📖 Une féroce beste

Comme beaucoup, ce chapitre était trop long. J’ai donc privilégié dans le livre les sources profanes, mais les licornes des textes religieux pouvaient être tout aussi féroces.

Quelques licornes apparaissaient dans le texte biblique de la Vulgate latine, un chapitre du livre leur est consacré. Dans les commentaires des Pères de l’Église compilés au XIIe siècle dans un texte fréquemment recopié, la glossa ordinaria, l’animal, appelé  tantôt rhinocéros, tantôt unicornis, tantôt monoceros, est généralement interprété comme représentation du Christ, signifiant tout à la fois son humilité et sa puissance. Mais là où le Physiologus et les bestiaires, dont le récit n’a pas de source biblique, privilégient la pureté et l’humilité, les docteurs de l’Église insistent sur la force et la puissance de l’unicorne des Psaumes, symbolisée par la corne unique,[2].

Au XIVe siècle, le bénédictin Ranulph Higden, dans son manuel de prédication, Ars componendi sermones, donne quelques “trucs” pour faire passer auprès de ce que l’on appellerait aujourd’hui le “grand public” les subtilités de la parole divine. Il suggère d’introduire le thème de la force et de l’humilité du Christ par une comparaison avec  « les deux animaux les plus puissants, l’éléphant et la licorne, qui peuvent être capturés ainsi : L’éléphant est attendri par le chant d’une jeune fille, la licorne s’assoupit dans le giron d’une vierge. ». Un peu plus loin, le fils de Dieu est encore comparé à l’unicornus ferocissimus[3]. C’est quand même un peu capillotracté.

Item introducitur thema per similem in natura, sic : animalia fortissima elephas et unicomus sic capiuntur quod scilicet elephas in cantum virginis mitescit et unicornus in gremio virginis mansuescit. Sic filius dei fortissimus ostensis virginis uberibus, de quibus dicitur in luca: beatus venter qui te portavit et ubera que succisti (Luc. 11:27), emollitus per cantum virginis; quando cecinit ecce ancilla domini (Luc. 1:38), mitis effectus est. Similiter et iste unicornus ferocissimus dei filius, qui hominem et angelum sibi resistentem ac supra quam debuit appetentem prostravit, mitis effectus est quando edificavit, sicut unicornus, sacrificium suum in gremio virginis implens illud Ysaye: habitabit et cetera.
Ranulph Higden, Ars Componendi Sermones, 1346

Le texte biblique, et notamment le psaume XXII, Libera me ab ore leonis et a cornibus unicornium (libère moi de la gueule du lion et des cornes des licornes) permettaient aussi de voir dans la bête unicorne une représentation de la tentation, de l’orgueil, du démon. C’est ainsi qu’elle apparait dans la règle monastique dont je parle dans ce chapitre du livre. C’est de l’anglais des années 1200, on ne comprend qu’à moitié, mais c’est justement cela qui est amusant – et on comprend suffisamment pour réaliser que cet “unicorne of wreathe” n’est pas une bestiole très sympathique :

Bi this wildernesse wende ure Laverdes folc, as Exode teleth, toward te eadi lond of Jerusalem, thet he ham hefde bihaten. Ant ye, mine leove sustren, wendeth bi the ilke wei toward te hehe Jerusalem, the kinedom thet he haveth bihaten his icorene. Gath, thah, ful warliche, for i this wildernesse beoth uvele beastes monie: liun of prude, neddre of attri onde, unicorne of wreaththe, beore of dead slawthe, vox of yisceunge, suhe of yivernesse, scorpiun with the teil of stinginde leccherie – thet is, galnesse. Her beoth nu o rawe itald the seoven heaved sunnen:
The Unicorne of wreaththe, the bereth on his nease the thorn thet he asneaseth with al thet he areacheth, haveth six hwelpes. The earste is chast other strif. The other is wodschipe. Bihald te ehnen ant te neb hwen wod wreaththe is imunt. Bihald hire contenemenz, loke on hire lates, hercne hu the muth geath, ant tu maht demen hire wel ut of hire witte. The thridde is schentful up-brud. The feorthe is wariunge. The fifte is dunt. The seste is wil thet him uvel tidde, other on him- seolf, other on his freond, other on his ahte. The seovethe hwelp is, don for wreaththe mis, other leaven wel to don, forgan mete other drunch, wreoken hire with teares yef ha elles ne mei, ant with weariunges hire heaved spillen o grome, other on other wise hearmin hire i sawle ant i bodi bathe. Theos is homicide ant morthre of hire-seolven.

— Ancrene Visse, IV, 203-206 & 283-293, circa 1200 [1]

Les bestiaires décrivent la ruse permettant de capturer une licorne en utilisant une jeune vierge comme appat. La plupart ne disent rien de la réaction de l’animal qu’e tenterait d’attirer une fausse vierge tenterait d’attirer, et le lecteur pensait généralement’une fausse vierge tenterait de séduire, et le lecteur pense logiquement que le féroce unicorne reste insensible à un piège qu’il ne remarque peut-être même pas. Quelques textes pourtant, comme le Le livre des proprietez des bestes qui ont magnitude, force et pouvoir en leur brutalitez, assurent que la licorne s’approche du piège et “tue la fille corrompue et non pucelle“. Heureusement pour la réputation de la blanche bête, cette scène na jamais été choisie par les enlumineurs illustrant les bestiaires. Je ne l’ai trouvé représentée sur un seul manuscrit, le Verger de consolation, un abrégé de la doctrine chrétienne en quelques images, ce que les pédagogues d’aujourd’hui appellent des cartes mentales. Sur des miniatures en pleine page, l’arbre des vertus y est opposé à celui des vices. La dame qui a choisi la via vitæ apprivoise la licorne, celle qui a choisi la via mortis se fait embrocher.

Au Moyen Âge, il arrivait, sans doute par superstition, que des lecteurs biffent ou gomment sur les manuscrits les figures les moins sympathiques. Le plus souvent, ce sont les démons ou les serpents, figures du diable,qui étaient visés, mais sur un manuscrit du Livre du trésor de Brunetto Latini, c’est une féroce licorne qui semble avoir été victime de la colère du lecteur.

Brunetto Latini, Livre du Trésor, XIIIe siècle.
BNF, ms fr 568, fol 57r.

[1] Si vous ne comprenez pas tout, il y a quelques explications (en anglais) ici : https://d.lib.rochester.edu/teams/text/hasenfrantz-ancrene-wisse-part-four
[2] Sur la licorne comme image du Christ dans les commentaires bibliques des Pères de l’église puis dans la littérature religieuse médiévale, voir Jane Beal, The Unicorn as a Symbol for Christ in the Middle Ages, in Illuminating Jesus in he Middle Ages, 2019.
[3] Margaret Jennings, The Ars Componendi Sermones of Ranulph Higden, O.S.B., 1991, p.39

📖 Barlaam et Josaphat

oins connu aujourd’hui que le récit de la chasse à la licorne, ou même celui la licorne purifiant les eaux, le dit de l’unicorne était au Moyen Âge l’un des contes mettant en scène la bête unicorne. Ce texte venu d’Inde en passant par les recueils de fables arabes, grecs et slaves, ce qui nous vaut de nombreuses images dans des styles très variés, donnait de l’unicorne une image violente et même diabolique. Il passa de mode à la Renaissance, quand la licorne devint plus blanche et pure.

Je cite dans mon livre l’une des versions les plus connues de ce texte, celle de Jacques de Voragine dans la Légende dorée. En voici une autre, celle du pseudo Jean Damascène, en français du XVIe siècle parce que je l’ai trouvée comme ça et que c’est rigolo.

Parquoy ceux qui servent à un Seigneur si rude & maling & s’esloignent malheureusement de celuy qui est bon, gracieux & débonnaire,& béent aux choses présentes, & y sont attachez, & n’ont aucune cogitation de l’advenir, ains desirent incessamment les délectations corporelles, laissans mourir de faim leurs ames & estre affligéees de maux innumerables : Je les répute semblables à l’homme fuyant de devant une licorne furieuse, lequel ne pouvant soustenir le son de sa voix, & terrible mugissement, fuyoit vistement de crainte d’estre dévoré d’elle.

Or comme il couroit hastivement, il cheut en certain precipice, & en cheant, estendant ses bras, embrasse un petit arbre, lequel il tint fermement, & appuyant ses pieds sur ce qu’il trouva d’aventure, luy sembla qu’il seroit de là en avant en paix & asseurance. Or regardant de près, il veit deux Souris, l’une blanche, l’autre noire, rongeans incessamment la racine de ce petit arbre qu’il tenoit, & ne s’en falloit gueres qu’elles ne l’eussent trenché du tout.

Contemplant aussi le fond de ce précipice, il veit vn Dragon de terrible regard, jettant feu par les narines, & regardant furieusement, ouvrant la gueule, le desiroit dévorer. Et derechef regardant le lieu où ses pieds estoient appuyez, il veit quatre testes d’aspics, qui sortoient tout auprès de ses pieds.

Et eslevant ses yeux en hault, vit un peu de Miel, qui distilloit des branches de ce petit arbre. Parquoy mettant en oubly les maux & dangers qui l’enuironnoient, sçavoir est que la furieuse Licorne estoit en hault, qui le guettoit, cerchant à le dévorer, & au fond le terrible Dragon qui le vouloit engloutir, & l’arbre qu’il tenoit estoit presque couppé, & que ses pieds estoient si mal assis: Oubliant donc tous ces dangers,il fut alléché de la doulceur du miel, & estendit le bras pour en prendre.

Ceste similitude est de ceux, qui sont adhérans à la séduction du présent siècle, l’exposition de laquelle je te diray maintenant. La Licorne est la figure de la mort, laquelle poursuyt tousjours, & désire attrapper le genre humain. Le Precipice, c’est ce monde, remply de tous maux & Iassets mortels. Le petit Arbre que nous tenons, qui est incessamment rongé de deux Souris, est la mesure de la vie d’un chacun, laquelle se consomme & diminue par chasque heure, tant du jour que de la nuict, & peu à peu vient à la fin .

Et les quatre Aspics signifient les quatre fragiles & instables élémens desquels le corps humain est composé, lesquels estans desordonnez & troublez, le corps se diflfoult. Et ce grand Dragon cruel & flamboyant, figure le terrible ventre d’enfer, désirant engloutir ceux qui préposent les présentes délectations aux biens à venir. Et la petite goutte de miel, dénote la doulceur des voluptez du monde, par laquelle ce séducteur ne permet que ses amis voyent leur propre salut, ny le danger où ils sont.

Histoire de Barlaam et de Josaphat, roy des Indes, composée par sainct Jean Damascène, et traduicte par F. Jean de Billy, Paris, 1574.

Certains enlumineurs ne manquaient pas d’humour. Au début du XIVe siècle, celui qui illustra un livre d’heures aujourd’hui à la British Library, le Stowe ms 17 que j’ai déjà cité une ou deux fois sur ce blog, appréciait particulièrement les double sens un peu absurdes. Il a donc regroupé dans le même dessin deux légendes, celle de Barlaam poursuivi par la licorne et le dragon, et celle de la licorne imprudente plantant sa corne dans le tronc d’un arbre. Le résultat n’a allégoriquement plus aucun sens.

British Library, ms Stowe 17, fol 84v.

On devine au verso, en transparence, Renard invitant des poules et une oie à passer la soirée chez lui; ça va sans doute mal finir.

➕ Jouons avec la licorne

II y a eu des licornes sur les jeux de cartes, sur les tarots, sur les échiquiers, sur les jeux de l’oie, et il y en a aujourd’hui sur les jeux de société pour les plus jeunes, mais aussi pour les adultes.

Sur les premiers jeux de cartes fabriqués en Europe au début du XVe siècle, les imprimeurs avaient encore le choix des séries, des couleurs, le plus souvent des végétaux ou animaux. Si la licorne n’eut jamais droit à une série entière, elle côtoie parfois ses cousines les biches. Dans les jeux de cartes allemands des XVIe et XVIIe siècles, dont les couleurs étaient carreaux, cœurs, glands et grelots, les glands sont fréquemment illustrés par des cerfs, et la carte où la licorne se rencontre le plus souvent est le deux de glands, ce qui fait un peu d’elle un cervidé.

Sur un jeu parisien du XVIIe siècle dont les as sont des animaux tenant des drapeaux, l’as de coupes est un cheval, celui de deniers un lion, celui de bâton un aigle ou un griffon, et celui d’épée une licorne ; sans doute le graveur a-t-il assimilé à une lame la longue corne de l’animal. Sur un autre, l’as de pique est encadré par deux licornes, et le deux de cœur illustré d’un cheval et d’une licorne. Les cartiers, comme tous les imprimeurs-libraires-éditeurs, avaient aussi parfois pour logo une licorne, que l’on retrouve alors sur le bouclier de l’un des valets.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, c’est par les jeux de tarot que les animaux, disparus de jeux classiques de plus en plus standardisés, reviennent sur les cartes à jouer. Les atouts sont illustrés par des scènes animalières réalistes – un chien chassant, un chat rapportant un poisson. Comme ceux, apparus au XIXe siècle et encore utilisés aujourd’hui, qui illustrent les inégalités sociales, ces tarots étaient destinés au jeu et non à la cartomancie ; même si les cartiers s’efforçaient de rester à peu près logiques, il ne faut pas donner trop de sens au fait que telle bête figure sur tel ou tel arcane. À l’exception de l’ours, qui illustre toujours le 21ème et dernier atout, les animaux représentés peuvent figurer sur plusieurs cartes. On voit souvent la licorne sur les arcanes VII (le chariot) et VIII (la justice), ce qui peut faire sens, mais aussi sur le XIIe atout (le pendu), allez savoir pourquoi. Plus significatif est le fait qu’elle côtoie le chien, le chat, le lapin, l’ours, le lion ou la grenouille, des animaux qui n’ont rien de fantastique.

Aujourd’hui, bien sûr, les licornes sont partout, et donc sur les jeux de cartes. Vous pouvez acheter des jeux de poker des plus classiques, des Bicycle, avec au dos une licorne qui combine posture héraldique et reflets arc-en-ciel. Côté tarot, des jeux de divination très kitsch, vaguement new-age et plus hideux les uns que les autres, ont une licorne, parfois deux ou trois, sur chaque carte. J’ai pris les photos sur Amazon, et je vous jure que je n’ai pas choisi les plus moches.

Le seul qui ait du charme est sans doute le tarot d’ambre, inspiré des romans lourds et datés de Roger Zelazny mais illustré par la talentueuse Florence Magnin, dont la technique n’est pas sans rappeler celles des enlumineurs du Moyen Âge. Ses originaux, à peine plus grands que les dessins imprimés, ressemblent à des miniatures.

XI, La Force, Dessin de Florence Magnin pour le tarot d’Ambre.

Dans les nombreuses variantes du jeu d’échecs proposées au Moyen Âge et à la Renaissance, il arrive que l’une des nouvelles pièces soit baptisée licorne – ou rhinocéros, ce qui est la même chose. L’un des jeux présentés dans le fameux Livre des jeux d’Alfonse le Sage, qui se trouve à la biliothèque de l’Escurial à Madrid, se joue sur un échiquier de 12 x 12 cases. Chaque joueur y dispose de deux licornes, des pièces d’attaque qui font d’abord un saut de cavalier puis se déplacent comme des fous

En Catalogne, les auques étaient des tableaux quadrillés servant de support à des jeux de dés et à la divination. Beaucoup ont pour thème les animaux, et la licorne y est bien sûr présente. Les jeux de l’oie ont été particulièrement populaires en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècle, et la licorne y occupe aussi souvent l’une des cases, sans y avoir d’effet particulier.

J’ai acheté chez un antiquaire parisien cette petite licorne en ivoire, ivoire d’éléphant et non de narval, qui a bien la silhouette et la taille d’une pièce d’échecs des années 1900. Si c’est le cas, ce n’est sans doute qu’un cavalier auquel le sculpteur s’est amusé à donner une silhouette.

Plus  récemment sont apparus les jeux de société modernes, avec leurs thèmes et leurs règles. Curieusement, alors même que créer des jeux de société est mon métier et que j’ai fait une thèse d’histoire sur les licornes, je n’ai pas combiné les deux pour traiter en jeu de société course de licornes ou chasse à la licorne. Quelques amis illustrateurs se sont quand même amusé à dessiner des licornes sur quelques cartes des plus médiévalisants de mes créations Castel, Citadelles ou Ménestrels.

M’étant fait doubler, Je vais donc vous parler des jeux des autres. Pour les tout-petits, Licornes dans les Nuages est bien plus intéressant que ne le laisse supposer sa boite rose bonbon. Pour les plus grands, on reste dans les tons roses, mais on passe clairement au second degré. Unstable Unicorns est un succès commercial, en grande partie du fait de ses illustrations pleines d’humour, mais le jeu est quand même d’un intérêt très limité. Préférez-lui Kill the Unicorns ; on n’y tue pas vraiment les licornes, on les vend aux gnomes, et ce qu’ils en font ensuite ne nous regarde pas. C’est un jeu d’enchères très dynamique, un peu dans le style de mes propres créations – je n’en parle donc pas parce qu’il est distribué par le probable futur éditeur de ce livre. Dans Unicorn Fever, dont l’un des auteurs est mon ami (et éditeur de mon jeu de vampires) Lorenzo Silva, des licornes de toutes les couleurs font la course sur un arc en ciel. Les teintes dominantes de tous ces jeux ne sont plus le blanc des unicornes de la Renaissance, mais bien le rose bonbon et le bleu ciel des licornes enfantines d’aujourd’hui.

C’est à la littérature médiévale fantastique anglo-saxonne que les univers riches mais simples du jeu de rôles et du jeu video ont emprunté leurs nombreuses licornes. Les licornes de ces Moyen Âges fantasmés y sont donc le plus souvent blanches et pures, ou à l’inverse noires et cruelles. Ces derniers temps, signe que ces médias sont devenus suffisamment adultes pour se permettre le second degré, elles tournent parfois au rose.

Et un dernier conseil – on ne joue pas à saute-mouton avec une licorne.

📖 Dans les marges, grylles et grotesques

Grylles, grotesques et chimères, les étranges créatures hybrides ou monstrueuses qui décorent certains manuscrits médiévaux, sont aussi souvent un peu licornes. Et là encore, j’ai des dizaines d’images qui n’ont pas trouvé place dans mon livre.

On appelle grylles les créatures étranges, humains déformés ou hybrides d’hommes, d’animaux et de plantes, qui se battent ou parfois se cachent dans le décor des manuscrits médiévaux. On les croise aussi, plus rarement, sur les frises sculptées ou les chapiteaux des églises, et dans des tableaux comme ceux de Jérôme Bosch.

Dans les marges de ces deux livres d’heures, tous deux copiés et enluminés à Bruxelles, par la même équipe, au début du XVe siècle, se promènent toutes sortes de créatures unicornes, bipèdes et quadrupèdes, qui n’ont en commun qu’une corne droite et spiralée.

Si quelques unes de ces étranges créatures participent à des scènes moquant la réalité du temps, la plupart n’ont guère de signification particulière. Ils nous montrent cependant que les hommes du Moyen Âge, au delà des discours religieux, étaient bien conscients tout à la fois de l’absurdité du monde et d’une certaine continuité entre l’humain, le végétal et l’animal.

L’enlumineur a horreur du vide, et dans les plus beaux manuscrits, chaque fin de ligne était l’occasion de peindre parfois une longue bande de motifs géométriques ou végétaux, parfois une drôle de bestiole, un reptile dont le long corps se termine, dans la mage à droite de la page, par une tête d’évêque, de roi, de chevalier, de cerf ou de licorne.

Revoici d’ailleurs le livre d’heures de Cambridge dont je vous parlais la semaine dernière dans mon post sur les licornes gambadant dans les marges – d’autres licornes semblent vouloir s’y échapper du texte.

Beaucoup de ces grylles, grotesques et chimères sont cornus, et plus souvent qu’à leur tour unicornes. À la fin du Moyen Âge, comme les licornes, ils ne disparaissent pas des manuscrits et se contentent de se faire plus discrets se cachant, comme les singes, licornes et hommes sauvages, dans les entrelacs végétaux un peu trop bien rangés qui envahissent les marges.

Ménestrels est un petit jeu de cartes, que j’ai conçu avec mon amie Sandra Pietrini, qui a fait sa thèse sur les troupes de théâtre ambulantes à la fin du Moyen Âge. Chaque joueur y gère une troupe d’acteurs, de musiciens et d’acrobates et s’efforce de donner le plus beau spectacle aux nobles du coin, et surtout à la cour royale. Il a été illustré par mon ami David Cochard, qui a bien compris l’esprit des grylles médiévaux et en a mis sur toutes les cartes. Plusieurs, bien sûr, sont unicornes.

Un grylle contemporain, le paresseux licorne.

📖 Dans les marges

Si quelques unes en ont peut-être un, il serait certainement vain de chercher un sens à toutes les licornes qui galopent dans les marges des bréviaires ou des livres d’heures des XIIe et XIIIe siècles, puis qui se cachent dans les entrelacs de feuillages de ceux des XVe et XVIe. Ce n’est pas une raison pour ne pas vous en montrer quelques unes qui n’ont pu trouver leur place dans un livre qui manque sans doute un peu de marges.

L’enlumineur de ces deux bréviaires copiés vers 1300, aujourd’hui à la bibliothèque de Cambrai, a dessiné dans les marges de nombreuses scènes de chasse, dont certaines mettent en scène des créatures fantastiques, voire monstrueuses. Les chasses à la licorne, parfois à courre, y sont représentées sur le modèle de la casse au cerf.

Parfois, des singes, figures récurrentes des décors enluminés de l’époque, se mêlent à la chasse, sans que l’on sache bien s’ils sont complices des chasseurs ou amis des licornes, ou s’ils profitent juste de l’occasion pour s’amuser un peu. C’est en particulier le cas sur les productions d’un atelier d’enluminure flamand dont je parle dans un autre post.

Une grande partie de l’humour médiéval nous échappe sans doute, faute de références, mais quelques gags que l’on pourrait trouver aujourd’hui dans des bandes dessinées sont encore très actuels. Des enlumineurs malins exploitaient ainsi le recto et le verso des feuillets, et le lecteur surpris devait sans doute prendre garde à ne pas rire trop bruyamment pendant l’office. Si le gags graphiques mettent plus souvent en scène singes, lapins, renards ou escargots, la licorne s’y glisse parfois.

La scène de la licorne piégée par une jeune et jolie vierge, empruntée aux bestiaires, se retrouve bien sûr également dans les décors marginaux de bien d’autres manuscrits, comme par exemple ce psautier du début du XIVe siècle, aujourd’hui à la bibliothèque de Metz.

Si leur nombre reste inférieur à celui des singes, des lapins ou même des biches, les licornes sont une figure assez fréquente des décors, qu’ils soient réalistes, fantastiques ou burlesques. Elles sont assises sur le bord des lettrines ou gambadant au dessus du texte, parfois chevauchées par des singes, sur les pages des bréviaires, psautiers et livres d’heures des XIIIe et XIVe siècle. En voici donc une dizaine d’autres, un peu au hasard.

Les marges des manuscrits des XVe et XVIe siècle sont plus chargées, parfois même un peu confuses. Les animaux s’y perdent de plus en plus dans une végétation envahissante. Les licornes y ressemblent plus à celles que nous connaissons aujourd’hui, blanches, mi-caprines mi-équines, sabots fendus. Sur le premier feuillet d’un manuscrit, ou revenant régulièrement toutes les dix ou douze pages, elles peuvent être une sorte d’ex-libris indiquant le propriétaire originel de l’ouvrage, en particulier lorsqu’elles sont accolées, ou colletées, c’est à dire arborent un collier ou une couronne autour du cou.

Le plus souvent cependant, elles restent purement décoratives, comme celles des manuscrits plus anciens. Dissimulées dans les feuillages, certaines sont juste un peu plus difficiles à débusquer.

Et elles continuent à entretenir avec les singes des relations bizarres.

Ces licornes marginales qui n’ont le plus souvent pas de sens particulier, se croisent dans les manuscrits mais aussi sur les chapiteaux ou les frises sculptées des églises, qui sont aussi des marges, des lieux où tout n’a pas nécessairement de sens. Voici une licorne suivie par deux animaux plus difficilement identifiables sur une frise murale de l’église Sainte Marie de Bloxham, en Angleterre.

Quand les licornes se laissent encore par une jeune vierge, ou à la fin du Moyen Âge s’approchent des fontaines, les images prennent plus de sens – mais ces histoires là, je les raconte dans mon livre.

➕ La licorne, une bellue

La licorne de la Renaissance, celle du moins des voyageurs et des érudits, est une « féroce beste », une « fère », une « bellue » – bref, un animal sauvage plus qu’une monture de dame.

La Chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, parue en 1549, est un faux roman médiéval qui voulait sans doute reproduire le succès d’édition de l’Amadis de Gaule[1]. Les licornes, qu’elles soient sauvages ou apprivoisées, y sont des bêtes de combat.

il marchoit an milieu de ce désers aride & glacé, lorsqu’une troupe d’animaux entre lesquels il remarqua des loups, des ours & des licornes, vint lui barrer le passage, faisant les plus grands efforts pour se jeter sur lui & le dévorer. Il les écarta avec sa lance & en fit un carnage si effroyable que la blancheur de la neige disparut et prit la couleur du sang.

Gérard se mit donc en route, couvert d’armes noires; l’écu était chargé d’un cœur enflammé, et ayant pour devise Au delà du tombeau. Il traversa une forêt et se trouva au bord d’un torrent impétueux, sur lequel on avait jeté un pont étroit. Un géant se présente pour en défendre le passage ; Gérard s’élance sur lui, et du premier coup de lance le précipite dans les eaux. Il passe le pont, mais aussitôt il est obligé de livrer un nouveau combat à un chevalier monté sur un char traîné par deux licornes. Ces dangereux animaux portaient chacun au milieu du front une corne longue de six pieds, dont ils se servaient comme d’une lance pour empêcher qu’on n’approchât de leur maître, qui au moyen de cette défense restait hors de portée des armes de son adversaire, tandis que d’un long et terrible trident, il lui était possible de l’atteindre. Gérard lutta longtemps contre ce formidable ennemi, et ne put en venir à bout qu’en abattant avec sa bonne épée les deux défenses des licornes. Aussitôt, l’assaillant perdit courage et prit la fuite[2].

La licorne d’Orient était tout aussi belliqueuse que celle des romans. Au milieu du XVIe siècle, le chroniqueur italien Paolo Giovio (1485-1552), que Brantôme qualifiait de « grand menteur », entreprit de conter, dans quelques volumes épais mais d’une lecture divertissante, les grands événements de son époque. Au cœur du chapitre consacré à l’Éthiopie, royaume du Prêtre Jean, une description de la licorne résume ce que pensaient sur cet animal les lettrés de la Renaissance.

« Or, en nous enquêtant amplement de la source du Nil, trouvions qu’il y a au Royaume Gogian, qui s’étend depuis celui de Sceva vers le pôle antarctique, un immensurable monceau de très hautes montagnes, beaucoup plus élevées que Caucase et Atlas, et que ces nôtres Alpes d’Europe. Leurs coupeaux, environnés de neiges perpétuelles et tous raides de gelées, semblent se mêler avec les nues et soutenir le ciel. De tant excessivement grands et gros rochers est manifeste que les places du milieu et les bases sont revêtues de très épaisses forêts d’arbres fort longs et hauts. Lesquelles places, inaccessibles aux hommes, sont tanières de bêtes sauvages et bellues[3] de toutes sortes. Car elles sont couvertes de lions à grands crins, de panthères, de tigres, d’ours et de sangliers. Mais les troupeaux d’éléphants vagabondent aux champs, qui sont au bas du pied des montagnes. Aussi assurent les habitants du royaume Gogian qu’en ces vallées s’engendrent des dragons avec des ailes lesquels, ayant pieds semblables à ceux des oies, marchent sur terre petit à petit, et qu’illec se trouve le camélopardal, que ceux de notre quartier nomment Girafe, autrefois vu à Florence, présent fait par le Grand Soudan à Laurent de Médicis auquel il l’envoya. Autant en affirment-ils de la licorne. Laquelle, étant de la forme d’un poulain de couleur cendrée, de col à crins et de barbe de bouc, est armée sur le devant de son front d’une corne de deux coudées, laquelle corne, polie et blanche comme ivoire mais bigarrée de pâles couleurs, est estimée avoir merveilleuse puissance à diminuer et assoupir les venins et poisons. Au moins tiennent-ils pour certain que, l’ayant plongée et tournoyée dans l’eau où auront bu premièrement quelques bêtes venimeuses, l’abreuvoir est purgé en sorte qu’elle peut boire sainement. Bien disent-ils qu’elle ne peut être arrachée à son animant durant sa vie, parce qu’il ne peut être surpris par nuls aguets. Toutefois, que on la trouve bien aux déserts, étant tombée de soi-même comme nous voyons avenir aux cerfs qui, par les imperfections de vieillesse, laissent leur vieille ramure, se renouvelant leur nature. Ils racontent que cette corne, apposée aux repas des rois, manifeste à ceux qui sont présents en jetant incontinent une merveilleuse sueur, les poisons s’il y en a aucunes de mêlées parmi les viandes.  Nous en avons vue deux, de deux coudées chacune et presque de la grosseur du bras. La première fut à Venise, que le Sénat envoya, puis après à Soliman, seigneur des Turcs, et la seconde, presque de pareille grandeur mais ayant la pointe coupée et étant soutenue d’une base d’argent fut celle que le pape Clément, quand il fut à Marseille, porta au roi François pour insigne présent. De ces tant âpres et immensurables rochers, qui sont nommés Monts de la Lune par les chorographes, sortent efforcément, par fréquente et abondante source, les fontaines du Nil, en lieu fort caché qui se nomme Beth, c’est-à-dire désert en langue Abyssine[4]. »

Les maures et les hommes sauvages, tapisserie rhénane, circa 1460.
Boston, Museum of Fine Arts

Le succès de l’ouvrage de Paul Jouve a fait beaucoup pour la renommée de la licorne d’Éthiopie. Il emprunte aux récits des missionnaires jésuites portugais en Éthiopie, nombreux à avoir vu des licornes, et y ajoute des considérations sur les cornes de licorne que l’on pourrait retrouver, presque identiques, dans bien des textes du XVIe siècle. Surtout il décrit la licorne comme une bellue, du latin bellua, un mot disparu qui désignait un animal féroce, violent – sa racine est la même que celle de bellum, la guerre. La bellue ne pouvant être capturée, sa précieuse corne ne peut être arrachée de son vivant, on peut juste avoir la chance d’en trouver une par hasard quand on se promène en Éthiopie.

Cette sauvagerie doit beaucoup au monoceros de Pline l’ancien, que nul ne pouvait capturer vivant, et au Cartazon d’Élien de Préneste, qui tolère les autres animaux mais ne cesse de se battre avec ses congénères : « cet animal a une voix forte et discordante. Il se laisse approcher par les autres animaux, mais il combat ceux de sa propre espèce. Non seulement les mâles s’affrontent entre eux, mais ils sont également agressifs envers les femelles, et se battent jusqu’à la mort.[…] Ce n’est que pendant la saison des amours que mâle et femelle se côtoient en paix, pouvant même brouter côte à côte. Dès que la femelle est grosse, le mâle redevient agressif[5] ». Curieusement, alors que bien des auteurs citent ce passage, les images de combats de licornes sont rarissimes.

Illustration de Robert Anning Bell pour Le vaillant petit tailleur, 1912.

L’agressivité de la licorne est également attestée par des contes traditionnels comme Le Vaillant Petit Tailleur – il y a tout un chapitre sur cette histoire d’arbre et de licorne dans mon livre. La licorne est un animal indomptable, rapide, parfois féroce, capable d’affronter le lion ou l’éléphant. « Unicornu est brutum quadrupes, indomitum, ferocissimum, solitarium, mugitu horrido[6] » lit-on en 1669 dans une monographie consacrée à l’animal – je ne traduis pas, vous avez saisi l’idée générale. Pour Shakespeare, dans Le viol de Lucrèce, seul le temps peut « tuer le tigre qui vit de tuerie, apprivoiser les féroces lion et licorne ».

La silhouette de la licorne de la Renaissance hésitant entre le cheval et la chèvre, on l’imagine herbivore. C’est ce que sous-entendent la plupart des textes, et le père Jérôme Lobo assure que, pour peu que l’on reste discret, on peut voit les licornes d’Éthiopie « du haut des rochers, cependant qu’elles paissent dans des plaines qui sont au bas[7]». Certains, cependant, font de la licorne un carnivore, comme Arnoldus Montanus, un érudit hollandais, quand il décrit à la fin du XVIIe siècle les unicornes d’Amérique du Nord [8]. Léonard de Vinci a dessiné une licorne s’apprêtant à dévorer un bœuf dont on imagine qu’il a d’abord été embroché.

Les licornes des contrées imaginaires ne le cédaient en rien à celles des pays lointains. Dans la Gaule légendaire de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, au début du XVIIe siècle, elles sont avec les lions les plus féroces des bêtes :

« Clidaman nourrissoit pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu’il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d’animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fontaine, & les enchanta de sorte, qu’encor qu’ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l’entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre : car en ce temps là, il n’y en demeuroit que deux, & depuis n’ont fait mal à personne qu’à ceux qui ont voulu essayer la fontaine : mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu’il n’y a point d’apparence que l’on s’y hazarde : car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense qu’ils font des effects incroyables. D’autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë & si forte, qu’elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse, qu’il n’y a personne qui les puisse eviter. »

Louis Moe, Après la chasse, 1919.
Collection privée.

On ne croit plus guère à l’existence de la licorne à l’âge des lumières et des révolutions, mais ces licornes auxquelles on ne croit pas restent assez féroces, comme le montre cette anecdote. Le 17 avril 1792 dut présenté à l’Assemblée Nationale le rapport de Claude Fauchet, membre de la municipalité de Lyon, sur les activités contre-révolutionnaires dans le département de Rhône-et-Loire. Il y accuse le directoire local d’être à la solde de l’étranger et d’intriguer contre la République. L’un des thèmes abordés est le sort de licornes héraldiques sculptées sur le fronton de l’église Saint-Just. On lit dans le rapport que :

« Le directoire se répand en injures contre les officiers municipaux, les traite de barbares, de Goths et de Vandales, pour avoir fait abattre les licornes vraiment barbares, gothiques et vandaliques qui armorioient l’église des ci-devant barons de Saint-Just. A la manière dont les administrateurs de Lyon interprètent le décret qui enjoint de ne point dégrader les monumens publics qui font décoration, et qu’on doit conserver pour la gloire des arts, les plus monstrueuses insignes de la féodalité devroient être respectées à l’égal des chefs d’oeuvres des Grecs et des Romains.
Le directoire a poussé l’oubli des bienséances jusqu’à ordonner aux officiers municipaux de refaire à leurs frais ces grosses licornes saillantes qui épouvantoient les nourrices et les petits enfans, à l’entrée de l’église de messieurs les chanoines-barons. Il est vrai que ces honorables gentilshommes ecclésiastiques regardoient tellement les licornes comme le plus bel apanage de leur seigneurie, qu’ils ont fait et gagné des procès contre d’autres nobles qui osoient mettre des licornes dans leur blason. Ce privilège exclusif devoit être conservé par le directoire à la noble église de Saint-Just, et il falloit que les municipaux, barbares comme la constitution, fussent condamnés, au nom de la constitution même, à faire ériger à neuf ces deux monstres féodaux. [9] »

Les blanches licornes qui font aujourd’hui rêver les petites filles étaient donc alors des créatures « barbares, gothiques et vandaliques», des « monstres qui épouvantent les nourrices et les petits enfants ».



[1] Gérard Polizzi, Deux romans déguisés à la Renaissance, Le chevalier doré et Gérard d’Euphrate, 2011.
[1] Le premier livre de l’ancienne chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, 1549
[3] De bellua,æ : bête féroce.
[4] Histoires de Paolo Iovio, Comois, Évêque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, Lyon, 1552, liv.XVIII, p.298 sq.
[5] Élien de Préneste, De natura animalium, 16 :20
[6] Georg Caspar Kirchmaier, De Basilisco, Unicornu, Phœnice, Behemoth, Leviathan, Dracone, Araneo, Tarantula et Ave Paradisi Dissertationes, Wittenberg, 1669, p.43.
[7] Ieronymo Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
[8] John Ogilby & Arnoldus Montanus, America: Being the Latest, and Most Accurate Description of the New World, Londres, 1671, p.173.
[9] Albert Metzger, Lyon en 1792, Lyon, 1888, p. 45 sq.

William Bowen,
Solario the tailor, his tales of the magic doublet, 1922.

📖 Les unicornes des bestiaires arabes et persans

Les bestiaires médiévaux arabes, persans et turcs ont en partie les mêmes sources que ceux d’Europe, et comme eux distinguent plusieurs quadrupèdes unicornes. Le harish est un peu l’unicornis, le karkadann est un peu le monoceros. Le shadavar et l’al-miraj, en revanche, n’ont pas vraiment d’équivalent chez nous.

Le Livre des merveilles du monde de Zakarya Al Qazwini est une vaste compilation des connaissances du Moyen-Âge arabe et perse, contemporaine du Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais et du Livre du Trésor de Brunetto Latini, rédigée dans un esprit d’émerveillement religieux autant que d’encyclopédisme[1]. Le traité de Qazwini fut cependant recopié bien plus longtemps que ses équivalents européens, l’imprimerie ayant tardé à s’implanter au Proche et Moyen-Orient ; longtemps, les seuls textes imprimés en arabe l’étaient en Italie. Cela nous vaut jusqu’au XVIIIe siècle de magnifiques manuscrits illustrés, et je ne pouvais bien sûr pas mettre toutes ces images dans mon livre. Voici donc les unicornes que l’on trouve dans certains d’entre eux, du plus ancien au plus récent :

[1] Une présentation du texte et une étude très détaillée d’un manuscrit du début du XIVe siècle se trouvent dans la thèse de Stefano Carboni, The Wonders of Creation and the Singularities of Painting, 2015.

📖 Unicornis et Monoceros

Notre imaginaire ne connait aujourd’hui qu’une licorne, blanche, équine et fort sympathique. Les choses ont longtemps été plus compliquées. Les bestiaires médiévaux distinguaient le plus souvent au moins deux quadrupèdes unicornes, l’unicornis ou rhinoceros, ancêtre de notre licorne, et le monoceros, cousin de notre rhinocéros.

Au début du XIIIème siècle, Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean d’Acre, distinguait déjà soigneusement le monoceros décrit par Pline du rinoceros attiré par les jeunes vierges: 

« D’autres animaux à une seule corne, que les Grecs appellent rhinocéros, portent au milieu du front cette corne très forte et longue de quatre pieds. Cette arme leur suffit pour éventrer un animal quelconque; ils en percent même un éléphant en le frappant aussi dans le ventre, et après l’avoir renversé, ils le tuent. Lorsqu’ils sont saisis par les chasseurs, ces animaux remplis d’orgueil meurent uniquement de colère. Il n’y a pas de chasseurs, si forts qu’ils soient, qui puissent s’en rendre maîtres. Pour y parvenir, ils présentent à leurs regards une jeune fille belle et bien parée; celle-ci ouvre son sein, et aussitôt oubliant toute sa férocité, l’animal vient se reposer sur le sein de la vierge, et est pris alors dans un état d’assoupissement.
Le monocéros ou licorne (unicornis) est une autre bête, espèce de monstre horrible, qui a un affreux mugissement, la tête à peu près semblable à celle d’un cerf, le corps d’un cheval, la queue du porc et les pieds de l’éléphant; il est armé au milieu du front d’une corne très pointue; pris, on peut bien le mettre à mort, mais il n’y a aucun moyen connu de le dompter.[1]»

Là encore, je ne pouvais pas mettre dans mon livre autant d’images que je l’aurais souhaité. Voici les représentations de ces deux animaux dans quelques bestiaires. Comme vous allez le voir, même si elle a un peu la même corne, ce n’est clairement pas la même bestiole.


Bien sûr, rien n’obligeait à s’arrêter à deux licornes. La corne unique étant une caractéristique relativement ordinaire des créatures exotiques, les bestiaires de la fin du Moyen-Âge n’hésitent pas à en distinguer trois ou quatre variétés. Voici d’ailleurs les distinctions que fait un bestiaire du XIVe siècle :

« La licorne est grant et grosse comme ung cheval, mais plus courtes jambes. Elle est de coulleur tanee. Il est troys maniérés de ces bestes cy nommées licornes. Aucunes ont corps de cheval et teste de cerf et queuhe de sanglier, et si ont cornes noires, plus brunes que les autres. Ceulx-ci ont la corne de deux couldees de long. Aucuns ne nomment pas ces licornes dont nous venons de parler licornes, mais monoteros ou monoceron. L’autre maniére de licornes est appeilee eglisseron, qui est à dire chievre cornue. Ceste-cy est grant et haulte comme ung grant cheval, et semblable à ung chevreul, et ha sa grant corne très aguhe. L’autre maniére de licorne est semblable à un beuf et tachee de taches blanches. Ceste-cy a sa corne entre noire et brune comme la première maniér de licornes dont nous avons parlé. Ceste-cy est furieuze comme ung thoreau, quant elle veoit son ennemy.»[2]

Les bestiaires arabes, turcs et persans distinguent aussi plusieurs quadrupèdes unicornes, et la structure du Livre des merveilles du monde de Zakaria al Qazwini, au XIIIe siècle, n’est pas bien différente de celle de son contemporain occidental, le Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais. J’en parlerai dans mon prochain post.

[1] Jacques de Vitry, Histoire des Croisades (Historia Orientalis seu Hierosolymitana), in François Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, Paris, 1825, vol.22, pp.186-187.
[2] Le livre des proprietez des bestes qui ont magnitude, force et pouvoir en leur brutalitez, 1512, Bestiaire accompagnant un roman d’Alexandre, cité in Jules Berger de Xivrey, Traditions tératologiques, Paris, 1836.

➕ La licorne, une jolie voiture

C’est aussi parce qu’elle est rapide et élégante, sauvage et belle, que la licorne a donné son nom à une marque automobile française, disparue après la seconde guerre mondiale.

« Nous avons procédé à une enquête, nos lecteurs s’en souviennent, recherchant les causes de l’adoption par les industriels du cycle et de l’automobile de la marque de fabrique symbolisant leur firme.
Nous avons dit pourquoi un oiseau de mer avait été choisi par un constructeur de cycles. Nous avons poursuivi notre enquête en demandant à une des plus importantes maisons d’automobiles les motifs qui avaient présidé au choix de « La Licorne » pour symboliser la voiture que nous voyons aujourd’hui.
L’ancien champion cycliste Corre, célèbre par ses performances de Bordeaux-Paris et des 24 heures, avait créé une marque d’automobile portant son nom.
En 1907, un industriel, M. Lestienne, s’intéressa à cette affaire. Il voulut alors accoler au nom de Corre une épithète superlative synthétisant toutes les qualités de la voiture que cette nouvelle société allait lancer. M. Lestienne, ses fils et le directeur de la maison, M. Baudot, s’étaient réunis pour dénicher cette enseigne qui devrait un jour convier le monde.
Les uns proposaient « Le pur-sang », mais cette marque était déjà déposée; les autres optaient pour «  La Cavale » mais ce mot pouvait être interprété d’une manière argotique et prêter à équivoque. Les noms de «Centaure » et d’ « Hippogriffe » étaient mis en avant, mais à chacun on trouvait de valables objections. Les imaginations de ces messieurs vagabondaient vers de mythologiques pensées, sans trouver le nom précis.
Tout en cherchant, M. Lestienne jouait avec sa bague qu’il laissa tomber. M. Baudot se précipite pour la ramasser et avant de la remettre il la contemple sur toutes ses faces. C’est alors qu’il voit gravée sur le chaton une superbe licorne. Il propose de suite cette appellation pour la nouvelle firme, représentant les armes du président de leur conseil d’administration. M. Lestienne se défendit, mais les arguments des administrateurs l’emportèrent. En effet, la licorne, a dit Voltaire, représente force, puissance, finesse, simplicité et douceur [1]. Ce magique et fabuleux animal symbolisant toutes les qualités que les administrateurs désiraient donner à leur voiture, l’unanimité se fit sur ce nom; la marque était créée !
Depuis ce jour l’héraldique animal darde sans cesse sa pointe acérée vers la victoire. Corre-La Licorne est aujourd’hui dans l’esprit de tous; à tel point que bien des provinciaux ne connaissent M Baudot que sous le nom de Corre et n’appellent M. Lestienne que M. Licorne. »

— L’Auto – Vélo, 14 janvier 1926

[1] Allusion sans doute à cette phrase de La Princesse de Babylone : « C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre.»

La Licorne se fit rapidement connaître par quelques succès dans des courses automobile, mais des choix industriels versatiles, hésitant comme la blanche bête entre robustesse et légèreté, entre force et vitesse, entre utilitaires et voitures de dames, entre sport et tourisme, l’empêchèrent de rencontrer un succès durable.

Déjà surtout connue pour ses grèves à répétition et ses patrons de chocs peu portés sur la négociation, La Licorne alourdit quelque peu son dossier durant l’occupation, quand elle fut rachetée par l’italien Bugatti et produisit des voitures électriques et des véhicules tout-terrain pour l’armée allemande. À la libération, le constructeur ne fit pas partie des entreprises choisies par l’état pour le plan de relance de l’industrie automobile.

La Licorne tenta sans grand succès de se reconvertir dans les camionnettes et dans les tracteurs ; même si l’on croise dans mon livre une ou deux licornes de labour, cela collait quand même moins avec l’image de la blanche bête. L’activité cessa en 1949, et les ateliers furent repris par d’autres constructeurs, Berliet puis Renault.

Les fauteuils licornes du designer Vladimir Kagan, très à la mode dans les années soixante, ont des teintes blanches ou beiges et surtout reposent sur un socle en V qui n’est  pas sans rappeler la corne de la licorne et donnent l’impression qu’ils sont prêts à décoller.

Vladimir Kagan, Fauteuil licorne.
Cleveland Art Museum.

Blanche, pure et surtout rapide, fendant l’air de corne effilée, tout semblait d’ailleurs prédestiner la licorne à devenir un avion ou, plus encore, une fusée. Pourtant, alors même que les licornes ailées se font nombreuses depuis une vingtaine d’années, cela n’a jamais été le cas, et les licornes, qui ne sont plus des voitures, sont surtout restées des bateaux. L’image médiévale et donc peu moderne de la bête, son glissement récent vers les univers ésotériques ou enfantins à l’opposé de la rigueur scientifique, ont sans doute découragé des ingénieurs un peu trop sérieux.

📖 Les cornes de Bucéphale

Où l’on découvre que Bucéphale, le cheval anthropophage d’Alexandre le Grand, était aussi un peu licorne.

Le Roman d’Alexandre, aujourd’hui un peu oublié, fut, au Moyen-Âge un véritable blockbuster multiculturel dont il existe des centaines de manuscrits, souvent luxueusement enluminés. Bucéphale y est souvent armé d’une corne, et parfois de deux, voire trois. Voici quelques manuscrits que vous pouvez feuilleter en ligne pour découvrir des images de Bucéphale en licorne, bicorne ou tricorne.

Sur les premiers manuscrits européens enluminés du Roman d’Alexandre, Bucéphale est parfois représenté tricorne – deux cornes latérales parce qu’il a, comme son nom l’indique, une tête de bœuf, auxquelles s’ajoute une corne centrale pour des raisons un peu plus compliquées que j’explique dans mon livre. C’est par exemple le cas sur le manuscrit Royal ms 20 a V de la British Library, sans doute copié dans le nord de la France au début du XIVe siècle. Les trois cornes de Bucéphale y sont spiralées à la manière des licornes.

Plus ou moins à la même date, un autre enlumineur a imaginé de donner à Bucéphale deux cornes latérales et bovines, pointées vers le haut, et une corne de licorne plus agressive, pointée vers l’avant. Ce manuscrit, le Su 20, se trouve à la Bibliothèque royale de Stockholm.

Plus modestement, d’autres artistes se contentent de donner à la monture du roi de Macédoine deux cornes. Cela n’en fait pas encore une licorne, mais ce n’est quand même plus vraiment un cheval comme les autres. C’est par exemple le cas dans le Harley ms 4979 de la British Library.

Un autre manuscrit, en latin, de l’Historia de preliis Alexandri Magni se trouve à la bibliothèque du Pays de Galles, à Aberystwyth, sous la cote Peniarth ms 481 D. Bucéphale y est encore bicorne et, curieusement, aucun licorne n’apparait sur les nombreuses enluminures naïves et colorées, pas même un petit dragon unicorne.

Sur un manuscrit en latin copié en Italie du Sud, le latin 8501 de la Bibliothèque nationale, aux illustrations de facture plus modeste, Bucéphale est unicorne, mais cela n’en fait pas une licorne. Cet élégant destrier n’a ni la longue corne, ni les pattes d’éléphant, ni la silhouette pataude des licornes d’Inde qu’il est bien sûr amené à affronter.

La monture d’Alexandre est parfois décrite comme ayant non seulement une corne de licorne, mais aussi une queue de paon. C’est le cas sur ce manuscrit en français du milieu du XVe siècle, le LDUT 456 de la bibliothèque du Petit Palais, à Paris.

Ce manuscrit est contemporain d’un épais recueil, également en français, qui se trouve à Londres, à la British Library, le Royal ms 15 e VI. Sur les 25 premières pages, abondamment illustrées de miniatures petites et très détaillées, se trouve un récit sensiblement plus bref des aventures d’Alexandre de Macédoine. Bucéphale, dont la robe grise blanchit sur les dernières images, peut-être un changement d’enlumineur, y est armé d’une toute petite corne que l’on devine parfois à peine.

Sur un autre manuscrit du XVe siècle, le français 1942 de la Bibliothèque nationale, Bucéphale a bien la tête de bœuf à laquelle il devrait son nom, mais il n’a qu’une seule corne. l’ensemble lui confère une silhouette assez particulière.

Sur le ms 651 de la bibliothèque du château de Chantilly, manuscrit en français de la fin du XVe siècle, le cheval carnivore a une robe gris fer et une courte corne spiralée.

Dans les versions russes du Roman d’Alexandre, Bucéphale est presque toujours représenté unicorne. Sur ce manuscrit du XVIIe siècle, le F.XVII.8 de la Bibliothèque Nationale de Russie, à Saint-Petersbourg, il est armé d’une longue corne dorée, et porte au côté une marque en forme de tête de taureau, autre explication de son nom de Bucéphale.

Sur un autre manuscrit russe datant également du début du XVIe siècle, le W A51 de la Chester Beatty Library, à Dublin, la corne de Bucéphale est moins impressionnante.

Il en va de même sur troisième manuscrit russe, aux dessins plus déliés, le F.XV.54, de nouveau à Saint Petersbourg, c’est quand même plus logique qu’à Dublin. Je pourrais continuer avec d’autres manuscrits russes, mais ils finissent par se ressembler tous un peu

Et pour terminer, quelques images en vrac. Beaucoup proviennent des nombreux manuscrits du Roman d’Alexandre qui ne sont pas entièrement numérisés ou qui sont peu illustrés. D’autres agrémentent des textes comme l’Histoire ancienne jusqu’à César, qui ne consacrent que quelques pages, et donc quelques images, au conquérant de l’Inde et de ses merveilles.

J’affirme un peu imprudemment dans mon livre ne pas avoir trouvé, parmi les assez nombreuses tapisseries illustrant l’histoire d’Alexandre, de Bucéphale unicorne. J’avais mal cherché, il y en a au moins une. Dans les collections du Petit Palais, mais elle n’est pas exposée, se trouve une tapisserie quelque peu confuse de la fin du XVe siècle illustrant la guerre entre le jeune Alexandre et le roi Nicolas d’Arménie. Le macédonien y chevauche un Bucéphale armé d’une courte corne noire et recourbée. Sur une tapisserie de la même époque, qui se trouve à Gènes à la Villa del Principe, Bucéphale arbore deux courtes cornes droites et spiralées [1].

Guillaume de la Perrière,
Le théâtre des bons engins, 1539.

[1] Collectif, L’Histoire d’Alexandre dans les tapisseries au XVe siècle, 2014.