➕ Licornes de papier

Lettrine de Thielmann Kerver, 1510.



mprimeurs, éditeurs, papetiers, relieurs, tout ce petit monde a, dès les débuts de l’imprimerie, fréquemment pris la licorne pour emblème. On la croise dans les filigranes, sur les marques d’imprimerie, dans les lettrines, et aujourd’hui encore sur bien des ex-libris.


Vous ne connaissez sans doute qu’une licorne de papier, celle en origami argenté du film Blade Runner, mais elle n’est que la dernière d’une très longue série. Depuis le Moyen Âge, la bête unicorne semble avoir des affinités mystérieuses avec le monde du papier, de l’imprimerie, de l’édition.

Le filigrane, ou marque d’eau, est un dessin qui apparaît en transparence sur une feuille de papier. La technique date du XIIIe siècle et le tracé, réalisé à l’aide d’un fil de cuivre ou de laiton posé sur le tamis, est nécessairement grossier. Le filigrane permettait de connaître l’origine d’un papier, et permet aujourd’hui à quelques passionnés d’entretenir des bases de données hallucinantes classant et comparant plusieurs dizaines de milliers de dessins utilisés du Moyen Âge à l’époque moderne.

Filigrane d’un manuscrit espagnol, XIVe ou XVe siècle.

À en croire ces catalogues, la blanche bête fut du XIIIe au XVIIe siècle non seulement l’animal fabuleux, mais même l’animal le plus représenté sur les marques d’eau. Un recensement récent des filigranes entre 1342 et 1663 a trouvé 1496 licornes, les deux autres créatures fabuleuses les plus souvent représentés, le dragon et le griffon, apparaissant respectivement 763 et 195 fois[1]. Malgré la grossièreté du trait imposée par la technique, les artisans ont parfois représenté avec soin quelques détails caractéristiques de la licorne, sabots bifides ou corne spiralée.

La licorne symbolise pureté et chasteté ; l’usage des filigranes est apparu au XIIIe siècle ; il n’en fallut pas plus, dans les années 1900, à quelques historiens romantiques un peu trop férus de symbolisme pour imaginer que les cathares persécutés s’étaient répandus dans toute l’Europe occidentale, s’étaient spécialisés dans l’industrie naissante de la papeterie, et avaient fait de la licorne un signe de reconnaissance secret[2]. Les raisons sont vraisemblablement beaucoup plus simples. La blancheur de la licorne renvoie à celle du papier, signe de qualité, et il est bien plus facile de dessiner avec un fil de cuivre la silhouette d’une licorne que celle d’un phénix ou d’un pégase.

Lorsque, à la fin du XVe siècle, l’imprimerie se développa, la licorne fut dès l’origine l’un des animaux les plus représentés sur les colophons et marques d’imprimeurs, précurseurs de nos logos, que les imprimeurs-éditeurs-libraires, car c’était un peu la même chose, plaçaient d’abord à la dernière, puis très vite à la première page de leurs ouvrages. Snellaert, imprimeur de Delft, dont le nom suggère en flamand la vitesse, prit pour logo une créature doublement rapide, une licorne pégase ; la cinquième patte que le graveur semble lui avoir dessiné lui donne un côté arachnoïde et quelque peu inquiétant, mais cette marque maladroite resta en usage pendant plusieurs années.

Le blason au mystérieux monogramme de l’imprimeur parisien Thielman Kerver, spécialisé dans les livres religieux, est encadré par deux licornes ; son fils Jacques y ajouta une devise tirée du psaume 29, dilectus quemadmodum filius unicornium, aimé comme le fils des licornes. Les Kerver restèrent imprimeurs sur plusieurs générations, et gardèrent toujours au moins une licorne sur leur marque. La licorne se retrouve aussi en Europe orientale sur les marques d’imprimeurs juifs, comme Kalonymus ben Mordechai Jaffe à Lublin.

Point trop n’en faut cependant. Dans l’une de ses Lettres à une inconnue, daté de 1857, Prosper Mérimée lui demande « Si vous trouvez à Venise un vieux livre latin, quel qu’il soit, de l’imprimerie des Aldes, grand de marge et qui ne coûte pas trop cher, achetez-le moi. Vous le reconnaîtrez aux caractères italiques et à la marque, qui est une licorne avec un dauphin qui s’y tortille ». L’épistolier se trompait, car la marque du célèbre imprimeur vénitien Alde Manuce et de ses successeurs est une ancre autour de laquelle s’enroule un dauphin, ce qui a plus de sens qu’une licorne.

L’influence des filigranes de papier que les imprimeurs maniaient quotidiennement, et le fait que la licorne ait, de manière générale, été assez à la mode à la toute fin du Moyen Âge peuvent aussi expliquer cette popularité – à moins que tous les imprimeurs, même les juifs, et même celui qui a imprimé l’édition lyonnaise de 1519 du Malleus maleficarum, traité de chasse aux sorcières rédigé par deux inquisiteurs dominicains, n’aient aussi été cathares.

L’édit du 7 mars 1771 énumère les formats de papier pouvant être fabriqués en France, parmi lesquels «…le grand Louvois, le grand éléphant, le chapelet, le capucin, le royal ordinaire, le grand raisin, le Joseph bat sa femme, les licornes à la cloche, le papier à la pigeonne, le grand atlas, le petit atlas, le pantalon, le carré ou grand compte, le papier tellière, l’écu, le compte à la pomponne, le grand cornet, le griffon, le petit nom de Jésus, la pigeonne… ». Le licorne à la cloche, 19 pouces sur 12, était un grand format.  

Aujourd’hui encore, on ne compte pas le nombre d’imprimeurs, d’éditeurs, de revues littéraires, qui portent le nom de la licorne, ou parfois de l’unicorne, et ce dans tous les pays occidentaux. Dans les années cinquante, ce fut notamment le cas d’éditeurs traditionalistes, très marqués à droite, fascinés soit par une image de pureté ésotérique, soit par les références chrétiennes, souvent par les deux. Depuis, l’univers littéraire et éditorial de la licorne s’est largement diversifié, à gauche, à droite et ailleurs, chez les éditeurs de poésie, de revues universitaires, de littérature fantastique.


[1] Gerhard Piccard, Wasserzeichen, t.X, Fabeltiere: Greif, Drache, Einhorn, Stuttgart, 1980.
[2] Par exemple Harold Bayley, A New Light on the Renaissance, 1909

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