➕ La chevauchée sauvage

Les hommes et surtout les femmes sauvages montent parfois des licornes, y compris au combat. Les démons aussi, parfois, chevauchent de sinistres licornes brunes ou noires.

La petite taille du chevreau unicorne des premiers bestiaires interdisait  d’en faire une monture. La silhouette de la licorne devenant plus équine à la Renaissance, on pourrait s’attendre alors à la voir plus souvent, dans les fresques et les tapisseries, porter en triomphe quelque dame, vierge, reine, amour, déesse ou vertu. Cela arrive, nous le verrons, mais à l’inverse du cheval, la licorne restait un animal sauvage et donc ambigu, une cavale plus qu’une haquenée.
C’est sans doute pour cette raison que les hommes sauvages, que l’on voit néanmoins plus souvent chevaucher des cerfs, peuvent la maîtriser, la monter et même combattre à dos de licorne, voire enlever de pures demoiselles comme dans le roman de chevalerie espagnol Amadis de Gaule :
« arrivants au hault virent un sauvaige monté sur une Licorne, tenant par les cheveux un damoysel, lequel appercevant les chevaliers, leur escria : Helas seigneurs, pour Dieu délivrez moy de cestuy, qui me tourmente avecq’ tant de misère. À ceste parole sembla a Lisvart que c’estoit celuy mesme qui parla à luy fur l’arbre, lorsqu’il s’absenta de Constantinople, & qu’il luy enseigna les armes noires en la maison déserte. Et s’avança de meilleur coeur pour le secourir, mais le sauvaige s’enfuyt sur sa licorne, entrainant le damoysel […] Les cinq chevaliers esmeuz a pitié, le suyvirent à course de cheval jusques hors du boys, & entrèrent à une grande plaine, au mylieu de laquelle estoit un lac, ou s’abismèrent le sauvaige, la Licorne & le damoysel. Et à l’instant virent venir à eux six autres Géants armez de toutes pièces, & montez sur grands chevaux,  lesquelz leur escrierent à haute voix : Chevaliers trop téméraires , qui vous meut de ainsi suyvre nostre sauvaige? Par dieu vous mourrez tous presentement[1]. »

Dans les défilés, les parades et cavalcades qui accompagnaient entrées royales et festivités urbaines, la licorne était parfois monture de héros ou de vertu, mais aussi souvent de sauvage, un déguisement toujours apprécié. Il est vrai que grimer un cheval en licorne était bien plus aisé, et donc plus fréquent, qu’en faire un éléphant, un chameau ou un griffon. Sur une tapisserie rhénane tissée vers 1470, deux femmes sauvages semblent s’affronter en tournoi, montées l’une sur une licorne bleue, l’autre sur un éléphant rouge. Elles sont armées de lance, portent chacune heaume et  bouclier héraldique, et l’on ne sait plus bien si la tapisserie représente la vie relativement civilisée des sylvains ou une fête costumée de la noblesse rhénane.

Une  tapisserie un peu plus ancienne  aujourd’hui à l’abbaye bénédictine de Muri-Reis, près de Bolzano, dans le Haut-Adige, donc en pleine terre à licornes héraldiques, montre sans doute la rencontre impromptue et plus ou moins symbolique, lors d’une promenade, entre culture et nature, entre un couple de nobles en costume de cour et un autre de sylvains chevauchant une licorne rouge et un griffon vert.

À la fin du XVIIe siècle, la licorne est devenue autant voire plus américaine qu’indienne ou éthiopienne. Les 5 et 6 juin 1662, une grande fête exotique costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV, pour un défilé dans Paris suivi d’un carrousel, série de jeux équestres par équipe. Des cinq équipes, les romains, les turcs, les indiens, les perses et les « sauvages amériquains », seuls ces derniers, menés par le duc de Guise, étaient montés sur des chevaux grimés en licornes[2]. Si l’on en croit les gravures qui accompagnent la relation de la fête écrite par Charles Perrault – oui, le Charles Perrault que vous connaissez, et qui était avant tout un auteur courtisan, car il faut bien vivre – leurs costumes de feuillage tenaient bien plus des hommes sauvages de la fin du Moyen Âge que des Indiens d’Amérique.

La jument de la nuit – nightmare, le cauchemar – est noire et non blanche, et n’arbore habituellement pas de corne. On imagine mal aujourd’hui, si ce n’est dans des inversions assumées et plus ou moins ironiques, la licorne monture de la mort, du diable ou du destin. Dans l’iconographie pourtant, les rares cas où la licorne prend un caractère nettement morbide ou diabolique sont souvent ceux où elle est montée. Si la belle licorne blanche est absente du superbe manuscrit des Très riches heures du duc de Berry, on surprend au coin d’une page un squelette au rire inquiétant chevauchant un unicorne trapu, au poil brun et frisé. Des figures similaires, sombres licornes à la corne noire ou rouge chevauchées par un démon, un cadavre ou un squelette, apparaissent à l’occasion dans les marges des livres d’heures du XVe siècle.  Dans la gravure de Dürer représentant l’enlèvement de Proserpine, la monture de Pluton est un puissant cheval armé d’une corne courte et courbée vers l’avant comme celle de ses démons.

Sur l’archivolte du temple devant lequel, dans une gravure d’Albrecht Dürer, est célébré le mariage de la vierge, des duels opposent des hommes et des femmes sauvages, nus, les premiers chevauchant des licornes, les secondes des lions. Dans les combats symbolisant la lutte des vertus et des vices, la licorne conserve le plus souvent sa valeur positive, et c’est l’une des lectures possibles de cette scène, qui représenterait alors la victoire de la chasteté sur la sensualité. Mais il se peut aussi que les deux adversaires aient une valeur négative, comme le suggère la chouette, symbole d’obscurantisme, représentée au-dessus de l’arc en plein cintre. En effet, c’est un sanctuaire juif, et non chrétien, qui est représenté ici, et le graveur a pris bien soin de placer la scène sainte devant le temple et non à l’intérieur.

La licorne contemporaine étant devenue une créature sylvestre, forte et pure, on aurait pu s’attendre à la voir chevauchée par Diane ou par les amazones, tout à la fois héroïnes et femmes sauvages, et aujourd’hui par la plus célèbre d’entre elles, Wonder Woman. Rien de tout cela ne s’est produit. Sans doute l’animal, qui a quand-même pas mal perdu de sa force, a-t-il semblé aux artistes non pas trop pur, mais trop gentillet, voire un peu kitsch.

Je ne sais pas où et quand a été prise cette photo, mais elle est amusante. C’est aussi une chevauchée sauvage.

Du coup, ceux qui chevauchent volontiers la licorne aujourd’hui sont les petites filles, qui ne craignent pas la gentillesse, et les militants homosexuels, dont certains, harnachés de cuir, peuvent avoir l’air un peu sauvages, mais qui assument le kitsch.


[1] Le sixiesme livre d’Amadis de Gaule, Paris, 1545, p.112.
[2] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976

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