➕ Relation de l’empire des Abyssins

Le récit des aventures éthiopiennes du père jésuite Jérôme Lobo apporte des détails inédits sur les mœurs de la licorne d’Abyssinie.

Au VIe siècle, le voyageur alexandrin Cosmas Indicopleustès avait été l’un des premiers à décrire la licorne d’Éthiopie. Dans les années 1500, l’aventurier bolonais Ludovico Barthema, avait assuré avoir vu à La Mecque deux licornes envoyées par le Prêtre Jean, empereur d’Abyssinie. Rien d’étonnant donc à ce que les missionnaires, marchands et autres aventuriers des XVIe et XVIIe siècles se soient attendus à trouver des licornes en Éthiopie, et à ce que ce certains en aient trouvé.

Entré dans la compagnie de Jésus à l’âge de seize ans, le missionnaire portugais Jérôme Lobo (vers 1595-1678) eut une vie mouvementée, qui le mena en Angola, au Brésil, en Éthiopie, puis dans les établissements portugais des Indes. Il séjourna longuement, à deux reprises, en Éthiopie, et quitta définitivement ce pays lorsque, en 1632, le négus rompit avec Rome et expulsa les pères jésuites.

De retour en Europe après un voyage au cours duquel il fut capturé par des pirates, il se rendit aux cours de Lisbonne, Madrid puis Rome pour tenter, sans succès, d’obtenir l’envoi d’une expédition militaire en Abyssinie. Dépité par ce peu d’empressement à rétablir la vérité de la foi, il repartit pour les Indes en 1640 et devint provincial de Goa, avant de venir terminer ses jours au Portugal, où il rédigea sa description de l’Abyssinie. Celle-ci ne fut curieusement pas publiée dans son pays, mais il en parut plusieurs traductions en Angleterre (1669 et 1735) et en France (1672, 1674 et 1728).

J’ai un peu triché pour constituer le texte ci-dessous, puisque j’ai mélangé les plus jolies phrases de la traduction de 1672, publiée par Melchisédech Thévenot dans ses Relations de divers voyages curieux, et de celle de de 1674, publiée par Henri Justel dans son Recueil de divers voyages faits en Afrique et en l’Amérique

« Anciennement l’empire Abyssin contenait plusieurs royaumes, leurs Annales ou Histoires en comptent jusqu’à vingt, avec autant de Provinces, maintenant on croit communément qu’il ne contient que cinq royaumes, chacun de la grandeur du Royaume de Portugal, et six Provinces, chacune de l’étendue de celle de Beyra, au Portugal. Agaos, la plus grande de ces provinces est divisée en plusieurs territoires, c’est dans celui de Tonküa qu’on a trouvé la source du Nil, et que l’on a vu la véritable licorne. […]

De la licorne

La Licorne , le Phénix, le pélican et l’oiseau de Paradis sont les animaux dont on a le plus parlé, et cependant quelque diligence que l’on ait fait jusques à présent, on n’a point su encore s’il y a en effet des licornes, ni l’histoire véritable de ces oiseaux. Quelques-uns veulent que l’Arabie soit le pays du Phénix, et néanmoins les Arabes n’en ont aucune connaissance, et en laissent la découverte à l’ouvrage du temps…

Nouvelle description du pays des Maures,
et en particulier de l’empire d’Abyssinie,
de l’emplacement des sources du Nil,
de là où l’on peut trouver des licornes,
de pourquoi l’empereur Abyssin est appelé Prêtre Jean,
de pourquoi la mer Rouge est appelée ainsi
et des différentes variétés de palmiers

Édition allemande du texte de Jérôme Lobo, Nuremberg, 1670.

Entre les bêtes, nous venons à la fameuse licorne, qui mérite d’autant plus de créance qu’il en est fait mention en la Sainte Écriture, où elle est comparée à diverses choses, et même à Dieu fait Homme. Nul des auteurs qui traitent de la licorne ne parlent ni de sa naissance, ni du lieu où on la trouve, se contentant des divers éloges qui la rendent célèbre. Ce secret a été réservé pour ceux qui ont voyagé et parcouru divers pays.

On ne peut pas dire qu’elle ne soit, ni aussi la confondre avec l’abada ou rhinocéros, comme il paraît par l’abada que nous connaissons et par la licorne qu’on voit peinte. Celle-ci a une longue corne droite, d’admirable vertu ; l’abada ou le rhinocéros en a deux un peu crochues, qui ne sont pas si souveraines quoique l’on s’en serve contre le poison.

Le pays de la licorne, qui est un animal d’Afrique, est la province d’Agoas, dans le royaume de Damotes, quoi qu’il ne soit pas hors d’apparence qu’elle puise s’écarter en d’autres endroits plus éloignés. Elle est de la grandeur d’un cheval de médiocre taille, d’un poil brun tirant sur le noir; elle a le crin et la queue noire, le crin court et peu fourni; ils disent en avoir vu en d’autres endroits de cette province, qui avaient le crin plus long et plus épais, avec une fort belle corne au front, de cinq paumes de long, comme on a accoutumé de les peindre, de couleur tirant sur le blanc. Elles vivent dans les bois et bocages écartés, elles se hasardent parfois de venir dans les plaines. On ne les voit pas souvent parce que ce sont des animaux craintifs, qui ne sont pas en grand nombre, et encore cachés dans les bois. Les gens les plus barbares du monde sont les peuples de ces pays; ils mangent de la chair de ces bêtes comme de toutes les autres que les bois leur fournissent.

Un de nos pères qui a passé quelque temps dans cette province, ayant eu avis que l’on y trouvait cet animal si renommé, fit tout ce qu’il put pour en avoir un. Les naturels du pays lui en amenèrent un fort jeune poulain, mais qui était si délicat à nourrir qu’en peu de jours il mourut

J’ai entendu dire à un capitaine portugais, homme d’âge et de crédit, qui était en grand estime auprès des plus grands seigneurs de ces pays, que retournant de l’armée où il allait tous les ans à la suite de l’empereur Malesceged, ayant avec lui une troupe de vingt cavaliers portugais, ils avaient mis pied à terre dans une petite vallée entourée de bois fort épais, avec dessein de déjeuner pendant que leurs chevaux paissaient de l’herbe qui y croissait en abondance. À peine se furent-ils assis, qu’il sortit aussitôt de l’endroit le plus épais du bois un fort beau cheval de la même couleur, même crin et même forme que j’ai décrit ci-devant. Son port était si brusque et si frétillant qu’il ne prit pas garde à ces nouveaux hôtes, jusqu’à ce qu’il se trouva engagé au milieu d’eux ; lors tout épouvanté de ce qu’il avait vu, il se mit à tressaillir et sauter en arrière tout soudainement, laissant néanmoins assez de temps aux spectateurs pour le voir et l’observer à plaisir.

Une de ses singularités était une très belle corne droite sur son front.  Nos chevaux, qui semblaient le reconnaître pour être de la même race, s’avancèrent vers lui à courbettes. Les soldats le voyant à une petite portée de mousquet et ne pouvant pas tirer parce que leurs mousquets n’étaient pas état, voulurent l’environner, dans l’assurance que c’était la licorne dont on a parlé si souvent, mais les ayant aperçus, il se retira dans le bois avec la même vitesse qu’il en était sorti, laissant les Portugais satisfaits de la vérité touchant cet animal, quoique fâchés de la perte de leur prise. La connaissance que j’ai de ce capitaine fait que je tiens ce récit pour une vérité indubitable.

Carte accompagnant une édition allemande du récit de Jérôme Lobo, en 1707. Dans le coin Sud-Ouest sont représentés les deux principales curiosités locales, le Prêtre Jean et la licorne.

Dans un autre endroit de la même province, qui et le plus pierreux et le plus montagneux, on a vu ce même animal fort souvent, paissant entre plusieurs autres de diverses espèces. Ce lieu est le plus reculé de la province, c’est pourquoi c’est où l’on envoie en exil ceux dont l’empereur se veut assurer. Il se termine en de hautes montagnes, au-dessous desquelles l’on voit de grandes et vastes plaines et des forêts habitées par diverses sortes de bêtes sauvages. Un empereur tyrannique qui se nommait  Adamas Segued y relégua sans raison plusieurs portugais qui disent avoir vu des licornes du haut des rochers, cependant qu’elles paissaient dans des plaines qui sont au bas. L’éloignement n’était pas si grand qu’ils ne pussent bien l’observer, ressemblant à un fort beau genet d’Espagne ayant une belle corne au front. 

Ces témoignages, et particulièrement celui du bon vieillard Jean Gabriel, avec la relation de mon confrère, me font croire que la licorne dont il a été parlé se trouve en effet dans cette province, que ses poulains y naissent et qu’ils s’y nourrissent aussi[1] ».

Je n’ai pas trouvé de faon ou de poulain de licorne dans les illustrations du Moyen Âge et de la Renaissance, et j’ai donc dû vous mettre une figurine à collectionner un peu kitsch, de la marque Ladro.

Au fait, en Éthiopie, on trouve bien sûr aussi des rhinocéros…. Et voici comment un autre père jésuite, espagnol celui-ci, décrit la chasse au rhinocéros : « Les chasseurs préparent leurs fusils et amènent une guenon, spécialement dressée, là où le rhinocéros a été repéré. Lorsqu’elle voit le rhinocéros, la guenon commence à danser, et le rhinocéros, qui apprécie le spectacle, s’approche. La guenon saute alors sur son dos et commence à le masser et le gratter, pour son plus grand plaisir. Finalement, la guenon saute à nouveau au sol et commence à lui gratter le ventre. Tout à son plaisir, le rhinocéros se retourne sur le dos. Les chasseurs embusqués sortent alors, tirent en visant son nombril, la partie la moins protégée de l’animal, et le tuent[2] ». Cela vous rappelle quelque chose ?

En 1632, le monarque abyssin sombra dans l’hérésie et bannit les jésuites, mais rien n’interdit de penser que, sans cela, on aurait encore eu d’autres rapports confirmant la présence de licornes en Éthiopie.

À la recherche de la licorne, de Emilio Ruiz et Ana Mirallès, est une bande dessinée assez bien documentée dans laquelle des chevaliers espagnols partent pour l’Afrique noire dans l’espoir de rapporter une corne de licorne.

[1] Jérôme Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
Jérome Lobo, Relation de la Rivière du Nil, in Henri Justel, Recueil de divers voyages faits en Afrique et en l’Amérique, qui n’ont point esté encore publiéz contenant l’origine, les moeurs, les coûtumes & le commerce des habitans de ces deux parties du Monde : Avec des traitéz curieux touchant la haute Ethyopie, le débordement du Nil, la Mer Rouge, [et] le Pretre-Jean, 1674
[2] Luis de Urreta, Historia … de los grandes y remotos reynos de la Etiopia, Valencia, 1610, p.245

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *