➕ Jean Ier d’Aragon, chasseur de licornes

Quelque peu hypocondriaque, Jean 1er el Caçador (le Chasseur), dit aussi el Descutat (le Négligent), roi d’Aragon de 1387 à 1396, croyait fermement aux vertus médicinales de la corne de licorne.[1]

Jean Ier d’Aragon, peinture anonyme.
Musée du Prado, Madrid.

Jean Ier d’Aragon a été beaucoup moqué par les historiens. S’ils ne donnent sans doute qu’une vision partielle du personnage, ses surnoms, le chasseur et le négligent, n’en sont pas moins révélateurs, le roi s’étant plus intéressé à son équipage de chasse, à son laboratoire d’alchimie, à ses traités d’astrologie et à la musique de ses troubadours qu’à la gouvernance de son royaume, qui perdit durant son règne des territoires sur tout le pourtour méditerranéen. Jean le chasseur mourut d’ailleurs d’un accident de chasse.

Marqué dans sa jeunesse par les suites de la peste noire, choqué par la mort en couche ou de maladie de trois épouses successives, Jean était superstitieux, c’est à dire plus superstitieux que la moyenne en un temps où tout le monde l’était plus ou moins. Il était aussi hypocondriaque, et très intéressé par les remèdes plus ou moins magiques et universels, les panacées comme la pierre de Bézoard et la corne de licorne. Prince de Gérone, puis roi d’Aragon, sa correspondance révèle une fascination pour la licorne, dont il ne met jamais en doute l’existence, et un grand intérêt pour sa corne très réelle, même si les défenses de narval étaient encore, à la fin du XIVe siècle, bien plus rares en Europe, et surtout en Europe du Sud, qu’elles ne le seraient un siècle plus tard.

Défense de narval.
Wellcome collection, Londres.

Les licornes étant aussi peu nombreuses en Aragon qu’en Sicile, la chasse royale ne pouvait les courir. Jean le chasseur mit donc toute la puissance de ses secrétaires et de l’administration du royaume d’Aragon au service d’un objectif essentiel, se procurer des cornes entières de l’animal, ce qui était encore difficile. Il acquit surtout de nombreux tronçons, dont on ne sait pas toujours bien s’ils étaient ivoire de narval ou de morse ou en corne de quelque antilope africaine, et en offrit à l’occasion à ses proches et ses voisins, confiant dans la valeur et l’efficacité de ce remède.

En juin 1377, alors qu’il n’était encore que duc de Gérone, mais déjà héritier du royaume d’Aragon, Jean écrivit ainsi à son cousin le comte d’Urgell de lui faire envoyer en Sicile la corne de licorne qui se trouvait dans le trésor de la cathédrale de Lleida, en Catalogne, et détaillait les propriétés médicales de la corne, qu’il assurait avoir observées de ses propres yeux. Quelques temps plus tard, alors qu’il était à Perpignan, le comte d’Armagnac lui fit parvenir un tronçon de corne accompagné d’une lettre précisant qu’il en avait vérifié l’authenticité en empoisonnant deux chiens, dont l’un s’était remis après qu’il l’avait simplement touché avec le morceau de corne. Jean répéta l’expérience avec succès, et assure dans sa réponse qu’il utilisa aussi ce morceau de corne pour le bien de ses sujets, afin de guérir ceux qui avaient été accidentellement empoisonnés.

En 1378, c’est Jean qui envoya un autre morceau de corne à l’évêque de Valence, non sans en avoir vérifié l’authenticité en empoisonnant un juif qui avait été condamné à mort, puis en lui faisant avaler, lorsqu’il semblait sur le point de succomber, cinq cuillerées d’eau dans laquelle avait trempé la licorne. Le juif se remit après cinq jours, et fut alors pendu. Jean envoya également en gage d’amitié une pièce de corne de licorne à Léon V de Lusignan, lointain roi d’Arménie.

En mars 1379, le prince proposait au prieur de l’abbaye de Roncevaux de lui acheter la corne de licorne qui ornait les murs de l’abbaye. Faute de réponse, il demandait en juin à son vassal le vicomte de Castelbon de se rendre au monastère pour en discuter avec les moines. J’ignore quel fut le résultat de ces discussions.

En 1380, Jean envoyait au pape Urbain VI de Rome, qui craignait sans doute les intrigues des avignonnais, un morceau de corne accompagné d’une lettre expliquant comment l’utiliser, en buvant de l’eau dans laquelle la corne a trempé suffisamment longtemps.

Bézoard indien monté dans un socle d’or fin, XVIIe siècle.
Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Jean eut un peu plus à s’occuper lorsqu’il fut enfin devenu roi d’Aragon, en 1387. Les archives royales montrent cependant que sa quête de la corne de licorne s’apaisa mais ne cessa point, le roi continuant à acheter et offrir des tronçons de corne. Il semble s’être alors plus intéressé à la pierre de bézoard, calcul stomacal de chèvre orientale, qui outre être un contrepoison universel était également une puissante aide à la fertilité. Jean, qui eut douze enfants de ses trois épouses successives, ne semble pas avoir eu de gros problèmes de ce côté-là, mais c’est peut-être parce qu’il prenait régulièrement de la poudre de bézoard. En 1395, il envoyait à sa fille Jeanne, comtesse de Foix, une pierre de bézoard entière et une langue de serpent, qui suinte en présence du venin, en lui conseillant dans la lettre accompagnant ses présents de ne pas hésiter à en faire usage, tant sa santé lui tenait à cœur.

Quelques mois plus tard, en Sicile, Jean tomba de cheval lors d’une chasse à courre et mourut rapidement. Son frère cadet Marti l’Huma (l’Humain) ou l’Eclesiàstic (le Prêtre) lui succéda sur le trône d’Aragon. Délaissant les futiles licornes, bézoards et langues de serpents, il se lança à corps perdu dans l’acquisition de reliques.

Plus à l’est aussi, on s’intéressait aux cornes de licorne.
Viktor Vasnetsov, Ivan le terrible, 1897.
Galerie Tretyakov, Moscou.


[1] Je ne parle pas un mot d’espagnol, et ce petit chapitre est donc entièrement écrit à partir de la seule étude en anglais sur le sujet,  The Horn and the Relic, de Michæl A. Ryan, parue en 2012.

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