➕ Le destrier des preux, la haquenée des vertus

Où l’on croise les neuf preux, les sept vertus, la vierge Marie, le poète persan, et le prince de Guise, tous à dos de licorne.

Los Angeles, Getty Museum, ms 46, fol 64v

ême si les récits de capture de la licorne ne se terminent pas toujours par la mise à mort de l’animal, jamais il n’est suggéré que la jeune vierge puisse l’enfourcher et s’enfoncer dans la forêt. Les vierges chevauchant la licorne comme celle que l’on voit sur un vitrail de la cathédrale Saint-Jean à Lyon, sont des exceptions.  Dans les marges des bréviaires ou livres d’heures, ce sont plutôt les singes qui montent les licornes dans des cavalcades pleines d’humour, ou les diables dans d’autres plus inquiétantes.

Les neuf preux étaient neuf héros incarnant collectivement l’idéal chevaleresque, trois païens, Hector, Alexandre le Grand et Jules César, trois de l’Ancien testament, Josué, le roi David et Judas Maccabée, et trois chrétiens, le roi Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon. Ils sont le plus souvent représentés en pied mais, lors des cavalcades qui accompagnaient les fêtes urbaines, ils chevauchaient souvent des montures qui pouvaient être des hommes ou des chevaux déguisés, et parfois déguisés en licorne. Défilant en 1511 lors des fêtes de la ville de Metz, « il y avoit les ix preux tous montés à chevaulx avec leurs gens, dont l’ung estoit sus. Une licorne, l’aultre estoit sus ung dromaudaire, aultre estoit monté sus ung mouton d’Inde[1], les aultres sus de diverses bestes tantrichement acoustrés, c’on ne le sauroit croire. Et estoient yceulx ix preux acoustrés en diverses nations, comme l’ung en Turc, l’aultre en Grec, l’aultre en Albainez [2] ». Le preux chevauchant une licorne était-il Alexandre dont le cheval Bucéphale est parfois représenté cornu [3] , Hector comme quelques années plus tard lors de l’entrée de François Ier à Caen, ou César qui monte en amazone un lion unicorne sur les sculptures de la façade de la cathédrale de Ratisbonne ? À propos d’amazones, la liste des neuf preuses était plus fluctuante, mais Penthésilée, reine des amazones, était toujours l’une d’entre elles. En cherchant bien, on peut peut-être trouver une image où elle chevauche une licorne, mais ce n’était pas encore Wonder Woman.

Le chevalier délibéré d’Olivier de la Marche est un poème en l’honneur de Charles le Téméraire. D’un humour désabusé, il décrit la vie humaine comme un tournoi dans lequel, devant la mort qui arbitre, le chevalier ne cesse de devoir affronter Accident et Maladie. Dans un moment de répit, deux licornes, Bonté et Doulce manière, annoncent l’arrivée d’une belle compagnie.

La viz venir une lictiere
De deux licornes soustenue,
Dont l’une fut Bonté Entière;
L’autre si fut Doulce Manière,

La plus qui fust oncques cougneue.
Toute d’or se monstroit a veue
La lictiere et le parement,
Qui cousta mervilleusement.

Les deux licornes par le frain
Quatre grans princes adestroient :
Fleur de Jours fut le souverain
Et Bon Renon Qui N’est Pas Vain —

Ces deux la premiere menoient.
Les autres deux qui la suyvoient,
L’un fut Noble Cuer Sans Envie
Et Desdaing Contre Vilennye.

— Olivier de la Marche, Le chevalier délibéré, 1483.

L’Arioste, au début du XVIe siècle, emprunta à la France médiévale sa chanson de geste, pour la lui restituer sous la forme d’un long poème typique de l’Italie de la Renaissance, l’Orlando Furioso. Parmi les nouveautés, des hippogriffes très remarqués, croisement de pégase et de griffon, et deux licornes. Au sixième chant, la Beauté et la Grâce demandent à Ruggiero de les aider à vaincre la femme monstre Erifilla. « Cependant voici sortir de la porte de ces murs deux jeunes damoiselles qui, aux gestes et accoutrements, montraient n’être pas sorties de bas lieu, n’y être nourries en mésaise avec les laboureurs, mais entre les délices des palais royaux. L’une et l’autre était assise sur une licorne plus blanche qu’une blanche hermine [4] ». La Beauté et la Grâce, c’est bien sur un piège, la blancheur des licornes est trompeuse, et  Rugierro se retrouve pris dans les rets de la sorcière Alcina. La scène est cependant assez rare, la littérature et l’iconographie de la Renaissance préférant représenter dames et vertus dans des chars tirés par des licornes que chevauchant l’animal.

Dans les traités sur les sept vertus et les sept péchés capitaux, en Allemagne et en Italie, la chasteté peut être représentée montant une licorne, et arborant un drapeau à l’hermine, autre animal symbole de tempérance.

Les artistes ne vont cependant que très rarement jusqu’à représenter, comme sur le grand vitrail de la cathédrale de Lyon, la Vierge Marie montée en amazone sur une belle licorne blanche. Sur le livre d’heures de la famille Ango, copié au début du XVIe siècle, deux albes unicornes symboles de pureté figurent sur la même page, l’une est chevauchée par la vierge, l’autre entourée d’angelots. Le poète persan de Gustave Moreau arrive en ville sur une blanche licorne, même si les dessins préparatoires que j’ai pu voir au musée qui lui est dédié révèlent que le peintre pensait d’abord lui faire monter un cheval à la robe grise.

La licorne, bonne ou mauvaise mais toujours sauvage et indomptable, est donc rarement montée, mais lorsqu’elle l’est, que ce soit dans les marges des manuscrits ou dans les défilés qui accompagnent les festivités urbaines, ce peut-être aussi bien par des sauvages ou des démons que par des vertus ou de nobles personnages. Ce peut même être les deux à la fois, noble et sauvage, lorsque, en 1662, pour le grand carrousel qui donna son nom à la place devant le Palais du Louvre, le prince de Guise défila déguisé en chef indien d’Amérique monté sur une licorne, entretenant sans doute dans le nombreux public la croyance en la présence de licornes au Canada.

Charles Perrault, Courses de testes et de bagues faites par le roy et par les princes et seigneurs en l’année 1662.

Voici la description de la selle qui se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum dans un catalogue des années 1900 : « Les sculptures de cette selle, qui comme la précédente est faite de bois recouvert de plaques d’os, ont été peintes, au moins en partie, les arbres et les feuillages en vert, les drapeaux et quelques ornements en rouge, et les fonds en bleu d’outremer. En commençant par le pommeau de la selle, on voit à droite un personnage portant le costume du milieu du xv“ siècle, qui tient à la main une banderolle sur laquelle un singe trace avec une baguette les lettres gothiques M. M. Du côté gauche du pommeau, sont deux anges et plus bas la Sainte Vierge assise. La grande scène du côté droit du siège paraît être tirée de quelque roman de chevalerie. Une dame, richement vêtue, ayant un faucon au poing et accompagnée de deux jeunes gens, contemple un dragon mort, que lui offre un chevalier agenouillé. De l’autre côté est une scène tirée de l’histoire de la dame à la licorne. On voit une dame tenant une licorne en laisse et au premier plan un seigneur caressant une dame, qui tient une bague. Le seigneur et la dame à la bague sont répétés sur le troussequin de la selle. Sur les panneaux, on voit, à droite, un homme assommant un dragon à coups de massue et un autre qui tient un lion par la gueule, sujets peut- être tirés d’un roman sur les travaux d’ Hercule. A gauche, on voit un saint Georges à cheval, armé de toutes pièces sauf le casque, qui tue le dragon, et la princesse en prière devant son château. Une femme complètement nue, un homme perché dans un arbre et tenant une banderole à la main, un dragon et un homme à queue de reptile sur le devant de la selle, complètent la décoration de cette pièce précieuse, qui, quoique la sculpture, très finement exécutée, soit d’ un dessin un peu primitif et d’une composition bizarre, est une des selles les plus riches que nous connaissions. L’envers du troussequin est recouvert de cuir découpé sur un fond de cuir doré et le même travail se trouve sur le devant de l’arçon[5] ».


[1] Je ne sais pas ce que c’est qu’un mouton d’Inde.
[2] La Chronique de Philippe de Vigneulles éditée par Charles Bruneau, Metz, 1933, tome IV, p.108
[3] .Il y aura tout un chapitre sur Bucéphale dans mon livre.
[4] Le Roland Furieux de messire Loys Arioste traduit d’italien en françois, Lyon, 1582, p.67.
[5] Charles-Alexandre de Cosson, Le cabinet d’armes de Maurice de Talleyrand-Périgord, duc de Dino, 1901, p.49

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