➕ Pure licorne expellant tout venin

Un poème du début du XVIe siècle, donc contemporain des tapisseries du musée des Cloisters, contant une chasse à la licorne.

L’unique manuscrit de ce poème.
BNF, ms fr 2205, fol 39v.

Le grand veneur qui tout mal nous pourchasse,
Portant epieux agus et affilés,
Tant pourchassa par sa mortelle chasse, .
Qu’il print un cerf en ses lacz et filets
Lesquels avoit par grand despit fillés
Pour le surprendre au beau parc d’innocence.
Lors la licorne en forme et belle essence
Saillant en l’air comme royne des bestes,
Sans craindre envieux et canin,
Monstrer se vint au veneur à sept testes
Pure licorne expellant tout venin.

Chasse à la licorne dans la bordure de la tapisserie de Bayeux, circa 1080.

Le faulx veneur, cornant par fière audace,
Ses chiens mordants sur les champs arrangés,
L’espérant prendre en quelque infecte place,
Par la fureur de tels chiens enragés ;
Mais desconfits, las et decouragés,
Ne luy ont faict morseure ou violence,
Car le lyon de divine excellence
La nourrissoit d’herbes et fleurs célestes,
En la gardant par son plaisir benin,
Sans endurer leurs abboys et molestes
Pure licorne expellant tout venin.

Chasse à la licorne dans la marge d’un bréviaire du XIIIe siècle.
Bibliothèque de Cambrai, ms 103n fol 49r.

Sus elle estoit prévention de grace,
Portant les traits d’innocence empanés
Pour repeller la venéneuse trace
De ce chasseur et ses chiens obstinés,
Qui furent tous par elle exterminés
Sans lui avoir inféré quelque offense.
Sa dure corne eslevoit pour deffense,
Donnant support aux bestes trop subjectes
A ce veneur cauteleux et malin,
Qui ne print onc par ses dards ni sagettes
Pure licorne expellant tout venin.

Licornes attaquées par des chiens.
Chandelier de l’église Sainte Walburge de Zutphen, Pays Bas. XIVe siècle.

Ainsi saillit pardessus sa fallace
Et dards pointus d’archer mortel ferrez
Se recevant sur haultaine tarrasse
Sans estre prinse en ses lacz et ses rhetz
Lesquelz avoit fort tyssus et serrés
Pour lui tenir par sa fière insolence
Mais par doulceur et par benivolence
Rendre le vint entre les bras honnestes
De purité plaine d’amour divin
Qui la gardoit sans taches deshonnestes
Pure licorne expellant tout venin.

Dessin pour une tapisserie. La devise Venena Pello, je repousse le venin,est ici associée non à la scène de la licorne purifiant les eaux mais à une dame en hennin dans un enclos, allusion à la Vierge dans l’Hortus conclusus.
BNF, Res Pc-18-Fol.

Pour estre ès champs des bestes l’oultrepasse
Et conforter tous humains désolés,
Triomphamment seule eschappe et surpasse
Les lacz infects par icelle adnullés.
Donc ici bas nous sommes consolés
Par la licorne où gist toute affluence
D’immortel bien par céleste influence ;
Car par ses faicts et méritoires gestes
A conservé tout l’orgueil serpentin
En se monstrant par vertus manifestes
Pure licorne expellant tout venin.

Emblème du Condottiere Bartolomeo d’Alviano,
Paolo Giovio, Dialogue des devises d’armes et d’amour, 1561.

Veneur maudit, retourne à tes tempestes,
Va te plonger au gouffre sulphurin,
Puisque n’as prins, par tes cors et trompestes,
Pure licorne expellant tout venin.

— Palinod (poème marial) de Dom Nicolle Lescarre, circa 1520
BNF, ms fr 2205, fol 39v

La licorne purifiant les eaux, XVIe siècle.
Palazzo Giardino, Sabbioneta, Italie.

➕ Jean Duvet, La chasse royale à la licorne

Une série de six gravures de Jean Duvet, vers 1560, font un curieux récit de chasse à la licorne où s’entremêlent l’antiquité grecque, les légendes médiévales et les guerres de religion.

Je pensais d’abord ne citer ici que très incidemment la série de gravures sur cuivre en taille-douce du Langrois Jean Duvet, parfois appelé le Maître à la licorne, réalisées vers 1560. N’appréciant guère son style très particulier, à la fois naïf et surchargé, qui a la complexité de celui d’Albrecht Dürer sans jamais en avoir l’évidence, je n’avais jamais vraiment regardé de très près ces six images. Elles présentent un récit quelque peu alambiqué et inhabituel de la chasse à la licorne, mêlant références antiques, légendes médiévales et clins d’œil à l’actualité du temps. Bref, je n’aimais guère et n’y comprenais goutte.

La licorne purifie les eaux. Les animaux d’Europe, à gauche, et exotiques, à droite, représentent peut-être catholiques et protestants.
Les chasseurs présentent au roi er à Diane des fumées (crottes) de licorne. Je ne connais pas d’autre image de fumées de licorne.

Mais bon, plus ce projet de livre et de site a pris un tour encyclopédique, plus il était difficile de continuer à ignorer une série de gravures qui est l’un des deux seuls exemples iconographiques de chasse à la licorne soigneusement scénarisée, l’autre, plus ancien d’un demi-siècle, étant les sept tapisseries vertes du musée des Cloisters. Les deux récits ont quelques points communs : la licorne trempe sa corne dans les eaux où vont s’abreuver les autres animaux, se défend lorsqu’elle est attaquée, puis tombe dans le piège d’une jeune vierge. Rien ne suggère cependant que Jean Duvet ait pu connaître les tapisseries et s’en inspirer, et on ne retrouve pas dans les gravures, où la licorne n’est pas tuée, les allégories religieuses des tentures.

La licorne se défend, plus violemment encore que sur les tapisseries de La chasse à al licorne.
La capture de la licorne. Notez le gibet à l’arrière plan, c’est l’époque qui veut cela.

La licorne des gravures, dont on ne peut savoir si l’artiste l’imaginait blanche, n’est donc guère christique. Au corpus légendaire médiéval sur la bête s’ajoutent des références iconographiques à l’antiquité gréco-romaine. Les chasseurs, dont aucun ne peut être l’ange Gabriel, sont vêtus de toges ; Diane chasseresse est au côté du roi auquel ils présentent des fumées de licorne – les fumées du Christ, ce ne serait pas du meilleur goût. La licorne n’est d’ailleurs pas mise à mort, elle est capturée vivante à l’issue d’une chasse à courre, puis exhibée en triomphe sur un char tiré par des chiens, scène qui semble être un unicum. En arrière de la licorne chevauchée par un amour venu des triomphes de Pétrarque, le roi pose une couronne sur le chef de la jeune vierge, dont on ne sait pas bien si elle est aussi Diane chasseresse. Sur ce qui est sans doute la dernière gravure de la série, roi et reine reine tiennent tous deux par la bride une licorne enguirlandée. Saturée de symboles et de références, cette chasse à l’unicorne est moins naturaliste encore que celle des tapisseries, mais sa lecture allégorique est aussi embrouillée que la composition des gravures.

On a plus l’habitude de voir les licornes tirer les chars triomphaux. Ici, la licorne est montée sur le char, qui est tiré par des chiens.
La licorne est parée de luxueux bijoux pour le triomphe royal..

Nous sommes dans le contexte des guerres de religion et de l’affirmation de la puissance royale. Jean Duvet, ardent catholique, avait organisé la mise en scène de l’entrée à Langres d’Éléonore d’Autriche, épouse de François Ier, puis représenté plusieurs fois Henri II sur d’autres gravures. On peut donc légitimement penser que cette chasse à courre d’un animal plus noble encore que le cerf, se terminant en couronnement et en triomphe, est une mise en scène du rôle providentiel du roi de France. Cela expliquerait notamment la présence, inquiétante et inhabituelle, d’un gibet en arrière-plan de la capture de la licorne, qui figurerait le châtiment des hérétiques qui ne se soumettent pas, comme la licorne, à la puissance royalei[1].

Attribué à Luca Penni, Diane chasseresse dont le modèle est sans doute Diane de Poitiers, circa 1550. Musée du Louvre.

Si le roi représenté sur les gravures est Henri II, il est bien sûr tentant de voir dans la présence de Diane chasseresse une allusion à sa maîtresse Diane de Poitiers. Le procédé, qui n’est pas d’une grande finesse, a été utilisé sur plusieurs peintures par d’autres artistes[2].

Allégorie au miroir solaire, gravure attribuée à Jean Duvet, d’après un dessin de Léonard de Vinci.

L’œuvre la plus connue de Jean Duvet est sa série de vingt-huit gravures illustrant l’Apocalypse. Il a pourtant longtemps été appelé Le maître à la licorne alors que la bête n’apparait que sur les scènes de la chasse, et peut-être sur une gravure dont il n’est pas certain qu’elle doive lui être attribuée et qui reproduit l’Allégorie au miroir solaire de Léonard de Vinci,. Cette image, peut-être alchimique, montre un impressionnant combat entre une licorne, un dragon, un ours, un lion et une panthère.

Jean Duvet, La bête de l’apocalypse, à sept têtes et dix cornes – et donc, comme souvent, quelques têtes unicornes.

[1] Cette lecture des gravures est celle de Solène Prévost dans Au service de la monarchie et de la foi catholique, l’Histoire de la licorne de Jean Duvet, in Nouvelles de l’estampe, n°264, 2021.
[2] E. Jullien de la Boullaye, Étude sur la vie et l’ouvre de Jean Duvet, 1876.

📖 Quand Dieu créa la licorne

e chapitre est sans doute celui pour lequel je disposais du plus vaste choix d’images. Les licornes édéniques sont en effet nombreuses sur les miniatures des bibles médiévales, puis sur les gravures de celles de la Renaissance.

Toutes ces images du jardin d’Eden, la Création des animaux, la création d’Adam et Eve, leur mariage, la Tentation et la Chute, n’ont bien sûr pas pu trouver leur place dans le livre, et je vous en mets donc quelques autres ici.

Une erreur a pu se glisser ici ou là dans les intitulés des scènes, car il n’est pas toujours facile de distinguer les miniatures où Dieu crée les animaux de celles où Adam les nomme. L’autre étant à l’image de l’Un, à moins que ce ne soit l’inverse, il est inévitable qu’ils se ressemblent un peu. Tous les enlumineurs ne font pas le choix de représenter Dieu plus âgé, avec une longue barbe blanche.

La création et le jardin d’Eden, avec ou sans licorne, figurent aussi sur la première page de toutes sortes de manuscrits, des compilations comme l’Histoire ancienne jusqu’à César, qui mêle récit biblique et antiquité classique, des encyclopédies comme le Livre du trésor de Brunetto Latini, ou des textes antiques plus ou moins christianisés comme les Métamorphoses d’Ovide,.

Les mêmes scènes, les mêmes images, les mêmes licornes, se retrouvent bien sûr sur les gravures des premières bibles imprimées. Si les images ci-dessous sont moins nombreuses, c’est parce qu’elles proviennent des toutes premières bibles imprimées, avant 1520, dont les programmes iconographiques sont encore très proches de ceux des manuscrits.


Les choses changent un peu au XVIe siècle. Les techniques de gravure progressent, permettant de représenter des images plus complexes, et les troubles religieux ne sont pas favorables à la licorne qui ne disparait pas mais se se fait plus discrète, souvent à l’arrière plan. Tout cela est discuté dans un autre chapitre, qui lui n’est pas dans le livre mais sur ce blog, d’un jardin l’autre.

Au fait, voici un extrait de l’épisode des Simpsons dont je parle dans le livre, où la licorne Gary meurt d’épuisement après avoir creusé un tunnel pour permettre à Eve de retourner au jardin d’Eden.

➕ Mike Resnick, Sur la piste de la licorne, 1987

Extrait d’un petit livre plein d’humour dont je conseille vivement la lecture, mais qui semble épuisé en français. Contrairement à ce que laisse penser ce passage, la recherche de la licorne ne s’y déroule pas dans la savane, mais à Manhattan, où une licorne semble avoir été enlevée par le gobelin Mürgenstürm.

Traduction de Jean-Marc Chambon.

Traquer la licorne avec fusil et appareil photographique
Monographie par le colonel Winnifred Carruthers, publiée par le Club des Sports Sanguinaires, Soc. Anonyme

Lorsqu’elle arriva à moins de deux cents mètres d’un troupeau de licornes dans la Savane du sud, Rheela des Sept Étoiles prêta serment à Quatr Mane, Dieu de la Chasse, puis se para de l’amulette de Kobassen, s’assura qu’elle était toujours sous le vent du troupeau et amorça son approche appareil photo en main.
Mais Rheela des Sept Etoiles avait commis une erreur – une erreur due à la négligence – et trente secondes plus tard elle était morte, brutalement empalée par une corne de licorne mâle.

Hotack le Tueur de Bêtes, s’engagea avec prudence sur les contreforts de la Montagne de Celui qui n’a pas de Nom. C’était un traqueur doué, un chasseur ignorant la peur, et un fin tireur. Il choisit son trophée, réussit à s’approcher suffisamment de l’animal pour lancer sa massue. Elle s’envola leste­ment et sûrement vers sa cible.
Et pourtant, moins d’une minute plus tard, Hotack, la jambe grièvement blessée par un coup de corne, eut à peine la force se hisser dans un Arbre Arc-en-ciel voisin. Il avait lui aussi commis une erreur – une erreur due à l’ignorance.

Bort le Pur avait réussi son safari. Il avait ramené trois chimères, une gorgone, et un très beau couple de griffons. Tandis que ses trolls dépeçaient la gorgone, il repéra une licorne qui semblait avoir une corne d’une taille record et, arme au poing, se mit à sa poursuite. Le terrain changea pro­gressivement, et Bort se retrouva bientôt avec de l’herbe jus­qu’aux épaules. Sans se laisser démonter, il continua de suivre la piste de la licorne dans l’épaisse végétation.
Mais Bort le Pur, lui aussi, avait commis une erreur – une erreur due à la bêtise.

La négligence, l’ignorance, et la bêtise sont à l’origine de plus de morts parmi les chasseurs de licorne que toute autre combinaison de facteurs.
Prenez les exemples cités. Ces trois chasseurs – Rheela, Hotack, et Bort – étaient des experts en matière de safari. Ils étaient tous les trois habitués aux terrains et aux températures extrêmes ; ils ne se formalisaient pas lorsqu’ils trouvaient des insectes dans leur bière ou des fées dans leur tente ; ils savaient qu’ils s’attaquaient à une proie dangereuse et s’étaient munis de toutes les précautions avant de partir.
Et pourtant, deux sont morts et le troisième a été griève­ment blessé. Voyons de plus près les erreurs qu’ils ont commises et la leçon que l’on peut en tirer.

Rheela des Sept Etoiles avait pris en compte tout ce que son sorcier personnel avait pu lui raconter sur les licornes, elle avait acheté le meilleur équipement photographique, loué les services d’un guide local qui avait déjà participé à de nom­breuses chasses, et avait fait bénir son amulette de Kobassen par un sorcier local. Et pourtant, quand elle se fit charger, l’amulette ne lui servit à rien, car elle avait négligé d’identifier convenablement la licorne qu’elle avait en face d’elle – et comme je le fais souvent remarquer lors de mes conférences, l’amulette de Kobassen n’est efficace que sur l’espèce rare, voire quasiment disparue, de la licorne de Forêt. Contre la licorne de Savane du Sud, le seul fétiche efficace demeure le Talisman de Tricornis. Négligence.

Hotack le Tueur de Bêtes, en revanche, avait refusé toute protection surnaturelle. Selon lui, l’essence même du combat consistait à se mesurer physiquement à la proie choisie dans un corps à corps. Sa massue, un magnifique instrument de destruction finement équilibré, avait terrassé des simurghs, des humbabas, et même une redoutable hydre à laine. Il choi­sit de viser la tête, et la massue passa à un millimètre de l’endroit visé. Mais il n’avait pas tenu compte du phénoménal odorat de la licorne ni de la vitesse à laquelle ces bêtes har­gneuses peuvent se déplacer. Alertée par la présence de Hotack, la licorne tourna la tête vers son agresseur… et la massue meurtrière rebondit sur la corne sans causer le moindre mal. Si Hotack avait parlé à n’importe quel vieux chasseur de licornes, il aurait appris que les coups à la tête sont quasiment impossibles et aurait plutôt tenté un coup paralysant aux genoux. Ignorance.

Bort le Pur était conscient des avantages qu’il y avait à être vierge lorsque l’on traque une licorne sauvage ; il avait donc pratiqué l’abstinence depuis l’âge où il avait appris ce que cela signifiait. Et pourtant, il crut naïvement – parce que sa virgi­nité lui permettait d’approcher la licorne plus facilement que d’autres chasseurs – que l’animal demeurerait placide et n’es­saierait pas de se défendre. Il se mit donc à suivre un animal vicieux qui devait, par sa nature même, se laisser approcher, et il se retrouva dans des herbes hautes qui l’empêchèrent de manœuvrer correctement lorsque l’inévitable charge eut lieu. Bêtise.

Chaque année des centaines de chasseurs pleins d’espoir partent traquer la licorne, et chaque année, à quelques rares exceptions près, tous rentrent bredouilles – lorsqu’il rentrent entiers. Cependant, la licorne peut être traquée en toute sécurité et chassée avec succès, à condition toutefois que traqueurs et chasseurs prennent le temps d’étudier leur gibier.
Au bout du compte, la licorne est un animal relativement docile (sauf lorsqu’elle est enragée). C’est une créature qui a ses habitudes, et une fois ces habitudes bien assimilées par le photographe avide ou le chasseur de trophées, ramener cette photo ou cette corne n’est pas plus dangereux que, disons, tuer un Dragon à Huit Queues -et certainement plus facile que de capturer au lasso un Minotaure sauvage, sport qui fait aujourd’hui fureur dans la haute société des Plaines de Platine.

Néanmoins, avant de photographier ou de tuer une licorne, il faut d’abord la trouver -et le meilleur moyen de rentrer en contact avec un troupeau de licornes est de suivre une des familles de smerps qui suivent les courants migratoires du gros gibier. Les smerps n’ont évidemment pas d’ennemi naturel, à part peut-être les rafsheens et les zumakins, et se laisseront donc approcher d’assez près par un être humain (ou surnaturel).
Un mot d’avertissement concernant le smerp : avec ses longues oreilles plutôt mignonnes et son corps velu, il res­semble tout à fait à un gros lapin – mais appeler un smerp un lapin n’en fait pas un, et vous seriez mal avisé de sous-estimer la force de ces petits charognards. Bien qu’ils chassent généra­lement en meute de dix ou trente, j’ai vu plus d’une fois des smerps isolés, leur aura brillant d’un éclat sauvage, terrasser une licorne presque adulte. Les smerps ne sont pas très bons à manger, leur peau ne vaut pas grand-chose à cause de la difficulté qu’il y a à traiter et à tanner leur aura, et ils consti­tuent de piètres trophées, à moins d’en trouver un qui présente des oreilles exceptionnelles -en fait, en de nombreux endroits, ils sont encore considérés comme des nuisibles -, mais le chas­seur de licorne averti peut économiser beaucoup de temps en laissant simplement les smerps le guider jusqu’à sa proie.

Avec l’augmentation du braconnage, les légendaires trou­peaux de licornes d’un millier de têtes n’existent plus, et vous constaterez que de nos jours, le troupeau moyen n’est constitué que de cinquante à soixante-quinze têtes. L’époque où, à l’abri d’un affût offrant une totale sécurité, on pouvait photographier un interminable cortège de ces bêtes allant apaiser leur soif à un point d’eau est définitivement révolue – et je trouve tout bonnement scandaleux d’avoir à constater le nombre de licornes tuées uniquement pour vendre leur corne au marché noir. D’ailleurs, je trouve consternant que l’on puisse encore croire, à notre époque éclairée, que sa corne en poudre ait des vertus aphrodisiaques.
(En effet, comme tout mage pourrait vous le dire, il faut d’abord traiter la corne avec de l’essence de gracch puis la faire bouillir lentement dans une solution de sang de sphinx. Voilà un aphrodisiaque !)
Mais je m’éloigne du sujet.
La licorne, parce qu’elle choisit sa nourriture au gré de ses déplacements, sans discernement, se régalant aussi bien d’herbe, que de feuilles, de fruits, et au besoin, de petites fougères arborescentes, se trouve dans des habitats très variés ‘ souvent en compagnie de ruminants comme les centaures et les pégasus pégasi pégases.

Une fois que vous avez repéré un troupeau de licornes, il faut s’en approcher avec une extrême prudence. La licorne a peut-être mauvaise vue, et ses facultés auditives ne sont sans doute pas meilleures, mais elle possède un excellent odorat et un extraordinaire sens du grimsch, sur lequel on a déjà telle­ment écrit que je m’étendrai pas davantage sur le sujet.
Si vous faites un safari photo, je vous déconseille de tenter de vous approcher à moins de cent mètres, même d’une bête solitaire -à cause du grimsch dont je parlais -, et la plupart des photographes de ma connaissance ne jurent que par un objectif de 85/350 mm à focale automatique, à condition, toutefois, qu’il ait été béni par un Sorcier du Troisième Ordre. Si vous n’avez pas pris les photos escomptées avant la fin du jour, je vous recommande vivement de plier bagage et de revenir le lendemain. L’utilisation du flash est bien évidemment tou­jours possible, mais elle a tendance à attirer les golems et autres prédateurs nocturnes encore plus gênants.

Un dernier détail pour l’amateur de photos : pour des raisons que nos alchimistes n’ont pu élucider, aucune licorne n’a à ce jour réussi à être prise en photo sur un film à émulsion classique ; assurez-vous donc d’utiliser une marque courante de film sensible aux infrarouges. Il serait en effet dommage de passer des semaines en safari, d’avoir à payer un guide, un cuistot et des trolls pour ramener des plans de forêt censés n’être au départ que le décor de votre sujet initial.
En ce qui concerne la chasse de ces bêtes, il ne faut pas perdre de vue qu’elles seront toujours aussi près de vous que vous d’elles. C’est pour cette raison que, sans renier pour autant les sacrifices d’animaux, les amulettes, les talismans et les bénédictions de toutes sortes, je me sens personnellement plus à l’aise avec une 550 Nitro Express dans les mains. La puissance d’arrêt gui caractérise cette arme offre au chasseur un sentiment de sécurité non négligeable.

Bien évidemment, c’est une licorne mâle que vous voulez. Leur corne est plus impressionnante que celle des femelles – et lorsqu’elle atteint une dimension digne de constituer un trophée, l’animal est de toute manière trop vieux pour la reproduction.

Un coup à la tête, pour les raisons expliquées précédemment, n’est jamais un choix judicieux. Et, à moins que votre sorcier ne vous ait appris les Runes de Mahomet, ce qui vous permet d’approcher la bête d’assez près pour lui jeter du sel sur la queue, la clouant ainsi sur place, je vous conseillerais plutôt de viser au cœur (n’importe lequel fera l’affaire – mais si vous avez un fusil à double canon, vous pouvez toujours tirer dans les deux par mesure de sécurité).
Si vous avez la malchance de simplement blesser l’animal, celui-ci se dirigera aussitôt vers les arbres ou les herbes hautes, ce qui  constituera pour vous un énorme désavantage. Dans une telle situation, certains chasseurs restent en arrière et se contentent d’attendre que les smerps achève le travail – car après tout, ils dévorent rarement les cornes à moins d’être vraiment affamés -, mais ce n’est pas très sportif. Le chasseur honnête et loyal, conscient des règles implicites des sports sanguinaires, ira chercher lui-même la licorne.
L’astuce est bien sûr de l’attirer en terrain découvert. Une fois que la licorne a baissé la tête pour charger, elle est prati­quement aveugle; vous n’avez alors qu’à faire une passe de toréador pour l’éviter et à tenter un second coup – mais si vous êtes en possession des Runes de Mahomet, c’est le moment idéal pour lui jeter du sel sur la queue.

Si c’est la licorne qui impose les règles du jeu, l’affaire est beaucoup plus délicate. Elle reviendra sur ses pas, se couchera dans les hautes herbes à côté de ses traces et attendra que vous passiez à côté d’elle pour essayer de vous encorner dans le dos. C’est à ce moment-là que le chasseur doit rester très vigi­lant. Le meilleur signe à observer serait la présence de libellules cracheuses de feu. Ces petits insectes nocifs vivent souvent en symbiose avec les licornes, leur débarrassant les oreilles des parasites qui s’y trouvent, et leur présence signifie souvent que la licorne se trouve dans les parages. Cependant, un autre signe pouvant vous indiquer que votre proie n’est pas loin est la présence de harpies affamées virevoltant au-dessus de vous en attendant de fondre sur les restes de l’animal abattu pour s’en repaître. Mais bien entendu, le signe le plus fiable sera l’instant où vous entendrez un grognement de rage et vous retrouverez tout soudain face aux petits yeux injectés de sang d’une licorne mâle à moins de trois mètres de vous. C’est dans ces moments-là que l’on se sent vraiment vivre, surtout lorsque l’on s’avise que ce n’est pas là une situation nécessairement définitive.

Très bien. Admettons que vous avez réussi votre chasse. Que se passe-t-il alors ?
D’abord, vos trolls vont évidemment dépecer la bête en fai­sant très attention au retrait de la corne et à sa conservation. S’ils ont été bien formés, ils feront une descente de lit de sa peau, des cendriers avec les sabots, un collier avec les dents, une tapette à mouches avec la queue et une blague à tabac avec son scrotum. À mon avis, c’est là le minimum à en tir puisque c’est une façon de montrer aux défenseurs larmoyants de la licorne que celle-ci peut apporter au chasseur bien plus que le souvenir de quelques instants d’intense émotion et une corne pour trophée.

Pendant que j’en suis à ces énumérations, je me permettrai de vous dire que vous rateriez quelque chose si vous reveniez de votre safari sans avoir goûté, ne serait-ce qu’une fois, de la viande de licorne. Il n’y a rien de tel que de faire cuire une licorne sur un feu de camp pour terminer une chasse en beauté.(Et n’oubliez pas de laisser quelque chose pour les smerps, sinon ils pourraient bien décider que la viande de chasseur est aussi bonne que celle des licornes.)

Alors sortez ces talismans et ces amulettes, allez voir ces mages et ces sorciers, mettez ces appareils photo et ces fusils dans vos bagages … et bonne chasse !

➕ Les visions d’Anne-Catherine Emmerich

La religieuse mystique Anne-Catherine Emmerich a vu des licornes, auprès de la vierge, dans l’Arche de Noé, dans les ruines de Babylone et dans de hautes montagnes.

Au tout début du XIXe siècle, la merveilleuse licorne du Moyen Âge et de la Renaissance ne survit guère que dans des milieux confinés, à l’écart du monde moderne, les textes ésotériques ou les visions mystiques. Celles de la chanoinesse augustinienne Anne-Catherine Emmerich (1774-1824) ont été soigneusement notées et publiées, et sans doute quelque peu enjolivées, par le poète romantique allemand Clemens Brentano. Il eut été étonnant de ne pas croiser quelques licornes dans plus de quatre-mille pages de visions souvent bien allumées, mais leur intérêt est dans ce qu’elles semblent faire une étrange synthèse des légendes médiévales et de la connaissance moderne. Voici, parmi d’autres, trois extraits[1] :

Les bas-reliefs de Persépolis,
Carsten Niebuhr, Voyages en Arabie et en d’autres pays circomvoisins, 1776.

La vision du 17 décembre 1819 nous transporte en Chaldée, parmi les licornes sculptées sur les murs de Babylone, avant de nous ramener dans le jardin clos des chasses mystiques à la licorne :

Sur l’autre côté de la colonne était une figure d’animal avec une corne : c’était une licorne, et elle s’appelait Asphas ou Aspax. Elle combattait avec sa corne contre une méchante bête qui se trouvait sur le troisième côté. Celle-ci avait une tête de hibou avec un bec crochu, quatre pattes armées de griffes, deux ailes et une queue qui se terminait comme celle d’un scorpion. J’ai oublié son nom : d’ailleurs je ne retiens pas facilement ces noms étrangers. A l’angle de la colonne, au-dessus des deux bêtes qui combattaient, était une statue qui devait représenter la mère de tous les dieux. Son nom était comme Aloa ou Aloas ; on l’appelait aussi une grange pleine de blé, et il sortait de son corps une gerbe  d’épis. Sa tête était courbée en avant, car elle portait sur le cou un vase où il y avait du vin, ou dans lequel le vin devait venir. Ils avaient une doctrine qui disait : le blé doit devenir du pain, le raisin doit devenir du vin pour nourrir toutes choses.

Mais ce qui m’émerveilla le plus dans ce temple, ce fut un autel d’airain avec un petit jardin rond, recouvert d’un treillis d’or, et au-dessus duquel on voyait la figure d’une vierge. Au milieu se trouvait une fontaine composée de plusieurs bassins scellés l’un sur l’autre, et devant elle un cep de vigne vert avec un beau raisin rouge qui entrait dans un pressoir…

Passons rapidement sur la vision du 18 novembre 1820, bien mystique et donc difficilement compréhensible :

Je vis alors sortir du nombril d’Abraham un sarment de vigne gros et tortueux, sous lequel se tenait un méchant oiseau de proie, la tête redressée et le bec ouvert : c’était comme un aigle ou un hibou. Il semblait vouloir dévorer le fruit du cep de vigne. Au-dessus de cet oiseau était une licorne bondissante, qui dirigeait sa corne contre le cou de l’oiseau, comme pour défendre le cep de vigne. Au-dessus de la licorne, autour du cep, je vis trois cœurs, puis à droite, une branche de la vigne portant une grosse grappe de raisin, puis au haut du cep, un visage humain avec une couronne au-dessus de laquelle était un globe surmonté d’une croix.

La plus intéressante est la vision du 4 novembre 1823, peu avant la mort d’Anne-Catherine, dans laquelle on trouve tout à la fois les licornes de l’Arche de Noé, la purification des eaux, la jeune vierge, la corne aux propriétés merveilleuses, l’Incarnation et même les licornes fossiles, et peut-être déjà les hautes vallées du Tibet, même si l’Himalaya n’est pas trop un coin à prophètes, du moins chrétiens :

Les mammouths, ces animaux gigantesques, étaient connus avant le déluge : il en entra dans l’arche un couple très jeune. Ils étaient les derniers et se tenaient tout près de l’entrée. Aux époques de Nemrod, de Djemchid et de Sémiramis, j’en vis encore plusieurs : mais on leur faisait constamment la guerre et ils ont disparu. Les licornes n’ont pas disparu. Je connais une rondelle de la corne d’un de ces animaux qui est pour les bêtes malades ce que sont les objets consacrés et bénits pour les hommes.

Matthäus Merian, Icones biblicæ, 1630.
Je n’ai pas trouvé de représentation de l’Arche de Noé avec les mammouths, alors je vous mets celle-ci avec les éléphants de dos, et presque derniers. Remarquez le confortable château dans lequel vivaient jusque-là le patriarche et sa nombreuse famille, et les inconscients qui font la fête, sur la gauche.

J’ai souvent vu qu’il y a encore des licornes : mais elles vivent très éloignées des hommes dans les hautes vallées où je vois à l’horizon la montagne des prophètes. Elles sont à peu près de la taille d’un poulain, elles ont les jambes fines, peuvent gravir très haut et se tenir sur un petit espace en rassemblant leurs pieds. Elles rejettent leurs sabots comme des écorces ou des souliers, car j’ai vu de ces sabots semés par terre çà et là. Elles ont de longs poils tirant sur le jaune. Ces animaux deviennent très vieux. Ils ont sur le front leur unique corne : je vis qu’elle était longue d’une aune et recourbée en arrière par en haut. Ils déposent leur corne à certaines époques : elle est recherchée et gardée comme quelque chose de très précieux. Les licornes sont très craintives et on ne peut pas en approcher. Toutefois elles vivent en paix entre elles et avec les autres bêtes sauvages. Les mâles et les femelles vont à part et ne se réunissent qu’à certains temps. Elles sont chastes et n’ont pas beaucoup de petits. Elles sont très difficiles à voir et à prendre, car d’autres animaux vivent en avant des lieux qu’elles habitent. J’ai vu qu’elles ont un certain empire sur les bêtes les plus venimeuses et les plus horribles auxquelles elles inspirent un respect particulier. Les serpents et d’autres affreux animaux se roulent sur eux-mêmes et se mettent humblement sur le dos quand une licorne s’approche d’eux et souffle sur eux.

Non par la force mais par la vertu. Gravure d’Antonio Tempesta, circa 1600.

J’ai vu qu’elles ont une espèce d’alliance avec les animaux les plus dangereux et qu’ils se protègent mutuellement. Quand un danger menace la licorne, ces derniers répandent partout la frayeur et la licorne se retire derrière eux : mais elle les protège à son tour centre leurs ennemis, car tous se retirent effrayés devant la force secrète et merveilleuse de la licorne quand elle s’approche et souffle sur eux. Ce doit être un des plus purs parmi les animaux, car tous les autres lui témoignent un grand respect. Là où elle paît, là où elle va boire, tout ce qui est venimeux se retire. Il me semble qu’on voit en elle un symbole de sainteté quand on dit que la licorne ne pose sa tête que sur le sein d’une vierge pure. Cela signifie que la chair n’est sortie sainte et pure que du sein de la sainte Vierge Marie ; que la chair abâtardie est sortie d’elle régénérée, ou qu’en elle, pour la première fois, la chair est devenue pure, qu’en elle l’indomptable a été vaincu, qu’elle a dompté tout ce qui était sauvage ; qu’en elle l’humanité indomptée a été purifiée et vaincue ou que dans son sein le poison s’est retiré de la terre. J’ai vu ces animaux dans le paradis, mais beaucoup plus beaux. J’ai vu une fois de ces licornes attelées au char d’Élie lors de son apparition à un homme dont il est question dans l’Ancien Testament. J’ai vu les licornes au bord de torrents sauvages et impétueux, dans des vallées profondes, étroites, déchirées, où elles courent rapidement. J’ai vu aussi des endroits éloignés où beaucoup d’ossements de ces animaux gisaient entassés au bord de l’eau et sous la terre.

Livre d’heures de la famille Ango, 1514.
Des angelots jouent avec une licorne blanche, la Vierge Marie en chevauche une autre.
BNF, ms NAL 392, fol 46r

[1] Tous les passages des visions proviennent de la traduction par l’abbé de Cazalès, 1875.

➕ Licornes d’Écosse

C’est un lion qui rampe et rugit sur le blason écossais, et c’est un peu par hasard que la blanche licorne héraldique est devenue l’animal emblématique de l’Écosse.

Mercat Cross, Inverkeithing, Écosse.
Wikimedia Commons, photo Arcaist

La licorne blanche est l’animal emblématique de l’Écosse. On la croise partout, dans les Lowlands et les Highlands, sur les vitres et les enseignes des pubs. Elle trône au sommet des Mercat Cross, ces colonnes de pierre qui indiquent la place du marché, tenant entre ses pattes un écu portant non pas le blason écossais, mais le drapeau national, une croix de Saint-André sur champ d’azur. Sur le blason écossais rampe en effet un lion de gueules sur champ d’or, mais tout comme la licorne figure aujourd’hui l’Écosse et le dragon le pays de Galles, le lion est aujourd’hui au Royaume Uni l’emblème de l’Angleterre – qui a pourtant sur son blason traditionnel trois léopards d’or sur champ de gueules. Comment expliquer cette bizarrerie, cette schizophrénie symbolique ?

À la fin du Moyen Âge, les armes des royaumes et des grandes familles se sont enrichies de figures nouvelles, en support et en cimier. C’est à cette occasion que la licorne, jusque-là peu présente sur les anciens blasons, a réellement commencé sa carrière héraldique. Au XVe siècle, sous le règne de James II (1460-1488), deux licornes sont venu encadrer les armes écossaises, sans autre raison sans doute que le fait que l’animal était alors à la mode.

En 1480, au mariage parisien de la reine d’Écosse Marie Stuart avec le dauphin de France, le futur et éphémère roi François II, défilèrent en son honneur « douze belles licornes sur lesquelles estoient montez jeunes princes, tant richement vestuz et acoustrez que sembloit que le drap d’or et d’argent ne coustassent riens[1] ». Les belles cavales ainsi déguisées symbolisant d’une part le royaume de la jeune princesse, et d’autre part sa pureté et sa beauté, c’était assez bien trouvé. De 1484 à 1525, les rois d’Écosse frappèrent des pièces d’or appelées licorne, ornées d’une licorne accroupie (eh oui, en héraldique accroupi se dit accroupi, ça m’a surpris) accolée (ayant autour du cou) d’une couronne et tenant le blason écossais. Il y eut même des demi-licornes, sur lesquelles la bête est aussi entière que sur les licornes.

Voilà, ma foi ! des pièces de monnaie écossaises, anglaises et étrangères des XVe et XVIe siècles, et quelques-uns de ces articles rari et rariores, etiam rarissimi. Voici le bonnet de Jacques V ; la licorne de Jacques II ; le vieux teston d’or de la reine Marie, avec son effigie et celle du dauphin…
— Walter Scott, L’Antiquaire.

Tout cela n’aurait cependant pas suffi à faire de la licorne l’emblème de l’Écosse si, lors de l’union de 1603, le roi James (I ou VI, c’est compliqué) n’avait astucieusement décidé de faire supporter les armes du nouveau Royaume-Uni à dextre par un lion, qui s’occupait jusque-là des armes anglaises, et à sénestre par une licorne venue d’Écosse. Ainsi est née la tradition de représenter le Royaume Uni par un lion anglais et une licorne écossaise, et ce alors même que lion et licorne ne sont que des supports, donc des figures héraldiques secondaires et, en principe, de bien moindre importance que ce qui se trouve à l’intérieur de l’écu. Cela illustre bien la place de la licorne en héraldique, importante mais marginale, renaissante plus que médiévale.

Je pensais avoir terminé ce livre, et me trouvais un peu court sur les licornes d’Écosse, lorsque la British Library a très opportunément mis en ligne un très bel armorial écossais, le Harley ms 115, de la toute fin du XVIe siècle, peu avant l’union des deux royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Aucune licorne n’y apparaît sur les écus d’une centaine de clans, mais on en compte une dizaine en support ou en cimier, dont quelques-unes assez intéressantes.

Sur l’armorial de Gilles de Bouvier, dit Berry, héraut d’armes du roi de France Charles VII, les deux seuls écus à la licorne sont ceux de nobles écossais, Charleston et Samuelston, ses alliés dans la guerre contre les anglais.


[1]J.B.A.T. Teulet, Relations politiques de la France et de l’Espagne avec l’Ecosse au XVIe siècle, Paris, 1862, vol.1, p. 310 sq.

➕ D’un jardin l’autre

Dans les premières bibles imprimées, dans les recueils de « figures » religieuses, dans les paysages animaliers des XVIe et XVIIe siècle,  la licorne n’est  plus, comme dans les enluminures médiévales, une figure allégorique défilant avec le lion au premier rang du monde animal. Elle est une créature parmi des dizaines d’autres dans des représentations un peu touffues du jardin d’Éden.

Sur une série de gravures bibliques réalisées par le graveur flamand Pieter van der Borcht, la licorne est présente dans pas moins de dix scènes de la Genèse, s’éclipsant comme souvent après avoir quitté l’Arche, pour ne reparaître que bien plus tard, et c’est original, en arrière-plan de la tentation du Christ. (Vous pouvez voir les planches entières en haute définition sur le site du Rijksmuseum)

Le récit biblique de la création du Monde ne citant nommément aucun animal autre que le serpent tentateur, la colombe et le corbeau, les graveurs ont en effet peuplé leur Eden assez librement, dans des scènes qui seraient réalistes si elles n’étaient pas si pacifiques. Griffons, dragons et autres sirènes en sont presque toujours absents, mais la licorne, animal exotique autant que légendaire, comme l’éléphant ou la girafe, est fréquemment représentée.

C’est bien sûr sur les gravures illustrant la Genèse que la licorne, désormais souvent en couple comme les autres animaux, est la plus fréquente. Du sixième jour de la Création à l’embarquement dans l’Arche de Noé, elle est encore là mais se fait de plus en plus discrète au XVIIe siècle, passant à l’arrière-plan, parfois trempant la point de sa corne dans le cours de l’un des quatre fleuves du paradis terrestre. On ne la voit plus guère après qu’elle a quitté l’arche, se retirant sans doute dans quelque haute montagne ou désert reculé.

C’est dans le monde germanique qu’avaient été peintes, au XVe siècle, la plupart des Annonciations à la licorne. Les représentations du couple licorne-vierge y faisaient presque de la blanche bête dans le jardin clos un attribut marial. Si quelques chasses mystiques peintes sur les murs des églises ont été effacées, la licorne n’a cependant pas été éliminée de l’iconographie biblique protestante, elle s’est juste déplacée du jardin clos du Cantique des Cantiques au jardin d’Eden de la Genèse.

Luther lui-même traduit unicornis par Einhorn et cite l’animal à plusieurs reprises dans ses sermons, par exemple dans celui sur les brebis perdues où il compare la foi imperturbable de Moïse à « la licorne, animal dont on sait qu’il ne peut être capturé vivant [1]». Il aurait même, peu avant sa mort, été soigné en vain avec de la poudre de corne de licorne [2].

Lucas Cranach l’ancien, qui embrassa la réforme avec enthousiasme et fit plusieurs portraits de Martin Luther et de ses proches, ne peint bien sûr aucune vierge à la licorne, mais on lui doit de nombreuses représentations du jardin d’Eden, où la licorne est souvent présente.

Si les représentations de licorne endormie dans le giron d’une jeune vierge se font très rares dans le monde protestant, la licorne édénique gambade donc librement aux XVIe et XVIIe siècle dans les jardins luthériens autant que catholiques; il est vrai que les bois ou cuivres utilisés par les imprimeurs sont souvent les mêmes, où se recopient sans scrupules. Les bibles calvinistes ne sont guère illustrées, ça ne ferait pas bien sérieux, mais la bête reste présente, notamment, dans le texte des Psaumes.

Le monde animal est aussi l’un des thèmes de prédilection de nombreux artistes. Les épisodes de la Genèse, de plus en plus concurrencés il est vrai au XVIIe siècle par la scène d’Orphée charmant les animaux, permettent de mettre en scène dans un contexte apaisé tout le monde animal, et toute la technique du dessinateur. Des peintres comme Jan Brueghel l’ancien (1568-1625) et son fils Jan Bruegfhel le jeune (1601-1678), les deux frères Jacob (1567-1603) et Roelant Savery (1576-1639), puis leur neveu Jacob le jeune (1592-1651)se sont fait une spécialité de ces paysages animaliers, où plantes et créatures sont représentés avec le même soin que dans les scènes de chasse ou les natures mortes. Roelant Savery vécut dix ans à Prague, à la cour de l’empereur Rodolphe, et s’était entraîné à peindre d’après nature les nombreux animaux exotiques de sa ménagerie – on lui doit les plus célèbres représentations du dodo. Point de dragons ou de griffons dans ces tableaux où la licorne est peut-être la seule créature que l’artiste n’a jamais observé.

Preuve que le sujet religieux ou mythologique n’est guère plus qu’un prétexte à peindre le ponde animal, le Dieu créateur, Adam, Eve, l’Arche ou Orphée passent peu à peu au second plan, loin derrière les silhouettes de lion, de vache ou de chevaux qui semblent observer le spectateur. Les légendes ne sont pourtant pas tout à fait oubliées et, lorsque la licorne au loin se fait discrète, elle est parfois occupée à tremper la pointe de sa corne dans les eaux d’un fleuve.

Le jardin d’Eden judéo-chrétien est une variation sur un thème présent dans bien des cultures, et dans la mythologie gréco-latine, celui du locus amoenus, du lieu idyllique, et de l’Âge d’or. A la Renaissance, les mêmes artistes qui se sont inspirés de la scène d’Adam nommant les animaux pour figurer Orphée les charmant ont aussi représenté l’âge d’Or classique d’après l’Eden chrétien. Si l’on n’y trouve guère de licornes, c’est surtout parce que les animaux y sont plus rares, tandis que les hommes, plus nombreux et parfois moins tenus par la chasteté et la sobriété, y occupent toute le scène. Les auteurs classiques, notamment Virgile dans les Bucoliques et les Géorgiques et Ovide dans les Métamorphoses, insistaient cependant sur la paix entre l’homme et le monde animal, semblable à celle qui régnait en Éden avant la chute.

Nous avons vu que les licornes édéniques des tableaux et gravures trempent souvent leur corne dans les eaux de la fontaine ou de l’un des quatre fleuves du paradis terrestre. Dans un long poème consacré à l’âge d’or, Laurent de Medicis, qui à défaut de licorne hébergeait dans sa ménagerie une girafe, remarque que cela ne devrait pas être nécessaire. Les serpents ne sifflaient ni ne piquaient, le regard du basilisc était doux et inoffensif, les autres animaux pouvaient donc en principe boire en toute tranquillité sans devoir attendre que la licorne les ait précédés.

E serpenti non han veneno, o fischio,
Onde tal volta il cor si fugge il sangue.
Securo è mirar fiso il basalischio,
Ne per guardo mortal tristo alcun langue :
Ne gli animali al fonte hun patienza ,
Che lo Alicorno facci la credenza.

Lorenzo de Medici, Poesie Vulgari, 1544 , p.97. (circa 1470)

Trente bœufs mugissaient au fond de ses cavernes;
Ses quatre socs donnaient les graines à l’oiseau ;
La licorne habitait l’ombre de son roseau ;
Sa tendresse rendait honteuses les citernes.

il allait sur les monts prier et s’incliner;
II n aimait pas le sang versé dans la colère.
Kaïn souffrait, Kaïn pardonnait à son frère;
Habel ne savait pas souffrir et pardonner. 

Georges d’Esparbès, Notre Père, 1890

Panneau de ruche, XIXe siècle. Musée de l’apiculture de Radovlijca, Slovénie.

[1] Martin Luther, Predigt vom verlorenen Schaf, 25 août 1532, in Schriften, éd. de Weimar, t.XXXVI, p.274.
[2] Guillaume Paradin, Chronique de Savoie, 1561, livre.III, p.425.

➕ Licornes de papier

Lettrine de Thielmann Kerver, 1510.



mprimeurs, éditeurs, papetiers, relieurs, tout ce petit monde a, dès les débuts de l’imprimerie, fréquemment pris la licorne pour emblème. On la croise dans les filigranes, sur les marques d’imprimerie, dans les lettrines, et aujourd’hui encore sur bien des ex-libris.


Vous ne connaissez sans doute qu’une licorne de papier, celle en origami argenté du film Blade Runner, mais elle n’est que la dernière d’une très longue série. Depuis le Moyen Âge, la bête unicorne semble avoir des affinités mystérieuses avec le monde du papier, de l’imprimerie, de l’édition.

Le filigrane, ou marque d’eau, est un dessin qui apparaît en transparence sur une feuille de papier. La technique date du XIIIe siècle et le tracé, réalisé à l’aide d’un fil de cuivre ou de laiton posé sur le tamis, est nécessairement grossier. Le filigrane permettait de connaître l’origine d’un papier, et permet aujourd’hui à quelques passionnés d’entretenir des bases de données hallucinantes classant et comparant plusieurs dizaines de milliers de dessins utilisés du Moyen Âge à l’époque moderne.

Filigrane d’un manuscrit espagnol, XIVe ou XVe siècle.

À en croire ces catalogues, la blanche bête fut du XIIIe au XVIIe siècle non seulement l’animal fabuleux, mais même l’animal le plus représenté sur les marques d’eau. Un recensement récent des filigranes entre 1342 et 1663 a trouvé 1496 licornes, les deux autres créatures fabuleuses les plus souvent représentés, le dragon et le griffon, apparaissant respectivement 763 et 195 fois[1]. Malgré la grossièreté du trait imposée par la technique, les artisans ont parfois représenté avec soin quelques détails caractéristiques de la licorne, sabots bifides ou corne spiralée.

La licorne symbolise pureté et chasteté ; l’usage des filigranes est apparu au XIIIe siècle ; il n’en fallut pas plus, dans les années 1900, à quelques historiens romantiques un peu trop férus de symbolisme pour imaginer que les cathares persécutés s’étaient répandus dans toute l’Europe occidentale, s’étaient spécialisés dans l’industrie naissante de la papeterie, et avaient fait de la licorne un signe de reconnaissance secret[2]. Les raisons sont vraisemblablement beaucoup plus simples. La blancheur de la licorne renvoie à celle du papier, signe de qualité, et il est bien plus facile de dessiner avec un fil de cuivre la silhouette d’une licorne que celle d’un phénix ou d’un pégase.

Lorsque, à la fin du XVe siècle, l’imprimerie se développa, la licorne fut dès l’origine l’un des animaux les plus représentés sur les colophons et marques d’imprimeurs, précurseurs de nos logos, que les imprimeurs-éditeurs-libraires, car c’était un peu la même chose, plaçaient d’abord à la dernière, puis très vite à la première page de leurs ouvrages. Snellaert, imprimeur de Delft, dont le nom suggère en flamand la vitesse, prit pour logo une créature doublement rapide, une licorne pégase ; la cinquième patte que le graveur semble lui avoir dessiné lui donne un côté arachnoïde et quelque peu inquiétant, mais cette marque maladroite resta en usage pendant plusieurs années.

Le blason au mystérieux monogramme de l’imprimeur parisien Thielman Kerver, spécialisé dans les livres religieux, est encadré par deux licornes ; son fils Jacques y ajouta une devise tirée du psaume 29, dilectus quemadmodum filius unicornium, aimé comme le fils des licornes. Les Kerver restèrent imprimeurs sur plusieurs générations, et gardèrent toujours au moins une licorne sur leur marque. La licorne se retrouve aussi en Europe orientale sur les marques d’imprimeurs juifs, comme Kalonymus ben Mordechai Jaffe à Lublin.

Point trop n’en faut cependant. Dans l’une de ses Lettres à une inconnue, daté de 1857, Prosper Mérimée lui demande « Si vous trouvez à Venise un vieux livre latin, quel qu’il soit, de l’imprimerie des Aldes, grand de marge et qui ne coûte pas trop cher, achetez-le moi. Vous le reconnaîtrez aux caractères italiques et à la marque, qui est une licorne avec un dauphin qui s’y tortille ». L’épistolier se trompait, car la marque du célèbre imprimeur vénitien Alde Manuce et de ses successeurs est une ancre autour de laquelle s’enroule un dauphin, ce qui a plus de sens qu’une licorne.

L’influence des filigranes de papier que les imprimeurs maniaient quotidiennement, et le fait que la licorne ait, de manière générale, été assez à la mode à la toute fin du Moyen Âge peuvent aussi expliquer cette popularité – à moins que tous les imprimeurs, même les juifs, et même celui qui a imprimé l’édition lyonnaise de 1519 du Malleus maleficarum, traité de chasse aux sorcières rédigé par deux inquisiteurs dominicains, n’aient aussi été cathares.

L’édit du 7 mars 1771 énumère les formats de papier pouvant être fabriqués en France, parmi lesquels «…le grand Louvois, le grand éléphant, le chapelet, le capucin, le royal ordinaire, le grand raisin, le Joseph bat sa femme, les licornes à la cloche, le papier à la pigeonne, le grand atlas, le petit atlas, le pantalon, le carré ou grand compte, le papier tellière, l’écu, le compte à la pomponne, le grand cornet, le griffon, le petit nom de Jésus, la pigeonne… ». Le licorne à la cloche, 19 pouces sur 12, était un grand format.  

Aujourd’hui encore, on ne compte pas le nombre d’imprimeurs, d’éditeurs, de revues littéraires, qui portent le nom de la licorne, ou parfois de l’unicorne, et ce dans tous les pays occidentaux. Dans les années cinquante, ce fut notamment le cas d’éditeurs traditionalistes, très marqués à droite, fascinés soit par une image de pureté ésotérique, soit par les références chrétiennes, souvent par les deux. Depuis, l’univers littéraire et éditorial de la licorne s’est largement diversifié, à gauche, à droite et ailleurs, chez les éditeurs de poésie, de revues universitaires, de littérature fantastique.


[1] Gerhard Piccard, Wasserzeichen, t.X, Fabeltiere: Greif, Drache, Einhorn, Stuttgart, 1980.
[2] Par exemple Harold Bayley, A New Light on the Renaissance, 1909

➕ Relation de l’empire des Abyssins

Le récit des aventures éthiopiennes du père jésuite Jérôme Lobo apporte des détails inédits sur les mœurs de la licorne d’Abyssinie.

Au VIe siècle, le voyageur alexandrin Cosmas Indicopleustès avait été l’un des premiers à décrire la licorne d’Éthiopie. Dans les années 1500, l’aventurier bolonais Ludovico Barthema, avait assuré avoir vu à La Mecque deux licornes envoyées par le Prêtre Jean, empereur d’Abyssinie. Rien d’étonnant donc à ce que les missionnaires, marchands et autres aventuriers des XVIe et XVIIe siècles se soient attendus à trouver des licornes en Éthiopie, et à ce que ce certains en aient trouvé.

Entré dans la compagnie de Jésus à l’âge de seize ans, le missionnaire portugais Jérôme Lobo (vers 1595-1678) eut une vie mouvementée, qui le mena en Angola, au Brésil, en Éthiopie, puis dans les établissements portugais des Indes. Il séjourna longuement, à deux reprises, en Éthiopie, et quitta définitivement ce pays lorsque, en 1632, le négus rompit avec Rome et expulsa les pères jésuites.

De retour en Europe après un voyage au cours duquel il fut capturé par des pirates, il se rendit aux cours de Lisbonne, Madrid puis Rome pour tenter, sans succès, d’obtenir l’envoi d’une expédition militaire en Abyssinie. Dépité par ce peu d’empressement à rétablir la vérité de la foi, il repartit pour les Indes en 1640 et devint provincial de Goa, avant de venir terminer ses jours au Portugal, où il rédigea sa description de l’Abyssinie. Celle-ci ne fut curieusement pas publiée dans son pays, mais il en parut plusieurs traductions en Angleterre (1669 et 1735) et en France (1672, 1674 et 1728).

J’ai un peu triché pour constituer le texte ci-dessous, puisque j’ai mélangé les plus jolies phrases de la traduction de 1672, publiée par Melchisédech Thévenot dans ses Relations de divers voyages curieux, et de celle de de 1674, publiée par Henri Justel dans son Recueil de divers voyages faits en Afrique et en l’Amérique

« Anciennement l’empire Abyssin contenait plusieurs royaumes, leurs Annales ou Histoires en comptent jusqu’à vingt, avec autant de Provinces, maintenant on croit communément qu’il ne contient que cinq royaumes, chacun de la grandeur du Royaume de Portugal, et six Provinces, chacune de l’étendue de celle de Beyra, au Portugal. Agaos, la plus grande de ces provinces est divisée en plusieurs territoires, c’est dans celui de Tonküa qu’on a trouvé la source du Nil, et que l’on a vu la véritable licorne. […]

De la licorne

La Licorne , le Phénix, le pélican et l’oiseau de Paradis sont les animaux dont on a le plus parlé, et cependant quelque diligence que l’on ait fait jusques à présent, on n’a point su encore s’il y a en effet des licornes, ni l’histoire véritable de ces oiseaux. Quelques-uns veulent que l’Arabie soit le pays du Phénix, et néanmoins les Arabes n’en ont aucune connaissance, et en laissent la découverte à l’ouvrage du temps…

Nouvelle description du pays des Maures,
et en particulier de l’empire d’Abyssinie,
de l’emplacement des sources du Nil,
de là où l’on peut trouver des licornes,
de pourquoi l’empereur Abyssin est appelé Prêtre Jean,
de pourquoi la mer Rouge est appelée ainsi
et des différentes variétés de palmiers

Édition allemande du texte de Jérôme Lobo, Nuremberg, 1670.

Entre les bêtes, nous venons à la fameuse licorne, qui mérite d’autant plus de créance qu’il en est fait mention en la Sainte Écriture, où elle est comparée à diverses choses, et même à Dieu fait Homme. Nul des auteurs qui traitent de la licorne ne parlent ni de sa naissance, ni du lieu où on la trouve, se contentant des divers éloges qui la rendent célèbre. Ce secret a été réservé pour ceux qui ont voyagé et parcouru divers pays.

On ne peut pas dire qu’elle ne soit, ni aussi la confondre avec l’abada ou rhinocéros, comme il paraît par l’abada que nous connaissons et par la licorne qu’on voit peinte. Celle-ci a une longue corne droite, d’admirable vertu ; l’abada ou le rhinocéros en a deux un peu crochues, qui ne sont pas si souveraines quoique l’on s’en serve contre le poison.

Le pays de la licorne, qui est un animal d’Afrique, est la province d’Agoas, dans le royaume de Damotes, quoi qu’il ne soit pas hors d’apparence qu’elle puise s’écarter en d’autres endroits plus éloignés. Elle est de la grandeur d’un cheval de médiocre taille, d’un poil brun tirant sur le noir; elle a le crin et la queue noire, le crin court et peu fourni; ils disent en avoir vu en d’autres endroits de cette province, qui avaient le crin plus long et plus épais, avec une fort belle corne au front, de cinq paumes de long, comme on a accoutumé de les peindre, de couleur tirant sur le blanc. Elles vivent dans les bois et bocages écartés, elles se hasardent parfois de venir dans les plaines. On ne les voit pas souvent parce que ce sont des animaux craintifs, qui ne sont pas en grand nombre, et encore cachés dans les bois. Les gens les plus barbares du monde sont les peuples de ces pays; ils mangent de la chair de ces bêtes comme de toutes les autres que les bois leur fournissent.

Un de nos pères qui a passé quelque temps dans cette province, ayant eu avis que l’on y trouvait cet animal si renommé, fit tout ce qu’il put pour en avoir un. Les naturels du pays lui en amenèrent un fort jeune poulain, mais qui était si délicat à nourrir qu’en peu de jours il mourut

J’ai entendu dire à un capitaine portugais, homme d’âge et de crédit, qui était en grand estime auprès des plus grands seigneurs de ces pays, que retournant de l’armée où il allait tous les ans à la suite de l’empereur Malesceged, ayant avec lui une troupe de vingt cavaliers portugais, ils avaient mis pied à terre dans une petite vallée entourée de bois fort épais, avec dessein de déjeuner pendant que leurs chevaux paissaient de l’herbe qui y croissait en abondance. À peine se furent-ils assis, qu’il sortit aussitôt de l’endroit le plus épais du bois un fort beau cheval de la même couleur, même crin et même forme que j’ai décrit ci-devant. Son port était si brusque et si frétillant qu’il ne prit pas garde à ces nouveaux hôtes, jusqu’à ce qu’il se trouva engagé au milieu d’eux ; lors tout épouvanté de ce qu’il avait vu, il se mit à tressaillir et sauter en arrière tout soudainement, laissant néanmoins assez de temps aux spectateurs pour le voir et l’observer à plaisir.

Une de ses singularités était une très belle corne droite sur son front.  Nos chevaux, qui semblaient le reconnaître pour être de la même race, s’avancèrent vers lui à courbettes. Les soldats le voyant à une petite portée de mousquet et ne pouvant pas tirer parce que leurs mousquets n’étaient pas état, voulurent l’environner, dans l’assurance que c’était la licorne dont on a parlé si souvent, mais les ayant aperçus, il se retira dans le bois avec la même vitesse qu’il en était sorti, laissant les Portugais satisfaits de la vérité touchant cet animal, quoique fâchés de la perte de leur prise. La connaissance que j’ai de ce capitaine fait que je tiens ce récit pour une vérité indubitable.

Carte accompagnant une édition allemande du récit de Jérôme Lobo, en 1707. Dans le coin Sud-Ouest sont représentés les deux principales curiosités locales, le Prêtre Jean et la licorne.

Dans un autre endroit de la même province, qui et le plus pierreux et le plus montagneux, on a vu ce même animal fort souvent, paissant entre plusieurs autres de diverses espèces. Ce lieu est le plus reculé de la province, c’est pourquoi c’est où l’on envoie en exil ceux dont l’empereur se veut assurer. Il se termine en de hautes montagnes, au-dessous desquelles l’on voit de grandes et vastes plaines et des forêts habitées par diverses sortes de bêtes sauvages. Un empereur tyrannique qui se nommait  Adamas Segued y relégua sans raison plusieurs portugais qui disent avoir vu des licornes du haut des rochers, cependant qu’elles paissaient dans des plaines qui sont au bas. L’éloignement n’était pas si grand qu’ils ne pussent bien l’observer, ressemblant à un fort beau genet d’Espagne ayant une belle corne au front. 

Ces témoignages, et particulièrement celui du bon vieillard Jean Gabriel, avec la relation de mon confrère, me font croire que la licorne dont il a été parlé se trouve en effet dans cette province, que ses poulains y naissent et qu’ils s’y nourrissent aussi[1] ».

Je n’ai pas trouvé de faon ou de poulain de licorne dans les illustrations du Moyen Âge et de la Renaissance, et j’ai donc dû vous mettre une figurine à collectionner un peu kitsch, de la marque Ladro.

Au fait, en Éthiopie, on trouve bien sûr aussi des rhinocéros…. Et voici comment un autre père jésuite, espagnol celui-ci, décrit la chasse au rhinocéros : « Les chasseurs préparent leurs fusils et amènent une guenon, spécialement dressée, là où le rhinocéros a été repéré. Lorsqu’elle voit le rhinocéros, la guenon commence à danser, et le rhinocéros, qui apprécie le spectacle, s’approche. La guenon saute alors sur son dos et commence à le masser et le gratter, pour son plus grand plaisir. Finalement, la guenon saute à nouveau au sol et commence à lui gratter le ventre. Tout à son plaisir, le rhinocéros se retourne sur le dos. Les chasseurs embusqués sortent alors, tirent en visant son nombril, la partie la moins protégée de l’animal, et le tuent[2] ». Cela vous rappelle quelque chose ?

En 1632, le monarque abyssin sombra dans l’hérésie et bannit les jésuites, mais rien n’interdit de penser que, sans cela, on aurait encore eu d’autres rapports confirmant la présence de licornes en Éthiopie.

À la recherche de la licorne, de Emilio Ruiz et Ana Mirallès, est une bande dessinée assez bien documentée dans laquelle des chevaliers espagnols partent pour l’Afrique noire dans l’espoir de rapporter une corne de licorne.

[1] Jérôme Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
Jérome Lobo, Relation de la Rivière du Nil, in Henri Justel, Recueil de divers voyages faits en Afrique et en l’Amérique, qui n’ont point esté encore publiéz contenant l’origine, les moeurs, les coûtumes & le commerce des habitans de ces deux parties du Monde : Avec des traitéz curieux touchant la haute Ethyopie, le débordement du Nil, la Mer Rouge, [et] le Pretre-Jean, 1674
[2] Luis de Urreta, Historia … de los grandes y remotos reynos de la Etiopia, Valencia, 1610, p.245

➕ Le bestiaire de craie

Beaucoup d’églises gothiques d’Europe avaient des murs peints, mais c’est en Scandinavie que ces dessins ont été le mieux conservés, et c’est là-bas qu’il faut aller pour y voir des licornes .

Dans mon livre, vous découvrirez le bestiaire de bois des miséricordes et des sablières des églises, et celui de pierre des gargouilles et des chimères. Il fallait faire un choix, et c’est le bestiaire de craie des églises d’Europe du Nord qui se retrouve sur ce blog.

On connaît assez bien les fresques italiennes de la Renaissance, qui égaient les murs des cathédrales et des monastères, mais aussi bien des riches palais. On y croise des licornes, dans des scènes religieuses, création du monde ou chasse mystique, et nous en croiserons d’autres dans des contextes plus profanes, illustrant des scènes mythologiques ou littéraires.  Le terme fresque vient de la technique de peinture utilisée, al fresco, c’est à dire sur un enduit encore frais, ce qui permet à la peinture de le pénétrer et aux couleurs de durer plus longtemps. En toute rigueur, on ne devrait donc pas l’utiliser pour les décorations réalisées al secco, sur un mur parfaitement sec – mais bon, un mot n’a jamais que le sens qu’on lui donne, et personne ne dit une secque..

On connaît moins les peintures murales ou dessins à la craie des églises d’Europe du Nord, et notamment de Scandinavie, réalisées tout au long du Moyen Âge et jusqu’à la Réforme, le plus souvent al secco. De tels décors étaient présents dans les églises de toute l’Europe, des plus modestes aux riches, mais la plupart ont disparu, ou n’ont laissé sur les murs et plafonds que de vagues traces où l’on devine parfois un quadrupède dont on ne sait pas très bien s’il avait des cornes, et si oui combien.

Dans l’Europe catholique, les ravages du temps ont en effet contribué à effacer en tout ou partie bon nombre de ces œuvres, tandis que d’autres étaient recouvertes de nouveaux dessins plus au goût du jour, notamment à l’âge baroque – et le baroque, ça a mal vieilli et il y a peu de licornes.

Les luthériens, et plus encore les calvinistes, n’appréciaient ni les couleurs vives, ni certains des thèmes récurrents de ces décors, scènes mariales, vies de saints, démons ricanant. Du coup, dans l’Europe protestante, la plupart de ces peintures ont été effacées. Peut-être les Scandinaves étaient-ils des réformés moins féroces, ou craignaient-ils un possible retour des papistes ? Toujours est-il que, tandis que les fresques des églises allemandes étaient le plus souvent détruites, celles des églises suédoises et danoises étaient simplement cachées sous une petite épaisseur de chaux. Lorsque, à la fin du XIXe siècle, des historiens de l’art un peu curieux s’y sont intéressé, il leur a été possible de retrouver, sous la couche d’enduit, des images que la chaux avait protégé des injures du temps, quitte à les restaurer parfois avec moins de prudence que l’on n’en aurait aujourd’hui.

Il faut donc aller en Suède ou au Danemark pour voir de belles peintures médiévales sur les murs des églises. Les motifs sont surtout religieux, des scènes des deux testaments, des vies de saints. Le dragon s’était glissé dans  les légendes nordiques, ce qui explique la fréquence des scènes de Saint Michel ou de Saint George combattant la bête – si le saint est à pied, c’est Michel, s’il est à cheval, c’est Georges. L’histoire de Josaphat poursuivi par la licorne et menacé par le dragon, récit qui a donc fait un très grand chemin d’Inde en Scandinavie, figure aussi sur les murs ou les plafonds de nombreuses églises et abbayes.

À l’époque gothique, beaucoup des artistes qui décorèrent les murs des églises scandinaves venaient d’Allemagne. Le plus connu d’entre eux, Albertus Pictor – Albert le peintre – (1440-1507) a peut-être importé le thème germanique de la chasse mystique à la licorne. Il a peint plusieurs Annonciations à la licorne, qui semblent avoir été presque du travail en série puisque, sur l’une d’entre-elles, dans l’église d’Almunge, il a bêtement oublié la corne. Cela nous vaut une chasse mystique à la chèvre qui ne fait pas bien sérieux.

Tout à la fois peinture et sculpture, il faut glisser un mot des reliefs peints ornant les murs et les plafonds des cathédrales. Je ne savais pas trop où les mettre, je vais donc glisser ici quelques photos de croisillons gothiques, notamment ceux de la cathédrale de Norwich, en Angleterre. Ils sont plus de mille, il n’est donc pas vraiment étonnant que deux licornes soient parvenu à s’y glisser, l’une lors de la création du monde, l’autre à sa place habituelle, dans l’Arche de Noé.