➕ La chevauchée sauvage

Les hommes et surtout les femmes sauvages montent parfois des licornes, y compris au combat. Les démons aussi, parfois, chevauchent de sinistres licornes brunes ou noires.

La petite taille du chevreau unicorne des premiers bestiaires interdisait  d’en faire une monture. La silhouette de la licorne devenant plus équine à la Renaissance, on pourrait s’attendre alors à la voir plus souvent, dans les fresques et les tapisseries, porter en triomphe quelque dame, vierge, reine, amour, déesse ou vertu. Cela arrive, nous le verrons, mais à l’inverse du cheval, la licorne restait un animal sauvage et donc ambigu, une cavale plus qu’une haquenée.
C’est sans doute pour cette raison que les hommes sauvages, que l’on voit néanmoins plus souvent chevaucher des cerfs, peuvent la maîtriser, la monter et même combattre à dos de licorne, voire enlever de pures demoiselles comme dans le roman de chevalerie espagnol Amadis de Gaule :
« arrivants au hault virent un sauvaige monté sur une Licorne, tenant par les cheveux un damoysel, lequel appercevant les chevaliers, leur escria : Helas seigneurs, pour Dieu délivrez moy de cestuy, qui me tourmente avecq’ tant de misère. À ceste parole sembla a Lisvart que c’estoit celuy mesme qui parla à luy fur l’arbre, lorsqu’il s’absenta de Constantinople, & qu’il luy enseigna les armes noires en la maison déserte. Et s’avança de meilleur coeur pour le secourir, mais le sauvaige s’enfuyt sur sa licorne, entrainant le damoysel […] Les cinq chevaliers esmeuz a pitié, le suyvirent à course de cheval jusques hors du boys, & entrèrent à une grande plaine, au mylieu de laquelle estoit un lac, ou s’abismèrent le sauvaige, la Licorne & le damoysel. Et à l’instant virent venir à eux six autres Géants armez de toutes pièces, & montez sur grands chevaux,  lesquelz leur escrierent à haute voix : Chevaliers trop téméraires , qui vous meut de ainsi suyvre nostre sauvaige? Par dieu vous mourrez tous presentement[1]. »

Dans les défilés, les parades et cavalcades qui accompagnaient entrées royales et festivités urbaines, la licorne était parfois monture de héros ou de vertu, mais aussi souvent de sauvage, un déguisement toujours apprécié. Il est vrai que grimer un cheval en licorne était bien plus aisé, et donc plus fréquent, qu’en faire un éléphant, un chameau ou un griffon. Sur une tapisserie rhénane tissée vers 1470, deux femmes sauvages semblent s’affronter en tournoi, montées l’une sur une licorne bleue, l’autre sur un éléphant rouge. Elles sont armées de lance, portent chacune heaume et  bouclier héraldique, et l’on ne sait plus bien si la tapisserie représente la vie relativement civilisée des sylvains ou une fête costumée de la noblesse rhénane.

Une  tapisserie un peu plus ancienne  aujourd’hui à l’abbaye bénédictine de Muri-Reis, près de Bolzano, dans le Haut-Adige, donc en pleine terre à licornes héraldiques, montre sans doute la rencontre impromptue et plus ou moins symbolique, lors d’une promenade, entre culture et nature, entre un couple de nobles en costume de cour et un autre de sylvains chevauchant une licorne rouge et un griffon vert.

À la fin du XVIIe siècle, la licorne est devenue autant voire plus américaine qu’indienne ou éthiopienne. Les 5 et 6 juin 1662, une grande fête exotique costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV, pour un défilé dans Paris suivi d’un carrousel, série de jeux équestres par équipe. Des cinq équipes, les romains, les turcs, les indiens, les perses et les « sauvages amériquains », seuls ces derniers, menés par le duc de Guise, étaient montés sur des chevaux grimés en licornes[2]. Si l’on en croit les gravures qui accompagnent la relation de la fête écrite par Charles Perrault – oui, le Charles Perrault que vous connaissez, et qui était avant tout un auteur courtisan, car il faut bien vivre – leurs costumes de feuillage tenaient bien plus des hommes sauvages de la fin du Moyen Âge que des Indiens d’Amérique.

La jument de la nuit – nightmare, le cauchemar – est noire et non blanche, et n’arbore habituellement pas de corne. On imagine mal aujourd’hui, si ce n’est dans des inversions assumées et plus ou moins ironiques, la licorne monture de la mort, du diable ou du destin. Dans l’iconographie pourtant, les rares cas où la licorne prend un caractère nettement morbide ou diabolique sont souvent ceux où elle est montée. Si la belle licorne blanche est absente du superbe manuscrit des Très riches heures du duc de Berry, on surprend au coin d’une page un squelette au rire inquiétant chevauchant un unicorne trapu, au poil brun et frisé. Des figures similaires, sombres licornes à la corne noire ou rouge chevauchées par un démon, un cadavre ou un squelette, apparaissent à l’occasion dans les marges des livres d’heures du XVe siècle.  Dans la gravure de Dürer représentant l’enlèvement de Proserpine, la monture de Pluton est un puissant cheval armé d’une corne courte et courbée vers l’avant comme celle de ses démons.

Sur l’archivolte du temple devant lequel, dans une gravure d’Albrecht Dürer, est célébré le mariage de la vierge, des duels opposent des hommes et des femmes sauvages, nus, les premiers chevauchant des licornes, les secondes des lions. Dans les combats symbolisant la lutte des vertus et des vices, la licorne conserve le plus souvent sa valeur positive, et c’est l’une des lectures possibles de cette scène, qui représenterait alors la victoire de la chasteté sur la sensualité. Mais il se peut aussi que les deux adversaires aient une valeur négative, comme le suggère la chouette, symbole d’obscurantisme, représentée au-dessus de l’arc en plein cintre. En effet, c’est un sanctuaire juif, et non chrétien, qui est représenté ici, et le graveur a pris bien soin de placer la scène sainte devant le temple et non à l’intérieur.

La licorne contemporaine étant devenue une créature sylvestre, forte et pure, on aurait pu s’attendre à la voir chevauchée par Diane ou par les amazones, tout à la fois héroïnes et femmes sauvages, et aujourd’hui par la plus célèbre d’entre elles, Wonder Woman. Rien de tout cela ne s’est produit. Sans doute l’animal, qui a quand-même pas mal perdu de sa force, a-t-il semblé aux artistes non pas trop pur, mais trop gentillet, voire un peu kitsch.

Je ne sais pas où et quand a été prise cette photo, mais elle est amusante. C’est aussi une chevauchée sauvage.

Du coup, ceux qui chevauchent volontiers la licorne aujourd’hui sont les petites filles, qui ne craignent pas la gentillesse, et les militants homosexuels, dont certains, harnachés de cuir, peuvent avoir l’air un peu sauvages, mais qui assument le kitsch.


[1] Le sixiesme livre d’Amadis de Gaule, Paris, 1545, p.112.
[2] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976

➕ Jean Ier d’Aragon, chasseur de licornes

Quelque peu hypocondriaque, Jean 1er el Caçador (le Chasseur), dit aussi el Descutat (le Négligent), roi d’Aragon de 1387 à 1396, croyait fermement aux vertus médicinales de la corne de licorne.[1]

Jean Ier d’Aragon, peinture anonyme.
Musée du Prado, Madrid.

Jean Ier d’Aragon a été beaucoup moqué par les historiens. S’ils ne donnent sans doute qu’une vision partielle du personnage, ses surnoms, le chasseur et le négligent, n’en sont pas moins révélateurs, le roi s’étant plus intéressé à son équipage de chasse, à son laboratoire d’alchimie, à ses traités d’astrologie et à la musique de ses troubadours qu’à la gouvernance de son royaume, qui perdit durant son règne des territoires sur tout le pourtour méditerranéen. Jean le chasseur mourut d’ailleurs d’un accident de chasse.

Marqué dans sa jeunesse par les suites de la peste noire, choqué par la mort en couche ou de maladie de trois épouses successives, Jean était superstitieux, c’est à dire plus superstitieux que la moyenne en un temps où tout le monde l’était plus ou moins. Il était aussi hypocondriaque, et très intéressé par les remèdes plus ou moins magiques et universels, les panacées comme la pierre de Bézoard et la corne de licorne. Prince de Gérone, puis roi d’Aragon, sa correspondance révèle une fascination pour la licorne, dont il ne met jamais en doute l’existence, et un grand intérêt pour sa corne très réelle, même si les défenses de narval étaient encore, à la fin du XIVe siècle, bien plus rares en Europe, et surtout en Europe du Sud, qu’elles ne le seraient un siècle plus tard.

Défense de narval.
Wellcome collection, Londres.

Les licornes étant aussi peu nombreuses en Aragon qu’en Sicile, la chasse royale ne pouvait les courir. Jean le chasseur mit donc toute la puissance de ses secrétaires et de l’administration du royaume d’Aragon au service d’un objectif essentiel, se procurer des cornes entières de l’animal, ce qui était encore difficile. Il acquit surtout de nombreux tronçons, dont on ne sait pas toujours bien s’ils étaient ivoire de narval ou de morse ou en corne de quelque antilope africaine, et en offrit à l’occasion à ses proches et ses voisins, confiant dans la valeur et l’efficacité de ce remède.

En juin 1377, alors qu’il n’était encore que duc de Gérone, mais déjà héritier du royaume d’Aragon, Jean écrivit ainsi à son cousin le comte d’Urgell de lui faire envoyer en Sicile la corne de licorne qui se trouvait dans le trésor de la cathédrale de Lleida, en Catalogne, et détaillait les propriétés médicales de la corne, qu’il assurait avoir observées de ses propres yeux. Quelques temps plus tard, alors qu’il était à Perpignan, le comte d’Armagnac lui fit parvenir un tronçon de corne accompagné d’une lettre précisant qu’il en avait vérifié l’authenticité en empoisonnant deux chiens, dont l’un s’était remis après qu’il l’avait simplement touché avec le morceau de corne. Jean répéta l’expérience avec succès, et assure dans sa réponse qu’il utilisa aussi ce morceau de corne pour le bien de ses sujets, afin de guérir ceux qui avaient été accidentellement empoisonnés.

En 1378, c’est Jean qui envoya un autre morceau de corne à l’évêque de Valence, non sans en avoir vérifié l’authenticité en empoisonnant un juif qui avait été condamné à mort, puis en lui faisant avaler, lorsqu’il semblait sur le point de succomber, cinq cuillerées d’eau dans laquelle avait trempé la licorne. Le juif se remit après cinq jours, et fut alors pendu. Jean envoya également en gage d’amitié une pièce de corne de licorne à Léon V de Lusignan, lointain roi d’Arménie.

En mars 1379, le prince proposait au prieur de l’abbaye de Roncevaux de lui acheter la corne de licorne qui ornait les murs de l’abbaye. Faute de réponse, il demandait en juin à son vassal le vicomte de Castelbon de se rendre au monastère pour en discuter avec les moines. J’ignore quel fut le résultat de ces discussions.

En 1380, Jean envoyait au pape Urbain VI de Rome, qui craignait sans doute les intrigues des avignonnais, un morceau de corne accompagné d’une lettre expliquant comment l’utiliser, en buvant de l’eau dans laquelle la corne a trempé suffisamment longtemps.

Bézoard indien monté dans un socle d’or fin, XVIIe siècle.
Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Jean eut un peu plus à s’occuper lorsqu’il fut enfin devenu roi d’Aragon, en 1387. Les archives royales montrent cependant que sa quête de la corne de licorne s’apaisa mais ne cessa point, le roi continuant à acheter et offrir des tronçons de corne. Il semble s’être alors plus intéressé à la pierre de bézoard, calcul stomacal de chèvre orientale, qui outre être un contrepoison universel était également une puissante aide à la fertilité. Jean, qui eut douze enfants de ses trois épouses successives, ne semble pas avoir eu de gros problèmes de ce côté-là, mais c’est peut-être parce qu’il prenait régulièrement de la poudre de bézoard. En 1395, il envoyait à sa fille Jeanne, comtesse de Foix, une pierre de bézoard entière et une langue de serpent, qui suinte en présence du venin, en lui conseillant dans la lettre accompagnant ses présents de ne pas hésiter à en faire usage, tant sa santé lui tenait à cœur.

Quelques mois plus tard, en Sicile, Jean tomba de cheval lors d’une chasse à courre et mourut rapidement. Son frère cadet Marti l’Huma (l’Humain) ou l’Eclesiàstic (le Prêtre) lui succéda sur le trône d’Aragon. Délaissant les futiles licornes, bézoards et langues de serpents, il se lança à corps perdu dans l’acquisition de reliques.

Plus à l’est aussi, on s’intéressait aux cornes de licorne.
Viktor Vasnetsov, Ivan le terrible, 1897.
Galerie Tretyakov, Moscou.


[1] Je ne parle pas un mot d’espagnol, et ce petit chapitre est donc entièrement écrit à partir de la seule étude en anglais sur le sujet,  The Horn and the Relic, de Michæl A. Ryan, parue en 2012.

➕ Et plus ou moins la femme est toujours Dalila

ne blanche et pure licorne pouvait-elle être séduite et trahie par une pure vierge ? Gênés par la duplicité du rôle de la dame, des artistes ont tenté d’atténuer la violence de la scène, tandis que quelques auteurs se risquaient à de nouvelles interprétations parfois théologiquement assez osées.

Apparu dans l’Orient hellénistique, le récit de la capture et de la mise à mort d’une licorne séduite puis trahie par une jeune vierge a presque certainement une origine pré-chrétienne. En effet, si les allégories religieuses qu’en tirent les bestiaires sont si hésitantes et si peu convaincantes, c’est vraisemblablement parce qu’elles ont été plaquées sur un récit préexistant, dont nous ne connaissons cependant pas l’origine.

La duplicité de la jeune vierge, en particulier, convient mal au personnage de Marie qui, pour peu qu’elle tranche ou même simplement tienne la corne de l’animal, est un peu aussi Dalila. Des artistes du Moyen Âge ont pu, comme nous, être choqués et ont cherché à embellir le rôle de la Vierge. Ils l’ont dessinée comme prise de remords, cherchant d’un signe de la main à arrêter le chasseur, voire enserrant la licorne dans ses bras protecteurs. Ils ont aussi atténué la violence de la chasse, remplaçant la lance par un simple bâton, ou par une corde laissant supposer que la bête ne sera que capturée, ce qui était d’ailleurs le cas dans le Physiologus originel.

Quelques auteurs ont cherché de nouvelles interprétations de cette scène, pas toujours plus convaincantes. Voici par exemple celle du dominicain Thomas de Cantimpré dans son Bonum universale de Apibus, au milieu du XIIIe siècle :  « La licorne est un animal très féroce qui erre dans le désert, à la recherche d’hommes et d’animaux pour les tuer ; mais on laisse à sa portée une jeune fille vierge. La licorne, s’approchant alors, dépose toute férocité, respectant dans cette vierge la pudeur d’un corps chaste et, posant sa tête sur son sein, s’y endort.  Lorsque cette vierge a saisi dans ses mains cette corne (et nous en avons une de sept pieds de long dans une église de Bruges) elle rend l’animal souple et modéré dans ses passions, si bien que selon le cas, on le prend et on le tue ou bien on s’en empare pour le montrer en spectacle. Quel sens pouvons-nous découvrir dans la licorne de cet animal féroce, si ce n’est le Christ dont la puissance est sans pareille ? […] Mais dans le désert du monde, la plus belle de toutes les femmes, la Vierge sortie de la souche de Jessé, a été découverte par le fils de Dieu, par l’intermédiaire de l’ange messager d’honneur […] C’est pourquoi notre licorne, Jésus, ne sévit plus maintenant comme elle sévissait autrefois et pourtant les pécheurs d’aujourd’hui sont plus coupables que par le passé, puisque la vérité salutaire est mieux connue et le stimulant du péché diminué dans le pécheur par la grâce de sa mort. Mais notre Vierge, usant de son droit maternel et du patronage qui lui est confié surveille cette corne à la puissance sans pareille, si bien que Jésus montre de la longanimité et de la patience à l’égard de tous les impies et les pécheurs, au lieu de frapper aussitôt les délinquants dans leur crime même comme autrefois.[1]»

Outre que la logique de la chasse est un peu oubliée, on est quand même surpris par ce Christ sanguinaire qui défoncerait volontiers tout le monde avec sa corne, mais est heureusement retenu par sa trop gentille maman.

Un bestiaire toscan tardif, daté de 1468, donne lui aussi une interprétation nouvelle, et moins tarabiscotée, de la scène de la capture, qui présente en outre l’avantage d’expliquer la violence de l’animal : « La licorne, une des plus cruelles bêtes qui soient, a entre les yeux une corne terriblement acérée à laquelle aucune armure ne peut résister. A cause de sa férocité, cet animal ne peut être capturé que par ruse. Une pure vierge l’approche et, attiré par l’odeur de la virginité, il se couche à ses pieds et est tué par le chasseur… La licorne symbolise les hommes violents et cruels auxquels rien ne peut résister, mais qui peuvent être vaincus et convertis par le pouvoir de Dieu… Ce fut ce qui arriva à Saul, et depuis à de nombreux autres[2] ».

D’autres artistes délaissent la référence mariale et font de la chasse à la licorne une fable profane illustrant la perfidie féminine. Sur une tapisserie allemande du XIVe siècle, la vierge et la licorne apparaissent aux côtés de quatre scènes illustrant classiquement le « pouvoir des femmes », c’est à dire leur duplicité – Dalila coupant les cheveux de Samson, Aristote chevauché par sa maîtresse Phyllis, Virgile coincé dans un panier sous la fenêtre de la fille de l’empereur, le chevalier Yvain épousant la reine Laudine. Sur les chapiteaux des piliers de l’église Saint-Pierre de Caen, datant du XIIe ou XIIIe siècle, un sculpteur malin a représenté la capture de la licorne entre une série de scènes sur le pouvoir des femmes et une autre sur les animaux symboles du Christ, ce qui permet de la rattacher à l’une ou l’autre.

Au XIXe siècle, le sens originel de la chasse à la licorne semble oublié, à moins qu’il ne soit devenu gênant. En 1891, dans Le Jardin de Bérénice, Maurice Barrès, pourtant fervent catholique et bien au fait de la mystique chrétienne, décrit une peinture où de « beaux sujets sont largement encadrés par une suite de figures peintes en camaïeu, entre lesquelles l’enfant distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu à la main, poursuit une licorne réfugiée dans le giron d’une vierge » – notez le « réfugiée » qui ne colle pas avec le récit traditionnel. Le tableau est sans doute le triptyque du buisson ardent, à la cathédrale Saint Sauveur d’Aix, peint à la toute fin du XVe siècle.  En 1846, un érudit local au nom improbable de Théodore de Quatre-barbes, observant cette «  femme assise près d’une licorne qu’elle sauve de la poursuite des chasseurs », alla jusqu’à conclure que « c’est sans doute une allégorie de la pitié[3]».

Nicolas Froment, Triptyque du Buisson Ardent, circa 1475.
Cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

En 1861, dans une description des sculptures de la cathédrale de Strasbourg, nous lisons de même que « un groupe est formé d’un chasseur poursuivant une licorne qui cherche son refuge dans le sein d’une vierge. C’est le symbole du pécheur qui se réfugie dans le sein de l’Église pour trouver miséricorde devant Dieu[4] ». La licorne est encore un symbole de la pitié et de la générosité lorsque Salvador Dali en fait la monture de Lady Godiva, traversant nue les rues de Coventry pour obtenir de son époux qu’il renonce à en taxer les habitants.

Salvador Dali, Lady Godiva et la licorne.

[1] Thomas de Cantimpré, Les exemples du livre des Abeilles, trad. Henri Platelle, 1997, p.163
[2] Max Goldstaub & Richard Wendriner, Ein toscovenezianischer Bestiarius, Halle, 1892, p 32 sq.
[3] Théodore de Quatre-barbes, Œuvres complètes du roi René, avec une biographie et des notices, Angers, 1846.
[4] Frédéric Piton, Strasbourg illustré, 1861.

La vierge semble s’excuser de ne pas pouvoir faire grand chose pour la licorne.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, début du XIVe siècle.
Bibliothèque de Dijon, ms 526, fol 24v.

➕ À l’auberge de la licorne, rue de la licorne.

On trouve dans bien des villes de France, mais aussi d’Angleterre et d’Allemagne, des auberges de la licorne. Il y en avait une à Paris, dans la rue de la licorne qui fut détruite sous le Second Empire.

« Vers la fin du quinzième siècle, on montra dans celte rue une licorne ou unicorne venue d’Afrique. Bourgeois et manants de Paris la regardaient alors comme un animal fabuleux. Toute la cité fui eu émoi. À l’une des extrémités de la rue, une taverne fameuse profitant de la vogue arbora pour enseigne une licorne, dont la corne unique était dorée. Elle était fréquentée par les filles de joie de la rue du Val d’Amour et les soudards; elle donna le nom de son enseigne à la rue.[1]»

La rue de la licorne en 1865, gravure de A.P. Martial.

« La rue de la licorne était, dans la Cité, presque entièrement habitée au XVe siècle par des pâtissiers, des gaufriers et des oblayers[2]. Elle était dans le voisinage des rues de la Calandre, des Marmouzets, de Perpignan et formait avec elles le quartier dit du Val d’Amour. Elle touchait de près à la rue aux Fèves de fameuse mémoire dont le cabaret à l’enseigne du Lapin blanc a été illustré par Eugène Sue, et comme cette rue elle abritait dans ces derniers temps des établissements de consommation fréquentés par des femmes de mauvaise vie, des repris de justice et les agents de la sûreté[3] ».

La rue de la licorne en 1865, juste avant sa démolition.
Photo de Charles Marville.

Si l’on en croit Théophile Gautier, l’auberge de la licorne était encore là, ou de nouveau là, dans les années 1810, quand se déroule l’action de son roman, Les deux étoiles : «  Voilà donc notre héros à la tête de onze mille six cents livres en bons écus d’or bien trébuchants et bien luisants au soleil. Nanti de ce trésor, Henry Maingot s’achemina vers les endroits de réunion des clercs de la Basoche. Ces lieux de réunion étaient alors les cabarets de la Cornemuse et du Puits-qui-Parle, rue de la Harpe ; de la Tour-d’Argent et des Trois-Marteaux, rue Saint-Jacques ; de la Licorne, dans la rue du même nom ; de la Croix-de-Lorraine, dans la rue des Cordeliers ; du Bourdon-d’Or, sur la place Cambrai. Dès son entrée dans chacun de ces cabarets, les fourneaux s’allument, les tables se dressent, les bouteilles s’alignent, les gobelets se choquent[4] ».

Albert Robida, Le Cœur de Paris, 1896.

Comme nombre des étroites rues du centre de la capitale, la rue de la licorne abritait à l’occasion une activité assez populaire dans le Paris du XIXe siècle, la construction de barricades. En 1832, « Le 6 juin, vers dix heures du matin, des mauvais sujets s’étaient réunis à des étrangers au quartier. Déjà, plusieurs barricades avaient été élevées dans les rues de la Licorne, de la Calandre et de la Juiverie. Ces retranchements pouvaient protéger tous les rebelles de la rive gauche de la Seine, inquiéter les troupes bivouaquées sur les ponts et les quais et leur devenir très funestes. Cette organisation, dans un quartier dénué de troupes, était d’autant plus alarmante pour les habitants paisibles, qu’ils avaient tout à redouter de ces forcenés[5]
Sous le Second Empire, en 1865, la rue de la licorne fut détruite pour permettre l’assainissement du centre de Paris et l’agrandissement de l’Hôtel Dieu, et peut-être aussi parce qu’elle se prêtait trop bien aux sorties nocturnes et aux activités révolutionnaires.

Bien d’autres villes avaient leur rue et leur taverne de la licorne, et ce aussi bien en France qu’en Allemagne ou en Angleterre. Dans son journal de voyage, Michel de Montaigne notait déjà, à la date du 27 septembre 1580,  à propos de Remiremont : « belle petite ville & bon logis à la licorne ; car toutes les villes de Lorrene ont les hostelleries autant commodes & le tretement aussi bon qu’en nul endroit de France ».

Au XIXe siècle, lorsque le prolifique Ponson du Terrail, l’auteur de Rocambole, qui écrivait un peu vite et ne prenait pas toujours le temps de la recherche documentaire, avait besoin d’un nom de brick ou de frégate, mais aussi d’auberge ou de taverne, la licorne faisait souvent l’affaire. On trouve donc une brasserie de la licorne dans L’héritage du comédien, une auberge de la licorne dans La juive du Château-Trompette, une hôtellerie de la licorne dans Le capitaine des pénitents noirs et, parce qu’il faut quand même varier un peu, une auberge de la licorne d’or dans Le pacte de sang et Les spadassins de l’opéra, une hôtellerie de la licorne d’argent « que ne fréquentaient point les gentilshommes » dans La jeunesse du roi Henri, devenue  de la licorne blanche dans Les amours d’Henri IV.

Tavernes, auberges et hôtels de la licorne sont toujours nombreux, mais ils sont parfois assez récents, même et surtout quand ils prennent l’air ancien. Promenez-vous dans Provins, Troyes, Brantôme, Carcassonne ou toute autre cité faisant commerce de son caractère médiéval, authentique ou non, et vous avez de bonnes chances de déjeuner à l’auberge de la licorne. C’est là une autre connotation, récente et en partie usurpée, de la blanche bête, devenue une sorte d’icône touristique du Moyen Âge. 893 entreprises françaises ont pour nom licorne ou la licorne, mais si elles sont présentes dans tous les secteurs d’activité, les hôtels, restaurants et auberges sont les plus nombreux – avec les assurances,  la licorne ne protégeant pas que contre le poison.

L’Auberge de la licorne était aussi une série télévisée des années soixante, sans doute très mauvaise puisqu’il est difficile d’en trouver le moindre résumé, la moindre critique – la seule chose qui semble avoir mérité d’être sauvée est la musique du générique, qui traîne encore ici et là, et quelques images où l’on voit une curieuse licorne de bois servir d’enseigne à une auberge située sur la frontière franco-allemande. C’est aussi la référence médiévale, et la popularité du roman de Peter Beagle outre-Rhin,  qui a valu à Michael Robert Rhein, le chanteur de l’excellent groupe de folk-metal allemand In Extremo (je suis fan) son surnom de dernière licorne.

Moins nombreux, quelques-uns des cafés et bars de la licorne surfent plus sur les arcs-en-ciel et l’unicorn food que sur l’histoire et les vieilles pierres. C’est le cas des Unicorn Café, surtout asiatiques mais aussi présents en Amérique ; le plus connu est celui de Bangkok, dont je me suis laissé dire que ce n’était guère qu’un piège à touristes. À Miami, l’Unicorn Factory est un instagram playground où vous pouvez vous photographier entouré de licornes pastel slalomant entre les étoiles, les fleurs, les cascades et les arcs-en-ciel.


[1] Amédiée de Ponthieu, Légendes du vieux Paris, 1869.
[2] Pâtissiers fabriquant des oublies.
[3] Le Journal des débats, 27 octobre 1881.
[4] Théophile Gautier, Les deux étoiles, 1848.
[5] Maurice Barthélémy, Vie et aventures de Vidocq, 1858

➕ Le destrier des preux, la haquenée des vertus

Où l’on croise les neuf preux, les sept vertus, la vierge Marie, le poète persan, et le prince de Guise, tous à dos de licorne.

Los Angeles, Getty Museum, ms 46, fol 64v

ême si les récits de capture de la licorne ne se terminent pas toujours par la mise à mort de l’animal, jamais il n’est suggéré que la jeune vierge puisse l’enfourcher et s’enfoncer dans la forêt. Les vierges chevauchant la licorne comme celle que l’on voit sur un vitrail de la cathédrale Saint-Jean à Lyon, sont des exceptions.  Dans les marges des bréviaires ou livres d’heures, ce sont plutôt les singes qui montent les licornes dans des cavalcades pleines d’humour, ou les diables dans d’autres plus inquiétantes.

Les neuf preux étaient neuf héros incarnant collectivement l’idéal chevaleresque, trois païens, Hector, Alexandre le Grand et Jules César, trois de l’Ancien testament, Josué, le roi David et Judas Maccabée, et trois chrétiens, le roi Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon. Ils sont le plus souvent représentés en pied mais, lors des cavalcades qui accompagnaient les fêtes urbaines, ils chevauchaient souvent des montures qui pouvaient être des hommes ou des chevaux déguisés, et parfois déguisés en licorne. Défilant en 1511 lors des fêtes de la ville de Metz, « il y avoit les ix preux tous montés à chevaulx avec leurs gens, dont l’ung estoit sus. Une licorne, l’aultre estoit sus ung dromaudaire, aultre estoit monté sus ung mouton d’Inde[1], les aultres sus de diverses bestes tantrichement acoustrés, c’on ne le sauroit croire. Et estoient yceulx ix preux acoustrés en diverses nations, comme l’ung en Turc, l’aultre en Grec, l’aultre en Albainez [2] ». Le preux chevauchant une licorne était-il Alexandre dont le cheval Bucéphale est parfois représenté cornu [3] , Hector comme quelques années plus tard lors de l’entrée de François Ier à Caen, ou César qui monte en amazone un lion unicorne sur les sculptures de la façade de la cathédrale de Ratisbonne ? À propos d’amazones, la liste des neuf preuses était plus fluctuante, mais Penthésilée, reine des amazones, était toujours l’une d’entre elles. En cherchant bien, on peut peut-être trouver une image où elle chevauche une licorne, mais ce n’était pas encore Wonder Woman.

Le chevalier délibéré d’Olivier de la Marche est un poème en l’honneur de Charles le Téméraire. D’un humour désabusé, il décrit la vie humaine comme un tournoi dans lequel, devant la mort qui arbitre, le chevalier ne cesse de devoir affronter Accident et Maladie. Dans un moment de répit, deux licornes, Bonté et Doulce manière, annoncent l’arrivée d’une belle compagnie.

La viz venir une lictiere
De deux licornes soustenue,
Dont l’une fut Bonté Entière;
L’autre si fut Doulce Manière,

La plus qui fust oncques cougneue.
Toute d’or se monstroit a veue
La lictiere et le parement,
Qui cousta mervilleusement.

Les deux licornes par le frain
Quatre grans princes adestroient :
Fleur de Jours fut le souverain
Et Bon Renon Qui N’est Pas Vain —

Ces deux la premiere menoient.
Les autres deux qui la suyvoient,
L’un fut Noble Cuer Sans Envie
Et Desdaing Contre Vilennye.

— Olivier de la Marche, Le chevalier délibéré, 1483.

L’Arioste, au début du XVIe siècle, emprunta à la France médiévale sa chanson de geste, pour la lui restituer sous la forme d’un long poème typique de l’Italie de la Renaissance, l’Orlando Furioso. Parmi les nouveautés, des hippogriffes très remarqués, croisement de pégase et de griffon, et deux licornes. Au sixième chant, la Beauté et la Grâce demandent à Ruggiero de les aider à vaincre la femme monstre Erifilla. « Cependant voici sortir de la porte de ces murs deux jeunes damoiselles qui, aux gestes et accoutrements, montraient n’être pas sorties de bas lieu, n’y être nourries en mésaise avec les laboureurs, mais entre les délices des palais royaux. L’une et l’autre était assise sur une licorne plus blanche qu’une blanche hermine [4] ». La Beauté et la Grâce, c’est bien sur un piège, la blancheur des licornes est trompeuse, et  Rugierro se retrouve pris dans les rets de la sorcière Alcina. La scène est cependant assez rare, la littérature et l’iconographie de la Renaissance préférant représenter dames et vertus dans des chars tirés par des licornes que chevauchant l’animal.

Dans les traités sur les sept vertus et les sept péchés capitaux, en Allemagne et en Italie, la chasteté peut être représentée montant une licorne, et arborant un drapeau à l’hermine, autre animal symbole de tempérance.

Les artistes ne vont cependant que très rarement jusqu’à représenter, comme sur le grand vitrail de la cathédrale de Lyon, la Vierge Marie montée en amazone sur une belle licorne blanche. Sur le livre d’heures de la famille Ango, copié au début du XVIe siècle, deux albes unicornes symboles de pureté figurent sur la même page, l’une est chevauchée par la vierge, l’autre entourée d’angelots. Le poète persan de Gustave Moreau arrive en ville sur une blanche licorne, même si les dessins préparatoires que j’ai pu voir au musée qui lui est dédié révèlent que le peintre pensait d’abord lui faire monter un cheval à la robe grise.

La licorne, bonne ou mauvaise mais toujours sauvage et indomptable, est donc rarement montée, mais lorsqu’elle l’est, que ce soit dans les marges des manuscrits ou dans les défilés qui accompagnent les festivités urbaines, ce peut-être aussi bien par des sauvages ou des démons que par des vertus ou de nobles personnages. Ce peut même être les deux à la fois, noble et sauvage, lorsque, en 1662, pour le grand carrousel qui donna son nom à la place devant le Palais du Louvre, le prince de Guise défila déguisé en chef indien d’Amérique monté sur une licorne, entretenant sans doute dans le nombreux public la croyance en la présence de licornes au Canada.

Charles Perrault, Courses de testes et de bagues faites par le roy et par les princes et seigneurs en l’année 1662.

Voici la description de la selle qui se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum dans un catalogue des années 1900 : « Les sculptures de cette selle, qui comme la précédente est faite de bois recouvert de plaques d’os, ont été peintes, au moins en partie, les arbres et les feuillages en vert, les drapeaux et quelques ornements en rouge, et les fonds en bleu d’outremer. En commençant par le pommeau de la selle, on voit à droite un personnage portant le costume du milieu du xv“ siècle, qui tient à la main une banderolle sur laquelle un singe trace avec une baguette les lettres gothiques M. M. Du côté gauche du pommeau, sont deux anges et plus bas la Sainte Vierge assise. La grande scène du côté droit du siège paraît être tirée de quelque roman de chevalerie. Une dame, richement vêtue, ayant un faucon au poing et accompagnée de deux jeunes gens, contemple un dragon mort, que lui offre un chevalier agenouillé. De l’autre côté est une scène tirée de l’histoire de la dame à la licorne. On voit une dame tenant une licorne en laisse et au premier plan un seigneur caressant une dame, qui tient une bague. Le seigneur et la dame à la bague sont répétés sur le troussequin de la selle. Sur les panneaux, on voit, à droite, un homme assommant un dragon à coups de massue et un autre qui tient un lion par la gueule, sujets peut- être tirés d’un roman sur les travaux d’ Hercule. A gauche, on voit un saint Georges à cheval, armé de toutes pièces sauf le casque, qui tue le dragon, et la princesse en prière devant son château. Une femme complètement nue, un homme perché dans un arbre et tenant une banderole à la main, un dragon et un homme à queue de reptile sur le devant de la selle, complètent la décoration de cette pièce précieuse, qui, quoique la sculpture, très finement exécutée, soit d’ un dessin un peu primitif et d’une composition bizarre, est une des selles les plus riches que nous connaissions. L’envers du troussequin est recouvert de cuir découpé sur un fond de cuir doré et le même travail se trouve sur le devant de l’arçon[5] ».


[1] Je ne sais pas ce que c’est qu’un mouton d’Inde.
[2] La Chronique de Philippe de Vigneulles éditée par Charles Bruneau, Metz, 1933, tome IV, p.108
[3] .Il y aura tout un chapitre sur Bucéphale dans mon livre.
[4] Le Roland Furieux de messire Loys Arioste traduit d’italien en françois, Lyon, 1582, p.67.
[5] Charles-Alexandre de Cosson, Le cabinet d’armes de Maurice de Talleyrand-Périgord, duc de Dino, 1901, p.49

➕ L’Orient pompeux

Au XIXe siècle, pour quelques savants et nombre de curieux et de voyageurs, la licorne vit dans le Sud de l’Afrique ou dans l’Himalaya. Chez les auteurs romantiques, elle gagne parfois déjà l’Europe d’un Moyen Âge imaginaire, mais elle ne quitte pas encore complètement l’Orient.

C’est dans les années 1710 que sont publiés en France les Contes des Mille et une Nuits pour une partie traduits et pour une autre imaginés par Antoine Galland. On y croise quelques griffons, et l’oiseau roc, mais nulle licorne. Le genre du conte oriental, mêlant orientalisme, divertissement baroque, parfois ambitions philosophiques, connut un grand succès jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et les licornes s’y firent rapidement une place, montures de princes et de guerriers dans La Princesse de Babylone de Voltaire, plus souvent tirant le char de quelque noble dame. Dans Les épisodes de Vathek de William Bedford, des licornes noires tirent le char funèbre de la princesse Gulzara. Dans le libertin et anonyme Atalzaide,une petite mais fière licorne d’Orient garde la chasteté de sa maîtresse.

Dans la littérature orientaliste romantique du XIXe siècle, souvent pompeuse voire pompière, la licorne est parfois déjà la blanche cavale des forêts d’Europe, mais elle reste aussi une créature plus ou moins mythique du Proche et Moyen Orient antique. On ne croit plus vraiment, comme dans les années 1700, que des licornes aient été rituellement sacrifiées à Babylone ou Persépolis, mais elles apparaissent régulièrement dans les descriptions ampoulées sinon de la faune locale, du moins des sculptures et bas-reliefs.
Certes, la blanche bête est absente du plus connu de ces textes, du seul sans doute qui soit encore lu, Salammbô, où l’on apprend seulement que les cent membres du Conseil des Anciens de Carthage avaient un bâton de corne de narval, précision d’ailleurs un peu anachronique. Elle apparaît en revanche régulièrement dans d’autres romans, surtout en France, chez des auteurs populaires aujourd’hui un peu oubliés.

La dame à la licorne, À mon seul désir.
Musée de Cluny, Paris.

Des tapisseries du Moyen Âge ou de la Renaissance dont le thème nous semble aujourd’hui tout à fait médiéval, sont alors parfois interprétées comme décrivant des scènes orientales. Dans la toute première description de La Dame à la licorne, George Sand voit « quelque chose d’asiatique[1] » au visage et aux parures de la dame, et dans le croissant des armoiries un symbole oriental. Pour Prosper Mérimée, il y a dans les tapisseries du château de Boussac « quelque chose de singulier qui permet de croire même à d’autres qu’à M. Jourdain, qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc [2]».Mademoiselle de Maupin, dans le roman éponyme de Théophile Gauthier, décrit les licornes des tapisseries médiévales « poursuivies par des chasseurs en habit de sarrasin ».

Gustave Moreau, Les licornes, 1885.
Musée Gustave Moreau, Paris.

Sur les peintures du Gustave Moreau, orientalisme et médiévalisme se confondent plus ou moins dans un exotisme précis mais générique. Les licornes médiévales et barbichues du tableau éponyme côtoient sur les murs de son musée parisien la cavale unicorne à la robe blanche teintée de sable du Poète persan.

Vers la fin du XIXe siècle, les fantaisies orientales gagnent en légèreté, et la licorne, peut-être un peu trop prétentieuse, s’en échappe alors pour rejoindre, définitivement sans doute, les univers de la fantaisie médiévale.

Le Prince allait répondre sans doute, lorsque l’attention de la Princesse fut détournée par l’Objet qui lui était le plus cher au monde: c’était une Licorne de la petite espèce, de la hauteur environ d’un Lévrier d’Angleterre, et différente seulement de ces animaux par une corne d’ivoire longue de deux pieds environ, qui s’élevait au-dessus des yeux, entre les deux oreilles & lui donnait une physionomie de fantaisie, à qui le Prince fût obligé de donner des louanges. Le récit de ses gentillesses dura beaucoup plus longtems que le Prince ne l’aurait désiré, et il fût même obligé de se lever pour lui aller chercher à boire, et lorsqu’après avoir caressé sa maîtresse, elle se fut couchée fur un carreau de velours bleu qui était auprès d’elle, le Prince continua en ces termes. […]
Le Prince avait trop lu de Romans, savait trop de chansons, pour ne pas sentir tous les avantages d’une pareille situation; il baisa tendrement la main d’Atalzaide, et devenant ensuite plus téméraire, il portait la sienne au bas de sa robe, lorsque la Licorne qui était auprès lui donna un si furieux coup sur les doigts, en lui laissant tomber sa corne sur la main, qu’il la retira promptement par un mouvement machinal dont il ne fut pas le maître. La Licorne en même temps sauta sur le giron de la princesse, et tenant sa corne comme une lance en arrêt, menaçait le Prince de tous côtés, et se présentait toujours pour s’opposer à ses entreprises. Après plusieurs tentatives inutiles, il comprit enfin, que l’heure de son bonheur n’était pas venue; il jugea cependant que pour sa réputation il ne fallait pas aller appeler de secours étranger, d’autant plus qu’Atalzaide ne paraissait souffrir aucun mal: il s’assit sur un sofa, fort éloigné d’elle. La Licorne se coucha fur les genoux de fa maitresse toujours disposée à la défendre.

Atalzaïde, 1746.

— Et où est-il ce pays de mon cher inconnu ? Quel est le nom de ce héros ? Comment se nomme son empire ? Car je ne croirai pas plus qu’il est un berger que je ne crois que vous êtes une chauve-souris.
— Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n’est pas roi, et je ne sais même s’il voudrait s’abaisser à l’être ; il aime trop ses compatriotes : il est berger comme eux. Mais n’allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu’eux ; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu’ils reçoivent de leurs maîtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maîtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais : c’est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l’Orient. D’ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l’homme. Ces gros diamants qu’Amazan a eu l’honneur de vous offrir sont d’une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l’avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu’un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation : il se présenta suivi de dix mille éléphants et d’un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants, comme j’ai vu sur votre table des mauviettes enfilées dans des brochettes d’or.  

— Voltaire, La Princesse de Baylone, 1768.

Illustration de Leon Zack pour une édition moderne de La princesse de Babylone, 1930.

Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu’il était sans passion, la consolait en chemin ; il lui remontrait avec douceur qu’il était triste de se punir pour les fautes d’un autre ; qu’Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez nombreuses de fidélité pour qu’elle pût lui pardonner de s’être oublié un moment ; que c’était un juste à qui la grâce d’Orosmade avait manqué ; qu’il n’en serait que plus constant désormais dans l’amour et dans la vertu ; que le désir d’expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-même ; qu’elle n’en serait que plus heureuse ; que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonné de semblables écarts, et s’en étaient bien trouvées ; il lui en rapportait des exemples, et il possédait tellement l’art de conter que le cœur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible ; elle aurait voulu n’être point si tôt partie : elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n’osait revenir sur ses pas ; combattue entre l’envie de pardonner et celle de montrer sa colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes ; elle courait le monde selon la prédiction de l’oracle de son père.

— Voltaire, La Princesse de Baylone, 1768.

Mille ouvriers annonçoient un quatrième char bien plus riche que les précédens : il étoit attelé de douze licornes & fourni de vaisselle, de monnoies & de meubles d’argent. Le char étoit lui même d’argent massif, & portoit l’Intendant d’Abudah. Il étoit suivi de cent chameaux chargés aussi d’argenterie.
A quelque distance on voyoit mille cavaliers armés de pied en cap à la manière des Sarrasins, puis sur des mulets richement caparaçonnés, cinq cents Marchands étrangers, les premiers de leur nation, & tous remarquables par la magnificence de leurs équipages. Suivoit un char d’or massif tiré par quatre éléphans.

— James Ridley, Les contes des génies, ou les charmantes leçons d’Horam, fils d’Asmar, 1782.

Nous nous rendîmes dans la grande cour du palais ; au milieu de laquelle était une litière de bois de sandal, attelée à quatre licornes noires. Au son aigu de mille instruments lugubres, et aux cris encore plus perçants des Choucaniens, le corps de Gulzara fut mis dans cette litière, sur laquelle on étendit un grand tapis de toile d’argent, en laissant à découvert le gracieux visage de cette belle princesse, qui en effet ne paraissait qu’endormie.

— William Bedford, Les épisodes de Vathek, 1782

Le peuple avait raison ; car le cortége qui, passant sous la porte du Peuple, descendait lentement dans le cours, ne pouvait être pris que pour la plus grotesque mascarade qu’on eût jamais vue.
Sur douze petites licornes blanches comme la neige, avec des sabots dorés, étaient montés des êtres enveloppés de longues tuniques de satin rouge, et ils jouaient très-agréablement de petits fifres d’argent, ou faisait résonner des cymbales et des tambours. Leurs tuniques, en quelque sorte semblables à celles des pénitents, avaient seulement à la place des yeux une ouverture tout garnie de tresses d’or, ce qui leur donnait un singulier aspect.

[…]

Les grandes portes du palais s’ouvrirent, et tout à coup les cris de joie du peuple se turent à la fois, et l’on regarda, dans le silence profond de l’étonnement le plus complet, le prodige qui eut alors lieu. Les licornes, les chevaux, les mulets, les voitures, les autruches, les dames, les Maures et les pages entrèrent dans la porte étroite, et montèrent sans difficulté les degrés de marbre de l’escalier ; et un cri d’admiration, répété par mille voix, remplis les airs lorsque la porte se referma avec le bruit du tonnerre sur les derniers vingt-quatre Maures qui y entrèrent en formant une ligue blanche.

E.T.A. Hoffmann, La princesse Brambilla, 1821

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine, mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse. J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.
Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer. Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantasmatique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions.
Que de choses ces graves personnages auraient à dire s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée! De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins !

— Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, 1834

Il ne faut pas oublier, dispersés dans un vaste horizon, les animaux emblématiques qui ont reparu si souvent dans les visions des prophètes de la captivité, et qui là, du haut des monuments ou sous les portiques, à l’entrée du désert, s’agitent, s’élancent, battent de l’aile autour de cet empire naissant comme pour l’inviter à partir : chevaux caparaçonnés qui frappent du pied le chapiteau des colonnes; centaures à la barbe pendante; sphinx aux têtes de patriarches, au front mitré; licornes, béliers de l’Écriture, qui encore aujourd’hui heurtent de la tête l’occident, le midi, l’aquilon et le pays de la gloire ; taureaux chargés du diadème ; chérubins des Mèdes ; léopards aux faces d’aigle ; dragons assis sur le trône, aux bonds rapides, à la voix de tonnerre , aux battements d’ailes pareils au bruit d’un camp. Ces monstres semblent régner de droit divin sur toute la nature vivante. Dans ces sculptures revit la figure de l’empire des Mèdes et des Perse, la tête d’un mage sur le corps d’un taureau.

— Edgar Quinet, Du génie des religions, 1842

— Les Villes :Vous êtes notre aînée, vous êtes la plus grande, dites, que faut-il faire ?
— Babylone :Attelez vos licornes ; chacune montez sur vos chariots retentissants : formez autour de ma chaudière une ronde enchantée. Bactres, hâte-toi, jette dans ma chaudière, en passant, ton centaure de bronze ; Persépolis, jetez-moi les pieds dorés des dragons de l’Iran ; Memphis, ramassez sur vos escaliers les écailles de votre crocodile ; Thèbes, coupez avec vos ciseaux les tresses aplaties de votre noire déesse ; Ninive, apportez-moi les étoiles scintillantes que vos prêtres ont attachées sur votre mitre ; Saba, envoyez-moi, sur un éléphant de l’Inde, votre Dieu à mille têtes d’ivoire, couché dans sa pagode. Passez, tournez vite autour de mon foyer magique, villes d’Orient, sur vos chariots. Je mêle et je broie avec mes devins cieux et terre.

— Edgar Quinet, Ahasverus, 1843

La bague s’est ternie, le sabre s’est rouillé, le carquois s’est vidé. Dans mon pays, les cyprès verdissaient les gazelles bondissaient, l’antilope aux yeux d’or broutait des rameaux d’or; des lions de pierre fouillaient le sable avec leurs griffes, et des licornes couronnées attendaient le jugement dernier.

— Edgar Quinet, Ahasverus, 1843

Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leur robe blanche. Leur front casqué d’or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans hindous ; des concubines, plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre ; ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre, ils montaient sur des licornes ; ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.

— Maxime du Camp, Égypte et Nubie, 1854

Charles Hyppolite de Paravey, Traditions primitives conservées dans les hiéroglyphes des anciens peuples, 1853.

Au centre de la cohorte , sur une blanche Licorne, était une femme enveloppée d’un voile noir. Elle faisait des signes à Roustem ; on eût dit qu’elle invitait le chevalier à la secourir , à la délivrer. La lutte qui s’engagea mérile une description détaillée. Abrége ce conte, Ismaïl, dit le Caliſe impa­tient. Tu sais que je n’aime point les images de la guerre : c’est pour celle raison que j’ai été sur­nommé le Pacifique. Roustem dissipa l’escorte et délivra la princesse de Bengale. Cette aventure doit être racontée en peu de mots. Roustem fit une jonchée de morts et de blessés, et délivra la femme au voile noir, dit Ismail ; mais au lieu d’une blanche Licorne qu’il croyait avoir vue, le chevalier ne trouva plus qu’une chamelle grise, au lieu de la princesse de Bengale qu’il cherchait, qu’une vieille femme dégue­nillée, et couverte d’habits noirs, très sales, une Bohémienne dont le front ridé et le visage grima­çant rappelaient le singe que les Bateleurs de Cordoue affablent d’une coiffe et montrent au peuple pour le faire rire.

— Joseph-Augustin Chaho, Safer et les houris espagnoles, 1854

—Vous étiez trop jeune, poursuivit Jacques, quand votre père est mort, pour qu’il pût  vous initier au grand mystère.
— Quel mystère? Fis-je étonné.
— Le mystère du parchemin ; mais j’ai recueilli son dernier soupir, et il a eu le temps  de me donner les indications nécessaires.
— Un mystère… Un parchemin? balbutiai-je de plus en plus surpris.
— Le voilà.
Et Jacques mit sous mes yeux une feuille, non de parchemin, mais de papyrus, jaunie, couverte de signes mystérieux et qui étaient pour moi une énigme. Dans un coin, il y avait un sceau plus énigmatique encore, représentant une licorne et un croissant.

— Pierre Alexis Ponson du Terrail, Les Fils de Judas[3], 1867

Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome et du silphium bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Elisa ; et cette boîte de neige contient une outre de Chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie et qui se boit pur dans une corne de licorne.

— Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1874

Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras, et la face de l’Inconnu se dévoilera.

— Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1874

Les lampes éclairaient doucement les vieilles tapisseries dont les murs étaient recouverts. C’était l’admirable série des amours de Renaud et d’Armide. Sous une tente de pourpre et d’or, le chevalier, couché aux pieds de l’enchanteresse, souriait en levant d’un bras alangui une large coupe ciselée. Plus loin, les deux chevaliers libérateurs traversaient la forêt enchantée, écartant à l’aide du bouclier magique les monstres qui tentaient de leur barrer le passage. Et enfin, dans la bataille livrée par les Chrétiens aux troupes du Soudan sous les murs de Jérusalem, Armide, debout sur son char traîné par des licornes blanches, lançait avec rage contre Renaud, couvert du sang des infidèles, les redoutables traits de son carquois.

— Georges Ohnet, Le Maître de Forges, 1882

Alors le feu de l’ivresse envahit la multitude étincelante ! On maudit le nom de l’horrible statue qui, frappée du soleil, appelait, aux travaux des Pharaons, les ancêtres, — lorsque, accédant à la menace, levée sur eux toujours, de ces roseaux brûlants que dévora le bâton de l’Échappé-des-eaux, ils se résignaient à creuser, sur le granit rose des pyramidions, malgré la défense des Livres-futurs, — malgré la prohibition du Lévitique ! — les simulacres des ibis, des criosphynx, des phœnix et des licornes, êtres en horreur au Saint-des-saints, ou, en durs hiéroglyphes, les hauts faits (nombreux comme le sable, évanouis comme lui), et les noms d’abomination de ces dynasties oubliées filles de Menès le Ténébreux. On maudit les oignons du salaire, les levains du pain de Memphis. Malgré l’alliance avec le roi Nëchao, les Plaies sont évoquées dans les acclamations.

— Villers de l’Isle Adam, L’annonciateur, in Contes cruels, 1893

Elle fait cailler le sang des petits chrétiens, elle jette des parcelles d’hosties dans l’urine de licorne, pour faire rougir la lune…. Voilà ce qui nous a vaincus !

— Paul Adam, Princesses byzantines, 1893.


[1] L’Illustration, 3 juillet 1847.
[2] Lettre à Ludovic Vitet, juillet 1841.
[3] Quel titre !

➕ André Brink, Tout au contraire, 1998

Dans Tout au contraire, le romancier sud-africain André Brink écrit le journal imaginaire d’un aventurier bien réel, Étienne Barbier, qui vécut au Cap dans les années 1730 et prit part à quelques expéditions dans l’intérieur des terres.

Harris W. Cornwallis, Portraits of the Game and Wild Animals of Southern Africa, 1840

Le dimanche 10 avril, à deux jours de marche au-delà de l’Oliphants River, en fin d’après-midi, alors que je reviens à cheval d’une reconnaissance solitaire – on m’a envoyé explorer les possibilités de trouver de l’eau et des paturages dans cette région aride où notre expédition s’apprête à entrer -, j’avance face au soleil couchant. […]  
Et je vois la licorne. Elle apparaît, héraldique et plate devant le soleil, debout dans une attitude vigilante, la tête dressée, plus grande que les gazelles de la région, avec une forme rappelant celle du cheval, une créature avec une crinière d’un blanc pur – autant qu’on peut le distinguer devant le disque ardent du soleil – et sa longue corne unique se dresse comme un cimeterre sur son front.
Je descends de cheval, je charge mon fusil en prenant bien soin malgré mes mains tremblantes que la poudre, le plomb et la bourre sont bien enfoncés à leur place, je m’agenouille pour appuyer le canon sur un des nombreux rochers pointus, je vise et je fais feu. Inutile de recharger : je suis assez bon tireur. En roulant doucement sur lui-même, l’animal s’effondre sur place. Une seule tache rouge au-dessus de ses yeux noirs et humides, sous sa corne unique. Je m’élance vers l’animal et je reste là longtemps stupéfait par la beauté de cette créature.
Une émotion étrange m’envahit : non pas l’ivresse d’avoir d’un seul coup de fusil introduit une créature mythique dans le domaine du possible, voire du réel, mais la tristesse. Je me tiens sur une frontière solitaire, et personne ne peut dire ce qu’il y a au-delà.
Cependant, je dois m’occuper de choses concrètes. Avant la nuit, il faut que je dépouille la licorne et que je coupe la tête pour rapporter ce trophée, cette triste victoire, au camp qui se trouve à une bonne heure de cheval au sud. À ce moment-là seulement, quand je me retourne pour prendre mon couteau dans les fontes de ma selle, je m’aperçois que mon cheval a décampé cheval a décampé et qu’on ne le voit nulle part. Je cours comme un fou dans toutes les directions, en l’appelant, en criant le plus fort que je peux, en lançant des prières et des imprécations contre la nuit qui descend. Mais seul le silence me répond, et les rafales d’un vent qui vient de se lever et qui forcira tout au long de la nuit.
Je me blottis contre la licorne morte. Il n’y a pas de lune. Pourtant, au fur et à mesure que la nuit s’obscurcit une pâle luminosité semble émaner de ce corps magnifique. Au loin, les bruits de l’Afrique – les ricanements des chacals, les cris dune hyène, poussés comme des points d’exclamation dans le vide. Et, dans le creux le plus obscur et le plus profond de la nuit, le bruit d’un lion, pas un rugissement, seulement un grondement sourd et rythmé qui s’éteint lentement, disparaît puis s’élève à nouveau, plus près chaque fois, dirait-on. La terre même semble répercuter le bruit. Je n’ai jamais éprouvé une telle terreur de toute ma vie; Je ne me suis jamais senti aussi totalement seul. Ce n’est pas seulement la proximité des prédateurs nocturnes qui me pétrifie à ce point, et pourtant Dieu sait que c’est déjà fort désagréable, c’est le sentiment déraisonnable que, d’une certaine façon, ce n’est pas ma présence ni celle de cette carcasse qui les attire, mais la nature même de l’acte que j’ai commis.
Et je ne peux rien faire. Il n’y a pas de bois pour allumer du feu autour de moi, et de toute façon il fait trop sombre pour en chercher. Je ne peux même pas prier, de peur que, si je ferme les yeux, cela ne précipite ma fin. Pendant toute la nuit, je reste assis là, en tremblant, en proie à une terreur au-delà de ce que l’esprit peut imaginer, abandonné à tout ce qui se prépare à venger le massacre de la licorne. Et pendant toute la nuit, les prédateurs ne cessent de rôder autour de moi, accroupi contre le cadavre de l’animal fabuleux.
L’aube se lève enfin, enveloppée d’une brume blanche qui vient de la mer lointaine. Les hurlements, les cris et les grondements commencent à disparaître. Quand il y a assez de lumière, je peux voir les traces qui dessinent un cercle parfait dont je suis le centre, et dont le rayon ne fait pas plus de vingt pas. La licorne gît immobile, raidie par la mort, d’un blanc pur, avec la tache de la tête qui maintenant a noirci, juste en dessous de la corne unique, là où la balle l’a frappée. Je sais que je dois partir. Il n’y a que terreur dans ce lieu désolé. .
Fiévreusement, je construis à la hâte un tumulus de rochers au-dessus du corps pour le mettre à l’abri du soleil et des prédateurs qui pourraient venir et je me dépêche de rentrer au camp à pied. Trois heures plus tard, des éclaireurs me rencontrent. Je peux à peine parler – à cause de la fatigue évidemment, mais aussi de la peur inexprimable que l’aventure a instillée en moi.
Ils m’offrent une gourde d’eau et un morceau de biltong, et me ramènent, assis devant l’homme le moins lourd. Le lendemain, je conduis une expédition jusqu’à l’endroit où j’ai passé la nuit, encore marqué par le tumulus. Mais aucune trace de la licorne, bien que les pierres soient toujours à la place où je les ai entassées et qu’il n’y ait aucune trace de maraudeurs.
Un groupe de Hottentots nomades peut-être? Mais ce qui compte, c’est qu’elle n’est plus là. Et personne ne me croira.
Sauf, je dois le noter, le joueur de tambour Nic Wijs, un artiste consommé avec son instrument, mais en dehors de ça un homme peu communicatif, qui préfère rester seul et qui, spontanément, alors que les autres sont retournés à leurs occupations, m’assure brièvement, presque sur un ton bourru, qu’il sait que je dis la vérité. « Je peux l’affirmer, dit-il, parce que moi-même, j’ai eu quelques visions dans ce pays. » Il n’est pas prêt à en dire plus, mais pour moi cela suffit.

Une antilope sable d’Afrique du sud, Hippotragus Niger, de profil.
Photo Bernard Dupont, Wikimedia Commons

Quelques années plus tard, dans les geôles du cap, l’aventurier à la vie mouvementée commence cependant à douter de ses souvenirs :

Je veux bien reconnaître que je me suis peut-être trompé à propos de la licorne. Le soleil se trouvait juste derrière elle, je l’avais dans les yeux quand je l’ai vue pour la première fois ; et quand je suis arrivé près du corps abattu, il commençait à faire sombre. Et le lendemain matin, je me suis mis en route avant le lever du soleil. C’était peut-être – je ne peux pas le dire avec certitude – un oryx avec une seule corne.

Si l’original de ce récit n’existe pas, André Brink a vraisemblablement rencontré l’idée de la licorne dans des lettres et récits de voyage écrits quelques dizaines d’années plus tard et qu’il a utilisés pour construire son roman. Celui de ces textes qui eut le plus de retentissement fut écrit vers 1770 par le voyageur suédois Anders Sparman :

Il existe dans une plaine du pays des Hottentots-Chinois, sur la surface unie d’un rocher, un dessin représentant une licorne, et qu’on nous peint ordinairement sous la forme d’un cheval, ayant une corne au front. Quoique le dessin soit grossièrement tracé, et tel qu’on peut l’attendre d’un peuple sauvage et sans arts, c’est le même animal que nous appelons licorne. La personne qui m’a positivement assuré ce fait était un ancien voyageur, un des plus attentifs observateurs de la nature que j’aie connus, le même Jakob Kok dont j’ai souvent parlé ci-devant; et c’est de lui seul que je tiens cette particularité. Les Hottentots-Chinois lui dirent que celui qui avait tracé cette esquisse avait voulu représenter un animal semblable en tout aux chevaux sur lesquels lui et sa suite étaient montés, excepté qu’il avait une corne au front. Ils ajoutèrent que cet animal était extrêmement léger à la course, méchant et furieux, en sorte que, quand il courait après eux, ils n’osaient l’attaquer en champ clos, ni se montrer devant lui en plaine, mais qu’ils grimpaient sur quelque rocher escarpé, où ils faisaient quelque bruit retentissant; que l’animal naturellement curieux venait au son, et qu’alors ils pouvaient sans danger le tuer à coups de flèches empoisonnées[1].

John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

Une fois éliminé tout ce qui peut être sujet à caution, il ne nous reste qu’une antilope de profil, grossièrement dessinée sur un caillou. Mais Sparrman renforçait son argumentation par un argument qui fait aujourd’hui sourire mais pouvait à l’époque sembler plein de bon sens à ses lecteurs Européens :

Il ne paraît pas probable que les Hottentots Chinois, barbares et grossiers comme ils sont, aient pu, par la seule force de leur imagination, se représenter un être de cette espèce, s’il n’était que chimérique, et surtout inventer une relation aussi circonstanciée de la manière de la chasser .

Dessins de licorne et d’autre animaux sauvages sur les rochers.
John Barrow, Travels in South Africa, vol.1, 1801.

[1] André Sparrman, Voyage au Cap de Bonne Espérance et autour du Monde avec le Capitaine Cook , Paris, 1787.

➕ La licorne, c’est bon, mangez-en !

Lorsque, le 1er avril 2012, les très sérieux conservateurs des manuscrits de la British Library ont publié des images d’une recette de licorne dans un livre de cuisine médiéval, beaucoup s’y sont laissés prendre.

Jamais les bestiaires médiévaux ne laissent entendre que la licorne pourrait être chassée pour sa viande. Tout au plus lit-on dans l’une des versions de la Lettre au Prêtre Jean que, parmi les nombreuses bêtes qui vivent dans le désert autour de « Babilone la déserte », se trouvent des cerfs et porcs rouges comme le sang et des « unicornes ki sont boin à menghier[1] ». Lorsque, à la Renaissance, la licorne devient une blanche et fine bête, et un symbole de pureté, l’idée devient carrément de mauvais goût.

Heureusement, quelques auteurs ne craignent pas le mauvais goût. Le Morgante Maggiore de Luigi Pulci, parodie de chanson de geste écrite au XVe siècle, est un peu l’équivalent italien, en vers, des aventures de Pantagruel. Les deux héros de ce poème burlesque, après avoir mis le feu à une auberge et s’être enfuis sur le chameau de l’aubergiste, rencontrent à l’orée d’une forêt de Terre Sainte une licorne qui trempait prudemment sa corne dans un ruisseau avant de boire. Ils la tuent, la font rôtir au bord du chemin et s’en régalent avant de s’endormir pour une bonne sieste. Les héros du Morgante Maggiore, aussi portés sur la nourriture que Pantagruel, cuisinent également au fil de leurs aventures exotiques d’autres échantillons de la faune locale, éléphant, basilisc et crocodile.

La recette de licorne de la British Library.

C’est peut-être ce qui a donné à des conservateurs taquins l’idée de publier le 1er avril 2012, sur le très sérieux site des manuscrits de la British Library, quelques images d’une recette de licorne grillée trouvée dans un livre de cuisine médiévale, le add ms 142012 – ce qui fait beaucoup. Bien des chasseurs de licorne en ligne s’y sont laissés prendre, et l’on retrouve parfois encore ces images sur des sites internet qui se veulent très sérieux.

Le père jésuite Jérôme Lobo, au début du XVIIe siècle, après avoir décrit les petites licornes brunes à corne blanche d’Éthiopie, confirme ce que disait déjà la lettre du Prêtre-Jean, « les gens les plus barbares du monde sont les peuples de ces pays ; ils mangent de la chair de ces bêtes comme de toutes les autres[2]». Deux siècles plus tard, le major Latter précise de même, à propos de l’antilope unicorne du Tibet, qu’elle « était très sauvage et rarement capturée vivante, bien qu’elle soit fréquemment tuée pour sa viande[3]». La licorne de ces voyageurs étant un animal comme les autres, il n’y a rien d’étonnant à ce « détail qui ne s’invente pas » qui donne à leurs récits ue couleur locale.

Les textes des bestiaires arabes comme celui de Zakaria Al Qazwini, qui décrit trois variétés de licornes, Karkadann, Shadavar et Harish, ne précisent jamais si leur viande peut être consommée, peut-être parce que la réponse est évidente. Shadavar et Karkadann étant féroces et carnivores, ils sont haram sans même qu’il soit besoin de regarder leurs caractéristiques physiques. Pas de problèmes en revanche pour consommer du harish, très proche de la licorne européenne, décrit comme une sorte de chèvre ou d’antilope, donc vraisemblablement herbivore, ruminant et à sabots fendus. Encore que… on peut penser que les licornes observées en 1503 à La Mecque par le voyageur italien Ludovico Barthema étaient des harish, or il les décrit comme ayant des sabots de chèvre, fendus, aux pattes avant et des sabots chevalins, massifs, aux pattes arrière. Là, ça se complique sérieusement.

Aucune version du Deutéronome en hébreu, grec ou latin ne prend clairement position sur le statut rituel de la licorne. Je n’ai trouvé que deux traductions en langue vulgaire, l’une en français en 1587 et l’autre en gallois en 1588, qui la citent nommément, parmi les animaux purs. Encore faut-il avoir tué la bête dans les règles, ce qui a peu de chances d’être le cas si l’on en croit les illustrations des bestiaires, où la licorne est transpercée mais jamais égorgée.

Les peintures ou gravures montrant Noé sacrifiant les animaux après le déluge sont plus rares que celles de l’embarquement ou du débarquement de l’arche mais l’une d’entre elles, que l’on trouve dans quelques bibles et commentaires du XVIe siècle, montre clairement une licorne promise au sacrifice.

Le débat avait de toute façon peu d’intérêt pratique, du moins en Europe où l’on ne croise pas de licornes tous les jours. Même le marrane Laurent Catelan, auteur d’une très détaillée Histoire de la nature, chasse, propriétez, vertus et usages de la lycorne, et dont nous savons, par les notes de voyage de l’étudiant bâlois Félix Platter, que la famille respectait scrupuleusement les interdits alimentaires, ne semble pas s’être demandé si la viande de licorne pouvait être considérée comme casher. 

Tout devient possible aujourd’hui puisque l’on peut acheter, sinon dans nos supermarchés, du moins en ligne, des boites de viande de licorne. Dans le film Jojo Rabbit, le héros rêve que son ami imaginaire Hitler se fait servir à dîner une tête de licorne, qui n’est pas sans rappeler celle qui figurait sur une de mes cartes noires lorsque, il y a bien longtemps, je jouais à Magic the Gathering. Le gag fonctionne aussi bien qu’à l’époque de Luigi Pulci, preuve que l’image de la licorne n’a pas tellement changé.

S’est ajoutée à cela ces dernières années une mode de l’ « unicorn food », des gâteaux, des desserts, parfois des boissons, bleus, roses, mauves et arcs-en-ciel, sans doute terriblement sucrés. La référence n’est plus la même, on ne mange pas de licorne, on mange des trucs aux couleurs de la licorne, peut-être même des trucs que les licornes pourraient manger, même si ce n’est pas très bon pour la ligne. Je ne suis pas très dessert, je n’aime pas les sucreries, je n’ai pas essayé…

Côté boisson, la licorne semble avoir une certaine affinité d’une part avec les smoothies et capuccinos, qui relèvent alors de l’unicorn food, d’autre part avec la bière, car une bonne bière doit être préparée avec de l’eau pure. La première marque de bière japonaise est la kirin, même si cette bestiole n’est pas vraiment une licorne ; en France la brasserie de Saverne s’est, depuis quelques années, rebaptisée la licorne, animal qui figure sur les armoiries de la ville.


[1] Bibliothèque Nationale, ms fr 9644, cité in Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris, 1839, tome II, p.465.
[2] Jérôme Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
[3] The Asiatic Journal, décembre 1820.

📖 Les licornes à bord de l’arche

oé n’avait donc pas oublié les licornes. La Bible ayant été le livre le plus copié au Moyen Âge, puis le plus imprimé à la Renaissance, ce ne sont pas les preuves, ou du moins les images, qui manquent.

Je n’ai bien sûr pas pu les mettre toutes dans mon livre….

L’embarquement

Les licornes ont donc embarqué dans l’arche. Quant à ce qu’il s’est passé ensuite, à bord du navire, puis lors du débarquement, je vous mets quelques illustrations ici. Pour avoir le détail des événements, il vous faudra lire mon livre !

La vie à bord

Les images du débarquement sont plus rares, mais elles montrent généralement aussi que les licornes sont descendues comme tout le monde. Pourtant, dans de nombreuses bibles, c’est là la dernière fois que l’enlumineur ou le graveur les a représentées, comme si elles s’étaient ensuite discrètement éclipsées.

L’arrivée sur le mon Ararat

Les licornes sont pourtant absentes de l’Ark Encounter, le musée créationniste ouvert en 2016 dans le Kentucky, où une plaque devant la cabine du rhinocéros explique que les références bibliques à la licorne s’expliquent par une confusion avec ce dernier. C’est certainement parce que les initiateurs de ce projet sont des hommes de peu de foi.

➕ Licorne ou blanche biche

Les légendes médiévales sur la blanche biche ou le cerf blanc ne les confondent jamais avec la licorne, mais celle-ci a quand même quelques caractéristiques des cervidés.

Dans les chasses fantastiques des légendes d’Europe, comme la chasse-galerie ou la mesnie-hellequin, c’est souvent une albe bête qui mène la chevauchée, mais elle est cerf ou biche, jamais licorne. Dans Erec et Enide, c’est le cerf blanc que chasse le roi Arthur. La licorne, absente des contes populaires, n’a jamais été confondue ni avec la blanche biche qui se change parfois en femme la nuit venue, ni avec le cerf blanc que les chasseurs poursuivent en vain. Sa silhouette, ses mœurs, sa symbolique, l’apparentent néanmoins de plus en plus, à la fin du Moyen Âge, à un cervidé.

Saint Gilles vivait dans la forêt, avec pour seule compagne une biche. Un jour, un chasseur poursuivit la biche et la tua d’une flèche au moment même où elle se réfugiait dans les bras de l’ermite, qui fut blessé à la main. Le chasseur s’excusa, fit construire un monastère en pénitence, et tout est bien qui finit bien, sauf pour la biche. Pour illustrer ce récit, les enlumineurs s’inspirèrent parfois du modèle de la licorne réfugiée dans le giron d’une jeune vierge.

Au Haut Moyen Âge, la chasse la plus noble et courageuse, était celle de l’ours, décrite comme un combat. L’ours n’a jamais entretenu avec la licorne de relations particulières, si ce n’est peut-être comme un rival puisqu’il était également censé être attiré par les jeunes filles. À la fin du Moyen Âge, l’ours a perdu de son prestige, et la chasse la plus élégante devient la course, et tout particulièrement celle du cerf. Les poursuivants de la licorne sont rarement à cheval, mais les chasses mystiques de la fin du Moyen Âge ressemblent plus à des chasses à courre qu’aux scènes de capture des bestiaires. La bête n’est plus irrésistiblement attirée par l’odeur d’une jeune vierge auprès de laquelle des traqueurs s’étaient embusqués, elle est poursuivie par un veneur soufflant du cor et menant ses chiens, et semble se réfugier dans les bras protecteurs de la belle dame.

La bête qui court dans la forêt n’est plus ni le chevreau des bestiaires, ni le lourd monoceros au mugissement horrible. Quand elle tente de semer ses poursuivants, cette fine cavale aux sabots fendus bondit avec la légèreté d’une biche. Sur un bréviaire dominicain copié en Allemagne vers 1500, l’enlumineur a même dessiné une chasse mystique où la licorne est remplacée par un cerf.

Si la vierge disparait, et c’est bien sûr le cas dans les manuscrits juifs, il ne reste qu’une chasse à courre, comme celle au cerf ou au sanglier.

Au musée des Cloisters de New York, se trouve une série de tapisseries, moins connue,  contemporaine de celle de la chasse à la licorne, la chasse au cerf fragile.  La mise en scène y fait penser aux chasses mystiques à la licorne, mais la signification allégorique est toute autre. Le cerf est ici l’homme poursuivi tout au long de sa vie par ses démons. Sur la tapisserie du Met, mais ce n’est pas toujours le cas, les chasseurs sont des femmes. Elles ont pour nom vanité, vieillesse, ignorance et leurs chiens sont envie, peur, hâte et outrecuidance. Les parisiens peuvent admirer une autre chasse au cerf fragile au Musée de la Chasse et de la Nature. Si la série de la Chasse à la licorne est unique, bien des châteaux d’Europe ont, accrochées sur leurs murs, des scènes similaires de chasse au cerf fragile et humain, de vaine chasse au cerf blanc que nul ne rattrape jamais, ou tout simplement chasse au cerf, loisir ostentatoire des nobles et des puissants.

À partir du XVIe siècle, les descriptions que font des licornes les rares voyageurs à pouvoir en observer en Inde ou en Éthiopie les assimilent de moins en moins à des bœufs, des chevaux ou des rhinocéros, et de plus en plus à des antilopes – autant dire à des biches. Certes, les explorateurs et quelques savants persistent à assurer que la licorne vit en Inde et es desertz, mais lissiers et peintres la dessinent désormais dans des paysages de forêts européennes, côtoyant tantôt de jeunes vierges habillées en dame de cour, tantôt des cerfs, des biches, des ours, des loups et des sylvains.

Les mœurs des saxons. Même s’il vit dans le coin, je ne pense pas que l’homme en manteau rouge soit le père Noël.
Jean Mansel, La Fleur des Histoires, 1454. BNF, ms fr 5008, fol 133r

Une licorne, et plusieurs cerfs ou rennes unicornes, ou unibois, apparaissent ainsi dans la forêt scandinave d’une superbe miniature du XVe siècle, peut-être la première représentation d’un sauna nordique. Sur un jeu de cartes allemand imprimé vers 1450, constitué de cinq familles de dix cartes, oiseaux, fleurs, lions et ours, cerfs, hommes sauvages, l’unique licorne figure sur le deux de cerfs.

Le cerf et la licorne ont l’air de bien s’entendre. Pourtant, sur la tapisserie suivante, lorsqu’un lion attaque la licorne, le cerf s’éclipse lâchement, comme s’il n’avait rien vu. Je n’ai malheureusement pas de photo de cette autre scène. Collection privée.

Une très belle image illustrant les poèmes alchimiques de Lambsprinck, d’abord sur les manuscrits puis sur les éditions imprimées, représente un cerf et une licorne dans une épaisse forêt. Son sens originel était purement symbolique, mais une gravure d’une édition du XVIIe siècle a été si fréquemment reprise dans de nombreux ouvrages qu’elle a sans doute contribué à faire de la licorne une sorte de biche, un animal rare mais bien de chez nous.

La licorne qui, au XVIIIe siècle, disparaît des traités de zoologie et des récits de voyage n’est déjà plus tout à fait celle du Moyen Âge. Lorsqu’elle réapparait au XIXe siècle, c’est une antilope unicorne que les explorateurs britanniques partent chasser en vain dans les colonies de la couronne, et c’est une blanche biche unicorne que les romantiques réinventent en créature féérique, sylvestre et presque nordique.

Dans la Cosmographia Universalis de Sébastien Munster, en 1552, cette curieuse gravure illustre le chapitre sur les animaux de Franconie, c’est à dire du nord de la Bavière, région que le cosmographe suisse devait pourtant bien connaître. C’est effectivement un coin à licornes, mais uniquement héraldiques.

Unicorn and the White Doe

” Alone
Through forests evergreen,
By legend known,
By no eye seen,
Unmated,
Unbailed,
Untrembling between
The shifting shadows,
The sudden echoes.
Deathless I go
Unheard, unseen,”
Says the White Doe.

Unicorn with bursting heart
Breath of love hath drawn
On his desolate crags apart
At rumour of dawn ;

Has volleyed forth his pride
Twenty thousand years mute.
Tossed his horn from side to side.
Lunged with his foot

” Like a storm of sand I run
Breaking the desert’s boundaries,
I go in hiding from the sun
In thick shade of trees.

Straight was the track I took
Across the plains, but here with briar
And mire the tangled alleys crook,
Baulking desire.

And there, what glinted white ?
(A bough still shakes.)
What was it darted from my sight
Through the forest brakes ?

Where are you fled from me ?
I pursue, you fade ;
I run, you hide from me
In the dark glade.

Towering straight the trees grow,
The grass grows thick.
Where you are I do not know,
You fly so quick.”

Le cerf et la licorne, circa 1550.
Musée du Wavel, Cracovie.

” Seek me not here
Lodged among mortal deer, “
Says the White Doe ; “
” Keeping one place
Held by the ties of Space,”
Says the White Doe.
” I
Equally
In air
Above your bare
Hill crest, your basalt lair,
Mirage-reflected drink
At the clear pool’s brink ;
With tigers at play
In the glare of day
Blithely I stray;
Under shadow of myrtle
With Phoenix and his Turtle
For all time true ;
With Gryphons at grass
Under the Upas,
Sipping warm dew
That falls hourly new;
I, unattainable
Complete, incomprehensible,
No mate for you.

In sun’s beam
Or star-gleam,
No mate for you,
No mate for you,”
Says the White Doe.

Robert Graves, Unicorn and the White Doe, 1921

Banc de l’église Saint-Joseph de Saarbrücken, 1912.

La dernière licorne du charmant roman de Peter S. Beagle est aussi une biche. « Elle ne ressemblait pas du tout à un cheval unicorne comme on représente souvent les licornes. Elle était plus menue, avec des pieds fourchus. Elle avait cette grâce ancestrale et sauvage que les chevaux n’ont jamais eue, qu’on trouve chez le daim en une pâle et timide imitation et chez les chèvres dans leur simulacre de danse. Son cou, long et mince, faisait paraître sa tête plus petite qu’elle n’était. Sa crinière descendait presque jusqu’au bas de son dos et était aussi douce que le duvet du pissenlit et aussi fine qu’un cirrhe. La longue corne au-dessus de ses yeux brillait et scintillait sous l’effet de sa propre lumière de coquillage, même au plus profond de la nuit. C’est avec elle qu’elle avait tué des dragons, guéri un roi dont la blessure empoisonnée ne voulait pas se refermer et fait tomber des noisettes pour des oursons. ».

Schmendrick le magicien et la dernière licorne.