Au début du XVIe siècle, pas moins de huit animaux unicornes, six quadrupèdes et deux créatures aquatiques, apparaissent sur le fameux triptyque de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices.
Sur l’aile gauche, Le Paradis terrestre, une fine cavale blanche boit l’eau du fleuve paradisiaque en y trempant la pointe de sa corne élégamment spiralée, conformément à l’allégorie de la purification des eaux. A ses côtés, un étrange cerf porte un unique bois au milieu du front. Biche, cerf, singe ou éléphant, les animaux qui les accompagnent n’ont rien de fantastique. Sur cette même aile, une licorne noire sort la tête de l’eau, mais cette créature à corps de poisson, à une date où le narval n’était guère connu en Europe, doit être vue comme l’un des fruits de l’imagination fertile du peintre. Elle porte, malgré sa couleur et son habitat marin, la classique barbichette.
Sur le panneau central, Avant le déluge, en haut à gauche, un grand poisson pique de sa très longue corne ce qui est sans doute un fruit, peut-être une myrtille.
Cinq quadrupèdes unicornes, au moins, participent à la farandole autour du bassin. Une blanche licorne à la silhouette de biche arbore une fine et longue corne spiralée. Un cheval à la robe immaculée monté par un homme nu, a, comme quelques autres des animaux de cette inquiétante ronde, une corne curieusement ramifiée ; nulle part ailleurs on ne trouve de licorne ainsi armée, et c’est bien ici, comme pour la licorne de mer de l’aile gauche, l’imagination foisonnante de Jérôme Bosch qui explique cette étonnante caractéristique. Un autre cheval, un alezan très fin, est armé d’un unique bois de cerf. Enfin, côte à côte, marchent une panthère à tête de chat et à la fine corne incurvée, et un animal inclassable, au poil fourni jusque sur sa corne.
Le peintre fit preuve, en dessinant ces huit créatures, de son imagination habituelle, mais il ne s’en inspira pas moins de la licorne telle que les lettrés d’alors se la représentaient. La belle cavale qui, sur le panneau du paradis terrestre, trempe le bout de sa corne dans la rivière a ainsi la couleur blanche, la silhouette équine, les sabots fendus et la corne spiralée de la licorne archétypale. De même, si le noir unicorne aquatique du paradis terrestre est une création de Bosch, il n’en a pas moins la tête mi-équine, mi caprine, la petite barbiche et la longue corne torsadée caractéristiques des licornes terrestres. La biche unicorne du panneau central est là encore assez proche de certaines représentations de l’époque, et s’il n’y avait leurs étranges cornes ramifiées, poilues ou divisées, les autres unicornes de ce tableau ne seraient que de très ordinaires licornes.
On note cependant, mais peut-être ai-je mal regardé, l’absence de démons unicornes sur le panneau de droite, l’enfer.
Détail du panneau central d’un autre triptyque de Jérôme Bosch, les Saints Ermites, au palais des doges de Venise.Jérôme Bosch a peint deux triptyques sur le thème du Jugement Dernier. Sur le panneau de gauche de celui qui se trouve au musée Groeninge de Bruges, un homme nu chevauche une licorne des plus classiques, excepté pour sa couleur rouge. Je n’ai pas trouvé de diable unicorne chez Jérôme Bosch, mais peut-être n’ai-je pas assez bien cherché. Celui-ci a été peint par son contemporain Hans Memling, sur le triptyque du Jugement Dernier, qui se trouve au musée de Gdansk, en Pologne.
Les Triomphes de Pétrarque sont l’un des grands succès littéraires de la Renaissance. Sur les miniatures des luxueux manuscrits, les licornes tirent le char de la Chasteté sur lequel est attaché l’amour vaincu.
Les licornes sont plus nombreuses encore dans les triomphes littéraires que dans ceux des rois et reines entrant en ville. Pétrarque, à la fin du XIVe siècle voit en rêve défiler des figures emblématiques, l’amour, la chasteté, la mort, la renommée, le temps et l’éternité, accompagnées d’une multitude de personnages historiques et mythologiques. Chacune des figures vainc la précédente ; la chasteté l’emporte sur l’amour avant d’être terrassée par la mort.
Les Triomphes de Pétrarque, début du XVIe siècle.
BNF, ms fr 22541, fol 58v.
Les Triomphes de Pétrarque, début du XVIe siècle.
BNF, ms fr 12423, fol 29v
Les Triomphes de Pétrarque, circa 1500. Österreichische NationalBibliothek, ms 295BII, fol 79v.
Les Triomphes de Pétrarque, début du XVIe siècle.
BNF, ms fr 594, fol 110r.
Les Triomphes de Pétrarque, début du XVIe siècle. Le triomphe de la chasteté croise la mort, qui se prépare pour le triomphe suivant.
BNF, ms fr 594, fol 134v
Les six Triumphes du trés cler et trés prestant poete messire Francisque Petrarque, XVIe siècle.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 6480, fol 44v.
Les six Triumphes du trés cler et trés prestant poete messire Francisque Petrarque, XVIe siècle. Le triomphe de la chasteté croise la mort, qui se prépare pour le triomphe suivant.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 6480, fol 56v
Francesco Petrarcha, Triunfi, circa 1500.
New York Public Library, ms MA 087, fol 25r.
De ces poèmes dont le succès fut immense, il nous est resté des centaines de luxueux manuscrits enluminés. Chacun des six Triomphes y est représenté dans une grande miniature en pleine page dont la figure centrale est un grand char triomphal, alors même que le poète ne décrit une telle cavalcade que dans le triomphe de l’amour.
I trionfi di Petrarca, XVe siècle.
BNF, ms italien 545, fol 25v.
Sur le même manuscrit, un démon uniocorne survole le char de la mort. c’est bien la licorne, et non sa corne unique, qui signifie la chasteté.
Le texte des Trunfi fait tirer le char de l’amour, jeune garçon cruel, par quatre destriers blancs. Les illustrateurs y ajoutèrent le char de la Chasteté tiré par des licornes, celui de la mort par des bœufs, celui de la renommée par des éléphants, celui du temps par des cerfs. Pour l’éternité, tout le monde n’est pas d’accord, beaucoup optent pour des anges, d’autres pour les prophètes ; parfois, le char avance tout seul, comme sous l’effet de la puissance divine. Parfois, notamment dans des peintures ou vitraux de petite taille, les chars disparaissent, et la chasteté chevauche une unique licorne, la mort un bœuf, etc.
Apollonio di Giovanni, Le triomphe de la chasteté, circa 1450. Raleigh, North Carolina Museum of Art.
Jacopo del Sellaio, Triomphes de l’amour et de la chasteté, circa 1485.
Musée Bandini, Fiesole.
Bonifazio Veronese, Triomphe de la Chasteté, circa 1520
Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Giovanni di Ser Giovanni Scheggia, Triomphe de la chasteté, circa 1470. Siena, Pinacoteca Nazionale
Le triomphe de la chasteté,, Italie, vers 1500.
Landesmuseum Mainz.
Le triomphe de la chasteté, Vitrail flamand, circa 1550. Fitzwilliam Museum, Cambridge.
Le triomphe de la chasteté, vitrail flamand, circa 1450. Fitzwilliam Museum, Cambridge.
En bas à droite, le triomphe de la Chasteté. Vitrail du XVIe siècle coloré vers 1900. 2glise Sainte-Marie de Preston on Stour, Photo Aidan McRae, Flickr.
La Chasteté est escortée par le travail et la volonté.
Sur le char de la chasteté, tiré donc pas des licornes, l’amour vaincu est assis, attaché, bâillonné ou les yeux bandés ; Laure, la muse de Pétrarque, debout sur le char, tient une colonne de Jaspe et le bouclier qui permit à Persée d’aveugler la Méduse. Parfois, le char arbore, sur une bannière bleue ou verte, la blanche hermine, elle aussi symbole de chasteté.
Piero della Francesca, Portraits du duc et de la duchesse d’Urbino,1473.
Les deux chars s’inspirent du modèle pétrarquien, char de l’amour tiré par des chevaux blancs pour le duc Federico da Montefeltro, char de la chasteté par des licornes brunes pour la duchesse Battista Sforza.
La popularité de Pétrarque ne faiblit guère au XVe siècle, et graveurs puis éditeurs reprirent ensuite les mêmes compositions.
Gravure d’une édition vénitienne des Triumphi, en 1488.
Triomphi di messer Francesco Petracha, 1499
Les triumphes messire Francoys Petracque [sic] , translatez de langaige tuscan en francois, 1514
Francesco Rosselli, Le triomphe de la chasteté, circa 1480.
Li sonetti, canzone, triumphi del Petrarcha, ed Stagnino, Venise, 1519
Opera… Triumphi, Soneti, & Canzone, 1508.
Le triomphe de la chasteté, fragment de vitrail du XVIe siècle. La partie inférieure est une reconstitution moderne.
Los Angeles, Musée Paul Getty.
Les fresques italiennes reprennent aussi tout au long du XVIe siècle, le thème des triomphes de Pétrarque et tout particulièrement celui de la chasteté qui, mariant un thème séculier et une conception presque chrétienne de la vertu, avait sa place dans un cadre aussi bien humaniste que religieux. Curieusement, le thème du triomphe de la chasteté sur l’amour décore aussi souvent des coffres de mariage.
Francesco di Giorgio Martini, Triomphe de la chasteté, 1465.
Los Angeles, Paul getty Museum.
Liberale da Verona, Le Triomphe de la chasteté, circa 1527.
Cette peinture sur bois s’est récemment vendue chez Sotheby pour la modeste somme de 1.300.000 livres, soit 1.5000.000 euros. Je ne connais pas l’acheteur.
Francesco di Stefano Pesellino, Triomphes de l’amour, de la chasteté et de la mort, circa 1450.
Isabella Gardner Museum, Boston
Liberale da Verona, Triomphes de l’amour et de la chasteté, 1480.
Coffre de mariage, Musée de Castelvecchio, Verona.
Francesco Pesellino, Triomphes de la mort, de la chasteté et de l’amour, circa 1450.
Boston, Isabella Stewart Gardner Museum.
Le triomphe de la chasteté sur l’amour, tapisserie flamande, circa 1520. Londres, Victoria and Albert Museum.
Les licornes sont bien présentes en revanche, un siècle plus tard dans un texte plus hermétique mais inspiré de celui de Pétrarque, le Songe de Poliphile ou Hypnerotomachia de Francesco Colonna, où elles tirent le char de la chaste déesse Diane: « Ce chariot était tiré par des licornes ressemblant à des cerfs par la tête. Leurs colliers étaient de passements de fils d’argent et de soie jaune, ensemble les traits attachés à boucles d’or, avec les autres harnais et garnitures nécessaires. Chaque licorne portait une nymphe vêtue de toile bleue, tissue à fleurs et à feuillages[1]».
Le triomphe de la chasteté, Gravure du maître de la Passion de Vienne, circa 1460.
Georg Pencz, Triomphe de la chasteté, , circa 1540.
Philips Galle, Triomphe de la chasteté, circa 1565. Remarquez la jeune licorne sur le char.
Là, le graveur Giulio Bonasone, vers 1545, s’est un peu emmêlé les burins dans l’allégorie pétrarquienne, puisque c’est le char de Cupidon qui est tiré par deux licornes.
New York, Metropolitan Museum.
Les licornes de l’Hypnerotomachia ont une tête de cerf, qui vient sans doute du monoceros de Pline. C’est ainsi, comme des cervidés au poil roux ou brun, à la silhouette un peu sauvage, qu’elles sont représentées par des artistes italiens, comme Piero della Francesca dans le hiératique Triomphe de la duchesse d’Urbino, aujourd’hui à Florence à la galerie des Offices. Les enlumineurs français leur préfèrent les fines unicornes des tapisseries, dont la robe invariablement blanche convient mieux, il est vrai, tant à l’amour qu’à la chasteté.
Francesco Colonna, Hypnerotomachia ou Le Songe de Poliphile, 1499.
Le Triomphe de la Vierge,
Horae in laudem beatissimæ semper virginis Mariæ secundum consuetudinem curiæ Romanæ, éd. Geoffroy Tory, 1524
François Colonna, Hypnerotomachie, ou Discours du Songe de Poliphile, Paris, 1546.
Au XVIe siècle, les triomphes des vices et des vertus, et parfois leurs combats, sont aussi mis en scène sur de coûteuses et ostentatoires séries de tapisseries flamandes. Si la licorne traîne le plus souvent le char de la chasteté, elle passe parfois aussi du mauvais côté, monture de l’envie ou de l’orgueil, qui ont toujours été ses faiblesses.
Triomphes de la chasteté et de la renommée, tapisserie flamande, circa 1503. Hampton Court Palace, Londres.
Le triomphe de la chasteté, tapisserie flamande, circa 1520. Victoria and Albert Museum,
Le triomphe de l’envie, série des sept péchés capitaux, circa 1550. Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Le combat des vices et des vertus devant la crucifixion, circa 1501. Cathédrale de Burgos.
Le triomphe de la prudence,, circa 1550. Je ne sais pas très bien ce que représente la licorne ailée qui s’envole dans le coin supérieur droit. Fine arts Museum of San Francisco.
Sur les luxueux livres d’heures de Geoffroy Tory, imprimés dans les années 1520, le char triomphal de la Vierge Marie, tiré par quatre licornes, est escorté de rien de moins que les sept vertus, les neuf muses et les sept arts libéraux – ces derniers, bien qu’enseignés aux hommes, étaient traditionnellement figurés par des femmes. Seules manquent à l’appel les neuf preuses.
Triomphe exquis au chevalier fidèle, Tableau du Puy de Notre Dame d’Amiens, 1548. Musée de Picardie, Amiens.
Dans le Nord Est de la France, et en pays flamand, les Puys étaient des confréries qui, chaque année, organisaient un concours de poèmes en l’honneur de la Vierge, dont quelques-uns sont cités dans d’autres chapitres. Celui d’Amiens commandait également un tableau offert à Marie. Le tableau de 1548 montrer la Vierge dans un char volant tiré par deux licornes montées par des angelots triomphant de l’hérésie protestante représentée par la bête de l’apocalypse.
Louis Jean-Jacques Durameau, Le Triomphe de la Justice, 1767. Palais de justice de Rouen.
Deux siècles plus tard, en 1767, ce n’est plus la Vierge mais la Justice dont le char est tiré par deux licornes dans un tableau sans allusions religieuse, réalisé pour le palais de justice de Rouen, qui n’était pas du goût de Diderot : « Ce tableau blesse les yeux. C’est un exemple de l’art de papilloner en grand. Les licornes s’élancent bien ; mais ce qui me déplaît surtout, c’est ce mélange d’hommes, de femmes, de dieux, de déesses, d’animaux, de loup, de mouton, de serpent, de licornes. Premièrement, parce qu’en général cela est froid et de peu d’intérêt. Secondement, parce que cela est toujours obscur et souvent inintelligible. Troisièmement, la ressource d’une tête pauvre et stérile; on fait de l’allégorie tant qu’on veut : rien n’est si facile à imaginer. Quatrièmement, parce qu’on ne sait que louer ou reprendre dans des êtres, dont il n’y a aucun modèle rigoureux subsistant en nature. Quoi donc ! est-ce que ce sujet de l’Innocence implorant le secours de la Justice, n’était pas assez beau, assez simple, pour fournir à une scène intéressante et pathétique ? Je donnerais tout ce fatras pour le seul incident du tableau d’un peintre ancien, où l’on voyait la Calomnie, les yeux hagards, s’ avançant, une torche ardente à la main, et traînant par les cheveux l’Innocence sous la figure d’un jeune enfant éploré, qui portait ses regards et ses mains vers le ciel. » Le tableau n’est en effet pas terrible, et si je vous le montre ici c’est surtout parce que ces deux licornes allégoriques ailées, que l’on n’aurait pas imaginé à la Renaissance, y préfigurent celles de l’iconographie New Age ou enfantine d’aujourd’hui.
Francesco del Cossa, Allégorie de Minerve, circa 1470. Palazzo Schifanoia, Ferrara.
Vertus ou muses, la Vierge Marie elle-même parfois, ce sont presque toujours des femmes dont le char triomphal est tiré par de pures licornes qui ont perdu toute équivoque. Déesses ou saintes, ces femmes ne sont pas n’importe qui, ce qui permet aux peintres et poètes de faciles compliments lorsqu’ils mettent en scène leur patronne ou protectrice.« Qui tire ce grand char ? Quatre licornes pures » lit-on dans l’éloge d’Elizabeth première d’Angleterre qui termine le troisième livre des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.
Girolamo da Treviso, La parade de Vénus, bouclier de parade, circa 1545.
Le char de vénus est habituellement tiré par des cygnes. Collection privée.
Le triomphe de l’Église, plaque de bronze, Pays-Bas, fin XVIe siècle. Victoria and Albert Museum
Quatre licornes, ce n’est déjà pas mal, et il y en a même parfois six, comme sur les gravures accompagnant le Songe de Poliphile. Sans doute, en cherchant bien, peut-on monter jusqu’à huit. Les triomphes sont donc l’une des rares occasions pour les licornes, dont la vie en société n’est habituellement pas le fort, de côtoyer leurs congénères.
Le char de Pluton est certes tiré par des dragons, mais les deux petits basiliscs ont quand même un petit air de licornes. Dessin à la plume italien, circa 1470. British Museum.
[1] Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, trad. Jean Martin, 1546.
Avant d’habiter notre Moyen Âge imaginaire, la licorne fut à la Renaissance une figure de l’Antiquité rêvée des peintres, sculpteurs et écrivains. Elle était à Rome, à Troie, mais surtout en Égypte et à Babylone.
L’empereur Tibère, entouré de ses généraux. Le lion, le léopard et la licorne représentent les contrées lointaines qu’ils ont conquises. Valère Maxime, Dits et faits mémorables, début du XVe siècle. BNF, ms fr 290, fol 4
Sur une miniature des Dits et faits mémorables de Valère Maxime, l’empereur Tibère tel qu’on l’imaginait alors, et tel que nous imaginons aujourd’hui Charlemagne, devise avec ses généraux. Le lion, le léopard et la licorne représentent les contrées lointaines qu’ils ont conquises, sans que l’on sache très bien lesquelles. Il ne manque qu’un petit éléphant.
Dans un long traité de jurisprudence du XVIIe siècle, un passage sur les châtiments réservés aux condamnés est l’occasion d’une digression sur les jeux du cirque, où l’on apprend que « Flave Josephe en l’onziesme chap du quinziesme livre et au neufviesme du seziesme des Antiquités Judaïques: où il dit que Herodes roy de Judee ordonna grand nombre d’escrimeurs, de jeux de luttes & de course, qui se dévoyent faire de cinq en cinq ans, en l’honneur de Cesar. Et pour donner plus grand embat au peuple de Hierusalem, il fit chercher diligemment des bestes sauvages comme Lyons et autres animaux qui sont dignes d’estre mis en monstre, ou pour leur force, ou pour quelque chose singulière. […] Les jeux se faisoyent en public, & se monstroyent des bestes sauvages comme lubernes, tigres, chameaux, loups cerviers, rinoceros, ours, licornes, basiliques & autres semblables. ». L’auteur ayant eu la diligence d’indiquer des passages précis des Antiquités Judaïques, je suis allé vérifier ; le seul animal à y être nommément cité est le lion.
En 1470, deux érudits italiens, Felipe Feliciano et Giovanni Marcanova, rédigèrent un recueil, resté manuscrit, décrivant les antiquités de Rome. Sur l’un des premiers feuillets, une grande cage abrite une ménagerie exotique. Des animaux ramenés des quatre coins de l’empire, parmi lesquels une licorne, sont observés avec curiosité par des citoyens romains en justaucorps Renaissance, la dague au côté. Malgré la présence d’un lion, les bêtes cohabitent très pacifiquement.
Felipe Feliciano et Giovanni Marcanova, Collectio antiquitatum, circa 1470. Princeton University Library, ms Garrett 158, fol 12 r
Un passage ambigu de la guerre des Gaules, où l’on voit aujourd’hui un renne ou un élan, a été interprété comme décrivant un animal unicorne. Jules César avait ensuite passé quelques temps en Égypte, qui était, plus que la Gaule, un coin à licorne. Il n’en fallait pas plus aux peintres ou graveurs de la Renaissance, illustrant le thème classique des triomphes de César, pour faire défiler une licorne aux côtés des plus classiques éléphants. La blanche bête n’apparait pas sur la série la plus connue, les fresques d’Andrea Mantegna pour le palais ducal de Mantoue, mais elle est là, solitaire, sur une série de gravures de Jacob de Strasbourg, réalisées une dizaine d’années plus tard, en 1504, et fréquemment recopiée. César, qui trône un peu plus loin sur un char richement décoré, ne monte pas l’animal, mais la légende précise bien qu’il s’agit du « cheval de César ». Si c’est une licorne d’Égypte, le jeune cavalier souriant est sans doute Césarion, le fils de César et Cléopâtre. On peut aussi voir dans cette licorne un cousin du Bucéphale unicorne, voire imaginer que le graveur a mélangé les récits concernant Alexandre et César.
Jacob de Strasbourg, Le Triomphe de César, 1504.
Plat de faïence italien, 1514.
Cambridge, Fitzwilliam Museum.
Anonyme, Détail de la frise des triomphes de César, circa 1510.
Musée Goya, Castres.
Le dessin laisse cependant un léger doute, la corne pouvant être factice, attachée au front de l’animal par des sangles de cuir. Dans d’autres représentations, c’est clairement le cas, et la fausse corne fixée au chanfrein comme elle l’était sur les chevaux de tournoi, est alors un signe de la noblesse des cavaliers. Sur une édition de la Vie des douze césars de Suétone, la même gravure représentant un personnage dont la barbe fournie, la couronne ornée d’une croix et le blason à l’aigle bicéphale font, là encore, plus penser au Saint Empire romain germanique qu’aux débuts de l’empire romain est utilisée pour les douze empereurs.
Livre d’heures de Symon Vostre, 1513.
Histoire ancienne jusqu’à César, circa 1470. Musée du Louvre.
Suétone Tranquille, Des faictz et gestes des douze caesars, Paris, 1540.
Les anciens avaient leurs chariots de guerre à faux tranchantes, les Chars de leurs Princes, ceux de leurs Triomphateurs, & ceux de leurs Divinités. Les uns étaient tirez par deux chevaux seulement, les autres par quatre, six, huit, ou dix attelés de front. Ils y attelaient aussi quelquefois des lions, des ours, des licornes, des bœufs, des cerfs ,des éléphants, des rhinocéros, des dragons, des aigles, des loups, des daims, et d’autres animaux selon les diverses choses qu’ils voulaient représenter. Pour représenter les licornes, les éléphants, et quelques autres animaux, on se sert des chevaux que l’on déguise en diverses formes. On travestit aussi des hommes en ours, en lions, en tigres, et en autres animaux de basse taille.
— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669
S’il y avait des licornes à Rome, vraies ou fausses, il y en avait bien sûr en Grèce. Bien que le texte n’en dise jamais rien, elles figurent ici et là sur les illustrations de plusieurs manuscrits de l’Histoire ancienne jusqu’à César, une compilation mêlant récits bibliques, histoire grecque et histoire romaine.
Guido delle Colonne, Histoire de la destruction de Troye la grant, circa 1500.
BNF, ms NAF 24920, fol 7r
Cette fois, nous sommes à Rome, ou l’enlèvement des Sabines semble se dérouler de manière assez pacifique. Il y a même un orchestre, et la chenille redémarre.
Benvenuto da Imola, Romuleon, circa 1500.
BNF, ms fr 365, fol 11v
Lucrèce composant son long poème de rerum natura en regardant éléphants et licornes s’ébattant dans la campagne romaine.
T. Lucrecius Carus, Of the nature of things, Oxford, 1682
Sur une miniature en pleine page de l’Histoire de la destruction de Troye de l’auteur italien Guido delle Colonne, on distingue sur les bas-reliefs ornant la salle du conseil de Priam, roi de Troie, deux armées se préparant à la bataille. Les grecs, à gauche, sont menés au combat par un capitaine à cheval ; leurs adversaires exotiques, Perses ou Mèdes, sont commandés par un guerrier monté sur ce qui est soit une licorne au long cou, soit une girafe unicorne. Une adaptation anglaise de ce roman, le Livre de Troie de John Lydgate, décrit longuement les effrayantes bêtes sauvages sculptées sur les remparts de Troie, parmi lesquelles éléphants, tigres, griffons et licornes.
At every tour wer grete gunnys sette For assaut and sodeyn aventurys; And on tourettis wer reysed up figurys Of wylde bestis, as beris and lyouns, Of tigers, bores, of serpentys and dragouns And hertis eke with her brode hornes, Olyfauntes and large unicornes, Buglis, bolys, and many grete grifoun, Forged of brasse, of copur and latoun, That cruelly by sygnes of her facys Upon her foon made fel manacys.
— John Lydgate, Troy Book, circa 1420
Frontispice du dernier tome de l’Astrée de Honoré d’Urfé : des bergers gaulois, des lions et des licornes.
Honoré d’Urfé, L’Astrée, édition de 1633.
Une autre chronique du début du XVIe siècle, Les Illustrations de Gaule et Singularités de Troye, décrit des jeux sportifs tenus devant les remparts de Troie. Le meilleur lutteur remporte une peau de lion. Le coureur le plus rapide gagne une statue de tigre en argent massif. « Le plus grand sailleur[1] et le plus léger avait la corne précieuse d’une licorne, mise en œuvre et étoffée richement d’or fin, ensemble une jeune pucelle serve et esclave de l’âge de quinze ans, singulière en beauté, bien endoctrinée en tout ouvrage d’aiguille et de broderie[2] ».
L’Astrée, de Honoré d’Urfé, est un roman fleuve dont l’action, ou les actions car c’est assez embrouillé, se déroulent dans une Gaule mythique peuplée de druides, de fées, de héros et de bergers et dans les forêts de laquelle vivent, certes rares, lions et licornes. On peut voir dans ce texte de 1607 un roman nationaliste, participant à la construction politique d’une identité gauloise, donc française, au sortir des guerres de religion. La licorne et le lion étaient donc aussi gaulois.
“Pierre gravée antique”. Bernard de Montfaucon, Supplément de l’antiquité expliquée, 1757, livre 1, p.37
Frontispice avec fortune, corne d’abondance et, pourquoi pas, licorne.
Atelier de Bernard Picart, 1708.
Une licorne discrètement glissée dans une planche sur la mythologie grecque. XVIIIe siècle.
Érudits et collectionneurs ont longtemps pensé que l’image de la vierge et de la licorne nous venait de l’antiquité grecque ou romaine, voire égyptienne. Il n’est pas rare de voir des médailles, sculptures ou camées datant sans doute de la Renaissance décrits dans des recueils comme des pièces antiques. En 1612, dans son traité des symboles de la sagesse égyptienne, le père jésuite Nicolas Caussin consacre même deux chapitres à l’image de la vierge et de la licorne[3].
Du XVIe au XIXe siècle, toute l’Europe savante s’est passionnée d’abord pour les hiéroglyphes, puis pour les ruines de Persépolis, dont les bas-reliefs ont été plus ou moins bien reproduits dans de nombreux ouvrages. Des animaux de profil dont il n’est pas certain qu’ils aient été unicornes, et qui avaient plutôt des silhouettes bovines, deviennent, sur les planches d’ouvrages traitant des Antiquités de Perse ou des Coutumes des anciens peuples, de très élégantes licornes.
Sacrifice à Mithra, Bas-relief de Persépolis.
Michel-François d’André Bardon, Costumes des anciens peuples, Paris, 1773.
Bas-relief de Persépolis.
Michel-François d’André Bardon, Costumes des anciens peuples, Paris, 1773.
Bernard de Montfaucon, L’antiquité expliquée et représentée en figures, 1716
Bref, si tout le monde ne pensait sans doute pas qu’il y ait eu des licornes à Rome, Thèbes ou Troyes, leur présence à Karnak, Babylone ou Persépolis ne faisait guère de doute.
[1] Danseur. [2] Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et Singularités de Troye, Lyon, 1549, p.130 [3] Nicolas Caussin, De Symbolica Ægyptiorum Sapientia, Paris, 1612, p.686 sq.
Qui contient les premieres aventures qui avindrent au bon roi Artus.
Le conte du papegau est un long roman arthurien tardif et un peu ironique, dont il n’existe qu’un seul manuscrit, le français 2154 de la Bibliothèque nationale, malheureusement non enluminé alors que certains épisodes auraient pu donner lieu à de jolis dessins.
Papegau désigne, en ancien français, notre perroquet, et le roman est ainsi nommé car le jeune Arthur, qui n’est pas encore Roi, s’y promène avec sur l’épaule un papegau couard, qui parfois fait passer des messages à ses chevaliers et à sa bien-aimée, la Dame aux cheveux blonds. Après bien des aventures, le prince décide de rentrer dans son royaume par la mer, mais échoue sur une île où il fait la connaissance d’un nain et de son fils, le géant sans nom, qu’une licorne sauvage a recueillis et nourris de son lait. Il faut dire que la bête, qui était « aussi grande comme ung grand cheval et avoit une corne enmy le front aussi tranchant comme nul rasoir du monde », « avoit grans mamelles, XIIII, dont la maindre estoit aussi grant comme la mamelle d’une vasche[4] ». C’est d’ailleurs parce qu’il a tété, tout petit, du lait de licorne, « meilleur lait et le plus doulx que oncques eusse mengé », que le fils du nain est devenu géant. Tout le monde s’entend plutôt bien, et la compagnie embarque ensuite pour la Bretagne, la licorne parvenant à surmonter sa peur de la mer. Sans aller trop loin dans l’interprétation, on peut être surpris de voir ici en figure maternelle, façon louve allaitant Romulus et Remus, une licorne qui a habituellement, dans la littérature médiévale, des caractéristiques très masculines.
Le passage ci dessous, qui conte les aventures du nain, du géant sans nom et de la licorne, est extrait de la traduction en français moderne par Hélène Charpentier et Patricia Victorin, parue en 2004.
Première page de l’unique manuscrit du roman.
BNF, ms fr 189, fol 289v. C’est la seule image que j’aie trouvée avec une licorne et un papegau.
Prêtez-moi une oreille attentive, cher et doux seigneur, car je vais vous conter la chose la plus incroyable, la plus prodigieuse qui me soit arrivée! Si un autre m’avait conté ce que je vais vous dire, je dois reconnaître en toute sincérité que jamais je ne l’aurais cru.
Quand ma femme fut morte et enterrée, je plaçai mes provisions dans ma tunique, puis j’enveloppai mon enfant de mon mieux. Et je partis en quête, de ci de là, dans le bois, d’un gros arbre où je pourrais m’abriter de la pluie et me coucher pour la nuit. Je n’imaginais pas à ce moment-là qu’il y eût tant de bêtes féroces sur cette île. Par bonheur, je trouvai un arbre creux, le plus grand que j’aie jamais vu: d’ailleurs, il existe toujours. La cavité était si profonde que six chevaliers auraient pu y tenir. A l’intérieur, je découvris que la place était occupée par les petits d’une bête sauvage; ils étaient nés depuis peu. Chacun des petits était doté d’une petite corne pointue au milieu du front. En les voyant, j’entrai et les examinai longuement, non sans curiosité et étonnement. Finalement, je m’assis parmi eux. Cela faisait peu de temps que j’étais là lorsque la mère des petits arriva. C’était une bête d’une taille extraordinaire, grande comme un cheval de belle taille, et elle avait une corne plus tranchante qu’aucun rasoir au milieu du front. Elle était pourvue de quatorze grandes mamelles, dont la plus petite était de la taille d’un pis de vache. Quand elle me vit, elle me jeta un regard si féroce que je m’enfuis épouvanté. Dans ma précipitation, mon enfant me tomba des bras et se mit à hurler. Il était tout mignon, tout blond et jamais on n’avait vu plus bel enfant! La bête en eut pitié et pénétra dans la cavité. Pendant ce temps, j’observai – caché derrière la racine de l’arbre – ce que la bête ferait de l’enfant. Elle prit délicatement le nourrisson de son museau, elle rentra dans le trou, s’allongea et fit si bien qu’il eut bientôt sa mamelle dans la bouche. Lorsqu’il perçut la douceur de la mamelle, il se mit à téter le plus naturellement du monde. Une fois repu, il s’endormit. De mon côté, je n’osai ni dormir, ni bouger d’un pouce de peur que la bête ne me tue. C’est ainsi que se passa cette première nuit, mon enfant endormi auprès des petits. Le lendemain, au matin, quand la bête alla chercher sa pâture, je mangeai de mes provisions, car j’avais grand faim. Après quoi, j’eus très soif, mais je n’osai pas sortir de ma cachette pour chercher de l’eau. Je décidai de prendre mon enfant, et tandis que j’étais en train de l’emmailloter, la bête revint. Curieusement, elle se montra très affectueuse à mon égard et finalement, je restai auprès d’elle. Après avoir fait téter ses petits ainsi que mon fils, elle me considéra et me voyant tout petit – puisque je suis nain – elle crut que j’étais encore enfant et elle me poussa à mon tour vers une de ses mamelles encore bien pleine. Comme j’avais très soif, je fis ce qu’elle attendait de moi: je bus son lait qui me parut délicieux et le plus doux que j’aie jamais goûté. Voilà, seigneur, la manière dont je vivais tant que mes provisions durèrent. Mon enfant profitait bien de ce lait, comme on peut encore le voir aujourd’hui, grâce à Dieu I Quand il ne me resta plus de provisions, ce régime lacté ne suffisait pas à me donner des forces.
Or il advint un jour, j’en rends grâce à Dieu, qu’un grand cerf vint à passer devant notre arbre creux. Je vous rappelle que j’avais grand faim, car le lait ne pourvoyait pas à tous mes besoins. Et je laissai échapper ce souhait: « Plût à Dieu que je puisse manger un beau cuissot de cerf rôti!». Tout en disant cela, j’avais sorti ma tête hors du trou. Le cerf s’était arrêté, en m’entendant, et me regardait. La bête qui passait par là pour nous protéger, ses enfants et moi, vit le cerf qui me regardait. Craignant pour notre vie, elle fonça sur lui, furieuse, et avant même qu’il ait pu s’en rendre compte, elle le pourfendit de sa corne. En retirant sa corne, elle le trancha net en deux morceaux. Le cerf tomba mort. Moi, j’étais aux anges. Je jaillis du trou dont je n’étais pas sorti depuis trois semaines. J’aperçus un morceau de bois crochu, tombé d’un arbre creux et je m’en emparai. Puisqu’il m’était impossible de le déplacer, je décidai de le laisser là et de creuser une fosse au-dessous de lui. En creusant, une source d’eau jaillit que je déviai pour nettoyer mon morceau de bois. Puis je versai de l’eau et je fis du feu grâce à ma pierre à fusil. Après quoi, je suis allé chercher du sable de la mer, car il était salé, et je l’y mélangeai.
La bête veillait sur moi, suivant mes moindres faits et gestes, pour me protéger des bêtes sauvages, tant elle m’aimait. D’ailleurs elle continue de passer une à deux fois par jour devant cette tour. Au bout d’un an, la bête n’eut plus de lait et je donnai de la viande à manger à mon enfant, comme pour moi. J’avais si bien apprivoisé cette bête qu’elle faisait tout ce que je lui demandais, car elle m’aimait comme une mère aime ses enfants. Elle tuait nombre de cerfs, d’ours et autres, pour que mon fils et moi puissions manger. Voilà la vie que j’ai menée pendant vingt ans, sans trouver aucune issue à cette île, à part la mer.
L’ermite Nascien à l’île Tornéant, Miniature du maître d’Adélaïde de Savoie, Lancelot-Graal, XVe siècle. Deux licornes sont représentées parmi les animaux sauvages. Bibliothèque Nationale, ms fr 96 fol 23v
[…]
Alors Géant sans Nom dévora une bonne moitié de cerf et but de l’eau. Ce n’était pas étonnant qu’il mange autant pour un homme de sa taille qui ne faisait qu’un seul repas. Il ne mangeait pas de pain ni d’autres plats et ne buvait pas de vin. Le roi ne put avaler une bouchée, tant il était impressionné par le géant. Quant au nain, il mangea très peu, en raison de sa joie. Après le repas, le nain ordonna à son fils de s’incliner devant le roi Arthur et d’implorer sa grâce pour qu’il le respecte davantage. Il rendit hommage au roi, l’embrassa et promit solennellement de lui être entièrement dévoué. Enfin, ils mirent au point leur projet, se couchèrent et dormirent jusqu’au matin. Ils se levèrent tous trois avec le jour. Le roi monta sur son destrier et plaça le nain devant lui; quant au géant, il marchait, sa massue dans la main et son bagage pendu au cou. Tandis qu’ils se dirigeaient vers Je navire, ils virent venir la licorne’ qui avait allaité le géant, car comme tous les jours, elle voulait voir celui qu’elle considérait comme son fils. Elle passait plus volontiers le matin, car elle avait davantage de chances de le trouver. Elle emboîta le pas du géant pour lui venir en aide si besoin était, tant elle l’aimait profondément.
C’est ainsi que le Chevalier au Papegau s’en retourna vers son navire, avec son escorte formée par un nain sur son arçon, et suivi de Géant sans Nom et de la licorne. Quand ils arrivèrent, les marins ne savaient s’ils devaient se réjouir ou s’enfuir. Ils éprouvaient de la joie parce que leur seigneur était de retour, et de la terreur à cause du géant et de la licorne. Quand le Chevalier au Papegau leur eut tout expliqué, ils prirent des cordes, les jetèrent hors du navire; puis ils les attachèrent au mât et à la coque. Le géant s’empara d’une des extrémités de la corde et l’attacha autour du poitrail de la licorne, et l’autre bout, il se l’attacha autour des épaules. Ce faisant, il avait toujours sa massue à la main. Le nain et le Chevalier au Papegau embarquèrent. À quoi bon allonger encore mon récit? Le géant et la licorne tirèrent le navire, avec l’aide des marins, et parvinrent à le remettre à l’eau. Alors, le géant monta sur le navire, aussitôt suivi par la licorne, qui ne pouvait se séparer de lui. Ils ramèrent ensuite de toutes leurs forces pour dépasser le fleuve qui s’étendait sur plus de quatre miles. L’eau était effroyablement profonde. Quand ils eurent traversé ce passage périlleux, ils découvrirent une très belle contrée. Le Chevalier au Papegau reconnut être déjà passé là; ils débarquèrent, chevauchèrent un peu et parvinrent à I’ Amoureuse Cité, là où vivait la Dame aux Cheveux Blonds. Ils continuèrent jusqu’au palais. La Dame aux Cheveux Blonds leur réserva un accueil somptueux. Sans perdre de temps, le Chevalier au Papegau dépêcha un messager au château de Causuel, pour faire savoir à Lion sans Merci que le roi Arthur lui demandait d’honorer sa promesse. Il devait, comme convenu et s’il tenait à son honneur, se trouver à Windsor, avec ses chevaliers, le jour de la Pentecôte, où le roi assemblerait sa cour. Le messager rapporta sa réponse: Lion sans Merci s’y conformerait volontiers. Il fut temps d’aller au lit, ce que chacun fit.
Des quatre petits chapitres que j’avais écrit sur le bestiaire de pierre des gargouilles et chimères, le bestiaire de bois des miséricordes et des stalles, le bestiaire de craie des fresques décorant les églises d’Europe du Nord et le bestiaire de bronze des médailles de la Renaissance italiennes, les deux premiers sont restés dans mon futur livre, et les deux derniers vont se retrouver sur ce site.Sur les médailles de Sperandio ou Pisanello, la licorne illustre la pureté des dames, la foi des princes d’église, la force des condottieres.
La médaille, une pièce de métal sans valeur faciale et qui n’est donc pas destinée au commerce, apparaît à la fin du Moyen Âge. La grande époque en est la Renaissance italienne, avec des artistes comme Vittore Pisano, dit Pisanello (1397-1455), qui fixa les canons techniques et esthétiques du genre, et ses successeurs et imitateurs Sperandio Savelli, dit de Mantoue, ou Niccolo Fiorentino.
J’ai sûrement écrit ici et là dans ce livre que telle ou telle médaille avait été frappée à telle ou telle occasion; c’est une facilité de langage. En effet, alors que la plupart des monnaies d’Europe étaient frappées, les médailles de la Renaissance étaient le plus souvent coulées, c’est à dire réalisées en versant du métal fondu, le plus souvent du bronze, dans un moule réalisé à partir d’une sculpture de cire, de plâtre ou de bois. Cette technique connue de l’antiquité mais passée de mode au Moyen Âge explique les reliefs tout en rondeurs qui font le charme de ces disques de métal.
Les médailles des XVe et XVIe siècle sont un genre artistique créé de toutes pièces, et aux règles très précises. Une médaille est coulée – je ne sais pas combien de temps je vais faire attention à ne pas écrire frappée – en l’honneur d’une personnalité dont le portrait est à l’avers. Au revers figure une composition allégorique ou symbolique, souvent accompagnée d’une dédicace ou d’une citation en latin illustrant les qualités du dédicataire. C’est bien sûr là que posent sagement des licornes symboliques, dont le sens peut être assez différent selon que la médaille honore une noble dame, un prince d’église ou un condottiere.
Pour évoquer les qualités de Camilla Covella d’Aragon, épouse du condottiere Costanza I Forza, Sperandio Savelli de Mantoue (1425-1504) a coulé sur une médaille son image parmi des animaux symboliques. Elle apparaît de face, sur un trône mi-partie licorne, mi-partie chien ; un serpent enroulé autour de son bras gauche semble lui parler à l’oreille. La chasteté de la licorne, la fidélité du chien, la prudence du serpent sont les vertus de Camilla, et, comme l’indique la légende qui entoure le portrait, sic itur ad astra, c’est ainsi que l’on parvient au ciel.
On doit également à Sperandio de Mantoue cette médaille à l’effigie d’un poète inconnu, le docte Parupus. Une licorne pégase avait sans doute à l’époque plus de poésie qu’aujourd’hui, mais sa signification n’est pas évidente. La phrase latine sur le pourtour de la médaille, dont le sens est assez obscur, ne nous apprend guère plus.
Encore une autre médaille de Sperandio de Mantoue, à l’effigie du sénateur bolonais Andrea Bentivoglio. La licorne porte sur son dos ce qui semble être un coffre à trésor. La devise, Integritatis thesaurum peut se traduire par Trésor de pureté, voire de chasteté, mais la licorne à la corne dressée peut aussi sembler protéger les richesses de la famille du sénateur. Andrea Bentivoglio est mort en 1491, trop tôt pour constater l’inefficacité de cette protection, qui n’allait pas empêcher quelques années plus tard la conquête de Bologne par les troupes papales.
Le chasseur de licorne est un peu tenté de voir partout des sous-entendus érotiques, et dans toute licorne un phallus. C’est parfois pertinent, c’est souvent une erreur. Au revers d’une médaille de Pisanello coulée en 1447 en l’honneur de Cecilia Gonzaga, fille du marquis de Mantoue, la princesse est représentée les seins dénudés – enfin, un sein et demi – au côté d’une licorne, sous un croissant de lune. Le geste par lequel elle saisit dans ses deux mains la corne d’une licorne particulièrement velue peut sembler équivoque. Cecilia est morte jeune, en odeur de sainteté et d’érudition, et le croissant de lune est un attribut de Diane, déesse antique de la chasteté. Sur son portrait à l’avers, les cheveux de la jeune fille sont remontés en un très sérieux chignon, et ses épaules sont couvertes. Il n’y a donc pas la moindre ambiguïté dans les intentions de Pisanello. C’est de cette médaille que s’inspira sans doute Jean Cocteau pour peindre la licorne sous la lune qui orne la grande salle de sa villa Santo-Sospir, et cette fois, l’ambiguïté ne fait aucun doute.
Le puissant Borso d’Este, marquis de Ferrare au milieu du XVIe siècle, apparaît sur plusieurs médailles. Au revers, on retrouve toujours son emblème, la licorne accroupie purifiant les eaux d’une fontaine ou d’une rivière de la pointe de sa corne, souvent devant un palmier. Sur cette médaille en plomb de Jacopo Lixignolo, vers 1460, la scène se déroule dans un paysage de montagne, ce qui est inhabituel et est peut-être lié à un épisode particulier de la vie du marquis.
Guglielmo Batonatti était probablement un chanoine de l’ordre hospitalier des Antonins, dont la croix en Tau, ou croix de Saint Antoine, était le symbole. On retrouve donc cette croix au revers de la médaille, au-dessus d’une licorne, symbole de l’humilité du Christ et peut-être clin d’œil à l’activité médicale de l’ordre. Cette médaille coulée vers 1485 est l’œuvre de Niccolo Fiorentino.
Niccolo Fiorentino a également dessiné cette médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni, fille du riche marchand Florentin Giovanni Tornabuoni. La scène représentée n’a pas de lien avec la fable de la licorne et du corbeau, qui n’était guère connue que dans le monde germanique. La licorne et la colombe font ici un peu doublon comme figures de chasteté et de pureté.
Celui-ci, vous l’avez reconnu à sa barbe taillée et son chapeau en feston. Il s’agit de François 1er, roi de France fasciné par l’art et la littérature italienne. Si l’on ignore par qui, à quelle date et à quelle occasion précise cette médaille italienne, ou à l’italienne, a été frappée coulée, la signification de la scène de la licorne purifiant les eaux, entourée de la devise Christianæ Reipublicæ Propugnatori (Je protège la communauté chrétienne) est évidente. François, pour une fois, n’est pas ici la salamandre qui se nourrit du bon feu et éteint le mauvais, mais la licorne qui éloigne le poison de l’hérésie protestante.
Sur cette médaille de Giovan Federico Bonzagni, en 1534, la licorne purifiant les eaux est accompagnée de l’âne et du bœuf, et la scène entourée de la devise In virtuti tua servati sumus, Nous sommes sauvés par ta vertu. Ceux qui comptaient pour leur salut sur la vertu d’Alexandre Farnese, le pape Paul III, commanditaire des fresques de Perino del Vaga que nous avons vues dans un chapitre précédent et frère de Giulia dont nous parlerons bientôt, étaient pourtant assez mal barrés.
Cette médaille anonyme du milieu du XVIe siècle représente Cornelio Musso, frère mineur et évêque de Bitonto. Même si l’on peut s’interroger sur la compatibilité entre l’humilité franciscaine et la frappe de médaille à son effigie, la devise Sic virus a sacris, Comme le poison (qui s’éloigne) des lieux sacrés, semble convenir au personnage. La scène est, une fois encore, celle de la purification des eaux, et l’on distingue à l’arrière-plan le troupeau des brebis chrétiennes menées par leur berger-évêque.
Sur cette médaille en l’honneur de Gianbatista Orsini, frappée coulée à Florence au tout début du XVIe siècle, la licorne trempe encore la pointe de sa corne dans une fontaine. La devise, experior – je teste, j’essaie, j’expérimente – illustre la principale fonction des cornes de licorne pour la noblesse romaine d’alors, s’assurer de l’absence de poison dans les mets qui étaient apportés sur la table des puissants.
Le style maniériste et passablement chargé du médailleur milanais Leone Leoni apparaît sur cette pièce d’argent coulée vers 1549 en l’honneur d’Antoine Perrenot de Granvelle, évêque d’Arras et conseiller de Charles Quint. La devise Caeteris aeque ac sibi, Pour les autres autant que pour soi-même, entoure la scène classique de licorne purifiant les eaux avant que les autres animaux, au premier rang desquels le lion, puissent boire.
Outre des médailles classiques en l’honneur des personnalités de l’époque, le médailleur de Vérone Moderno, au début du XVe siècle, réalisé une série de pièces à une face illustrant le mythe d’Orphée. Une licorne figure ici parmi les animaux sauvages charmés par le poète musicien. Les triomphes de Pétrarque sont aussi le sujet de bien des séries de médailles, et c’est toujours la licorne qui tire le char de la Chasteté, comme sur cette pièce de Giovanni di Fondulini Fonduli.
On peut bien sûr aussi trouver des licornes sur des séries du même type illustrant la Genèse, comme celle-ci, du médailleur allemand Hans Reinhardt l’ancien, qui illustre le thème du Christ, nouvel Adam.
À partir du XVIIe siècle, les licornes, comme les autres animaux apparaissant sur les médailles, perdent de leur valeur symbolique et ne sont plus guère que des figures héraldiques. C’est le cas par exemple en 1613, sur cette médaille à l’effigie de la princesse Elizabeth Stuart frappée à l’occasion du mariage de la fille du roi d’Angleterre et d’Écosse avec l’électeur Palatin. Élizabeth, dont le père avait réalisé dix ans auparavant l’union dynastique anglo-écossaise, est représentée au revers dans un char tiré par le lion d’Angleterre et la licorne d’Écosse.
Les images, en deux dimensions, des manuscrits et tableaux du Moyen Âge et de la Renaissance sont aujourd’hui dans le domaine public. Pour les médailles, qui ne sont pas tout à fait en deux dimensions, il peut y avoir ambiguïté. Fort heureusement, les musées publics américains ont clairement fait savoir que leurs photos étaient utilisables librement. À l’exception de celles en l’honneur de Gianbatista Orsini, qui se trouve à New York au Metropolitan Museum, de celle d’Andrea Bentivoglio dans une collection privée, de celles d’Antoine Perrenot de Granvelle et d’Elizabeth Stuart au British Museum, les médailles présentées ici proviennent de la même collection, celle de Samuel H. Kress, à la National Gallery of Art de Washington.
C’est en Bavière, en Suisse alémanique, dans le Tyrol, que sont apparues au XIIIe siècle les premières licornes héraldiques. Elles y restèrent longtemps plus nombreuses qu’ailleurs.
Zurcher Wappenrolle, circa 1345.
Zurich, Schweizerisches Nationalmuseum, AG 2760.
Le cerf de sable encorné de gueules de l’écu de Hirschberg est parfois, comme ici, dessiné unicorne. Il est cependant le plus souvent classiquement armé de deux bois.
Une licorne joueuse, sur un armorial tyrolien copié vers 1550. L’anneau provient de la légende de Saint Oswald, mais il est généralement rapporté par un corbeau et non par une licorne. Armorial de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg, fol 26r.
Armorial de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg, fol 58v.
Armorial de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg, fol 49r.
Armorial de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg, fol 29r.
Armorial de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg, fol 21r.
Pour trouver aisément des licornes dans l’héraldique médiévale, il faut consulter les armoriaux de la seule région d’Europe où l’unicorne fut dès le XIIIe siècle une figure héraldique assez usuelle, la Bavière, le Tyrol, la Suisse alémanique, le Trentin – en gros, un rayon d’une trentaine de lieues autour du lac de Constance, dans lequel nos blanches bêtes semblent avoir volontiers trempé la corne.
La zone de chalandise des licornes du lac de Constance aux XIVe et XVe siècle. Attention à l’orientation, le Nord est en haut, et l’Ouest à droite.
Sébastien Munster, Cosmographia Universalis, 1550
Une licorne et un griffon se font la gueule sur un armorial bavarois de la fin du XVe siècle. Armorial de l’abbé Ulrich Rösch, St Gallen Stiftsbibliothek, co. Sang 1084, p.124
L’animal y est le plus souvent rampant, dressé sur ses pattes arrières, parfois passant, marchant trois pattes au sol. Lorsqu’il tire une longue langue rouge, il ne faut y voir nulle moquerie ou ironie ; cette attitude signifiait alors le courage et l’agressivité.
Uffenbachses Wappenbuch, circa 1400. Hamburg, Cod in scrin 90, fol 42V
fol 25r
fol 52v
fol 49r
fol 80r
fol 2Uv
Sur l’armorial d’Uffenbach, copié vers 1400 , l’unicorne, dont la robe prend toutes les couleurs du blason, est soigneusement dessinée avec des sabots fendus, une petite barbiche, et une corne en scie plus qu’en spirale. Une demi douzaine de grandes familles du sud de l’Allemagne y portent un blason à la licorne, auxquelles il faut ajouter… le très ancien et fort peu bavarois roi Salomon. Il était fréquent de commencer de tels recueils d’armoiries en présentant les écus imaginaires, mais plus ou moins standardisés, de personnages bibliques, historiques ou légendaires. Sur l’une des pages de l’armorial, on voit donc un maure sur l’écu de Melchior, ce qui se tient, même si, selon jacques de Voragine, c’était Balthazar le roi Maure. Des étoiles sur celui de Balthazar, c’est aussi très logique pour un roi mage. Un lion pour David, c’était ça ou la harpe. Mais une licorne pour Salomon, allez savoir pourquoi…
Ulrich von Richental, Chronique du concile de Constance, 1470.
Badische Landesbibliothek, cod st george 63, fol 75r
fol 148v
fol 162v
fol 165v
fol 172r
La licorne héraldique n’a pas de caractère particulièrement religieux et, sur un armorial des participants au concile de Constance, de 1414 à 1418, les bêtes, le plus souvent blanches mais parfois noires, sont moins fréquentes sur les écus des ecclésiastiques que sur ceux des laïcs[1].
Armes du Minnesänger (troubadour) Dietmar von Aist (1115-1171), en route pour le célèbre Tournoi poétique de la Wartburg, dont j’ai dû parler ailleurs dans ce livre, parce qu’on y a croisé une licorne. Weingartner Liederhandcshrifft
Stuttgart, Würtembergisch Landesbibliothek, HB XIII 1
Ulrich von Richental, Hienach ist zu dem ersten verschriben wie die Cardinael und erczbischof fürsten und herren gen Costentz zu dem concilio einrittend, Augsburg, 1483.
Armes du troubadour Dietmar von Aist, début du XIVe siècle. Codex Manesse, début du XVe siècle.
Heidelberg, Universitätsbibliothek, cod palm germ 848, fol 64r
J’ai feuilleté pas mal de recueils de blasons bavarois, cherchant une page avec au moins deux écus à la licorne qui ne soit pas la même que celle du beau livre sur la licorne de Michel Pastoureau et Élisabeth Delahaye, et n’y suis pas vraiment parvenu. Même en Bavière ou au Tyrol, les bêtes unicornes ne sont pas si nombreuses, apparaissant sur moins d’un blason sur cent. Les seules pages qui aient un peu d’allure que j’ai finalement trouvées se sont avérées n’être que des copies plus récentes du même manuscrit, l’armorial de Conrad Grünenberg.
Armorial de Conrad Grünenberg,circa 1490. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms cgm 145, p.315
Ce recueil, dont la plus ancienne copie date de 1483, présente plus de deux-mille armoiries sur près de quatre-cent pages. C’est ce que l’on appelle un armorial universel, recensant des blasons de toute la chrétienté, mais aussi de personnages historiques, mythologiques, bibliques, exotiques et souvent un peu tout cela à la fois. Il s’ouvre sur les armoiries de l’empereur germanique, mais on trouve dans les pages suivantes les armes des neuf preux, parmi lesquels César, Alexandre et le roi Arthur, et dans les pages suivantes celles de David, avec bien sûr une harpe, de Nabuchodonosor et du Prêtre Jean, pour se limiter à des personnages dont il a été question ici ou là dans ce livre. Une dizaine de pages sont consacrées aux écus d’autres monarques imaginaires d’Afrique, d’Inde ou de Perse ; bien que vivant en des temps où il y avait des licornes, ou dans des régions à licornes, aucun de ces personnages n’a la bête sur son écu. Quatre ou cinq princes d’Europe ou dignitaires d’Empire en ont une en cimier, mais aucun ne l’a dans le blason lui-même.
Les chevaliers tournoient sur la grande place de Constance. Armorial de Conrad Grünenberg, Zurich, Zentralbibliothek, ms A 42, fol 184.
Et les dames lèvent bien haut les emblèmes de leurs favoris. fol 186.
Plus on se rapproche de Constance, où vivait Conrad Grünenberg, plus l’armorial devient détaillé, présentant les écus de modestes barons et chevaliers du coin, et c’est là, dans les cent-cinquante dernières pages, que les licornes se font plus nombreuses, mais elles restent néanmoins plus rares que les lions et les griffons ou même les cygnes et les chèvres.
À gauche, le chevalier qui en fait un peu trop. À droite, celui qui est vraiment classe. Armorial de Conrad Grünenberg, Zurich, Zentralbibliothek, ms A 42, fol 610 & 870
Encore le cerf unicorne, ou unibois, de Hirschberg. Armorial de Conrad Grünenberg, Zurich, Zentralbibliothek, ms A 42, fol 653
Toutes les illustrations de ce petit chapitre proviennent de ces armoriaux bavarois ou autrichiens de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle, car ensuite, l’illustration héraldique décline ; les couleurs deviennent fades, les écus biscornus, les figures trop petites, et tout cela perd de son charme. Cela commence déjà ici….
Jusqu’au début du XVIe siècle, la Suisse alémanique et la Bavière sont restées les régions où les licornes apparaissaient le plus fréquemment, non seulement sur les blasons, mais aussi sur les tapisseries, les coffrets de mariage, les carreaux de céramique des fours, les menues monnaies.
Ce calendrier manuscrit du XVIe siècle est décoré des armes de son propriétaire.
Fol 14r.
Fol 16r.
En Bavière et en Suisse, les licornes ornaient des petites pièces en alliage en billon, un alliage de cuivre, qui valaient beaucoup moins cher que les pièces d’or écossaises.
Staatliche Münzsammlung München
En Bavière et en Suisse, les licornes ornaient des petites pièces en alliage en billon, un alliage de cuivre, qui valaient beaucoup moins cher que les pièces d’or écossaises.
Münzkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Aujourd’hui, elles n’y sont guère plus nombreuses que dans le reste de l’Europe, excepté peut-être lors des fêtes traditionnelles de quelques villages qui ont encore la blanche bête dans leurs armoiries. L’animal fétiche de ces régions est devenu l’ours, pourtant assez rare sur les anciens blasons du coin, bien qu’il figure à la façon d’une onomatopée sur celui du canton suisse de Berne.
Armorial de la ville d’Augsburg, gravures de Hand Burgkmair le jeune, circa 1545
Paul Hector Mair, Armorial de la ville d’Augsburg, circa 1545.
La bête cornue n’est pas totalement oubliée pour autant, et l’écrivain Martin Walser, dans les années soixante, a fait de l’animal éponyme, dans son roman La licorne,tout à la fois le symbole de la triste sexualité de son héros et celui de la petite bourgeoisie de Constance et de Munich.
Liber amicorum du chevalier georg-Andreas von Herberstein, circa 1610.
British Library, Add ms 15736, fol 61r.
Tombeau de Heinrich von Waldenfels (+ 1562) et de son épouse. Le baron portait d’azur à la licorne contournée et rampante d’argent, la baronne de gueules au triskèle d’or.
Église de Rugendorf, en Bavière.
[1] Ulrich von Richental, Hienach ist zu dem ersten verschriben wie die Cardinael und erczbischof fürsten und herren gen Costentz zu dem concilio einrittend, Augsburg, 1483.
Irrésistiblement attirée par les jeunes dames, et arborant une corne unique en plein front, la licorne ne semblait pas destinée à devenir un symbole de pureté et de chasteté. Elle ne l’a pas toujours été.
Livre d’heures, circa 1300. Cambridge, Trinity College, ms B 11 22, fol 11r.
C’est une bête félonne à merveilles, du tout semblable à un beau cheval, excepté qu’elle a la tête comme un cerf, les pieds comme un éléphant, la queue comme un sanglier, et au front une corne aiguë, noire et longue de six ou sept pieds. Laquelle ordinairement lui pend en bas comme la crête d’un coq d’Inde[1]. Quand elle veut combattre ou autrement s’en aider, elle la lève raide et droite. Une d’icelles je vis, accompagnée de divers animaux sauvages, avec sa corne émonder une fontaine. Là me dit Panurge que son courtaut ressemblait à cette unicorne, non en longueur du tout, mais en vertu et propriété. Car ainsi comme elle purifiait l’eau des mares et fontaines d’ordure ou venin aucun qui y était, et ces animaux divers, en sûreté, venaient boire après elle, ainsi sûrement on pouvait après lui farfouiller sans danger de chancre, vérole, pisse-chaude, poulains grenés et tels autres menus suffraiges, car si aucun mal était au trou méphitique, il émondait tout avec sa corne nerveuse. – Quand, dit frère Jean, vous serez marié, nous ferons l’essai sur votre femme
— Rabelais, Le Cinquième livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel, 1552
Chasse à la licorne sur un bestiaire anglais du XIIIe siècle. On voit très bien comment l’animal s’est fait avoir.
British Library, Harley ms 3244, fol 38r.
Livre d’heures, circa 1500.
British Library, Add ms 29433, fol 12r.
Toute corne est susceptible de symboliser la puissance virile, non seulement de par sa forme, mais également parce que, chez de nombreuses espèces, seul le mâle porte cornes ou bois ; que l’on pense seulement aux différents usages, en anglais, de l’adjectif horny. Une corne unique semblerait plus encore se prêter à une telle interprétation, même s’il semble bien que les licornes femelles aient été, selon la plupart des auteurs, armées de même manière que les mâles.
Sablière de l’église de Le Tréhou, circa 1600. Photo Jean-Yves Cordier
Rabelais, dont je parle plus en détail dans mon livre car ce passage n’est pas le seul à mettre en scène la licorne, fut peut-être le plus direct, mais il ne fut ni le premier, ni le dernier à exploiter la dimension érotique latente de la licorne et de sa corne, d’ailleurs plus évidente dans la scène de sa capture avec l’aide d’une jeune vierge que dans celle de la purification des eaux. Dès le Moyen Âge, les enlumineurs avaient glissé dans leurs miniatures des clins d’œil d’une subtilité très variable.
Livre d’heures flamand, XIVe siècle.
L’enlumineur qui a dessiné cette dame à la licorne était coutumier des gags et doubles sens, qui sont assez nombreux sur ce manuscrit. Il n’y a donc absolument pas surinterprétation.
British Library, ms Stowe 17, fol 90v.
Manuscrit enluminé des Triomphes de Pétrarque, circa 1500.
Baltimore, Walters Museum, ms 755, fol 23r.Walters Museum,
Bien sûr, si la corne de la licorne peut être un peu obscène, celle d’un diable unicorne l’est encore plus.
Livre d’heures de Simon de Varie, circa 1455.
La Haye, Bibliothèque royale, ms 74 G 37A, fol 6v.
Et ne parlons pas des dragons… Pontifical, XIVe siècle. Bibliothèque de Tours, ms Diocèse 9, fol 59r.
Je me suis d’ailleurs livré à une petite expérience, faisant lire les récits de chasse à la licorne à des amis qui, n’étant pas de culture européenne, ne savaient rien de la symbolique associée à la blanche bête ; il ne leur est pas venu à l’idée que cet animal ait pu devenir un symbole de chasteté.
Le livre nommé Fleur de vertu, translaté d’italien en françois par François de Rohan, début du XVIe siècle.
BNF, ms fr 1877, fol 65v.
BNF, ms fr 1877, fol 65r.
Fior di Virtu, circa 1300.
British Library, Harley ms 3448.
Fior di Virtu, Florence, 1594.
Fior di Virtu Historiale, Florence, 1491
La Fior di Virtu fut l’un des ouvrages les plus populaires de l’Italie de la Renaissance ; on en connaît pas moins d’une cinquantaine d’éditions imprimées entre 1470 et 1500. Dans ce texte dont les premiers manuscrits datent du début du XIVe siècle, trente-cinq vices et vertus sont figurés par des animaux. C’est la tourterelle, et non la licorne, qui est image de chasteté, et le chameau figure de la tempérance. La licorne, à l’inverse, représente l’intempérance, comme on peut le lire dans l’une des premières traductions françaises : « Se peult approprier et ressembler le vice de intempérance à la licorne, qui est une beste laquelle prend si grand délectation à demourer et estre avecques les filles vierges que quand elle en voit quelqu’une, s’en va à elle et sendort en son giron[2] ». Elle s’endort, bien sûr, parce que post coitum animal triste.
Dame et licorne, dessin à la plume de Léonard de Vinci, circa 1480.
Oxford, Ashmolean Museum.
Nymphe et licorne, gravure de Jost Amman, 1578.
Liber Amicorum, XVIIe siècle.
Léonard de Vinci, qui avait lu la Fior di Virtu, note dans ses carnets que « La licorne, par intempérance et parce qu’elle ne sait pas réfréner son goût des jouvencelles, oublie sa férocité et sa sauvagerie. Mettant toute crainte de côté, elle va vers la jeune vierge assise et s’endort sur ses genoux. Ainsi les chasseurs s’emparent d’elle[3]». Léonard a dessiné à trois reprises dans ses carnets la dame et la licorne. Sur l’un de ces croquis, la licorne est tenue en laisse, ce qui nous renvoie aussi aux interprétations courtoises.
François Clouet, La dame au bain, 1571. Washington, National Gallery of Art.
La Dame au bain, tableau de François Clouet peint en 1571, représente l’une des nombreuses maîtresses de Henri II, peut-être Diane de Poitiers. La licorne y est blanche et discrète, tissée sur un dossier de chaise à l’arrière-plan. Au centre du tableau, on ne voit pourtant qu’elle, et elle n’est certainement pas ici un symbole de chasteté.
La même idée apparait dans une fable italienne de la fin du XVIe siècle ou le loup se moque ainsi de la licorne : « Tu n’as aucun contrôle sur tes désirs. Alors même que la vitesse t’a sauvée[4] de la force des chasseurs, que tu es si loin qu’ils ne te voient même plus et n’espèrent plus te capturer ; tu vois une jeune vierge et le désir charnel te fait te précipiter dans ses bras et être capturée, incapable de combattre Oh, faiblesse de l’esprit ! Oh, ignorance animale ! Oh appétits mortels ! [5]». Le loup et la licorne est une histoire assez innocente, mais quelques autres des contes et fables du napolitain Girolamo Morlini, comme ceux de La femme dont l’amant est sodomisé par le mari ou de La religieuse et la succube le sont moins, même en latin, et ont valu à son recueil de contes et nouvelles d’être mis à l’index ; la plupart des exemplaires ont fini brûlés, et il n’en reste que trois dans des bibliothèques.
Le char de Phyllis et Aristote. Album de tournois et parades de Nuremberg, circa 1650.
Metropolitan Museum, New York
“I’m just going to feed Adolphe,” she said, pointing to a little reticule of buns that hung from her arm. Adolphe was her pet unicorn. “He is such a dear,” she continued; “milk-white all over excepting his black eyes, rose mouth and nostrils, and scarlet John.”
— Aubrey Beardsley, The Story of Venus and Tannhaüser.
Bertram R Elliott, illustration pour Venus & Tannhauser, 1927.
Maury, le monstre aux hormones du dessin animé Big Mouth.
[1] Dindon. [2] Bibliothèque Nationale, ms fr 1877, fol 65r. [3] Léonard de Vinci, Carnets, éd. MacCurdy, Gallimard, 1986, t.II, p.460. [4] J’hésite à utiliser le féminin, mais bon, grammaticalement, c’est quand même une licorne. [5] Girolamo Morlini, Novellæ, Fabulæ, Comediæ, 1855, p.200.
On ne croise pas plus de licornes dans les sagas nordiques que dans les mythologies grecques et romaines, mais on pouvait s’arranger. À la Renaissance, on reconstruit l’Antiquité autant qu’on la redécouvre.
Abandonnant Œdipe pendu par les pieds, Laïos va tranquillement chasser la licorne, parce qu’il faut bien s’occuper.
L’histoire ancienne jusqu’à César, XIVe siècle.
British Library, add ms 25884, fol 86r
L’Histoire ancienne jusqu’à César, XIVe siècle.
British Library, add ms Stowe 654, fol 2r.
l n’y a pas de licorne dans nos mythologies. Contrairement aux centaures, sirènes, griffons et autres dragons, l’albe bête est absente aussi bien des longs feuilletons grecs et romains que des légendes nordiques. Pourtant, lorsque, à la Renaissance, l’antiquité redécouverte et fantasmée devient à la mode dans les milieux cultivés de France et d’Italie, la blanche cavale parvient à se glisser ici et là, non pas dans des récits mythologiques déjà pour l’essentiel clos et verrouillés, mais dans les images qui les accompagnent. Dieux et héros, qui ne la connaissaient pas auparavant, ont peut-être été surpris de la voir pointer le bout de sa corne.
Circé change les compagnons d’Ulysse en animaux. Francis de Retzn Defensorium inviolatae virginitatis Mariae, circa 1490. Bibliothèque Nationale d’Irlande, Dubin, ms 32 513.
Faute de références antiques suffisantes, peintres et graveurs ont souvent, pour représenter des scènes mythologiques, transposé des modèles éprouvés venus du répertoire chrétien, et c’est par là que la licorne est arrivée au pied de l’Olympe et aux portes d’Hadès. Les animaux sauvages, après avoir pris note des noms que leur attribuait Adam, puis écouté quelques saints leur prêcher la bonne parole, se sont regroupés autour d’Orphée pour profiter du chant de sa lyre. Sur un manuscrit de la fin du XIVe siècle, Circé change les compagnons d’Ulysse non pas en pourceaux mais en chien, chat, lapin âne et licorne. Sur un dessin du XVIe siècle, au musée du Louvre, les deux lions qui gardent traditionnellement Cybèle, déesse grecque associée à la nature sauvage, sont accompagnés d’un cerf et d’une licorne.
La Nature et Prométhée, circa 1571.
Cabinet de François Ier Medici, Palazzo Vecchio, Florence.
De la même manière, une licorne s’est retrouvée sur une fresque figurant la Nature et Prométhée, au plafond du cabinet de travail – si l’on ose dire, car c’est un peu grand pour un cabinet – de François Ier de Médicis, au Palazzo Vecchio, à Florence. La scène s’inspire des représentations chrétiennes de la création du monde et des animaux.
Sur le manuscrit des Métamorphoses dont nous avons déjà vu deux miniatures au chapitre précédent, une licorne à pois est l’une des bêtes monstrueuses vaincues par le héros Bellérophon, le tueur de la chimère. Bibliothèque municipale de Lyon, ms 742 B, 79v
Lorsque Pluton enlève Proserpine pour l’emmener aux enfers, il est parfois à pied, mais plus souvent – c’est quand même un dieu – en char ou à cheval. Albrecht Dürer l’a représenté emportant sa proie, solidement tenue sous le bras, sur un cheval unicorne et trapu. Sa corne recourbée vers l’avant donne à l’unicorne un aspect chthonien qui convient à la monture du dieu des enfers.
Le rapt de Proserpine par Pluton,
Gravure d’Albrecht Dürer, 1516.
La tortue, invitée au mariage de Zeus, a préféré rester tranquillement chez elle. Le dieu la condamne alors à toujours devoir transporter sa maison avec elle. Une bonne maison est une maison pleine d’amis.
Achille Bacchi, Symbolicarum quaestionum de universo genere, 1555.
Le char de Neptune, dieu des eaux vives et des océans, est traditionnellement tiré par des hippocampes, qui avant d’être de petites bestioles d’aquarium étaient de solides créatures de la mythologie grecque, tête et pattes antérieures de cheval, queue de poisson ou de monstre marin. Rien ne s’opposait bien sûr à ce que certains de ces hippocampes soient aussi, à l’occasion, des licornes.
Hercule combat l’hydre de Lerne, qui est aussi un peu une, ou plusieurs, licornes.
Guillaume de la Perrière, Le théâtre des bons engins, 1535.
Le char de Neptune tiré par deux hippocampes, dont une licorne.
Gravure de Ludolf Bakhuizen, 1701.
Pourquoi alors, même en cherchant bien, ne trouve qu’un ou deux pégases unicornes, purement héraldiques, dans tout l’art de la Renaissance ? Le cheval ailé était trop unique, trop bien connu, et son image antique et stabilisée ne pouvait plus guère évoluer. Il a fallu attendre pour que les licornes s’envolent et les pégases s’arment d’une corne l’époque contemporaine, et un certain oubli des mythologies classiques.
Une licorne symbole de chasteté et de fidélité illustre l’Épistre Othea la déesse, que elle envoya à Hector de Troye, quand il estoit en l’aage de quinze ans, de Christine de Pizan. Erlangen Universitätsbibliothek, ms M 2361, fol 36r
On imaginerait volontiers les blanches et fières licornes aux côtés de la hautaine, sauvage et vierge Diane chasseresse. Trop exotique, la licorne de la Renaissance n’était pas encore un animal sylvestre, et Diane est donc accompagnée de biches, parfois de cerfs blancs, mais très rarement de licornes. Des unicornes, au nombre de six ou huit, tirent néanmoins, au XVIe siècle, le char de la déesse dans un texte hermétique, Le songe de Poliphile, de Francesco Colonna, mais l’idée vient ici de Pétrarque et non des mythes grecs.
Francesco Colonna, Hypnerotomachia ou Le Songe de Poliphile, 1499.
Le char de Diane tiré, plus classiquement, par des cerfs blancs.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 5068, fol 35r
Une peinture du Titien, qui se trouve à Londres à la National gallery, représente le moment ou Diane apprend que sa nymphe préférée, Callisto, n’est plus chaste puisqu’elle est enceinte de Jupiter ; les licornes brodées sur la toile de la tente de Diane sont un symbole de chasteté emprunté à l’iconographie mariale.
Le Titien, Diane et Callisto, 1559 Londres, National Gallery
Une mystérieuse licorne pointe corne et museau sur la dernière fresque d’une série de Bernardino Luini contant l’histoire de Procris et Céphale, dont vous n’avez certainement jamais entendu parler. En résumant, il est jaloux, puis elle est jalouse, et ça finit par un accident de chasse. Diane, qui craint que les accidents de chasse ne nuisent à sa réputation de déesse compétente et efficace, ressuscite la belle Procris et tout est bien qui finit bien. La licorne qui apparaît sur le dernier panneau symbolise la résurrection, ce qui renvoie autant au Christ qu’à Procris. D’autres versions de l’histoire se terminent moins bien, mais la morale est toujours la même – la jalousie, c’est un peu idiot et, à moins que vous n’ayez le 06 de Diane, ça finit mal. Dans une édition imprimée de 1539 des Métamorphoses d’Ovide, une gravure montre Céphale et son chien Laelaps poursuivant une licorne bondissante dont on ne sait pas très bien si elle est une simple bête sauvage ou la belle Procris prise pour une bête sauvage.
Bernardino Luini, Procris et Céphale, circa 1520. National Gallery of Art, Washington
Les métamorphoses d’Ovide, éditées par Denis Jadot, 1539
Et nous n’étions qu’à la Renaissance…. Encore aujourd’hui, même si nous sommes un peu mieux renseignés sur la vie quotidienne sur l’Olympe, il n’est pas rare de voir des licornes se glisser dans des épisodes mythologiques où elles n’ont que faire.
Le sommet du kitsch et du n’importe quoi au-dessus de l’entrée d’un centre commercial de Manchester. Un griffon, un centurion romain qui se prend pour Zeus, et une licorne dont nul ne sait ce qu’elle fait là. Photo Chemical Engineer, Wikimedia Commons
À en croire la littérature enfantine d’aujourd’hui, la licorne est finalement devenue une créature mythologique.
Un jeu de stratégie des années quatre-vingt. J’ai peut-être encore une boite chez moi ; en tout cas, j’en ai eu une.
Astrologie, alchimie, religion, complots… La licorne se prête particulièrement bien aux délires interprétatifs, dont voici quelques exemples amusants.
Tout au long de cette histoire de la licorne, nous avons croisé des thèmes religieux, essentiellement chrétiens, et pas mal de délires hermétiques, alchimiques et autres. Les religions et l’ésotérisme dans la pensée traditionnelle, les théories du complot dans la société contemporaine, ont pour socle la même faiblesse de l’esprit humain, la peur de l’absurde, l’intuition un peu idiote, infiniment triste et désespérément rassurante, que tout doit avoir du sens.
La licorne se prête assez bien aux interprétations et surinterprétations symboliques et allégoriques. Chaste et obscène, soumise et violente, chevreau et rhinocéros, imaginaire mais plausible, elle est plus ambigüe que le dragon ou le griffon, et l’ambiguïté se charge assez facilement de mystère. Sa blancheur immaculée, même si les textes n’en disent rien, et l’unicité singulière de sa longue corne encouragent les lectures symboliques – tous les nombres peuvent être des images, mais 1 est quand même de loin le plus symbolique de tout et de n’importe quoi. Bref, on a écrit quelques bêtises sur les griffons, beaucoup sur les dragons, mais on a vraiment écrit n’importe quoi sur la licorne, et cela a commencé très tôt.
La surinterprétation commence dès le Physiologus. Le bestiaire tire en effet du récit de la chasse à la licorne, sans doute d’origine pré-chrétienne, une allégorie religieuse si peu convaincante qu’elle a dû sans cesse être modifiée et bricolée, passant de l’Incarnation à la Passion puis à l’Annonciation, avant que, par le décret tridentin sur les images de 1563, l’Église ne s’efforce de mettre un terme à ces conneries.
Aujourd’hui, ce sont moins les récits légendaires, finalement assez peu nombreux et souvent oubliés, que les représentations graphiques qui sont prétextes à interprétations excessives, voire délirantes. Je m’en méfie, mais je suis sans doute moi-même tombé ici et là dans ce piège.
Adam nommant les animaux Florence, Palazzo Pitti.
Plusieurs chapitres du livre traitent des licornes du jardin d’Eden, puis de l’Arche de Noé. Dans certains cas, comme cette tapisserie montrant Adam nommant les animaux, l’interprétation symbolique, ici la licorne figurant le Christ en second Adam, ne fait guère de doute. Dans d’autres, je me suis peut-être un peu avancé, et il est toujours possible que la licorne ne soit là qu’un peu par hasard, un animal parmi d’autres puisqu’ils devaient tous être là. Le travail des historiens est de trouver des explications, et ils oublient trop souvent les plus simples d’entre elles, la contingence et le hasard.
Jan Swart van Groningen, Christ dans un paysage, circa 1530. Montreal, Mussée des Beaux-Arts.
Au musée des Beaux-Arts de Montréal se trouve un tableau de Jan Swart van Groningen, Le Christ dans un paysage, une peinture du XVIe siècle hésitant entre maniérisme italien et sobriété luthérienne. Je m’apprêtais à le citer dans mon chapitre sur la solitude christique de la licorne lorsque j’ai découvert qu’il n’abritait pas, comme on l’a longtemps cru, une licorne mais deux, toutes deux discrètes et solitaires dans des coins opposés du tableau. Quelques jours plus tard, je recevais un email de la sympathique équipe du musée avec, en pièce jointe, le rapport de recherche fait en 1996, lors de l’acquisition du tableau. J’appris ainsi que les spécialistes étaient loin d’être d’accord sur l’identité du personnage central, le Christ, Jean-Baptiste ou l’apôtre Philippe. Si une seule licorne peut être un attribut christique, ou, si l’on a affaire à Philippe ou jean-Baptiste, une représentation du Christ qui se balade dans les environs, deux ne font guère de sens, et l’artiste a peut-être simplement peint la faune de Palestine, où chacun savait que gambadaient librement les licornes. D’autres animaux du tableau, notamment le très visible escargot au premier plan, symbole habituel de la résurrection et principal argument en faveur de l’hypothèse du Christ, ne sont pourtant pas là par hasard…. Bref, à partir de quelle taille un détail doit-il avoir du sens ?
Quel peut bien être son seul désir ? Musée de Cluny.
Décrivant dans mon livre les deux cycles de tapisseries de La Dame à la licorne et de La Chasse à la licorne, j’ai fait allusion aux interprétations délirantes qui ont pu en être faites, lisant dans les premières la recette de la pierre philosophale, de l’éveil tantrique, de la perfection cathare ou de la fission atomique (on a échappé à la raclette), et dans les secondes un nombre impressionnant d’allégories chrétiennes, templières, alchimiques, zodiacales, cabbalistes ou tout cela à la fois. Les artistes de la fin du Moyen Âge avaient certes plus que ceux d’aujourd’hui tendance à mettre du sens partout ; l’interprétation est donc légitime, mais pas n’importe quelle interprétation. Il y a peut-être des symboles cachés dans la Dame à la licorne, il y a clairement une bonne dose d’allégorie chrétienne dans la Chasse à la licorne, mais point trop n’en faut.
La Sainte Cène ? New York, Musée des Cloisters.
Prenons pour exemple l’une des tapisseries de la Chasse, celle où les veneurs surprennent la licorne trempant sa corne dans l’eau qui s’écoule d’une fontaine pour que les animaux puissent boire. C’est sur un site web un peu cinglé que j’ai d’abord lu que la deuxième tenture des Cloisters, où la licorne est surprise par les chasseurs au moment où elle trempe sa corne dans l’eau qui s’écoule de la fontaine, était une représentation de la Sainte Cène. C’est assez logique, les tapisseries suivantes illustrant la Passion, et une rapide comparaison avec d’autres images du dernier repas datant de la même période, dont bien sûr le célèbre tableau de Léonard de Vinci, suffit à montrer la vraisemblance de cette lecture, que j’ai retrouvée depuis dans des études plus académiques. On peut même identifier certains des douze apôtres, notamment Judas, le premier à gauche.
Le rédacteur du site explique cependant un peu plus loin que la même tenture est aussi une allégorie de la création du monde, ce qui est déjà moins évident. En continuant la lecture, on apprend, savants schémas à l’appui, que la licorne à la fontaine est AUSSI une représentation de la construction de l’Arche de Noé, de la vie de Moïse, des noces de Cana, de la couronne d’Épines, du siège de Troie, du culte de Cernunnos, de celui de Mithra, du baptême de Clovis, de la vie de Saint Denis, de celle de Jeanne d’Arc, de l’arbre des Sephiroth, du sceau (bien sûr alchimique) de Salomon et, last but not least… de celui des États-Unis d’Amérique. Je vous épargne les autres tentures de la série ; on est dans le grand n’importe quoi, que confirme l’abondance de références aux spécialistes du genre, Carl-Gustav Jung bien sûr, mais aussi Mircea Eliade, René Guénon, Julius Evola ou Gilbert Durand. Bref, comme disait Jean Cocteau, lui aussi amateur de licornes, « jusqu’où peut-on aller trop loin ? » – j’ai choisi de m’arrêter à la Cène. J’ai peut-être été un peu trop prudent, mais certainement pas beaucoup.
Yale, Beinecke Library, ms Mellon ms 051, fol 407v
Et je vis une tour s’élever, au haut de laquelle était un jardin. Au milieu de ce jardin était un puits. Et brusquement apparaissait une licorne poursuivie par trois chiens que tenait en laisse un archange, un olifant à la main. Mais comme la licorne allait blottir sa tête sur les genoux de la jeune femme, elle s’effondrait blessée, déjà mourante, tandis que les trois chiens se couchaient à côté d ‘ elle en signe de tristesse et que l ‘archange tombait à genoux . A ce moment, la tour s ‘ouvrait en deux et en son sein s’élevait un brasier sur lequel la licorne semblait semblait brûler et rapidement se consumer. Mais à l’instant qu’elle disparaissait, naissait à sa place un grand oiseau qui, déployant ses ailes, faisait entendre un cri de victoire, si bien que sortant de terre des êtres humains paraissaient ressusciter d’entre les morts et venir se recueillir autour de l’oiseau qui, étendant ses ailes, les recouvrait.
— Frédérick Tristan, L’homme sans nom, 1980
Et pourtant… Je pensais que Carl-Gustav Jung, dans Psychologie et Alchimie, était le premier à avoir proposé de la scène de la chasse mystique à la licorne une interprétation alchimique. Je m’apprêtais à écrire ici un passage un peu moqueur sur une lecture qui, comme tout ce qu’a écrit Jung sur la licorne et sans doute sur d’autres sujets, ne me semblait pas fondée sur grand-chose, lorsque je suis tombé, un peu par hasard, sur un manuscrit nouvellement numérisé de la bibliothèque Beinecke de l’université de Yale. Ce traité alchimique et rosicrucien du XVIIIe siècle est fait de bric et de broc, à partir de collages de manuscrits antérieurs. Sur l’une des dernières pages se trouve une chasse mystique peinte à une époque où le thème était un peu passé de mode. Des symboles alchimiques évidents, le soleil et la lune, les deux roses rouge et noire, le temple de Salomon, y côtoient les attributs mariaux, ajoutant encore à la confusion allégorique habituelle. Les trois chiens de l’ange Gabriel sontaux couleurs des étapes du grand-œuvre, rouge, blanc et noir. La capture de la licorne représente ici, sans le moindre doute, à la fois l’Annonciation et la transmutation alchimique, même si cette dernière était plus souvent associée à la Nativité ou à la Crucifixion – les alchimistes n’avaient peur de rien. Cette chasse mystique est donc bien alchimique, quelques autres le sont peut-être, mais, non, elles ne le sont pas toutes, loin de là. Un rapide coup d’œil à une centaine de peintures et tapisseries allemandes révèle en effet que les chiens sont plus souvent quatre, portant alors le nom des quatre vertus cardinales, et que lorsqu’ils sont trois, nommés comme ici d’après les trois vertus théologales, foi, espérance et charité, leurs couleurs ne sont généralement pas celles du grand-œuvre.
Léonard de Vinci, Allégorie au miroir solaire, circa 1500.
Musée du Louvre.
Une copie un peu plus lisible.
Au musée du Louvre se trouve un dessin de Léonard de Vinci, le plus souvent appelé l’Allégorie au miroir solaire. Des animaux, parmi lesquels un dragon et une licorne, combattent tandis qu’un homme assis renvoie sur eux la lumière du soleil à l’aide d’un bouclier-miroir. Tout le monde est bien d’accord pour y voir une allégorie, d’où le nom donné à ce dessin, mais on ne sait pas bien de quoi. Le site du Musée du Louvre suggère prudemment la lutte du bien et du mal, ce qui n’engage pas à grand chose. D’autres ont proposé la transmutation alchimique, encore elle, ou même, plus original, la sodomie.
Ceci est le carré magique permettant d’invoquer une licorne. On y reconnaît, en caractères latins, le nom hébreu de la licorne, Reem. Je n’ai pas encore essayé, les instructions sont en allemand avec des bouts en hébreu et en latin, et il parait que ça prend dix-huit mois. Abramelin – Cabala mystica Aegyptiorum et Patriarcharum, das ist das Buch der wahren alten und göttlichen Magia geschrieben von Abraham den Sohn Simonis an seinen jüngern Sohn Lamech, circa 1750. Bibliothèque universitaire de Leipzig, cod mag 15, fol 452
La licorne n’avait pas, dans la littérature hermétique, l’importance du lion ou du pélican, et les véritables images de licornes alchimiques sont rares. Les ouvrages ésotériques contemporains sur la licorne, nombreux et souvent médiocres, ont donc fréquemment complété un corpus un peu léger par des images qui n’ont, en fait, rien de mystérieux. En voici quelques exemples.
BNFm ms fr 145, fol 48v.
Cette miniature médiévale est présentée à tort comme alchimique. Elle provient d’un recueil de chants royaux en l’honneur de la Vierge, et la signification, assez triviale, de la licorne et des trois autres animaux est explicitée dans le texte – la licorne est la justice (une association inhabituelle), le serpent la prudence, le bœuf la tempérance et le lion la force. On remarque aussi que l’illustrateur s’est trouvé face à un problème que les auteurs de jeux de société connaissent bien, la quadrature de l’hexagone.
J.F. Bertuch, Kinderbuch Fabelwesen, Berlin, circa 1800.
Six créatures imaginaires, basilisc, phénix, dragon, oiseau roc, licorne et agneau de Tartarie sont représentées ici sur l’une des pages d’un livre d’images mythologiques pour enfants publié à Berlin vers 1800. Cette page, à l’allure il est vrai un peu mystérieuse, est pourtant présentée dans de nombreux livres récents sur la licorne comme une planche alchimique.
Terminons avec ces quatre emblèmes bizarres, qui proviennent des Corona Gratulatoria et du Suffragium Deorum de Paris Gille, publiés à Salzburg dans les années 1660. Il semble bien que cela ne soit ni alchimique ni franc-maçon, ni illuminé de Bavière même si on n’était pas très loin, juste bizarre. Les nombreux livrets de Paris Gille, que je suis loin d’avoir tous feuilleté, sont des recueils de poèmes courtisans et tarabiscotés en l’honneur de dignitaires ecclésiastiques, dont les dédicataires se sont peut-être demandé si c’était de l’art, du lard ou du cochon.
On devine que les chasseurs étaient avant tout motivés par la corne de l’animal, mais les bestiaires sont muets à ce sujet, et nous épargnent donc tous les sous-entendus scabreux auxquels on aurait pu s’attendre.
Sur cette copie du bestiaire de Pierre de Beauvais, au début du XIVe siècle, l’enlumineur a oublié la corne de l’animal. Le texte est pourtant clair, il s’agit bien de l’animal appelé en grec monocéros, en latin unicornis et qui a « une corne en mi le front ».
Bibliothèque universitaire de Montpellier, ms H 437, fol 226r
Albertus Pictor, Chasse mystique à la licorne sans corne, circa 1500.
Église d’Almunge, Suède.
Photo Christer Malmberg.
Je ne sais pas si la licorne du portail de la cathédrale de Laon a perdu sa corne ou n’en a jamais eu.
Les bestiaires, du moins les plus tardifs d’entre eux, ont été rédigés alors que les cornes de licorne, généralement cornes d’antilope ou défenses de narval, commençaient à faire l’objet d’un réel commerce en Europe, et à être utilisées en médecine. Il peut donc paraître surprenant que, à de rares exceptions près, ces textes n’indiquent pas que la licorne est capturée ou tuée pour sa corne. Les cornes étant signe de puissance, il eut sans doute semblé déplacé de trancher celle d’une blanche licorne qui dans le bestiaire représentait, selon les époques et les allégories, l’Esprit ou le Christ.
Aucune miniature médiévale, à ma connaissance, ne représente les chasseurs ou la jeune vierge coupant la corne de l’animal, même s’il peut y avoir ambiguïté dans les quelques cas, comme sur une copie du bestiaire de Pierre de Beauvais, où l’animal est représenté… sans corne, donc peut-être après qu’on l’en ait débarrassé !
La licorne est tuée et sa dépouille emportée au château.
Metropolitan Museum, New York.
Médaille d’Antonio Marescotti en l’honneur de Borso d’Este, 1460.
La position de la licorne accroupie sur l’emblème de Borso d’Este, qui est plus celle d’un cheval que d’une chèvre, peut laisser croire que sa corne est brisée, mais il n’en est bien sûr rien.
L’une des rares images, peut-être la seule, à faire exception est la dernière tapisserie de La Chasse à la licorne, au musée des Cloisters, où se succèdent deux scènes. Sur la première, deux chasseurs percent le corps de la licorne de leurs lances, tandis qu’un troisième s’apprête peut-être, ce n’est pas certain, à trancher la base de la corne avec son épée. Sur la deuxième, la bête morte est posée sur un cheval, et le chasseur à l’épée enserre de sa main la corne brisée qui tient encore à la peau du crâne de la licorne. Les symboles religieux sont assez nombreux sur cette tapisserie, la licorne est clairement le Christ, mais du coup, on ne sait pas très bien comment interpréter cette corne.
Les rares textes à préciser que les chasseurs de licorne s’emparent de la corne de l’animal nous viennent du monde grec. Un bestiaire que nous avons déjà cité, celui avec les musiciens, précise que « La jeune femme la caresse, et la licorne s’endort. Elle attache alors la corde à sa corne. Quand la licorne se réveille, elle ne peut plus s’échapper, tenue par la corde. De désespoir, elle laisse tomber sa corne et s’enfuit. Les chasseurs prennent alors la corne, qui est un excellent remède contre le poison des serpents[1] ». Un érudit byzantin du XIIe siècle, Tzétzès, donne de la chasse à la licorne un récit plus original encore. L’animal étant attiré par l’odeur féminine, l’un des chasseurs se déguise et se parfume comme une jeune fille. Lorsque la licorne s’approche, il lui ouvre les bras et la retient par le cou, tandis que ses complices, à l’aide d’une scie, coupent la corne de l’animal, qui repart vivant mais désarmé[2]. On imagine les enseignements qu’un psychanalyste pourrait tirer de ce curieux et unique récit. À la Renaissance, quelques auteurs découvrirent le texte de Tzétzès, cité notamment par Conrad Gesner dans son Historia Animalium et Gianbatista della Porta dans son Traité de magie naturelle[3].
Ulrich von Pottenstein, Das Buch der natürlichen Weisheit, Allemagne, circa 1430. British Library, Egerton ms 1121, fol 69r.
Si des enlumineurs jouaient volontiers du caractère phallique de la corne unique, ils ne semblent pas plus que les auteurs avoir exploité l’idée de l’attribut brisé ou tranché – tout juste a-t-on quelques cornes un peu flasques chez Rabelais. Dans les rares récits où la licorne brise elle-même sa corne, celle-ci figure plutôt la présomption, l’orgueil ou la violence. On trouve dans des recueils de fables plus ou moins ésopiennes de la fin du Moyen Âge l’histoire du corbeau et de la licorne. La licorne, gênée par les croassements du corbeau perché sur un rocher, l’attaque avec violence. Ne parvenant pas à l’atteindre, elle frappe le rocher de sa corne jusqu’à la briser – la corne n’a donc rien de sexuel, et la fable est une condamnation de la violence et de l’énervement, la morale étant qu’il faut rester cool et multiculturel quand le voisin du dessus écoute de la pop libanaise.
Ulrich von Pottenstein, Spiegel der Weisheit, XVe siècle.
Abbaye bénédictine de Melk, Cod 551 (961), fol 51v.
Ulrich von Pottenstein, Cyrillusfabeln, Bavière, circa 1430.
Bayerische Staatsbibliothek, cod Cgm 254, fol 38r.
Ulrich von Pottenstein, Cyrillusfabeln, Bavière, circa 1457.
Bayerische Staatsbibliothek, Cod Cgm 340, fol 45v.
Ulrich von Pottenstein, Das Buch der natürlichen Weiszheit, 1490.
Sur un livre d’emblème, le Parnasse emblématique, cette scène devient la conclusion inattendue et peu chrétienne d’une chasse mystique à la licorne. Un veneur et ses chiens poursuivent une licorne qui regarde en arrière, fonce dans un rocher et y brise sa corne. La devise décrit l’espoir, vain, de parvenir à échapper aux chasseurs
Laurentius Wolfgang Woyt, Emblematischer Parnassus, 1730
Le bouc unicorne du livre de Daniel brise aussi sa corne, mais l’allégorie est historique et politique, c’est un grand empire, une grande corne, qui donne naissance à quatre petits, quatre petites cornes. Et puis, même unicorne, cela reste un bouc et non un licorne.
Le bouc unicorne brise sa corne, Beatus de Liebana, XIe siècle.
BNF, ms lat 8878, fol 239r.
Le bouc unicorne brise sa corne, Bible catalane, Xe siècle.
BNF, ms lat 8878, fol 239r.
De très rares textes signalent que la corne de la licorne serait caduque. Selon la saga norroise de Charlemagne, la merveilleuse licorne perd sa corne à l’âge de trente ans. À en croire le chroniqueur Paul Jove, la corne « ne peut être arrachée à son animant durant sa vie, parce qu’il ne peut-être surpris par nul aguets » mais on trouve parfois des cornes de licorne en Éthiopie « aux déserts, étant tombée de soi-même comme nous voyons advenir aux cerfs qui, par les imperfections de vieillesse, laissent leur vieille ramure, se renouvelant leur nature[4] ». La majorité des auteurs considèrent cependant que la corne de licorne lui tient bien et durablement au front, sans quoi les cornes de licorne seraient bien moins rares.
Sur cette miséricorde du XIIIe siècle, dans la cathédrale de Lausanne, une licorne affronte un chevalier en armure et transperce son bouclier comme si la corne était un tire-bouchon.
Photo Sandrine Bavaud
Le Livre des conquestes et faits d’Alexandre, XVe siècle.
Paris, Musée du Petit Palais, LDUT 456
Une très inquiétante licorne sur le plafond peint de la cathédrale de Teruel, circa 1300.
Jubé de l’église Sainte Margueritte d’Antioche à Suffield, Norfolk.
Photo Simon Knott, Flickr
La corne de licorne devait, il est vrai, être bien solide et pointue pour transpercer, comme on le voit sur des miniatures et dans des décors d’église, boucliers et armures. Au vu de certaines images, on se dit même que la corne aurait pu rester coincée, et l’animal être alors obligé de l’abandonner, si tant est que cela soit possible, mais nul texte ne confirme cette hypothèse.
Une licorne dans les jardins de la villa Farnese, à caprarola, circa 1600.
Photos Aidan McRae Thomson, Flickr.
La vierge a perdu la tête, la licorne a perdu sa corne, le chasseur a perdu sa lance ou son épée.
Miséricorde de la cathédrale de Salisbury, XIIIe siècle. Photo Glass Angel, Flickr.
Terracotta italienne, circa 1500. Collection privée.
Quelques licornes, pourtant, perdent leur corne. Les statues de pierre peuvent avoir une corne taillée dans la masse, ce qui est difficile, ou une pointe métallique plantée dans le crâne. Les cornes de pierre sont fragiles, les cornes de métal s’oxydent et doivent être remplacées, ce qui n’est pas toujours fait. Vous avez peut-être croisé des licornes dans des parcs en pensant ne voir que de très ordinaires chevaux – elles sont une douzaine sans corne, par exemple, dans les jardins du palais Farnese à Caprarola, en Italie mais les licornes des Farnese, et en particulier de la belle Giulia, ont droit à un chapitre entier dans le livre.
Les fines cornes des licornes de bois ou de pierre peuvent se briser. Banc de l’église de l’Assomption à Uffort, en Angleterre. Photo Aidan McRae Thomson, Flickr.
Il existait pourtant d’astucieux procédés pour éviter ce risque, comme avec cette licorne qui se gratte le côté. Bancs de l’église Saint-André à Tostock, en Angleterre. Photo Aidan McRae Thomson, Flickr.
Les cornes de bois sont tout aussi fragiles, notamment celles des assez nombreuses licornes qui décorent les côtés des bancs d’église en Angleterre. Quelques sculpteurs malins avaient vu venir le coup, et ont représenté des licornes penchant la tête et se grattant le dos avec leur corne, ce qui doit être pratique.
Then answered Percivale: “And that can I, Brother, and truly; since the living words Of so great men as Lancelot and our King Pass not from door to door and out again, But sit within the house. O, when we reached The city, our horses stumbling as they trode On heaps of ruin, hornless unicorns, Cracked basilisks, and splintered cockatrices, And shattered talbots, which had left the stones Raw, that they fell from, brought us to the hall.”
– Alfred Tennyson, The Holy Grail, 1869
[1] BNF, ms grec 1140, fol 91 sq., traduit d’après la version allemande de J.W. Einhorn Spiritalis Unicornis. [2] Tzetzès, Chiliades, 5.16. [3] Gianbatista della Porta, Natural Magick, 1584. [4]Histoires de Paolo Iovio, Comois, Évêque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, 1552, livre XVIII, p.298-299