➕ Et plus ou moins la femme est toujours Dalila

ne blanche et pure licorne pouvait-elle être séduite et trahie par une pure vierge ? Gênés par la duplicité du rôle de la dame, des artistes ont tenté d’atténuer la violence de la scène, tandis que quelques auteurs se risquaient à de nouvelles interprétations parfois théologiquement assez osées.

Apparu dans l’Orient hellénistique, le récit de la capture et de la mise à mort d’une licorne séduite puis trahie par une jeune vierge a presque certainement une origine pré-chrétienne. En effet, si les allégories religieuses qu’en tirent les bestiaires sont si hésitantes et si peu convaincantes, c’est vraisemblablement parce qu’elles ont été plaquées sur un récit préexistant, dont nous ne connaissons cependant pas l’origine.

La duplicité de la jeune vierge, en particulier, convient mal au personnage de Marie qui, pour peu qu’elle tranche ou même simplement tienne la corne de l’animal, est un peu aussi Dalila. Des artistes du Moyen Âge ont pu, comme nous, être choqués et ont cherché à embellir le rôle de la Vierge. Ils l’ont dessinée comme prise de remords, cherchant d’un signe de la main à arrêter le chasseur, voire enserrant la licorne dans ses bras protecteurs. Ils ont aussi atténué la violence de la chasse, remplaçant la lance par un simple bâton, ou par une corde laissant supposer que la bête ne sera que capturée, ce qui était d’ailleurs le cas dans le Physiologus originel.

Quelques auteurs ont cherché de nouvelles interprétations de cette scène, pas toujours plus convaincantes. Voici par exemple celle du dominicain Thomas de Cantimpré dans son Bonum universale de Apibus, au milieu du XIIIe siècle :  « La licorne est un animal très féroce qui erre dans le désert, à la recherche d’hommes et d’animaux pour les tuer ; mais on laisse à sa portée une jeune fille vierge. La licorne, s’approchant alors, dépose toute férocité, respectant dans cette vierge la pudeur d’un corps chaste et, posant sa tête sur son sein, s’y endort.  Lorsque cette vierge a saisi dans ses mains cette corne (et nous en avons une de sept pieds de long dans une église de Bruges) elle rend l’animal souple et modéré dans ses passions, si bien que selon le cas, on le prend et on le tue ou bien on s’en empare pour le montrer en spectacle. Quel sens pouvons-nous découvrir dans la licorne de cet animal féroce, si ce n’est le Christ dont la puissance est sans pareille ? […] Mais dans le désert du monde, la plus belle de toutes les femmes, la Vierge sortie de la souche de Jessé, a été découverte par le fils de Dieu, par l’intermédiaire de l’ange messager d’honneur […] C’est pourquoi notre licorne, Jésus, ne sévit plus maintenant comme elle sévissait autrefois et pourtant les pécheurs d’aujourd’hui sont plus coupables que par le passé, puisque la vérité salutaire est mieux connue et le stimulant du péché diminué dans le pécheur par la grâce de sa mort. Mais notre Vierge, usant de son droit maternel et du patronage qui lui est confié surveille cette corne à la puissance sans pareille, si bien que Jésus montre de la longanimité et de la patience à l’égard de tous les impies et les pécheurs, au lieu de frapper aussitôt les délinquants dans leur crime même comme autrefois.[1]»

Outre que la logique de la chasse est un peu oubliée, on est quand même surpris par ce Christ sanguinaire qui défoncerait volontiers tout le monde avec sa corne, mais est heureusement retenu par sa trop gentille maman.

Un bestiaire toscan tardif, daté de 1468, donne lui aussi une interprétation nouvelle, et moins tarabiscotée, de la scène de la capture, qui présente en outre l’avantage d’expliquer la violence de l’animal : « La licorne, une des plus cruelles bêtes qui soient, a entre les yeux une corne terriblement acérée à laquelle aucune armure ne peut résister. A cause de sa férocité, cet animal ne peut être capturé que par ruse. Une pure vierge l’approche et, attiré par l’odeur de la virginité, il se couche à ses pieds et est tué par le chasseur… La licorne symbolise les hommes violents et cruels auxquels rien ne peut résister, mais qui peuvent être vaincus et convertis par le pouvoir de Dieu… Ce fut ce qui arriva à Saul, et depuis à de nombreux autres[2] ».

D’autres artistes délaissent la référence mariale et font de la chasse à la licorne une fable profane illustrant la perfidie féminine. Sur une tapisserie allemande du XIVe siècle, la vierge et la licorne apparaissent aux côtés de quatre scènes illustrant classiquement le « pouvoir des femmes », c’est à dire leur duplicité – Dalila coupant les cheveux de Samson, Aristote chevauché par sa maîtresse Phyllis, Virgile coincé dans un panier sous la fenêtre de la fille de l’empereur, le chevalier Yvain épousant la reine Laudine. Sur les chapiteaux des piliers de l’église Saint-Pierre de Caen, datant du XIIe ou XIIIe siècle, un sculpteur malin a représenté la capture de la licorne entre une série de scènes sur le pouvoir des femmes et une autre sur les animaux symboles du Christ, ce qui permet de la rattacher à l’une ou l’autre.

Au XIXe siècle, le sens originel de la chasse à la licorne semble oublié, à moins qu’il ne soit devenu gênant. En 1891, dans Le Jardin de Bérénice, Maurice Barrès, pourtant fervent catholique et bien au fait de la mystique chrétienne, décrit une peinture où de « beaux sujets sont largement encadrés par une suite de figures peintes en camaïeu, entre lesquelles l’enfant distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu à la main, poursuit une licorne réfugiée dans le giron d’une vierge » – notez le « réfugiée » qui ne colle pas avec le récit traditionnel. Le tableau est sans doute le triptyque du buisson ardent, à la cathédrale Saint Sauveur d’Aix, peint à la toute fin du XVe siècle.  En 1846, un érudit local au nom improbable de Théodore de Quatre-barbes, observant cette «  femme assise près d’une licorne qu’elle sauve de la poursuite des chasseurs », alla jusqu’à conclure que « c’est sans doute une allégorie de la pitié[3]».

Nicolas Froment, Triptyque du Buisson Ardent, circa 1475.
Cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

En 1861, dans une description des sculptures de la cathédrale de Strasbourg, nous lisons de même que « un groupe est formé d’un chasseur poursuivant une licorne qui cherche son refuge dans le sein d’une vierge. C’est le symbole du pécheur qui se réfugie dans le sein de l’Église pour trouver miséricorde devant Dieu[4] ». La licorne est encore un symbole de la pitié et de la générosité lorsque Salvador Dali en fait la monture de Lady Godiva, traversant nue les rues de Coventry pour obtenir de son époux qu’il renonce à en taxer les habitants.

Salvador Dali, Lady Godiva et la licorne.

[1] Thomas de Cantimpré, Les exemples du livre des Abeilles, trad. Henri Platelle, 1997, p.163
[2] Max Goldstaub & Richard Wendriner, Ein toscovenezianischer Bestiarius, Halle, 1892, p 32 sq.
[3] Théodore de Quatre-barbes, Œuvres complètes du roi René, avec une biographie et des notices, Angers, 1846.
[4] Frédéric Piton, Strasbourg illustré, 1861.

La vierge semble s’excuser de ne pas pouvoir faire grand chose pour la licorne.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, début du XIVe siècle.
Bibliothèque de Dijon, ms 526, fol 24v.

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