuses.

J’en ai trouvé une douzaine, et sans doute raté quelques unes, sur un armorial italien du milieu du XVIe siècle, lui aussi à la bibliothèque de Munich. Elles ne représentent cependant pas grand chose dans les quinze volumes et les presque dix-mille blason de cet armorial. La majorité d’entre elles se trouvent en Italie du nord, donc pas loin de leur camp de base en Bavière et en Suisse alémanique.

DE LA LICORNE
L’empereur de l’Éthiopie qu’on nomme Prêtre-Jean, désireux de contracter amitié et faire ligue avec le grand Seigneur, crut qu’il ne pouvait mieux arriver à ce but qu’en le gratifiant d’une couple de licornes excellentes, qu’on lui avait envoyé des Indes, pour un présent digne de ces grandeurs. le Turc se tint fort obligé à l’Éthiopien, voyant ces deux et beaux rares animaux à sa porte, et jugeant bien que tous ses sujets en agréeraient extrêmement la vue , commanda qu’on les menât au sultan de La Mecque, afin que ceux de la Turquie qui sont grandement portés à faire des pèlerinages à cet abominable sépulcre de Mahomet, eussent le contentement de les voir avec les autres raretés qui s’y montrent.
Cette sorte de créature est si rare qu’outre ces deux ici, je trouve que peu de personnes afferment en avoir vu, combien que plusieurs en écrivent assez de merveilles et qu’en beaucoup d’endroits de l’Europe on y reconnaisse sa corne. Si bien que je ne me dois pas ébahir si fort peu de personnes de condition ont chargé leurs armes de la figure de licorne, puisque ses propriétés ont été jadis si peu connues, et que les Solin et les Pline ont enseigné même que cette bête se plait si fort dans les plus vastes et les plus éloignées solitudes, qu’elle se fera plutôt tuer que de se laisser prendre. Bien est vrai néanmoins que tous ceux qui en parlent demeurent d’accord qu’elle est douée d’un bon courage, qu’elle ose bien attaquer les lions, ses plus grands ennemis, et d’autre part qu’elle chérit si passionnément les bonnes odeurs et les personnes qui sont chastes que le meilleur moyen de les apprivoiser est de lui en présenter.
À raison de quoi l’invention de ceux-là n’est pas mauvaise qui ont employé dans le blason de leurs écus d’armes des licornes entières, ou leurs têtes seulement, puisque ce sont des marques assurées d’une rare générosité, et de l’estime qu’on fait du beau lys d’une pureté virginale. D’ailleurs, quand j’apprendrai non seulement par le rapport d’une infinité d’auteurs assez dignes de créance, mais aussi par l’expérience journalière et fort aisée, que cet animal est si ennemi des venins que la moindre partie de sa corne pulvérisée suffit pour empêcher tous leurs effets, je louerai le plus qu’il me sera possible les pensées de nos prédécesseurs qui se sont imaginés avec bien sujet qu’à la vue de la licorne représentée dans leurs écus, on reconnaîtrait évidemment comme quoi ils auraient eu en abomination le poison très pernicieux de l’erreur et du vice, et combien arasement ils en auraient procuré l’anéantissement.De Vaté porte d’azur à six cotices d’or, au chef d’argent chargé de trois corneilles de sable membrées et becquetées de gueule. Fay Despaisses porte d’argent, à une bande d’azur chargée de trois têtes de licornes d’or. Ribier porte de gueules, à la fasce ondée d’or, & à la tête de licorne de même, en pointe. Le Cirier de Neuschelles, d’azur à trois licornes d’or. Clairaunay au Maine, d’argent, à trois licornes de sable. Charpentier port d’azur, à la bande échiquetée d’or et de gueules de trois traits, accompagnée de deux licornes d’argent. Chevrière de Paudy porte d’azur à trois têtes arrachées de licorne d’argent. Fauchedompré met aussi trois têtes de licorne dans ses armes. Du Valkmondreuille porte d’azur, à trois croix coupées d’or mises en face, écartelé d’hermines, sur le tout de gueules à une tête de licorne d’argent. Nusdorf, en Bavière, porte de sable à la licorne contournée et rampante d’argent. Postolsky en Silésie de gueules à la licorne contournée et rampante d’argent. Poppelau en Silésie porte de gueules à la licorne d’or, l’orangée à la moitié du corps de sable et d’argent.

— Marc Gilbert de Varennes, S.J., Le roy d’armes ou L’art de bien former, charger, briser, timbrer, et par consequent, blassonner toutes les sortes d’Armoiries, 1635

Et voici, un peu en vrac, quelques blasons avec des licornes.

À la Renaissance, la licorne devient, un peu comme elle l’est aujourd’hui, à la mode. Les vieilles familles, qui ne vont quand même pas refaire leur blason ancestral, ajoutent alors souvent l’animal en support de leurs armoiries, ou en cimier, les bonnes vieilles règles de l’héraldique ne s’appliquant pas aussi strictement à ces attributs un peu exubérants. Il n’est donc pas rare de voir des blasons à l’aigle ou au lion surmontés d’un chef de licorne.

On trouve ainsi quelques licornes sur les dessins des blasons accordés au XVIe siècle par les empereurs germaniques, dessins conservés aux archives du musée national de Prague. On remarquera que l’un des écus ci dessus est dessiné pour un apothicaire, profession souvent associée à la licorne.

Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers,
Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes,
Sirènes aux seins nus, mélusines, licornes,
Farouches bois de cerfs, aspics, alérions,
Sur la rigidité des pâles morions,
Semblent une forêt de monstres qui végète.

Cette forêt, ici décrite par Victor Hugo dans La légende des siècles, nous la voyons bouger, comme secouée par le vent, sur une grande miniature un peu confuse, en double page, de plusieurs manuscrits du Traité de la forme et devis comment on peut faire les tournois de René d’Anjou, le roi René, copiés à la fin du XVe siècle.

René I d’Anjou, Traité de la forme et devis comment on peut faire les tournois, , circa 1480. BNF, ms fr 2692, fol 67-68.

On imagine les tournois de chevalerie du Moyen Âge à l’image de nos compétitions sportives, avec des éliminatoires, des poules et des manches, et des combats bien réglés, en duel, devant un arbitre qui compte les points. C’était parfois le cas, mais le point d’orgue en était la mêlée, un peu désordonnée. Pouvez-vous retrouver la licorne dans cette forêt ?
Vous pouvez zoomer à loisir pour mieux chercher la bête sur le site de la bibliothèque nationale, ici pour le français 2692, là pour le 2696.

René I d’Anjou, Traité de la forme et devis comment on peut faire les tournois, , circa 1480. BNF, ms fr 2696, fol 53-54.

Les mêmes licornes viennent aussi soutenir des écus. La plus connue est celle qui, un peu par hasard, s’est retrouvée en 1603 face à son vieux compère le lion pour soutenir le blason du Royaume-Uni – vous en apprendrez plus sur cette histoire dans le chapitre sur les licornes d’Écosse.
Les supports de l’écu des rois de France ont continué à beaucoup varier, chaque monarque optant pour ses créatures favorites, et certains ayant du mal à se décider. Sur les premières pages des manuscrits royaux, où les armes du souverain font fonction d’ex-libris, l’écu aux fleurs de lys peut être soutenu par des cerfs volants, sans doute les plus fréquents, mais aussi des cerfs pas volants du tout, des lions, des anges, des hommes sauvages, des griffons… Les seules licornes que j’ai trouvées sont sur quelques ouvrages ayant appartenu à Louis XII, dont l’emblème était pourtant le porc-épic, utilisé sur la plupart de ses manuscrits, du moins après son accession au trône. Faut-il voir dans ces licornes un clin d’œil à son épouse Anne de Bretagne ? On lit en effet ici ou là que la belle Anne, épouse de deux rois de France, était branchée licornes, théorie qui ne repose cependant pas sur grand chose, juste quelques objets en licorne dans ses inventaires et l’hypothèse, aujourd’hui très discutée, selon laquelle les tapisseries de La Chasse à la licorne auraient été réalisées à l’occasion de son mariage avec Louis XII.


Bien sûr, nul n’était besoin d’être roi pour faire encadrer ses armes par des licornes, et voici quelques autres exemples.

À ce dîner, où les coudes n’avaient pas horreur de se toucher les uns les autres, il y avait
justement entre la marquise de Limore, la plus foncée en aristocratie des femmes qui
étaient là, et le marquis de Pont-l’Abbé, d’une noblesse aussi vieille que son pont, un convive, de gaillarde et superbe encolure, paysan d’origine très normande, mais qui s’était décrassé et qui était devenu un très authentique bourgeois de Paris. Il étalait alors son gilet de piqué blanc entre cette marquise et ce marquis, comme un écusson d’argent entre ses deux supports, dont l’un, à dextre, la marquise, faisait la licorne, et l’autre, à senestre, le marquis, faisait le lévrier.

— Jules Barbeay d’Aurevilly, Une histoire sans nom, 1882.